Quand la vraie vie réapparaît sous la forme d’une surprise minuscule, le passage par hasard d’une copine en vélo, on se rend compte à quel point elle nous manque.
Une fin d’après-midi de semaine. Le soleil vient de basculer de l’autre côté de la maison. Je suis son mouvement. En ce moment c’est avec lui, matin dans le jardin, fin de journée sur la ruelle piétonne. L’été ce sera le contraire. L’heure du thé sur le pas de la porte. De l’encouragement visuel des graines que j’ai plantées avant-hier. Comment ça vous ne poussez pas encore ?
Une copine passe devant la maison en vélo.
Oh chouette ! Ma journée prend une tournure inattendue. C’est inespéré en ce moment les (bonnes) surprises ! Pour me garder un peu d’imprévu, j’ai renoncé à consulter la météo. Quand il pleuvra enfin, ce sera doublement appréciable : la respiration humide de la terre et un cadeau inattendu de non-anniversaire.
La copine-vélo et moi nous papotons de part et d’autre des 2 mètres règlementaires (en Allemagne selon les sources c’est 1.5 ou 2 mètres. Ce matin à la radio française – FIP – j’ai entendu 1 mètre).
Ça fait du bien de parler à quelqu’un comme si de rien n’était, juste pour le plaisir d’échanger. D’entendre son humeur. Et les mots sortir de sa propre bouche. De redécouvrir le son de sa voix dans une conversation (c’est différent de parler avec sa famille, non ?). De se comprendre un peu mieux, même à travers les bricoles de nos actualités minuscules et parallèles. Car c’est souvent en se disant qu’on découvre vraiment ce que l’on pense et que l’on ressent. Ça aussi ça manque, non ?
En temps normal je ne suis pas une fan du small talk comme disent les Anglais – ces conversations légères, rituels de bords de trottoir entre personnes qui se connaissent à peine, bruit de fond des soirées. Disons que je suis peu pratiquante, ayant du mal avec les codes sociaux superficiels.
Mais là je suis éblouie par le bonheur de voir une amie en chair et en os (en short et en vélo), de la voir vivante là tout près. Avec son « Hallo ! », une bouffée d’énergie, un élan vital viscéral m’envahissent. Tu te souviens quand on allait au yoga ? Au ciné ? Nos promenades le long du ruisseau ? Et les soirées au restau – bar à vin du quartier dans la lueur des bougies ? Ah oui, c’est vrai, c’est ça aussi la vie ! Engoncée dans les sillons d’un quotidien qui bégaie, j’avais oublié.
Quand on a la chance par hasard de frôler la vraie vie, on se rend compte du gouffre entre le contact réel et celui que promettent de garder toutes ces technologies dans nos poches. C’est un peu comme croquer une cerise après n’en avoir vu qu’en photo sur le magnet du frigo de mamie pendant un an. Et encore, là il ne s’agissait que d’un contact à distance hygiénique avec quelqu’un que je ne connais pas encore très bien. Que d’émotions lorsqu’on aura le droit de prendre les gens qu’on aime dans nos bras ! On va tomber du haut de notre Zoom.
Ça me rappelle quand ma maman était très malade. Dans les moments où j’étais séparée d’elle pour les besoins de la vie, je me disais quand je regardais, respirais une fleur, que quand elle ne serait plus là, ce serait un moyen pour moi de la retrouver, de nous rejoindre. Un lien immuable et permanent, vivant et fidèle. Je regardais cette fleur intensément en lui confiant la mission impossible de ma consolation future.
A la visite suivante quand je retrouvais ma mère, que je pouvais lui prendre la main, lui parler, l’embrasser, dans le halo de sa présence, de sa voix et de son odeur de maman, je rendais à la petite fleur sa liberté, la gratuité de son existence. Non rien ne pourrait la remplacer quand elle serait partie.
Aujourd’hui, je me contente de ma fleur-écran pour embrasser mon fils, mon père, ma famille, mes amis. Mais le jour où je les retrouverai pour de vrai, les écrans n’auront plus droit au jeu. Poussez-vous objets de verre et de plastique, choses inanimées ! Laissez-moi boire à l’âme palpitante de mes aimés ! Que d’embrassades à rattraper. On ne va plus se lâcher. Ou peut-être serons-nous tout intimidés, hésitants devant les retrouvailles tactiles ?
Donc cette amie de passage, me raconte la promenade avec sa famille, le détour pour manger une glace. QUOI ? Les glaciers sont ouverts ? Je n’en avais aucune idée. Oui bien sûr, mais c’est de la vente à emporter, faut téléphoner avant pour commander et prendre sa propre cuillère.
Ça on sait faire. En même temps, on habite tout près…
Samedi, les filles, on se fait un p’tit plaisir, on va se chercher une glace ! YOUPIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !
Nous prenons nos cuillères, et hop direction le glacier du coin, celui où tous les gosses de l’école se retrouvent à 16h quand il fait chaud, et qui reste ouvert toute l’année, en raison de l’amour des Allemands pour les glaces. 1€ la boule… Cornet ou coupelle ? On la connait à force Anna qui sert les glaces, une dame d’origine italienne, des fins-fonds de l’Italie du Nord, là où on parle aussi allemand. Elle est sympa comme tout.
On arrive devant la boutique, pour constater que l’entrée est impossible. La porte est ouverte mais le passage condamné par une table. La partie supérieure de l’ouverture est protégée par un rideau de plastique transparent. Façon entrée de saloon pour pigeons.
Quelques personnes attendent éparpillés sur le trottoir. Elles ont commandé et reçoivent, les unes après les autres, leurs glaces individuelles complètement emballées dans du papier.
Je fais signe à Anna, à l’intérieur. Elle porte un masque. Elle s’approche et m’explique que je dois téléphoner pour commander. Ah bon ? Je pensais qu’en venant sur place… puisqu’on habite tout près… on pourrait le faire de vive voix ?… Nein, nein. No.
Soit.
Elle me désigne le mode d’emploi post-corona de la commande, affiché sur la vitrine, complet avec numéro de téléphone et parfums de glace.
Je l’appelle en lui faisant coucou à travers la vitre. Alors Anna, on voudrait quatre coupelles de deux boules. Straciatella, Schokolade…
Nous payons ses mains gantées sur la petite table et partons avec nos paquets gourmands, bien pliés chacun dans un papier. Nous n’avons pas le droit de consommer à proximité, sinon ce ne serait plus de la vente à emporter. C’est une question de législation de confinement. On s’adapte volontiers. Bien contents – eux et nous- qu’ils puissent ouvrir.
Alors nous marchons un peu avant de déplier nos trésors. De quand date notre dernière glace dans la rue ? Avant Noël ?
Avec l’anticyclone confiné sur Mainz depuis le début de notre assignation à résidence, nous en avions rêvé. Surtout quand notre benjamine avait enquêté auprès de nos proches pour connaître leur parfum préféré, histoire de construire un histogramme pour son cours de maths.
Ce samedi les stats on s’en fout, on croque, on lèche, on se fait des moustaches, on se tâche. Nos parfums préférés ? Je ne sais plus. Les cuillères dans nos poches aussi on les a oubliées.
Ça fait du bien de se confronter au monde avec les mains et la bouche. De goûter en direct la glace au chocolat dans la rue. De sentir pour de vrai le parfum de la glycine, si on passe par le petit chemin pour rentrer, là-bas.
Je n’en peux plus de ces écrans. De ces outils qui ouvrent sur le monde pour mieux nous en séparer. Qui réduisent tout à un aplat insipide et désinfecté. J’ai envie de les balancer par la fenêtre. Tenez allez voir là-bas, dehors, c’est ça la réalité ! Dans toutes ses dimensions, avec du goût, des odeurs, des textures, des couleurs et des sons riches.
J’ai essayé d’y croire, avec toute ma bonne volonté. Toute ma raison.
La vie en boîte ça ne m’amuse plus, même pour faire semblant.
Assez joué hein !