Enfin, plus ou moins… Quelques jours de vacances dans la forêt vosgienne = deux semaines de quarantaine. Serions-nous partis si on l’avait su ?
ACTE UN ~ En Lorraine – Jeudi
Une chambre d’hôte dans la forêt vosgienne, dans un corps de ferme en pierres rouges du XVIIIème siècle. Des coccinelles se promènent égaillées au plafond et sur les murs. Par la fenêtre, les douvent d’un étang ni vert ni noir retiennent les sapins qui dégringolent de la colline. Entre les troncs, on aperçoit le mur lie-de-vin d’une maison borgne. Le soleil se couche. Quelques rayons éclaboussent le mur du fond de la chambre. Il fait bon. Une femme est assise sur le lit. Vêtue d’un jean et d’un pull de laine bleue marine, elle tient entre des mains trop proches un ouvrage de tricot beige hérissé de courtes aiguilles de bois (oui encore, un béret ce coup-ci). Un homme en jean et gros pull bordeaux au col zippé se tient debout appuyé contre le mur. Il tient une tablette. Son regard est grave.
Lui : Mince (alors) ! depuis qu’on est partis, le nord-est de la France est passé en zone dangereuse pour l’Allemagne.
Elle : Zut ! qu’est-ce qu’il faut faire alors ?
-Attends je cherche.
Il consulte un site web. Un autre. Une troisième. Tous officiels. En allemand, avec leur traduction en anglais. En français.
-C’est pas clair. Il semblerait qu’on doive se mettre en quarantaine.
-Zut ! Et le test ?
-Le test ça n’a pas l’air obligatoire quand on est en quarantaine. En tout cas pour le Land de Rheinland-Pfalz. L’ambassade de France dit qu’il faut les deux.
-Les deux ? Mais on est perdus dans la forêt. On n’a vu personne ou presque. Bon, certes ceux qu’on a vus se tapaient la bise comme au bon vieux temps-de-l’an-dernier, et se serraient dans les bras à pleine bouche. Et les masques n’ont pas l’air d’être à la mode. Mais on en est resté loin… Et si on la fait pas, la quarantaine ?
– 25.000 euros d’amende.
– Par personne ?… Ça fait cher la balade.
– Yep ! on va la faire donc. Rester chez nous.
– C’est pas un peu excessif ? 1000 euros d’amende ça aurait suffi pour dissuader de trainer dans les restaus non ?
Au passage de la frontière, entre la zone commerciale de Forbach et la forêt palatine, la route est dégagée. Pas de véhicule de police, ni de distribution de formulaires de déclaration. Pourtant nous nous sentons comme des bandits de grand chemin. Des trafiquants de sardines au piment et de chasselas de Moissac, de romans français.
ACTE DEUX ~ A la maison – Mainz – Dimanche
Elle : C’est bien joli la quarantaine, mais comment on va manger ?
Lui : On a rapporté pas mal de nourriture de France, non ? Les ravioles, les tielles, la soupe de poisson, le cresson, les kilos de fromage, les Figolu et les madeleines, le chocolat à cuire, les châtaignes…
-Et les savons surgras et le dentifrice qui pique. Au moins si on n’a rien à manger, on sera propres ! Hi, hi. Ils disent quoi sur les sites web : on a le droit d’aller faire les courses ?
– C’est pas très clair. Il semble qu’il faille demander de l’aide aux voisins ou aux pompiers.
– Ah ouais je me vois bien … “Allo, les pompiers on voudrait quatre wiener Schnitzel mit Pommes“… On va faire une commande en ligne.
Les seuls camions de livraison de denrées alimentaires que nous ayons croisés dans le quartier sont ceux d’une chaine de produits surgelés – et encore rarement. Nous n’avons pas de congélateur.
– Regarde sur le site de Rewe. Il me semble qu’ils font des livraisons.
Des supermarchés Rewe y’en a plein autour de chez nous.
-Ah oui. Je prépare une commande… De la viande, des légumes, des fruits… C’est bon. Maintenant la livraison …. Arrrgh il n’y a aucun créneau disponible pendant deux semaines. Ensuite les dates s’arrêtent.
-Non ! Incroyable ! si on est coincés ici à Noël on a intérêt à anticiper nos commandes dès maintenant, sinon, les Allemands vont nous court-circuiter la dinde… Regarde Edeka, ou Real…
J’ai vu des gens sortir du supermarché avec des décorations de Noël en branches de sapin début octobre.
-Non, eux ne font pas de livraison du tout
-HEIN ?
En France nos denrées sèches nous étaient livrées tous les mois au 6ème étage avec le sourire.
-Alors comment on fait ? Je propose de garder la carte ”voisins” pour le jour où on sera tous malades et coincés à l’intérieur. On envoie les filles ? Elles adorent ça, faire les courses. Elles sont restées en Allemagne, elles ne sont pas en quarantaine…
-Pas vraiment cohérent, tu ne trouves pas ?
-Non.
Elle ajoute en chuchotant :
-Mais on va pas s’appesantir là-dessus si on veut manger autre chose que des boites pendant deux semaines.
ACTE TROIS ~ A la maison, encore – Lundi après-midi
Il raccroche sur une conversation professionnelle et sort de sa chambre-bureau pour une tasse de thé noir fumé. Les mains autour de son mug, elle hume la vapeur brûlante.
-Je viens d’échanger avec un collègue français. Il parait qu’il faut qu’on se déclare aux Autorités.
-Mince… pour qu’ils puissent venir nous mettre une amende si on n’est pas chez nous ?
-Il semblerait.
-Tu crois que la quarantaine commence à la date de déclaration ou à celle du retour dans le pays ?
Heureusement qu’on rentre de vacances en forêt. Parce que là, attaquer l’hibernation violemment, après une telle prise de tête pfffffff…. Ça ferait presque râler. Nous voilà punis, privés de sortie. Les feuilles dorées des peupliers par la fenêtre de notre chambre nous narguent. Elles vont tomber sans nous. Grrrr… moi qui adore le mois d’octobre et les promenades au grand air.
Le Ministère de la Santé allemande fait des communiqués sur Instagram pour encourager à prendre soin de son équilibre nerveux… On n’est pas aidés par les instructions absconses et contradictoires. Comment être équilibré quand on est privé de liberté et de nature ? Argumentez, vous avez 4 heures.
Une promenade seule dans la forêt franchement, quel risque ? Heureusement qu’on a fait des stocks de bouquins.
Recroquevillés sur notre quotidien franco-anglais, nous n’avons aucun contact avec l’extérieur. On pourrait être n’importe où, si on n’entendait pas des mots allemands dans les bouches des filles avec un pic aux alentours de 17 heures. Pour les devoirs.
ACTE QUATRE ~ A la maison, toujours – Mardi après-midi
Les filles viennent de rentrer du collège. Debout dans la cuisine elles grignotent leur madeleine en se versant un jus d’orange. Assise à table, je lis un cahier de ma plus jeune. Mais les devoirs ce sera pour plus tard.
-Les filles vous voudrez bien aller faire les courses s’il vous plait ? Sinon on ne va rien manger…
-Oh oui, fais des pâtes !
-Sérieusement, vous pouvez y aller ?
-Oui, oui. En vélo ?
On frappe à la porte. Sans doute un colis pour nous ou le voisin.
« SURPRISE ! » Il lève les bras au ciel, son sac sur le dos. Il ne porte pas de manteau.
Il nous faut un quart de seconde pour accepter ce que voient nos yeux. Oh c’est mon grand garçon / mon grand frère ! Il nous a fait la surprise ! Une fois son test négatif réalisé, il a réorganisé ses vacances pour passer quelques jours avec nous. CHOUETTE ! Merci !
Génial !
-Alors toi aussi tu es en quarantaine avec nous donc ?
-Oui. Mes deux tests négatifs ont plus de 72 heures.
(Pas beaucoup plus et il est resté planqué en attendant les résultats).
-Tu t’es déclaré aux Autorités ?
-Oui dans le train ils ont fait une annonce. Je l’ai fait en ligne.
-Allez les filles en piste pour les courses, voici la liste, les sous (ouf, heureusement que j’avais fait un retrait avant de partir). Non pas de bonbons pour Halloween. On en a rapporté de France.
Pas de trucs lourds non plus. Le lait, le jus, le papier et l’encre pour l’imprimante on l’achètera sur Amazon, hélas.
EPILOGUE ~ A la maison… si, si. Mercredi
La courbe du corona perce la stratosphère. Angela Merkel ferme les restaus et les piscines, et autres lieux de détente et de plaisir, à compter de début novembre pour un mois. Le soir, entassés sur le canapé, nous écoutons religieusement le discours d’Emmanuel Macron (tablette + VPN). La question porte moins sur le confinement que sur les modalités et la durée.
-Tu veux pas rester un peu plus longtemps mon grand ? Si les choses sont comme au printemps, au moins ici tu pourras sortir à plus d’un kilomètre et pour plus d’une heure.
Enfin, pas tout de suite. Dans deux semaines seulement.
Il n’a pas voulu. Mais au moins on a pu fêter son anniversaire en famille, autour d’un gratin dauphinois, de confit de canard et d’une tarte au citron. Pour ne pas l’abimer on a planté les bougies sur un citron. La déclaration en ligne ne prévoyait pas de date de départ. Pourvu qu’en cas de contrôle, les Autorités comprennent la nécessité de repasser la frontière dans l’autre sens avant la fin d’une quarantaine.
Pour ma récréation demain, je sortirai les poubelles.
Merci, je voyage avec toi, vous 😉
C’est si agréable de te lire, j’ai l’impression d’être prés de vous <3
Merci ma jolie ! C’est chouette ça ! Allez viens, je t’embarque :o)