Retour de vacances en France, sidérée par l’actualité.
J’ai la gueule de bois.
J’aurais pu vous raconter mon escapade à Koblenz avec mon amie d’enfance de Köln. Mais c’était il y a un siècle. Inscrite sur des cadavres, elle semble anodine.
Ça se bouscule et ça cogne dans la salle de bains juste en dessous : les filles tentent de donner à Gaïa sa deuxième douche de l’année (youpi !). Le lave-linge ronronne, avec la première d’au moins 200 lessives aujourd’hui. En rangeant la valise, mes pensées se sont envolées, comme à leur habitude. Vraiment c’est dommage que Monop ne livre pas à l’étranger. J’ai vu en passant à Lyon des chemisiers qui me plaisaient bien. Tient le plant de cardamome, au parfum de cannelle, a les feuilles toutes enroulées, il a dû faire chaud derrière la fenêtre pendant notre absence. (Le trempage n’a pas suffi à tout récupérer). Pourvu que l’œil de ma grande dégonfle sinon je devrai appeler le pédiatre. Oh les jonquilles miniatures sont écloses et les crocus sont sortis ! Un peu décevante la couleur (pas ceux de la photo).
Le soleil nous a accompagné, hier lors de notre traversée de la Bourgogne, de la Lorraine et du Palatinat. Merci à lui de s’inviter quand même. Les yeux pleins de lumière, le dos libéré par mon ostéopathe lyonnais (yes !, lui au moins ne fait pas de papouilles), j’ai rechaussé mes pantoufles (Birkenstock s’il vous plait) pour m’asseoir à mon bureau. Après une grosse semaine de vacances en France, le quotidien reprend.
C’est Mardi-Gras dans un carnaval de silence.
Tout va bien.
Pourtant, sans avoir bu une goutte d’alcool, j’ai la gueule de bois.
Encore une fois la normalité a changé de goût.
Les unes des journaux ont basculé.
Comme une impression de déjà lu, déjà entendu, déjà pensé mais comment n’ont-ils rien vu venir ?
Sur les pistes du Grand Massif en Haute-Savoie, nous avons skié, dans un coin que j’aime depuis longtemps, logés dans un gite au fond d’une impasse, où un ruisseau chante au pied du chalet, et où, frissonnants, nous avons sentir les étoiles exploser la nuit. Au retour, nous avons fait un détour par Lyon, histoire de croiser pour la première fois depuis trop longtemps des proches éloignés.
Sur le télésiège de milieu d’après-midi, plusieurs fois, m’a été confié un petit skieur niveau Flocon. Les groupes de gamins sont éparpillés avec des adultes pour les remontées. Toujours je blague avec eux. J’adore les enfants de ces âges, déjà autonomes, encore innocents. Leur spontanéité me rafraichit pour plusieurs heures.
Joshua 7 ans était penché sur le garde-fous :
-Comme je me suis mangé ce matin ! paf au changement de neige ! Hier c’était un record. Cinq chutes. Aujourd’hui juste une.
-Euh, recule-toi un peu. Tu viens d’où ?
-J’habite à Toulouse, il a fallu 7 heures pour venir, ça m’a gaspillé une journée, mais bon c’est comme ça.
C’est comme ça. Fatalité souriante.
Une blondinette à lunettes sous un casque blanc m’a répondu avec une bouche armée de deux incisives toutes neuves.
-Ben, j’habite à Juvisy. Tu connais Juvisy ? Sur les télésièges, y’a toujours quelqu’un qui connait un ami ou un cousin à Juvisy.
– Non, moi à Juvisy, je ne connais que toi.
-Avant j’habitais dans un pays très chaud, à Riad.
-Ah ? Tu faisais quoi là-bas ?
-Y’avait la piscine chaude le matin et le soir et des serviteurs pour nous donner ce qu’on voulait. Même les bébés ils pouvaient commander un biberon dans le jacuzzi.
Vu de la hauteur de son regard espiègle, le tableau me fait sourire. Elle est attachante cette gosse. J’aime me faire des amis de tous les âges, surtout ceux qui n’ont pas encore appris à tricher, et ceux qui ont renoncé. J’imagine la tête de sa mère : “Vous pourriez me donner votre adresse mail, c’est pour échanger avec votre fille elle est extra !” Et pourquoi pas après tout ?
La fraîcheur naïve est une denrée si précieuse.
Ce matin je me suis inscrite au cours de poterie à la VHS (Volkshochschule, équivalent de nos MJC). Après 18 mois sans terre sous les doigts, j’espère que cette fois ça va marcher. Après la fermeture pendant les confinements et les travaux pour ouvrir une fenêtre dans la salle pour l’aération obligatoire (mes filles se caillent en cours), personne ne s’était réinscrit. Les cours, segmentés en cinq à sept séances, sont calés sur les périodes scolaires. A chaque vacances il faut se réinscrire. Mes collègues, pour la plupart âgés, craignant covid et courants d’air, ont renoncé à sortir de chez eux. En janvier, j’étais la seule inscrite et le cours a été annulé. J’ai hâte de sentir la terre humide et souple au creux de mes paumes, et de récupérer mes pièces cuites (un poivron, un petit garçon qui joue à cache-cache derrière un arbre). Je reverrai M., dame très chic aux cheveux blancs courts, née en 1935 à l’est de l’Allemagne, qui m’avait raconté l’exode de sa famille (à l’âge de Joshua) dans la neige pendant la guerre.
Je ne comprends pas.
Je n’ai jamais compris.
L’Histoire regorge de civilisations très évoluées évanouies.
Pourquoi les hommes ont-ils la mémoire si courte ? Pourquoi se laissent-ils berner par des monstres pour leur dérouler un tapis rouge ?
Hypnotisés. Sidérés. Abasourdis.
Le virtuose de la malveillance ne court pas les rues. Comment imaginer la méchanceté pure en quelqu’un d’autre ? Comment, quand on est ni bon ni méchant comme écrivait Prévert, comment imaginer derrière des traits si proches des nôtres, le règne exclusif de la cruauté ?
J’ai hélas connu la perversité sur le plan intime. Le monstre est charmant avec l’entourage, il envoûte, séduit, fait rire. Quand j’ai su mettre des mots sur ce qui m’arrivait, personne, à part une amie qui m’a sauvé la vie, ne m’a crue. Les traces que le monstre laisse de son anormalité ne font sens qu’a posteriori : pas d’amis, aucun geste gratuit, mensonges, manipulations. Il encercle sa proie.
Peu à peu le couteau sous la gorge, le visage sous les coups de pied, mon regard a basculé : d’adorant il est devenu terrorisé. La personnalité à laquelle je n’avais trouvé au début aucun défaut ruisselait de venin. J’ai compris. Les accusations qui m’étaient adressées me permettaient de décoder les coups fomentés. Pour soupçonner, il faut avoir l’idée soi-même. Pour se protéger, tendre un miroir.
Ma naïveté en a pris un coup. Puis un autre. J’ai retenu. Toujours vérifier la cohérence entre paroles et actions. Je ne me laisserai plus berner par le charme pervers. Enfin j’espère.
La bouche collante, le doigt dans le pot de confiture, l’enfant de trois ans répond les yeux dans les yeux, non ce n’est pas lui. Il prend, il jette selon son bon vouloir. Donne des coups de pied dans la fourmillière et démonte les insectes vivants. Mignon et attendrissant, mais monstre tout de même.
Là l’échelle de la terreur a connu une inflation terrible.
Aucun charme trompeur. Aucune raison apparente. Un mode de fonctionnement qui donne des frissons. Un homme, un seul, terrorise la planète. La fourmillière dans laquelle il tape c’est notre maison.
Pas plus que le cinglé orange, lui non plus je ne peux ni le nommer ni le regarder. Même en photo sur un écran. Lorsque le regard trahit la cruauté extrême, même les caricatures me mettent mal à l’aise.
De quel droit laissons-nous faire ? Comment les psychopathes accèdent-ils au pouvoir suprême ? Où sont les garde-fous (au sens propre) ?
Il nous avait prévenus pourtant : c’est pour mieux te manger mon enfant.
Quand le grand méchant loup meurt à la fin, toutes canines dehors, le petit chaperon rouge et sa mère-grand sortent du ventre en dansant.
Cherchons chasseur sachant chasser l’inhumanité.
Pourquoi quelqu’un ne va-t-il pas tuer le monstre : un mort contre des centaines, des milliers, des millions ? Le calcul est vite fait. Assassiner les dictateurs… Vaste programme ? Facile à dire ? Cela créerait un précédent ? Un clone du système le remplacerait aussitôt ? Sur la seule base de déclarations d’intentions ? On ne peut pas flinguer tous ceux qui nous dérangent ?
Tous non. Mais un seul ?
Non mais Estelle, c’est quoi ces mots violents ? Est-ce la seule solution ?
En descendant par la Suisse, un panneau au bord de l’autoroute affichait la silhouette de charlot. Charlie Chaplin a vécu à Vevey au bord du lac Léman pendant 25 ans. Cette riviera entre vignobles et sommets le long d’une presque mer rassurante, évoque une douceur de vivre tentante. J’ai proposé à mes filles de revoir Le dictateur. Pour nous souvenir non pas que la guerre ne sert à rien, ça on sait, mais que le génie, l’intelligence et l’amour existent toujours, même si les médias, monomaniaques, les mettent si peu en valeur.
Que dans les moments graves, le rire est plus que jamais indispensable. Il est temps plus que jamais de sortir respirer une fleur.
Vous entendez ? Non ? Moi non plus. Le lave linge s’est arrêté. Aucun bruit chez les voisins. Elle est russe, il est ukrainien. Ils nous emmerdent régulièrement avec leurs nuits de beuverie dans leur jardin, hiver comme été ; ils ne craignent pas le froid autour de leur feu de camp.
Mais là je tends l’oreille. J’ai presque envie de les entendre à des heures indues sous nos fenêtres.
Leur gueule de bois post-vodka symbole de normalité m’épargnerait-elle la mienne ?
PS : Il m’est difficile de publier cet article. Si vous le lisez c’est que j’ai cliqué en fermant les yeux.
J’ai tout lu jusqu’au bout. J’ai la gueule de bois aussi, enfin je crois, en vrai je n’en ai jamais eue. Ce monde me déprime intensément. Plutôt que boire, je couds pour ne plus penser.
J’avais sélectionné des endroits pour réserver nos vacances en juin et je trouve ça tellement déplacé et futile que je laisse ça en plan.
Merci pour ton commentaire Juliette.
Oui tout semble tellement futile. Et pourtant, le soin aux petites choses n’est-il pas aussi une forme de résistance ? A bientôt
Il faut toujours “vomir” ce qui nous fait mal,ça soulage…Bises.
YES, vomissons en coeur ! :o) Bisous XXX