L’anticipation, un maître-mot de l’organisation allemande.
« Il me le faut ce nouveau classeur ! Le mien est cassé. J’en veux un, en plastique, rouge dehors, fuchsia dedans !
Pour résister aux transports brusques par tous les temps sur porte-bagage. Pour se distinguer (un peu) de celui des copines.
« Et un jean bleu ».
Pour se fondre dans la faune du collège.
Ces choses à faire facultatives remontent à la surface toutes les semaines, comme des bulles dans une mare. Elles éclatent en urgences avant de s’évaporer dans le quotidien. En raison des conseils de classe de fin janvier, ma grande fille dispose de deux après-midi libres. Descendons en ville, nous libérer de ces achats. Armées d’un sac en tissu (ne jamais l’oublier !) et – pour moi – de la résolution de ne pas traîner.
Mainz compte deux magasins majeurs d’articles de papeterie. Centraux, au pied des bus, regorgeant de bricoles multicolores, ils sont le lieu de rendez-vous fétiche des petites jeunes filles mayençaises. Leurs entrées se frôlent presque.
Nous commençons par le grand magasin où nous trouvons le classeur (vert, pas de rouge/fuchsia). Nous longeons avec gourmandise les étalages du commerce spécialisé en beaux-arts. Nous irons flâner, la main curieuse, sur chacun des trois étages, c’est sûr. La porte automatique s’ouvre entre les tourniquets de cartes postales. Et là, stupéfaction, l’ilot central présente des cartables et des Schultüten (les cornets-de-papier-pochettes-surprises pour les écoliers tout neufs, voir article : L’école 1). Plein de cartables, colorés, équipés de réflecteurs et hypersolides. Des poches pour les cahiers, les classeurs, la gourde, la boite à gouter, le téléphone et ses accessoires, le sac léger pour les affaires de sport….
Prix moyen : beaucoup de trop de centaines d’euros (centaines d’euros !). On pourrait tenter la face nord de l’Everest avec. Le parent avisé se dit que tant mieux la marchandise durera longtemps, résistera aux intempéries et aux atterrissages dans la poussière. Que le cartable fera tous les enfants et même les futures générations. C’est sans compter avec le fait que le sac d’un grand écolier se mue en accessoire de mode. Et que comme tel, il doit être régulièrement assorti aux nouveaux goûts péremptoires de la rue, des copains et donc de son propriétaire.
Ça faisait quelques semaines que je n’étais pas entrée dans ce magasin. Je peux donc juste assumer que les articles de rentrée scolaire ont remplacé sans transition les cadeaux de noël mis en valeur dans l’entrée. De janvier à mi-août, il n’y a qu’un pas, celui de l’AN-TI-CI-PA-TION.
C’est une seconde nature ici, peut-être même la première (ex-aequo avec la rigueur et la ponctualité). Quand je pense qu’en France, il m’est arrivé d’entendre et de soupirer ‘’Déjà…’’ quand les articles scolaires fleurissaient dans les rayons au mois de juin. Même pour déjeuner avec une amie, il est préférable de s’y prendre bien bien à l’avance. Rappelez-vous les restaurants sont complets très tôt.
Mais le pire ce sont les vacances.
Elles sont prises très au sérieux, car précieuses at valorisées. Les Allemands n’éprouvent pas cette culpabilité malsaine à se reposer et à profiter de leur temps libre (et ne cherchent pas à condamner leurs voisins). Il n’est pas rare ici de réserver son voyage 12 voire 18 mois à l’avance.
En bons étrangers, nous avons prévu nos vacances de février courant janvier. Notre semaine de Pâques est encore (en février) ouverte à plein de possibilités chocolatées. Les congés d’été hésitent. Pendant ce temps nos copains teutons finalisent leurs vacances d’automne. Mi-janvier au yoga, la prof affichait des propositions de retraite pour fin octobre. Et le collège organisait une réunion avec pour objet un voyage scolaire en Angleterre prévu lui aussi en octobre (donc dans la classe supérieure).
Vous vous demandiez peut-être pourquoi nous sommes allés deux fois dans les Vosges du nord au cours des derniers mois ? Pour avoir parfois l’illusion d’être en France, certes (illusion seulement, car en raison de la vigueur du dialecte alsacien, la langue par défaut y est plus l’allemand que le français). Pour bien manger. Pour retrouver un peu du charme de l’approximation qui fait défaut au confort allemand. Mais aussi parce que, malgré la liberté de circulation des biens et des personnes et la grande mobilité (en grosse voiture ronflante et rutilante) des Allemands, il reste un tout petit peu plus facile de trouver une chambre à la dernière minute côté sud de la frontière.
Dans notre famille nous ne sommes pas des champions de l’anticipation – mais pas des nuls non plus, attention. En France on était dans une bonne moyenne. Nous laissons mûrir notre envie avant de décider. Et nous aimons nous offrir un dépaysement (au propre comme au figuré) au pied levé. Ici la spontanéité nous a été confisquée. Même pour trouver un carré d’herbe pour planter sa tente (voir article : Vacances en Allemagne). Changer d’avis ? Ecouter un désir neuf ? Nein. Pas de place pour l’impro ou le p’tit coup de folie.
Nous devons choquer bien malgré nous. « Les prochaines vacances ? On ne sait pas encore, on verra ». Après analyses intimes du cœur de chacun et négociations collectives. Et puis nous ferons ce que les enfants souhaitent. On pourrait court-circuiter ces réflexions sinueuses. Mais ça fait du bien de rêver.
Nous avons vu arriver et passer les dates des réservations pour les colos de printemps et d’été. Merci aux mamans qui nous les ont transmises et à leur fidélité malgré notre manque de réactivité. Car nos filles aussi rechignent à anticiper leurs vacances à ce point. Sauf que… si elles veulent partir avec les copines faire du cheval, il va falloir se plier à la coutume locale. Nous avons donc réservé début janvier une colo (et une semaine de calme) pour le mois d’octobre.
Nous apprenons peu à peu à intégrer ce phénomène culturel à notre vie. L’anticipation collective excessive a pour conséquence que les articles de saison disparaissent bien avant le début de ladite saison. Si on attend la dernière minute ce sera pour l’année suivante. Tout le monde s’est équipé depuis longtemps et les commerces sont passés à la saison d’après. Acheter du pain d’épices de noël au mois de décembre ? Vous n’y pensez pas ! (Je le sais, j’ai essayé). Oui prends-les ces bulbes de dahlias. On les plantera dans deux mois, mais si on attend notre prochaine visite à la jardinerie, ils auront sorti les décos d’automne.
A quoi tient ce besoin d’anticipation aussi fort ? On peut être organisé et rigoureux sans vivre à ce point dans le futur. Est-ce un besoin viscéral de faire comme si l’avenir se laissait contrôler ? Pour saisir les meilleures opportunités ? Au meilleur prix ? Pour se rassurer et nier l’incertitude ? S’offrir une garantie sur l’illusion d’être toujours là pour étendre sa serviette à l’été 2030 sur le sable brûlant de la Costa del Sol – parce qu’on a RE-SER-VE ?
Personnellement si je lâche la bride à mon côté anxieux (à vos abris !), il me demandera d’attendre la dernière minute pour choisir et payer mes vacances. Justement pour être sûre d’être toujours là, en forme et surtout d’en avoir envie et besoin de ce voyage précis, à ce moment-là de ma vie.
Avec ma créativité parfois désordonnée et ma spontanéité tempérée de lassitude, ils s’entendent bien tous les trois pour laisser toute latitude aux enfants qui décident alors de nos prochaines vacances.
Alors, mes chéris, on va où cet été ?