En hiver à la montagne, la neige comme un miracle
Je dédie ce texte aux nostalgiques des neiges d’antan, à vous qui regrettez de sauter à pieds joints par-dessus l’hiver, et à Dany pour lui changer les idées.
Ils sont partis. Emmitouflés dans leurs pantalons épais, leurs anoraks multicolores, les snoods en polaire avec, au creux du coude, le casque dans lequel sont glissées les moufles. Ils ont passé la porte enthousiastes, impatients de découvrir, quelques kilomètres plus haut, le paysage enneigé de la nuit, et d’éprouver sous leurs skis le moelleux de pistes neuves.
Je suis restée. Dans ma veste polaire, mes grosses chaussettes et mes claquettes (Birkenstock, oui c’est très chic), mon écran éclairé à contre-jour par la fenêtre. Il reste lisible, le nuage accroché aux toits des chalets et cimes des épicéas prévient l’éblouissement. Je vais passer ma dernière journée de vacances comme presque toutes les autres, seule au gîte. Le lave-vaisselle ronronne, la bouilloire glougloute, une pelle à neige racle un bout de terrasse, des mésanges chantent dans les pommiers rabougris si élégants sous leur parure blanche.
Je suis restée parce qu’après la première et formidable journée de ski, mon dos m’a fait savoir qu’il en avait assez. Alors je profite de mes heures de solitude dans une maison au calme rare, entre carnets et stylos, crayons à papier et pinceaux comme une retraite d’écriture. J’ai beaucoup lu lundi, et j’ai fini, au soleil devant la maison, Gabriële des sœurs Berest (voir page Mes lectures). Malgré tous les DVD empruntés à la médiathèque, je n’ai pas allumé la télévision pendant ces heures offertes. Comment résister à cette vue ?
La fenêtre encadre une fontaine de pierre dont le filet d’eau murmure, le toit en bois d’une chapelle coiffé d’un clocher de pierre lui aussi, où pend une cloche et au-delà, une chaine de montagnes aux pieds couverts de forêts sombres et aux sommets de rochers blanchis, sauvages, tentateurs. Ce paysage fabuleux happe le regard, appelle le stylo, le pinceau, les chaussures de marche. Il me dévore. Je lui ai cédé. Dans une infidélité impérieuse à ma famille, j’ai changé de maîtres. J’appartiens aux montagnes, à la présence chantante de la fontaine, silence vivant, aux branches pendantes de l’épicéa dont une goutte de sève transparente s’est collée à mon téléphone. Sur ces pentes d’herbes sèches et de troncs noirs, que deux nuits et une journée de tourbillons de flocons ont transformées en édredons, pendant quelques jours, le monde est en paix.
L’impression d’insignifiance au cœur du grand tout éveille des émotions opposées en fonction de l’environnement. Un paysage majestueux insuffle la vie, le béton d’une banlieue, vampire, la sape.
Donc je n’ai pas skié cette semaine. Je le regrette, car me défouler en plein air dans un paysage de montagne le plus sauvage possible est un de mes moyens favoris de me ressourcer. Quand je galérais dans des études ou des postes qui ne me convenaient pas, mettre le cap sur les montagnes (vive Lyon pour sa proximité des sommets) était, hiver comme été, ma bouée de sauvetage. La montagne, comme la mer, décuple les effets du dépaysement, les week-ends en altitude ou au bord des vagues comptent double. Air vivifiant, horizon visible, ciel et nature omniprésents… Un jour c’est sûr, je déménagerai dans un environnement aussi beau et paisible. Est-ce facile à vivre au quotidien un paysage tout en pentes ?
Vous l’aurez compris, pour les sports d’hiver, nous ne logeons pas en station. Notre objectif premier est de vivre la montagne, dans des coins les plus sauvages possibles, avec un accès pas trop lointain aux pistes. Pas de studio cabine skis aux pieds, même si les prix étaient raisonnables. Voisins moutons bienvenus.
Seule avec mes activités favorites, quel cadeau.
Lundi j’ai donc lu devant ma porte baignée de soleil. Ma voisine de 91 ans est sortie pour retrouver sa chaise de plastique blanc couverte d’un coussin installée à demeure contre le mur de sa maison. Elle a levé les yeux sur moi et s’est exclamée :
-Vous êtes déjà venue.
-Oui l’an dernier.
Nous avions bavardé alors, sur le pas de la porte, un peu chaque jour aux heures chaudes (voir article : Tempête de ciel bleu). La mémoire de cette dame m’impressionne, moi qui ai du mal à me souvenir de ce que j’ai mangé la veille.
Je vous l’ai déjà dit, j’adore les mamies. Je ne peux pas m’empêcher de lui poser des questions.
-Vous êtes d’ici ?
– Oui, c’est ma maison, j’y suis née.
-Oh quelle chance !
-Oh, mais je suis partie, je ne suis revenue qu’à la retraite, il y a trente ans.
-Vous êtes allée où ?
J’imagine Gap, Marseille, les grandes villes aimants de la région.
-À la station là-haut. Je travaillais au premier magasin de souvenirs. C’est mon frère et ma belle-sœur qui le tenaient.
Donc elle est partie à moins de trois kilomètres. Comme elle a dû en vivre des changements malgré cette continuité familiale, dans ce village, cette ferme, celle de ses parents, reprise par un frère puis par son neveu et maintenant un petit-neveu. Combien de fois a-t-elle gravi le sentier escarpé que j’ai emprunté pour rejoindre mes skieurs ?
Comme souvent lorsque nous vivions en Allemagne, je m’interroge sur le lien entre être et habiter un lieu. Où est-on le plus soi-même ?
Hier soir au magasin d’équipement où nous sommes allés régler les locations par anticipation pour éviter la cohue des fins de séjour, le loueur, un jeune homme sympathique, nous a demandé :
-Vous venez d’où ?
-De Lyon.
-Ah, je connais, je suis de X (il cite un village inconnu) vers Saint-Vallier, Châteauneuf de Galaure. Vous voyez ? C’est mon chez-moi.
-Oui, je vois. Je connais un peu le coin, je suis de l’Ardèche.
C’est plus fort que moi, cet aveu que je place dans chaque conversation sympathique.
Le jeune homme venait de nous dire qu’il travaillait l’hiver chez son cousin dans les Hautes-Alpes et l’été dans le Vaucluse au pied du mont Ventoux. Il y loue des vélos de compétition à des triathlètes du monde entier venus se mesurer aux courses de France et d’Europe. Le loueur donc, peut-être en raison de son nomadisme professionnel, s’est identifié par son « chez lui » dans un triangle des Bermudes entre Ardèche du Nord et Isère. Combien de temps y passe-t-il chaque année ?
Mon obsession de placer mes origines à chaque occasion bienveillante ne répond à aucune logique géographique actuelle. C’est peut-être un truc d’Ardéchois. J’ai appris par une amie que mon cousin, qui avait rencontré le sien sur un terrain de rugby en terre strasbourgeoise, s’était présenté à lui comme ardéchois. Ça m’a fait sourire et bien sûr j’ai compris. Mon cœur bordé de garrigues, de rivières et de châtaignes s’en est trouvé flatté. Il l’est d’origine par son père, mais par sa naissance et sa mère il est montpelliérain. (Grosses bises à eux.)
Souvent, quand je me déplace, sans voyager à proprement parler, je suis frappée par le fait que, vivant dans un même pays, nous sommes reliés par une langue, une histoire, des paperasses administratives, des voix de journalistes, les sujets du bac ou les paquets de Figolu. Pourtant, chaque microrégion offre des conditions de vie variées et nos expériences quotidiennes diffèrent grandement. Quoi de commun entre la mamie qui n’a pas quitté son hameau de montagne des Hautes-Alpes, un citadin de Marseille au soleil de la mer Méditerranée, un Parisien du canal Saint-Martin, un villageois des plaines de la Beauce, un Lorrain adossé à la Belgique et à l’Allemagne, un Catalan à l’Espagne, un Breton pur beurre salé ? Tant de choses et si peu. Chacun vit le ciel et l’horizon, les arbres et la terre à sa façon. Je la leur envie à tous. Voyager permet de découvrir le monde avec de nouvelles lunettes.
Je viens de me lever pour remplir ma tasse d’eau chaude. En jetant un œil dehors, je regrette de constater que sur la route, ruban noir au milieu du blanc, la neige a déjà fondu. Heureusement que nous avons ouvert les volets et admiré la vue avant le passage du chasse-neige. Combien de temps ce paysage de conte de fées va-t-il perdurer ?
Maintenant que j’ai confié ces idées qui me trottent dans la tête depuis plusieurs jours à mon fidèle ordinateur, je vais aller arpenter les sentiers de la mamie. Si je la croise sur le pas de la porte, je lui demanderai son prénom dont je suis curieuse, une aiguille et du fil pour réparer une galette de chaise dont j’ai décousu un lien en m’asseyant. Avant, je vais envoyer un message à mon mari. Aux courses ce soir, n’oubliez pas de prendre du chocolat.
Ce matin en découvrant la couche de neige fraîche de la nuit, ma plus jeune fille s’est exclamée :
-Mais on est en Finlande ! C’est trop génial.
Et moi de leur raconter, comme une vieille schnock, les chutes de neige annuelles en Ardèche, qui forçaient mon père aux aurores à enfiler des bottes et un bonnet pour secouer le mimosa et l’olivier afin que les branches ne cassent pas. Mes frères et moi qui suppliions nos parents, dès que par la petite fenêtre exposée au nord de la cuisine, les sommets du plateau blanchissaient, de monter faire de la luge dans un champ, ou du ski à la station de la Croix de Bauzon. Les devoirs à la lampe à huile un soir en hiver 1985 quand les fils électriques avaient cédé sous la neige exceptionnelle (oui, on en avait une, décorative, qui a disparu depuis). Le téléski unique de Sainte-Eulalie, lieu de ma classe de neige de cinquième, a été démonté il y a quelques années. Et à Lyon aussi il neigeait avant ? Oui à Lyon aussi, chaque année. Le bonhomme de neige est une espèce en voie de disparition.
Mon dos m’a laissé me promener chaque jour, sur les cailloux et l’herbe sèche d’abord, puis sur la neige fraîche.
Pour profiter de mon matin finlandais, je marche en solitaire dans la neige fraîche, en faisant la révérence pour passer sous les branches lestées des arbustes, je sursaute quand des paquets moelleux me frôlent. Je prends photo sur photo sans voir le résultat sur l’écran de mon portable. Je double, triple le geste en comptant sur les statistiques pour que certaines soient nettes et bien cadrées. En soufflant un peu dans la montée, j’écoute le crissement ouaté de mes pas, le frottement des manches de la veste. Le torrent gronde en fond de vallée, dans un trou de ciel entre les nuages, un rapace crie. C’est quoi cette empreinte de patte géante, La panthère des neiges de messieurs Munier et Tesson ? Un patou.
Mes pas s’enfoncent dans la ouate. Impossible de ne pas sourire lorsqu’on imprime les premières traces du sentier dans la neige. Quand ma plus jeune fille plongera sa cuillère dans le tiramisu qu’elle nous a concocté, ça fera le même son douillet. Je repense à un poème anglais dont j’ai tout oublié sauf le conseil de ne jamais laisser la neige fraîche immaculée. Toujours sortir et la fouler, toujours profiter des petits bonheurs éphémères. Au lever ce matin, je suis sortie pieds nus pour sentir la glace moelleuse entre mes orteils. Et là je me ressaisis pour rejoindre la neige vierge, et éviter, distraite par la beauté environnante, de suivre des traces.
Un couple en raquettes descend, je les salue en frimant tout bas. Mouais, moi j’arrive à grimper sans attirail (il faudrait quand même te résoudre à les jeter, Estelle, ces chaussures de radonnée antiques, qui ont vu naître tes filles et dont la semelle a dépassé le stade de la réparation). Quelques dizaines de mètres plus loin, dans une montée escarpée, sentir son pied glisser, se retrouver genou à terre, enfin, à neige, vérifier par-dessus son épaule qu’il n’y a pas de témoin de cet incident qui me rappelle une évidence : la neige, ça glisse.
Une bille de neige dévale la pente, je suis des yeux les pointillés qu’elle imprime, en m’imaginant faire pareil, exprès, allongée en travers de la pente, et se souvenir, que désormais mon dos me l’interdit. Non, je n’envie pas ceux qui skient tout là-haut, et cela me surprend à moitié, jalouse que je sois de mon temps libre, mue par le besoin d’écrire.
C’est trop beau. Je vais prendre mon déjeuner de restes de poulet, salade d’endives et lentilles corail sur le devant de la porte, à boire le bleu, le blanc, la chanson de la fontaine. Mon jean noir chauffe sur ce versant baigné de soleil. Le toit goutte et m’éclabousse. De temps en temps, un paquet de neige s’effondre dans un bruit de tissu froissé, le large rebord du toit me protège. Lorsque l’ombre de l’épicéa m’engloutit, la mamie m’invite à partager son rayon de soleil.
-Et les sommets en face, vous les connaissez tous ?
-Oh oui. Là c’est le Basset, là, la Bru, là l’Aiguille. Derrière c’est Réallon.
Réallon je vois bien c’est là ou ma grande fille de cinq ans s’était ouvert le front en courant avec un bâton à la main.
-Par là, le lac de Serre-Ponçon. Là-bas, derrière, Briançon.
Un doigt rabougri par l’arthrose indique vers l’est.
-Là… là, je ne sais plus.
-Ne vous en faites pas, de toute façon dans cinq minutes j’aurai oublié.
Sur ces pentes à faire frémir, la silhouette de l’âne de la ferme caprine se découpe sur le fond de la vallée, plusieurs centaines de mètres plus bas.
Un après-midi, la mamie m’a saluée avec l’accent chantant de ces montagnes tournées vers la Méditerranée :
-Tiens, on ne s’est pas vues aujourd’hui !
-Eh non. Vous n’auriez pas du fil et une aiguille s’il vous plait ?
Dans l’intérieur chaleureux, un fauteuil confortable près de la fenêtre, avec à sa droite le coussin à aiguilles attaché à la lumière, deux pots d’euphorbes aux fleurs rouges, couleur rare dans une palette d’ors et de bleus. La boite à couture en bois se déplie comme celle de ma grand-mère. J’aurais envie d’y passer l’après-midi à fondre dans sa présence calme comme la neige sur la route. Elle me propose une chaise, mais j’ai interrompu la conversation avec son neveu, je n’ose pas m’imposer.
-Vous ne voulez pas un dé ? Je ne sais pas comment vous faites les jeunes pour coudre sans dé. Moi je ne peux pas.
On se pique le majeur. On dit « aïe » et on recommence. J’ai réparé le même coussin que l’an dernier. Sur le ruban du coin opposé, je reconnais les points que j’avais cousus (sans dé).
Je n’ai pas trouvé l’occasion de demander son prénom à la dame. Mes vieilles chaussures de randonnée aux semelles béantes ont vécu leur dernier saut dans le container du hameau, comme un enracinement symbolique dans ce minuscule coin du monde. Restez en montagne compagnes fidèles.
(Ils ont pensé au chocolat.)
Un grand merci à Christiane d’avoir cité Mainzalors.com sur son blog aufildesmots.biz. Ich freue mich immer auf Besuch aus Deutschland. Si vous avez envie de lire de l’allemand, retrouvez les pensées sur l’actualité et la vie quotidienne de cette Allemande sensible qui vit sur la Côte d’Azur. Elle y a localisé les enquêtes de ses romans policiers.
Merci pour le clin d’œil à ton cousin et à ton oncle et ta tante 😘
Et merci pour ce joli texte !
Avec plaisir chère Christine.
Je vous embrasse fort.
Oh, wie schön, Estelle! In “meinem” Dorf in den Alpes-Maritimes sieht es genauso aus (der gleiche Glockenturm der kleinen Kirche) und ich bin auch so gerne da, zu jeder Jahreszeit! Aber im Schnee ist es dort besonders zauberhaft! Und alles ist noch stiller (bis auf das Schaben der Schneeschaufeln, der Motoneige und dem DDE). Leider sterben die alten mamies, die ich noch kennengelernt habe, und die “mein” Dorf ausmachen, eine nach der anderen. C’est triste.
Ich wünsche dir viel deutsches Publikum! Und lieben Dank, dass du mir deine LeserInnen anvertraust!
Liebe Christiane,
Es freut mich, dass du den gleichen Glockenturm in ”deinem” Dorf hast.
Eine schöne Zeit in Deutschland wünsche ich dir.
(Ich habe viele Mimosen noch gesehen, ouf !)
Bis bald.
Merci encore et toujours Estelle pour ton humour ,pour tout ce que tu écris ;tu me fais revivre certaines vacances au ski ,et aussi sur notre plateau ardèchois.Tu es comme moi ,tu t’annonces toujours Ardèchoise.Plein de bises.Dany
Avec plaisir ma chère Dany.
Tu m’as fait rire. Vive notre Ardèche :o)
Plein de bises. Estelle