J’ai sur mon bureau une carte postale, reproduction d’un tableau de Picasso de 1954, offerte par mon amie allemande de toujours, à son retour de la visite d’une exposition dans une grande ville. J’ai oublié laquelle. Il s’agit d’un portrait de ‘’Madame Z, Jacqueline aux fleurs’’, cubiste, avec un très long cou de girafe, un corps tout en lignes droites, un œil immense. Et c’est un portrait de femme ravissant.
Le décalage important avec le réel fait que l’on n’en ressent que l’émotion propre au tableau, et rien en rapport avec le modèle. Dans un portrait réaliste, l’œil recherche systématiquement la ressemblance, sinon à la personne qui a posé, au moins à un visage humain. La moindre erreur de proportion, le plus infime décalage dans la composition, risquent de rompre l’harmonie anatomique à laquelle nous sommes habitués. Une variation trop subtile va engendrer dans le spectateur une discrète sensation de malaise, sans qu’il lui soit pour autant aisé d’en identifier l’origine précise. Le portrait est reconnaissable oui certes, mais différent voire bizarre.
La proximité géographique de l’Allemagne et de la France, une histoire et des habitudes tout de même grandement communes faussent l’impression. On croit entrer en terrain connu, et pourtant, on ressent ce malaise discret qu’il est difficile d’attribuer à l’une ou l’autre cause – tant il est composé d’une infinité de parcelles de différences presque insignifiantes prises séparément.
Un changement complet de fuseau horaire, de climat, d’hémisphère, le basculement dans une culture radicalement différente – si on était partis en Asie ou au cœur de l’Afrique – nous aurait propulsé dans un environnement violemment autre. Comme avec un tableau cubiste, nous aurions moins cherché les ressemblances avec notre vie-repère d’avant. Plouf ! D’emblée c’est différent et on essaie de s’adapter. On fait des gaffes mais c’est prévu, attendu, compréhensible.
De ce côté du Rhin, le mal-être dû au changement subtil de repères est plus insidieux. Le décalage temporaire en est une des composantes importantes.
L’Allemagne est dans le même fuseau horaire que la France. Pas besoin de mettre sa montre à l’heure en arrivant. Et pourtant nous avons eu tout au long de cette première année l’impression de vivre avec un décalage temporel permanent et variable en fonction des périodes.
Déjà la rentrée scolaire début août, ça a été dur à digérer.
Rentrée des écoles, rentrée littéraire, rentrée économique et politique… Ma vie est depuis toujours rythmée sur une reprise des activités générales début septembre. Lorsque les filles ont dû reprendre le chemin de l’école un 6 août, qui plus est en pleine canicule, nous avons eu l’impression de vivre un décalage horaire massif d’un mois. Et que dire des photos de vacances des copains plongeant dans une mer turquoise reçues alors que nous errions, hagardes, dans les allées du rayon de fournitures scolaires ? Les ‘’vacances de la Toussaint’’ qui ont par conséquent eu lieu fin septembre étaient également très perturbantes. Nous avons essayé comme à notre habitude de chercher des champignons et ramasser des châtaignes, et de façon générale de vérifier si la nature ne voulait pas faire un petit effort et se caler sur notre nouveau rythme. Peine perdue. Nous avons cueilli du thym dans un soleil doux et lumineux de fin d’été. Ce n’est qu’avec les vacances de Noël (bien évidemment les mêmes que celles que nous avions connu en France, et que sans doute dans beaucoup de pays), que ce décalage s’est estompé.
Ponctuellement, les variations de certains jours fériés réveillent cette petite dissonance temporelle.
Pour des raisons évidentes, le 8 mai et le 11 novembre ne sont pas fériés. Au printemps, les Allemands profitent, après le jeudi de l’Ascension et le lundi de Pentecôte, d’un autre jour férié religieux Fronleichnam. Le 3 octobre, jour qui célèbre la réunification du pays, est un jalon essentiel. Les écoles ont des jours de vacances mobiles qui créent ponctuellement des week ends longs, à des périodes nouvelles pour nous et variables selon les années (et selon les écoles, ce qui est moyennement pratique quand on a des enfants dans plusieurs établissements).
Le 11 novembre était une expérience très particulière. En effet ici à Mayence, c’est le jour du lancement de Fastnacht (carnaval), à 11 heures 11 minutes très précisément. Les festivités n’auront lieu qu’en février mais … la saison du carnaval est ouverte. Cela se passe en grande pompe sur la Schillerplatz dans la vieille ville : compte à rebours et discours au balcon de l’hôtel de ville, flonflons, confettis, déguisements, le tout aux couleurs de Fastnacht (bleu, blanc, rouge et jaune).
Je n’ai jamais trop suivi les défilés des 11 novembre français, mais c’est un jour que j’associe au calme inhabituel des jours fériés, à la grisaille et à la tristesse involontaire des fleurs des couronnes sur les monuments aux morts.
Pleins de bonne volonté pour découvrir notre nouvel environnement, comprendre nos nouvelles connaissances qui ne sont pas encore des amis, nous avons pris le tramway dans la matinée pour être sur la Schillerplatz à l’heure dite. Les filles se sont déguisées – à l’instar de nombreux habitants ce jour-là. Nous avons rejoint l’attroupement de spectateurs multicolores (dans des costumes pas toujours du meilleur goût), déjà abreuvés à la bière, au pied du balcon et des scènes temporaires pour les concerts de la journée. Je ne vous cache pas que généralement je fuis ce genre d’ambiances bruyantes et tapageuses. Mais l’impression de bizarrerie temporelle a touché son apogée quand la foule autour de nous a répondu aux animateurs divers avec le code d’échange de Fastnacht : « Helau ! Helau ! Helau ! ». Ces trois interjections sont accompagnées d’un salut assez formel de la main droite. Et je ne pouvais m’empêcher de ressentir un léger mal-être : me trouver un 11 novembre, au milieu d’une foule d’Allemands qui crient de façon scandée, la main droite en l’air – même en technicolor, avec une musique de manège cacophonique et avec le sourire. J’ai dû frissonner et me dire qu’on ne m’y reprendrait sans doute plus. Nous avons découvert de quoi il retournait. Cette année, je rendrai à mon 11 novembre son calme et sa dignité. Toutes les découvertes ne donnent pas envie de les réitérer. J’en demande pardon à mes amis mayençais.
Le décalage temporel se niche même au cœur de la journée.
L’activité commence très tôt. Il est possible de prendre un rendez-vous médical dès 7h, parfois même avant (avant !!!?). De nombreux services ferment en milieu d’après-midi (vers 16h), ou sont mêmes tout simplement fermés l’après-midi certains jours. A 18h la soirée a déjà débuté depuis un bon bout de temps. D’ailleurs le repas du soir de nos nouveaux concitoyens est pris très tôt (entre 17h et 18h). Souvent, ils ne cuisinent pas et ‘’mangent froid’’ comme ils disent (charcuterie, fromages, pain) c’est donc plus rapide à préparer. (Hier après-midi, une peite voisine a crié par la fenête à sa copine en bas qui venait la chercher, qu’elle ne pouvait pas la rejoindre car elle était en train de manger ; il était 17h13.) Vers 18h30 tout est plié. Personnellement ça me convient, j’apprécie les longues soirées. (Bon on n’en est pas encore à manger avant 18h tout de même). J’aurais plus de mal en Espagne à faire patienter mon estomac jusqu’à tard !
Et bien sûr, le dimanche tout est fermé. TOUT est fermé.
Si le frigo n’est pas rempli le samedi…. Tant pis !
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