Toucher avec tact

Comment témoigner son affection quand on n’a plus de droit de toucher ni d’embrasser ?

Une fenêtre sur la place du marché à Mainz

L’autre matin mon fils est reparti en France.

Mon mari les a emmenés à la gare, lui et sa copine, avec leurs sacs à dos et leur valise, leurs livres et leurs ordinateurs. Je suis restée à la maison avec ma benjamine à peine de retour d’une pyjama-party. Elle avait suivi le programme à la lettre : mis le pyjama et fait la folle une grande partie de la nuit. Epuisée, à peine rentrée, elle s’était échouée sur le canapé.

Ça m’arrangeait de ne pas descendre en ville. Les adieux en gare dans les courants d’air gris sont deux fois tristes. Je souffre de voir mon grand garçon repartir, sans savoir quand nous allons nous revoir. Et je me mords la langue pour ne pas laisser couler les larmes toutes prêtes. Je ne vais pas lui infliger une maman humide en public.

Les séparations sont douloureuses alors autant s’en affranchir dans un souffle, comme un sparadrap qu’on arrache. A bientôt, bon voyage. Un signe de la main ou deux, un sourire des lèvres à défaut du regard, et on tourne les talons.

Avant de voir la mine pâle de ma fêtarde de 9 ans, j’étais prête à y aller pourtant. Même en tram s’il n’y avait pas eu assez de place dans la voiture. Mais les trois branches de sauge cassées ce matin par un ballon maladroit m’avait mises en colère. Ça fait deux ans que je l’ai plantée, et elle s’était enfin décidée à pousser. La colère ça distrait de la tristesse, c’est très pratique.

Au moment du départ je me suis autorisée à faire un bisou à mon fils, COVID ou pas. Par politesse, j’ai respecté les consignes pour sa copine. Avec mon père cet été – groupe d’âge à risque – j’avais aussi renoncé à la bise. Les mesures d’hygiène nous obligent à une distanciation sociale extrême.

Ce sevrage des contacts physiques avec mes amis me pèse. Je suis une tactile, je mendie des gâtés à mes enfants qui n’en veulent plus vraiment. Ma plus jeune parfois me tend à contrecœur et à reculons le sommet de son crâne pour que je puisse y déposer un bisou rapide. Prièrer de se dépêcher et de limiter le contact au strict nécessaire.

Mais si j’apprécie le contact choisi et sélectif, je me hérisse à l’idée de toucher un corps que je n’estime pas. En France le rituel de la bise d’office me pèse et je m’y résous seulement pour ne pas passer pour une pimbêche, et quand je n’ai pas de rhume (réel ou opportun). J’apprécie la coutume allemande de faire un petit câlin à ses amis pour leur dire bonjour et aurevoir. Une accolade aux proches, un sourire aux autres. On fait le plein de contact rassérénant, et on garde ses joues pour ses très proches.

Depuis mars finalement, les seuls contacts physiques hors famille que j’ai eus sont ceux, expéditifs et impersonnels, du coiffeur et de la masseuse thaïlandaise (où je n’étais pas trop détendue : j’avais peur qu’elle me fasse un tour de reins). De l’infirmière qui m’a fait une prise de sang de contrôle en racontant ses vacances à sa copine. Elle aurait pu me regarder et me parler à moi, ça lui aurait évité de me piquer les deux bras, me faire un bleu douloureux et à moitié tourner de l’œil.

Cache-Cache, ébauche
de ma dernière sculpture

Faute de contact humain, je me replie sur le toucher végétal. Dans mes promenades, je frôle du bout des doigts les écorces rugueuses des pins rouges, j’enveloppe de la paume la peau lisse et tendue des hêtres, laisse glisser mes mains sous le parchemin des bouleaux. Quand personne ne regarde, je serre les gros troncs lisses entre mes bras. L’arbre choisi est frais et doux contre ma joue. Je ferme les yeux quelques secondes.

Le masque n’aide pas à compenser les manques d’échanges amicaux proches. Il dissimule notre humanité : un sourire, une grimace, des grognements, le rire. Il étouffe nos élans et endosse le rôle de son nom. Nous sortons protégés, mais surtout cachés.

Je parle dans une langue étrangère avec sans doute un accent français, et j’ai hélas l’ouïe qui baisse. Avec les masques j’ai été surprise de voir à quel point la mobilité du bas du visage, pas seulement des lèvres, enrichit nos échanges et leur compréhension. Ces jours-ci les conversations avec la boulangère ou le caissier de part et d’autre de plusieurs couches de tissus et d’un écran de plexiglas tiennent du surréalisme.

– Je voudrais deux pains complets

-Une baguette ?

-Deux pains complets s’il vous plait.

-Un pain complet ?

-Deux.

-Quoi d’autre ?

-Rien merci.

-Une baguette ?

C’est curieux cette étymologie commune entre tact et tactile . Comme si le « sentiment délicat de la mesure, des nuances, des convenances » (Larousse) avait un point commun avec le fait de toucher. Pour respecter les convenances, il faudrait entrer en contact physique, du bout des doigts certes mais toucher quand même.

Jusqu’à voilà peu, pour être poli, il fallait mettre en contact nos épidermes. Prouver que nous n’avions pas de poignard caché dans la manche. Que nous n’étions pas une pimbêche.

Aujourd’hui pour être poli, c’est le contraire. Ne nous touchons plus, n’échangeons pas nos microbes. Je te respecte donc je reste loin de toi. Sauf si tu es ma fille (mon fils). Là tant pis pour la politesse et le tact. Je te respecte et je t’aime donc je te ferai un petit bisou quand tu partiras, et un gros câlin quand tu reviendras.

Si tu le veux bien.

Et si tu ne fais pas ta pimbêche (ton crâneur).

Taille-crayons, jardins et nouveaux-venus

Une première semaine d’école entre fournitures scolaires, retrouvailles et rencontres.

Terre blanche chamottée émaillée

Des cahiers et des livres éparpillés sur le tapis du salon, celui qui sert d’habitude de praticable pour les acrobaties. Des rouleaux de Scotch (pardon, Tesa film), un arc en ciel de protège-cahiers. La nouvelle boite de peinture, avec son gobelet emballé… Les filles viennent de recevoir leurs listes de fournitures (pourquoi ne pas les envoyer plus tôt ?). Nous avons suivi les conseils de la voisine pour éviter les grandes surfaces lointaines et bondées et soutenir le commerce local. Nous sommes allées au tabac-papeterie du coin.

La voisine a dû partager son truc avec beaucoup de copains. Nous avons fait la queue, à l’extérieur sur le trottoir, à 1,5 mètre des autres clients (ou à peu près. En France c’est 1 mètre, en Allemagne, c’est 1.5 – 2 mètres). La vendeuse prend les demandes à la porte, une par une. Comme elle n’a que des protège-livres individuels, nous lui avons remis nos kilos de manuels pour qu’elle puisse choisir le format adéquat.

Depuis la première rentrée de mon aîné, je dois avoir acheté 2510 taille-crayons, 40.543 effaceurs et le double de cartouches d’encre. Une ribambelle de trousses…. Des françaises, des allemandes (trousses-plumiers où chaque stylo est glissé dans un élastique) – parce que bon, faut ranger ses crayons comme les copains. (Tu comprends maman, la mienne elle est cassée / perdue / mangée…) Et une galaxie de gommes de toutes les couleurs. Pourtant quand on en a besoin, on n’en trouve jamais. Hop dans un trou de l’espace-temps avec les chaussettes orphelines !

Notre benjamine a fait son entrée au collège. Fière et sérieuse sur le vélo encore un peu haut hérité de sa sœur. Son cartable (oui ici aussi les cartables sont beaucoup trop chargés) la déséquilibre presque. Elle semble avoir déjà des copines et des repères. La reprise se fait en douceur. Les journées complètes commenceront la semaine prochaine. Dans ce collège, la semaine de rentrée, se fait sans cantine (‘’pour des raisons d’organisation’’ : ah ?), ni cours l’après-midi.

C’est une étape pour notre famille, puisque c’est la dernière fois qu’un de nos enfants entre dans un nouvel établissement – en théorie, parce que si nous rentrons en France l’an prochain, cette même demoiselle aura droit à une deuxième entrée au collège, en 6ème cette fois.

La réunion de rentrée pour les parents a eu lieu hier. Dans la cantine et non dans la salle de classe des enfants, pour cause de distanciation sociale. Disciplinés, avons avons porté un masque pour entrer et nous sommes assis en quinconce. Personne ou presque ne se connaît encore.

Nous avons ouvert tout grand nos oreilles. La classe verte d’intégration pour les 5. Klasse est annulée pour cause de corona. Elle sera remplacée par des journées de randonnée. C’est déjà ça ! Le masque est obligatoire pour tous les déplacements, mais pas une fois assis au bureau (ni en cours de sport, où la distanciation n’est pas non plus exigée…). Une grande chance par rapport à nos amis de Cologne en Nordrhein-Westfalen : pour eux depuis la rentrée le masque est obligatoire à l’école TOUTE la journée.

L’ordre du jour prévoyait les élections des parents délégués. Puis des représentants auprès du conseil de parents. On a d’abord voté à main levée pour choisir de voter à main levée. C’est un truc très sérieux ces élections. Déjà en arrivant la première année, ça m’avait surpris. Deux candidates sortantes pour deux postes. Nous avions quand même suivi à la lettre les formalités officielles. A chaque annonce de résultat, les parents ‘’applaudissent’’ en tapant sur la table (des phalanges, comme pour frapper à une porte).

Lors d’un tour de table (disons d’un saute-mouton de table en table), chaque parent s’est présenté à tour de rôle (je n’ai pas jugé utile de donner mon âge, et ai renoncé à mentionner ma pointure de chaussures). Les enfants sont ensemble pour au moins quatre ans donc leurs parents aussi. Après cette séance de près de 3 heures dans une cantine trop chaude, je suis soulagée que la réunion de ma grande soit la semaine prochaine.

Surprise le premier soir : nos filles nous ont annoncé qu’une famille française est arrivée dans le quartier. Leurs enfants sont dans leurs classes.

Ils ont de la chance de vous avoir les nouveaux arrivants, vous allez pouvoir les aiguiller !

Oui oui, mais moi aussi j’ai de la chance ! ça fait trop du bien de pouvoir parler français !

Ah c’est sûr oui.

-Tu te rends compte ça fait juste qu’une semaine qu’ils sont arrivés en Allemagne !

Oui, oui, je me rends bien compte…

Chouette des nouveaux copains pour papoter et se comprendre facilement, des voisins avec des références communes.  Avec qui échanger nos trouvailles.

Alors tout d’abord, leur indiquer le marché de Gonsenheim, les mercredis et samedis matin, redéployé depuis mars le long du petit parc. Avec son fromager, son boulanger, ses trois primeurs, son poissonnier (le seul à des kilomètres à la ronde) et son boucher. Son fleuriste sympa qui vend les tomates de son jardin et des bouquets de fleurs du quartier. Ses reines-marguerites violettes, les tournesols et les sédums en bouton me tiennent compagnie.

Chez Frau Schmidt : les fleurs à couper

Après le marché, prendre le temps d’un café dans l’adorable boutique de créations du Sonntagskind, https://de-de.facebook.com/Sonntagskind.Cafe

Ensuite leur proposer de choisir quelques légumes frétillants, un sécateur et un seau d’eau pour se cueillir des fleurs chez Frau Schmidt et son mari. Ils doivent avoir 165 ans à eux deux et cultivent toujours une exploitation maraîchère fleurie.

Leur chuchoter d’aller au jardin d’Odile (http://www.landragin.de/) un paradis secret, dissimulé de la rue par la rangée de maisons. Un jardin en longueur, avec des coins et des recoins, des serres anciennes, des antiques bassins, des alcôves de verdure. Quelques sculptures éparpillées. Une amie m’y a emmenée au printemps. On se dirigeait presque au parfum des rosiers et des jasmins, des pittosporums… extraordinaire ! A chaque passage entre les arbres et les grappes de roses, le fond du jardin se dérobait, ouvert sur un coin repos avec un banc, un potager, une pelouse couronnée de marguerites sauvages. Odile est une française installée ici depuis toutes les années qu’il a fallu pour créer cet univers, planter, tailler, couper. Elle vend des plantes et loue son jardin pour une fête ou un concert à la belle étoile. Bien guetter l’inscription manuscrite sur son portail pour repérer l’entrée. Vaut les tours et les détours.

Leur conseiller les promenades le long du Gonsbach, ce tout petit ruisseau chantant. Le chemin entre les saules et les aulnes est bien marqué. Il longe de charmants jardins ‘’ouvriers’’, des Schrebergärten (jardins de Schreber), comme on dit ici, du nom du médecin qui les a mis en place au 19ème siècle. Résister à l’envie de fourrer des poignées de terre noire fertile dans ses poches. Fermer un peu les yeux pour humer les rangées de fenouil et de coriandre du maraîcher. Laisser trainer son nez du côté des roses hissées sur les barrières de bois.

Arpenter les steppes du Mainzer Sand, (le grand sable de Mainz) qui fleurissent après la pluie. Chercher le troupeau d’ânes qui y broute en ce moment. Tâcher d’oublier le ronronnement entêté de l’autoroute qui coupe la forêt en plein milieu.

Ah et chez le boulanger, pour le petit déjeuner du week end, acheter des Brötchen bien sûr, ces petits pains ronds variés et des Quarktasche, des viennoiseries au fromage blanc.

Voilà pour les découvertes urgentes. Pour le reste, la ville, l’administratif, on aura le temps d’en reparler.

Hein, qu’est-ce que tu dis mon chéri ? L’échéance de la déclaration d’impôts approche ? Mais on ne vient pas juste d’en faire une de déclaration d’impôts ?

Oui mais c’était la française.

Je vous laisse, va falloir s’y coller.

Ça on ne leur dira pas hein, le casse-tête d’être à cheval sur deux systèmes administratifs.

La reprise (coulisses)

Retour de vacances en France, la rentrée au Gymnasium s’annonce, le travail a repris. Journées de transition.

Houhou !

Grands signes de la main.

Oh ça faisait longtemps que nous ne nous étions vus. C’est chouette de te croiser là.

Attends, je reviens, je vais juste rincer la terre de mes mains dans mon arrosoir.

Alors ces vacances ? ça se passe bien ? Contents de vous retrouver – ou de vous séparer après ces mois de vies superposées ? De quitter les quatre murs qui nous ont tous engoncés ?

Oui, oui nous ça s’est très bien passé merci. Nous venons juste de rentrer. De France oui. Une cure d’arbres et de reliefs, de paysages variés. Beaucoup de kilomètres, oui. Et le plaisir du parler-facile. Du laisser aller au fil de l’eau de journées tissées par les marées et les méandres de rivières, les bouillons blancs ou noirs des torrents (avant / après la pluie), les orages de montagne.

Nous avons retrouvé un jardin croustillant, comme au sortir du four, alors que la canicule frappe au thermomètre. Je pensais devoir traverser une jungle et sortir la tondeuse (manuelle, pour nos quelques mètres carrés), et bien non. Juillet a été très chaud et sec à Mainz.

J’avais planté comme une forcenée au printemps, dans un élan d’activité sur place, pour fleurir notre coin de planète, celui que par la force des choses, nous ne pouvions guère quitter. Je me doutais bien que tout ne résisterait pas à l’été. Les cosmos chocolat ont cramé comme beaucoup de leurs copains de massif tout plat. Donc je déterre, je ratisse les feuilles sèches, je taille ce qui pourrait être sauvé. J’arrose. Le lilas qui pendouillait, le cerisier qui jaunit, le gazon… Dans les pots abrités au nord d’un mur c’est la jungle. Le papyrus prend des allures arborescentes, l’arbuste que je ne connais que de vue, enfle et gonfle ses boutons en fines grappes coniques. L’environnement, hein, les conditions de vie… C’est important, faut faire attention où on plante, où on s’enracine. Si on veut que ça prenne…

A défaut de prendre racine, moi j’ai pris une résolution, tu sais : ne pas lutter contre la nature (une terre de remblai, sèche et récalcitrante, encore plusieurs semaines de grosses chaleurs), ni contre ma nature. Je vais planter tout de même, mais peu et dans du terreau de qualité. Je les placerai dans des coins qui se sont révélés propices à la vie végétale malgré le délaissement. Je chouchouterai ces quelques pots, comme le plant de kiwi que m’a confié une amie-artiste-voisine avant de partir en Suède pour un an (snif, elle va me manquer ; je lui enverrai des photos de ses 4 kiwis à maturité). Faire avec les conditions, accepter de ne pas toujours réussir, ne pas toujours accepter, se laisser porter par le courant…

Le courant du moment, c’est la fin des vacances qui chahute avec le flot du quotidien. C’est la reprise. Celle de la couturière qui raccommode des vies actives par-dessus la parenthèse des congés, le quotidien allemand de part et d’autre de congés en France. Nous entamons la 5ème semaine sur les 6 que comptent les vacances d’été allemandes. La semaine prochaine les filles rattaqueront en douceur avec des cours de maths et d’allemand proposés en matinée – sur la base du volontariat – par la ville de Mainz. Une forme de compensation des semaines d’abstinence scolaire confinées. Le ministère de l’éducation de Rhénanie-Palatinat s’en félicite sur des panneaux publicitaires 4x3m.

Et moi aussi. Quelle initiative opportune ! Les enfants vont pouvoir reprendre le rythme tranquillement, et libérer les lieux ensemble CINQ MATINEES D’AFFILEE ! Ce n’est pas arrivé depuis début mars…. Si j’enferme mon mari sur ses téléconfs, je m’octroie quelques heures de paix et de silence ! Inespéré après avoir eu l’impression d’être de garde 24/7 pendant 4 mois.

Lors de notre dernière étape, à la montagne en Haute-Savoie (au bout du monde littéralement), mon regard a été attiré sur la porte d’un buraliste-bibliothèque-bureau de poste-salle d’expositions par la une de Marianne : « Confinement + vacances : Libérez-moi de mes gosses ! ». On les aime plus que tout hein, nos enfants, mais on prie tous les dieux (et ministres) de l’éducation que les cours reprennent normalement mi-août. Matins ET après-midis avec les AG siouplait.

Les AG, ces clubs organisés par les collèges, proposent des activités variées aux élèves. En CM2 (5. Klasse), ma benjamine en aura deux par semaine, en 4ème (8. Klasse) ma grande, une seule. Elles ont émis leurs vœux en juin choisis dans un catalogue de plusieurs dizaines de possibilités (couture, danse acrobatique, arts plastiques, basket…) et attendent les affectations. Si elles ont toutes les deux danse, elles pourront faire partie du même spectacle (avec une centaine de jeunes, une chorégraphie travaillée, des acrobaties impressionnantes : grand écart porté, pyramides de minettes…). La prof est extra, la représentation de l’an dernier formidable ! On verra.

En attendant, la logistique de la rentrée se précise. La reprise donc, mais pas celle de la musicienne, qui rejoue le même passage à l’identique.

Lors de notre arrivée ici voilà deux ans, nous avions dû plonger tête la première dans le grand bain de paperasses alors incompréhensibles pour une rentrée le 6 aout. Cette année, on souffle : la rentrée scolaire de notre Land est plus tardive (elle est décalée d’une semaine chaque année, pour alterner les périodes entre les Länder). Ensuite pour commander les livres maintenant ON SAIT : pas de commande en ligne au petit bonheur grinçant avec récupération à perpette en ville. Non. Je suis allée hier avec plaisir à la librairie pour enfants du quartier, j’ai tendu ma liste à la libraire. J’irai chercher le paquet demain. Et voilà. Un truc de rayé sur la liste (sauf le bouquin de physique, pour lui faudra retourner).

Côté administratif c’est pareil : on a compris le pourquoi du comment, les comptes en ligne (pour les divers prestataires : casiers, cantine, livres loués par la ville) sont déjà ouverts avec nos références bancaires. Ça devrait être plus rapide. Le badge de cantine est arrivé, celui que nous avions attendu si longtemps il y a deux ans (et qui avait condamné notre fille aux sandwiches plusieurs semaines).

Il restera à acheter un cartable pour ma plus jeune. Elle a été ravie de donner l’ancien en fin d’année scolaire (et d’école primaire) pour une opération caritative à destination d’une école du Malawi. Elle avait rempli le cartable de fournitures, et écrit une lettre pour l’enfant qui recevra son sac à dos. Et hop une bonne action (et le droit d’avoir un cartable neuf pour le collège, hein ?).

Nous descendrons donc en ville acheter le cartable. Nous y retournerons pour les fournitures quand les profs auront donné leurs listes. Rien trouvé de plus simple (les supermarchés du coin n’ont pas de papeterie scolaire, et je préfère acheter local). Mais au moins cette année, on sait où aller, à quel article correspond chaque mot et où manger une glace en sortant.

Si tu veux tu pourras nous y retrouver.

C’était sympa de te croiser. Prends soin de toi et de ton été.

Ah et tu sais, j’ai trouvé des groseilles ce matin au marché. Cet après-midi, ce sera confitures. Je t’en ferai passer un pot.

PS : Tu sens ? Y’a une odeur bizarre dans la cuisine. Ma grande fille fait cuire au four des branches de bois. Elle les désinfecte avant de fabriquer des jeux pour sa gerbille et les nouvelles qu’elle va adopter. Elle est en affaires par mail avec une famille dans les environs de Mainz. Ils lui ont demandé une photo de la cage. Ils ne vont pas être déçus, avec le palace qu’elle a fabriqué.

Douce France

Cheeeeer pays de mon enfaaaaance (et de mon adolescence, vie adulte) …

Ah le retour dans un environnement familier ! Les petites choses prennent une saveur nouvelle, celles qui nous ont manqué comme celles qu’on avait oubliées.

La question des vacances est un sujet sensible pour qui habite à l’étranger. Faut-il partir à l’aventure dans un pays tiers ? Découvrir son pays d’accueil ? Rentrer dans son pays d’origine (et là pour nous la question se pose : en France ou en Angleterre ?). Bon l’Allemagne on avait déjà donné cette année, avec ou sans choix (Berlin à la Toussaint, et Mainz-à-la-maison à Pâques pour cause de coronassignation à résidence). Là nous aspirions à l’évasion. Comme Edouard Dutour l’a écrit dans un article humoristique sur les destinations de vacances (magazine Elle du 10 juillet 2020 – Ah lire Elle en été …) : « Folie, on envisageait parfois Bayreuth, jusqu’à convenir que passer des vacances en Allemagne, c’était franchir un drôle de cap. »

Donc nous le cap on ne l’a pas franchi et on l’a mis sur le Sud-Ouest. Objectif : tour de France des régions avec l’accent du midi, celles où on a des petits bouts de cœur accrochés. Un retour à nos sources, l’océan et l’Ardèche, et si possible une entrevue des sommets alpins.

A peine passée la frontière, mes filles ont ouvert la fenêtre de la voiture et crié à qui voulait entendre (personne en fait) : « ON EST FRANÇAIS ! ON N’EST PAS DES ALLEMANDS ! » (en référence à notre plaque minéralogique, qui pouvait prêter à confusion.)

Réadaptation aux conditions de vie d’avant – et aux nouvelles liées au corona.

Trop chouette de boire mon café du matin dans un bol, comme en Ardèche. A la maison nous n’avons que des mugs, exprès. Pour mieux savourer ces changements minuscules quand nous rentrons.

Entendre « Pardon madame » de la part d’un cycliste passé trop près de moi sur le trottoir. Je réponds « Ce n’est pas grave » – puisque je le pense. Mais je suis surprise par cette politesse (rare sous toutes les latitudes je suppose), mais surtout car ça fait bien longtemps que quelqu’un ne s’est pas excusé auprès de moi dans la rue. En Germanie, je reste sur mes gardes dans tous mes déplacements. Et si personne ne me dit rien, c’est que tout s’est bien passé.

D’ailleurs ici aussi mon fils et moi nous sommes pris une remarque de la part d’un automobiliste : « DE RIEN ! » Il s’était arrêté au passage piéton pour nous laisser traverser. D’habitude je fais un signe de la main – ne serait-ce que pour être sûre de son renoncement à me faire la peau. Mais là nous discutions et nous avons oublié ce salut sympathique. Le Français s’attend à des remerciements lorsqu’il daigne suivre le code de la route. L’Allemand s’insurge contre celui qui ne suit pas les règles par défaut, mais ne s’attend pas à un remerciement au passage piéton puisque c’est la norme.

Quel bonheur d’être en France ! De redécouvrir toutes ces petits choses tenues pour acquises et qui nous manquent tant quand on en est privé (à part la prise de risque inconsidérée quand on traverse). L’à peu-près. La douceur, la souplesse, la spontanéité, la tolérance pour les erreurs, les oublis. Bon ça ira pour cette fois, hein… Être dépaysé par le français entendu partout, dans la rue, sur la plage, les magasins. Surtout avec l’accent chantant du Sud-ouest.

Côté corona, des affiches collées partout montrent que l’information au moins est obligatoire. Pas de masque systématique à notre arrivée (jusqu’à lundi où la règle a changé – pourquoi cette interruption dans la protection ?), et pas de traçabilité. En Allemagne, du moins en Rhénanie-Palatinat, tous les lieux de ‘’séjour’’ (restaus, coiffeurs, piscines…) enregistrent sur des petits flyers les coordonnées des visiteurs. Et ce dans un pays très à cheval sur la conservation des données personnelles.

Nous on s’est un peu laissé aller au début. On s’est permis d’oublier le masque une ou deux fois pour les courses. Pas longtemps, juste dans l’élan du relâchement.

Avant d’arriver sur la côte atlantique une halte paisible de quelques jours en Dordogne nous a permis de couper la route et donner le la à nos vacances. Se reposer au vert, bien manger et faire du sport. Une auberge perdue dans les charmes, à l’aplomb d’une rivière paresseuse, au bout d’une route étroite nous attendait. Les yeux dans la canopée du vallon en contre-bas. Un p’tit coin de paradis tenu par un Anglais et une Française et leur fille. Des bâtiments en pierre blondes, des fleurs partout, un nid de rouge-queue dans le creux d’un chapeau accroché au mur en décoration, du gâteau aux noix du Périgord pour le petit déjeuner. Une chambre pour les trois enfants, de l’autre côté du jardin. Hé hé !

Nous avons descendu la Vézère en canoë pour certains et en kayak pour moi. Quelques heures de liberté relative. J’adore le kayak et les occasions d’en faire sont rares. Nous sommes partis avec notre pique-nique en bidons étanches. Ravis de découvrir ce paysage par un chemin d’eau. Un château élégant avec sa tour unique sur un éperon rocheux. Là dans la falaise, des campements préhistoriques, utilisés jusqu’au Moyen âge. Tiens une île de galets, juste en dessous de notre auberge dont on aperçoit un pan de mur dans la mer de feuillages. Et si on mangeait là ? on accoste, et se jette dans l’eau pour une baignade dans un semblant de rapide (j’veux pas me la jouer parce que je suis ardéchoise, surtout que les rapides de l’Ardèche par rapport aux torrents des Alpes c’est de la gnognote avec leurs trois kilomètres de plat après chaque escalier, mais là c’est franchement calme.). Alerte ! Une famille Bidochon a trouvé notre emplacement sympathique et a forcé ses canoës entre les nôtres. Se seraient-ils arrêtés là si nos bateaux ne leur en avaient suggéré la possibilité ? S’ils n’avaient pas eu besoin d’un public pour crier sur leurs gosses ? Ah l’instinct grégaire…  Donc cap sur le virage suivant pour déguster un premier melon estival et des rillettes de canard.

A l’arrivée de la descente, de petits groupes attendent déjà le prochain minibus pour remonter au lieu de départ. Une famille, un couple ou deux, trainent là fatigués…. Le mini bus arrive et nous nous faufilons avec tout notre barda pour trouver un siège. Tous, sauf une dame étrangère qui s’interrompt sur le point de poser un pied dans le véhicule :

Vous ne mettez pas de masque ? mais c’est TRES DANGEREUX !

Elle s’adresse à la collectivité, en français. Le petit couple vers la porte marmonne un « Ben nous on est comme ça » en haussant les épaules. Nous sommes tous ‘’comme ça’’, c’est-à-dire sans masque et dans un l’accoutrement approximatif de personnes qui ont passé la journée sur l’eau à pagayer, engoncés sous nos bidons étanches, sur un siège qui démange le postérieur humide. Et le “comme ça” nous va très bien. Nous sommes lâchement soulagés d’être assis au fond, moins concernés par la remarque car vaguement planqués. Et là je ressens un petit plaisir coupable : ça fait tellement de bien de ne plus être celle dont le comportement est minoritaire ! Yes ! Ici je peux la regarder avec la supériorité du nombre (à défaut d’une autre) la rabat-joie masquée !

Un monsieur québécois est plus malin que moi. Il intervient :

 –Vous avez un masque vous.

Oui

Alors pour vous il n’y a pas de problème, vous êtes en sécurité.
– ….

Elle monte.

Ce monsieur s’était déjà montré efficace et serviable lors du chargement des embarcations sur la remorque. Il nous avait aussi sauvé la vie en resserrant rapidement le frein à main du minibus qui commençait à glisser.

En quelques minutes, le comportement d’un seul individu nous avait donné un a priori très favorable sur tout une province. Comme celui de l’emmerdeuse (qui avait déjà interdit à son mari d’aider pour porter les canoés, alors que lui était volontaire – elle lui avait rappelé qu’il avait mal au dos, au fait) nous avait enlevé toute envie de connaître son peuple (non identifié).

A partir d’un échantillon de taille ”un”, on se fabrique toute une mythologie.

Nous plongeons avec délices dans celle que nous construisons sur la France sur les fondations de notre regard neuf. C’est la première fois que nous revenons aussi longtemps depuis deux ans.

Non mais t’as vu comme les gens sont sympas ! Ils blaguent (au sens méridional du terme) ! T’as vu comme c’est beau la France, comme c’est varié ! Au prochain confinement c’est sûr je veux être ici hein ! Coincée sous les pins à moins d’un kilomètre de l’océan.

Nous voyons tout avec des yeux d’amoureux éperdus, et lorsque nous parlons de notre vie à Mainz, les références à notre pays d’accueil sont masquées de biiiip pudiques.  Y’a pas à dire, c’est plus simple quand on se sent à l’aise dans les codes sociaux (et qu’on occulte sciemment que nous sommes dans des conditions de vacances).

A nous les coquillages et crustacés (ce qui me vaut de chantonner le refrain de la chanson de Bardot, au grand dam des oreilles des miens), le poisson tout frais, les cigales, les Gervita, et le piment d’Espelette. Le gâteau basque et les chocolats fins, puisque Bayonne est parait-il la capitale du chocolat depuis 400 ans. Les petites culottes de Monoprix et quelques T-shirts sportifs-chics, une robe rouge et un short vert.

Et surtout, des livres, des livres, des livres. Des kilos de livres. On a dévalisé la librairie de la rue en pente de Bayonne, au nom si charmant et aux critiques argumentées et sans ambiguïté (du type, pour un roman en vitrine : vous avez économisé 18,50 euros). Et aussi la librairie plus bas, vers les quais de la Nive. Et celle d’Hossegor. Les articles de papeterie mignons pour la rentrée, on s’en occupera en Ardèche (mon mari aussi achetait ses fournitures scolaires en France avant de rentrer en Angleterre). On n’oubliera ni saucisson ni crème de marrons.

Des kilos d’objets transitionnels pour survivre en terre étrangère : gastronomie, culture, mode. Les trois piliers de notre franchitude à transporter depuis le Sud. Car même la France de la lisière nord-est (la ‘’fausse France’’ comme dit ma fille) ne nous procure pas tout cela.

Nous rapporterons à Mainz les pots de confiture de cerises noires vides. Pourvu que le primeur ait toujours des groseilles et des cassis pour nos productions maison.

Je ne vous quitte pas sans vous annoncer une grande nouvelle. La discussion en famille d’hier (à la faveur de la prise de recul du voyage) a conclu : nous rentrons en France l’été prochain. Notre expérience allemande était prévue pour 2 ou 3 ans. Nous revoilà avec un nouveau projet où tout est à construire.

La France restera-t-elle aussi douce lorsqu’on y reposera nos meubles ?

Nager dans le sable

Quand on est privé de piscine, la marche peut-elle remplacer la natation pour se ressourcer ?

DE L’EAU ! DONNEZ-MOI DE L’EAU !

J’en suis sevrée depuis presque trois mois. Et je n’en peux plus.

Ma piscine est fermée. Toutes les piscines sont fermées. Or c’est là que je fais du sport, que je me détends. Que je me ressource… Tiens ce n’est pas un hasard ce mot-là. De l’eau pour remonter à sa source, pour se rassembler, se rasséréner.

L’élément fondamental, me fait défaut. Je me ressource aussi dans la terre humide du jardin, dans l’argile de l’atelier retrouvé depuis une semaine (en tout petit comité).  Mais dans les deux cas il me faut aussi de l’eau. Un tuyau, un arrosoir, un vaporisateur.

C’est pas terrible une piscine couverte, on est bien d’accord. C’est humide, ça sent le chlore (au mieux), parfois les pieds pas lavés et le moisi. Tout y est détrempé, délavé et ramolli. Comme les pâtes de la semaine dernière dans un Tupperware oublié.  Mais quand on a besoin d’eau en hiver, et que la douche ne suffit plus, on s’en accommode. Parce qu’on se sent sourire malgré soi après avoir nagé. Même après un slalom entre mamies et papys au ralenti.

L’autre jour je n’en pouvais plus. De cette survie qui se traine comme un disque noir à la mauvaise vitesse (moins de 30 ans ? vous ne pouvez pas comprendre). De cette cohabitation permanente forcée, avec ma famille que j’adore certes, mais où je n’ai jamais de pause vraie, de moment seule à seule, avec moi-même et surtout avec personne.  J’en ai vraiment besoin pour recharger mes batteries. Être à nouveau disponible pour les autres, pour des activités et des échanges. Sinon je deviens grognon – planquez-vous – je referme ma coquille et je sors mes piquants, et surtout, je souffre.

Tout me hérisse : la porte qui claque (encore), la voix de stentor du voisin qui téléphone depuis son jardin, les gosses en trottinette dehors, les chantonnements pourtant chuchotés de ma grande, la lumière du matin dans le salon, du midi partout, du soir dans la salle à manger, les 50 allers-retours à la salle de bains de mes filles à l’heure où je voudrais qu’elles soient dans leurs pénates, pour me laisser de l’espace dans les miennes.

Je voulais vous parler d’eau et me voilà à écrire sur l’espace.

Peut-être que c’est ça mon besoin aquatique en fait : un besoin d’espace visible, sensible, palpable.

Et là j’en suis complètement privée.

D’autant qu’il n’a pas plu depuis au moins trois générations (de moustiques). La météo nous promet un orage dans dix jours. Mais je sais ce que ça veut dire un orage à Mainz. On ne me la fait plus. Ça veut dire trois gouttes de pluie, un p’tit coup de vent, et au loin sur le (bas) relief du Taunus, un éclair ou deux. L’arnaque !

Cet autre jour donc, j’avais besoin de me défouler. Courir pour des raisons de lombalgies mal à propos, ça ne m’est pas indiqué. Taper sur quelqu’un ça ne se fait pas. En d’autres temps j’aurais sauté sur mon vélo avec mon sac de natation sous le bras et je me serais précipitée à la piscine. Du coup ce matin-là, furieuse, j’ai enfourché mes baskets et mon chapeau, et suis partie marcher sur le Grosse Sand (les grands sables).

Je me suis défoulée en grandes enjambées sur la terre tassée et le sable meuble. J’ai fermé les yeux pour avoir l’impression de marcher sur la plage, pour sentir le vent sur mes bras, mes jambes et mon visage. J’ai levé les bras très haut pour faire semblant de nager le crawl. J’ai inspiré les pins. J’ai marché pieds nus – comme j’avais vu d’autres le faire ici – pour sentir le sable couler entre mes orteils.

Au fur à mesure de mes pas, j’ai laissé tomber derrière moi, comme les cailloux du Petit Poucet, des écailles de colère. J’ai pu lever les yeux vers le ciel immense. Sur cette étendue plane, il prend sa vraie dimension. De gros nuages blancs joufflus chahutaient dans le bleu. On ne peut guère faire moins humide que cette steppe aride. Pourtant de l’eau il y en avait plein, partout là-haut. Il suffit de regarder vers le ciel quand les piscines sont fermées.

Ouais.

Presque.

N’empêche.

En rentrant mon monde avait compris (sac de pique-nique à l’appui) mon besoin viscéral et urgent de sortir de la ville et de se promener le long d’une rivière. Pour s’approcher d’un courant moins intimidant que celui du Rhin. D’une eau mobile que l’on peut sentir, traverser, écouter, renifler. Tant pis si l’on ne peut pas s’y baigner vraiment (c’est quoi cette mousse trop dense à la sortie du rapide ?). C’est déjà chouette de quitter ses chaussures et ses chaussettes, et de se tremper les pieds, de s’asseoir sur des galets (bon, pas trop longtemps à mon âge…). Presque comme en Ardèche… Si seulement…

Un virage à l’ombre, au bord du soleil, a accueilli notre pique-nique. L’éclair bleu d’un martin-pêcheur nous a ébloui, remontant le courant au ras de l’eau. Nous avons croisé des libellules de toutes les couleurs, un pic vert et un pic moins vert (épeiche ?), des grenouilles toutes petites mais très sonores. Hé on dirait que je ne suis pas la seule à rechercher l’eau !

La Lahn

Dès que je le peux je m’approche d’une eau vivante et libre : un torrent, une rivière, la mer, l’océan, ou sinon un lac. Un lac ça peut faire l’affaire, même sans vague ni écume, sans courant ou sans échappée. Surtout si on peut le frôler, pagayer, s’y baigner.

Visiter un pays d’eau par les chemins liquides c’est magique. Je me souviens de mes stages de kayaks dans les torrents glacés des Hautes-Alpes, et de mon regard curieux et émerveillé sur les montagnes que je longeais. L’été dernier nous avons fait une excursion en canoé sur une rivière du coin, la Lahn. Fort sympa aussi, surtout le passage d’une écluse. Mais quand on a grandi en Ardèche, qu’on a descendu les gorges des dizaines de fois, au milieu de touristes de toutes les couleurs (surtout rouge écrevisse), et même (surtout) dans le calme du hors-saison, ces rivières plates et sans falaises laissent sur notre soif.

Par défaut, en ville, un hammam c’est bien aussi. C’est même formidable un hammam en hiver . Pour retrouver son corps dans la chaleur moite, pour papoter avec son amie en sentant glisser le savon noir sur sa peau. Qui l’eut cru, qu’en Allemagne, pays d’immigration turque, je n’ai pas encore trouvé de hammam ?

Ce matin j’ai fait ma petite promenade le long du ruisseau avec mon amie simultanée. Une balade fraîche, même en pleine canicule. (J’y consacrerai un article à ce vallon caché, pour vous le présenter avec le respect qu’il mérite.)

Pour cet été je rêve de mer méditerranée dorée, d’océan gris et de rivières ardéchoises d’un vert noir là où elles sont profondes – sauf l’Ibie, une rivière farceuse, intermittente, en partie souterraine (par endroit des galets et des rochers blancs et secs, et à d’autres une eau turquoise). Je pense à la piscine de mon oncle (qui nous avait accueilli juste avant notre émigration outre-Rhin), couleur rivière, au ras de la garrigue cévenole écrasée de soleil et au gout de sel.

Dis, tu crois qu’on pourra y aller ?

PS : Je viens de lire que la piscine du quartier va rouvrir bientôt. C’est autorisé depuis hier, mais comme ils l’ont appris l’avant-veille, il leur faut le temps d’adapter les mesures d’hygiène. Autrement dit, celui de coller des affiches et des scotchs de partout.

PPS : La question reste entière. Après tous ces mois sédentaires, vais-je encore rentrer dans mon maillot de bain ?

PPPS : Hier soir les voisins se sont attelés à gonfler et installer un jacuzzi dans leur micro-jardin…. Ça promet des splashes et des bulles… nous allons baver d’envie. Et riposter avec notre tourniquet-qui-ne-tourne-pas et beaucoup arroser le gazon, pour se rafraichir à domicile, sans masques ni scotches.

En chemin avec Hildegarde de Bingen

Un peu de tourisme et d’histoire (s) en chaussures de rando, à l’entrée des gorges du Rhin classées au patrimoine mondial de l’Unesco.

Guten Tag !

Une sœur en habit nous accueille dans la librairie – boutique. Elle nous sourit probablement derrière son masque. Nous attrapons une corbeille, puisqu’une affiche nous y invite. Comme dans la plupart des commerces aujourd’hui, leur quantité limitée sert au décompte du nombre maximum de visiteurs masqués. Nous feuilletons quelques livres, beaucoup sur la religion et la spiritualité, mais aussi des récits de pèlerinages et des guides sur l’utilisation des plantes et fleurs sauvages. Nous déchiffrons les étiquettes des bouteilles de vin et des sachets d’herbes pour tisanes. Tout est produit sur les pentes alentours. Je choisis un livre : Frauen, die lesen, sind gefährlich und klug (Les femmes qui lisent sont dangereuses et intelligentes) de Stefan Bollmann (hé, hé) ….et me dirige vers la caisse.

Donnez-moi la corbeille.

Je m’exécute.

Ça fera 10 euros. N’oubliez pas la corbeille et votre livre. Et reposez la corbeille à l’entrée. Danke, tchüss !

Ah la corbeille ! (Der Korb.)

Hier nous sommes allés – hélas – dans une zone commerciale où c’était le ballet du caddie. Un enfant a-t-il besoin de son propre caddie ? Non pas chez Décathlon ni chez DM. Mais chez Tchibo oui. Sous peine de se faire engueuler (oui, encore). Tous tripoter les mêmes objets, y’a rien de plus sûr pour se contaminer les uns les autres.

Mais aujourd’hui nulle ambiguïté du décompte, nos filles ont renoncé à la boutique. Elles se sont évadées après la visite rapide du bâtiment imposée par leurs parents et se prélassent sur un banc avec vue.

Nous sommes à l’abbaye Sainte-Hildegarde sur la rive droite du Rhin à une quarantaine de kilomètres de Mainz (peut-on toujours utiliser le mot pour autre chose que le corona ? je ne sais plus). Le bâtiment au milieu des vignobles, sur les contreforts du fleuve, a été retapé au début du XXème siècle. Mais l’abbaye a été fondée par Hildegarde de Bingen, au XIIème siècle.

Avant d’être canonisée par l’Eglise catholique, Sainte Hildegarde était une religieuse bénédictine médiévale. Erudite touche à tout, elle a composé de la musique, écrit des ouvrages de médecine populaire basée sur ses études de plantes et de minéraux. En Allemagne, elle est considérée comme la première naturaliste.

Un chemin de pèlerinage (140 km) parcourt les collines entre son lieu de naissance présumé et son abbaye. Dans le coin, le tracé se superpose avec celui de Saint-Jacques de Compostelle (30 chemins sont répertoriés en Allemagne). Si l’on en croit le panneau, le Finisterre s’atteindra après 2475 km.

L’abbaye est située au cœur d’une région viticole réputée (la Rheingau) et sur le Rhin romantique, à la porte d’entrée de la Vallée du Haut-Rhin Moyen (quel nom compliqué ! c’est mieux en allemand : Obere Mittelrheintal ), site classé au patrimoine mondial de l’Unesco.

C’est un coin qui nous plait beaucoup, plein de légendes et d’histoire (s).

Déjà dimanche dernier nous étions venus par ici. Nous avions souhaité pousser les frontières de notre exploration au-delà de notre quartier. Même si dans notre Land le confinement n’avait pas été aussi sévère qu’en France, depuis deux mois nous nous étions contraints à une retraite prudente. Nos seules balades étaient autour de chez nous, avec départ à pied directement. Nous ne nous étions autorisé que deux excursions le long du Rhin, tout près de Mainz, histoire de longer de l’eau vivante.

Les photos de randos envoyées par des copines m’avaient fait envie : j’avais cherché une balade dans le Binger Wald – la forêt de Bingen. La promenade repérée dans notre guide était trop longue. Nous comptions sur les indications in situ pour trouver un but accessible dans le temps imparti par la patience de nos filles et la résistance de nos jambes. Au pied de l’auberge de jeunesse nous avions trouvé ce qu’il nous fallait : sentier et panneaux vers un château en ruine.

L’intérêt touristique principal de Bingen est son emplacement géographique sur la rive gauche, à l’extérieur d’une courbe, à l’entrée du Rhin romantique. Là au niveau du confluent avec la rivière Nahe, commencent les gorges aux coteaux couverts de vignobles et habitées par des châteaux en pierre rouge. Les bateaux de croisière s’y pressent (enfin, s’y pressaient) entre les péniches de fret (c’est fou le trafic commercial sur ce fleuve).

Un rocher célèbre défend la rive opposée bien plus en aval : celui de la Loreley. J’entends encore la voix de M. V. mon professeur d’allemand de 6ème nous raconter la légende. La belle demoiselle coiffait sa chevelure (sans doute longue et blonde et ondulée) en haut de son promontoire (noir et vertical, lui je l’ai vu). Les marins non avertis périssaient dans un naufrage aux pieds de la sirène germaine. Effectivement, au niveau de cette falaise, le Rhin se fait plus étroit et tourne. Les courants doivent y être effroyables.

A part Hildegarde et ses plantes médicinales, Bingen est célèbre pour la Mäuseturm, la tour des souris, une tour de guet construite au XIVème siècle sur une île au milieu du fleuve, juste après des rapides. Elle servait au prélèvement des taxes pour circuler sur l’eau (déjà beaucoup de bateaux sur cette autoroute liquide). Aujourd’hui elle est blanche et retapée.  

Selon la légende, l’évêque de Mayence, impitoyable, avait refusé de partager ses greniers bien remplis avec les pauvres pendant une période de famine. Des souris ont surgi de toutes parts et ont poursuivi l’évêque qui s’échappait en bateau sur le Rhin. Elles l’ont dévoré alors qu’il se croyait en sécurité dans la tour.

Ce dimanche-là, nous avons aperçu la tour sur son île. Mais pas trouvé le château en ruine : nous avions bifurqué trop tôt au niveau d’une auberge sympathique et envahie d’estomacs affamés (les sentiers de randonnée sont fort courus ces temps-ci.) Détournés par la foule, nous avons persévéré dans notre égarement pour pique-niquer dans le calme.

Nous reviendrons c’est sûr. Il faudra qu’on le trouve ce château. Et puis, c’est vraiment une région attachante avec son cocktail fleuve-forêt-rivière-vignobles et bâtiments historiques hantés. D’ailleurs les contes des frères Grimm ne nous emmènent-ils pas souvent sur un sentier dans la forêt ?

Mais je crois que la prochaine fois, il nous faudra repérer un glacier ouvert le dimanche, pour motiver les troupes. Au café de l’abbaye d’Hildegarde, il n’y avait que des sandwiches et des soupes.

Une violette dans le béton

J’aime les surprises minuscules, pas vous ?

Vous savez, les clins d’œil inattendus de la vie ? Complices et charmants. Comme la pensée qui a fleuri ce printemps, égarée sur notre terrasse au deuxième étage entre les dalles.* Le coquelicot aperçu entre route et trottoir, rouge et dansant dans une mer de bitume. Ou, sur le béton du chemin des poubelles, ces violettes têtues.

Chacun de ces événements minuscules est un cadeau emmailloté dans plusieurs couches de lumière.

Tout petit, c’est une chance de l’avoir repéré. Il est littéralement inespéré puisque même si je guette ces mystères malicieux toute la journée, je ne cherche rien, faute de savoir quoi chercher. Il est aussi inutile : le trésor repose tout entier dans son existence pure, souvent éphémère. Cet émerveillement m’offre pendant quelques minutes la chance de sortir du sillon de mon quotidien et de moi-même.

Il est à peine 9h30 et déjà ce matin est riche de trois petits miracles aléatoires. De ceux qui laissent entrevoir le doigt d’un ange gardien malicieux.

Ma benjamine avait école ce matin. Mon mari l’a accompagnée à vélo sur une partie du trajet et en a profité pour faire des courses au supermarché voisin (ça dévore les ados, de vrais criquets comme disait ma cousine). En arrivant à la maison il s’est rendu compte qu’il avait perdu son trousseau de clefs.

Aïe !

Vous ne le savez pas, mais lorsque mon cher et tendre perd quelque chose plus rien n’existe jusqu’à ce qu’il l’ait retrouvé. La journée s’annonçait donc longue lorsqu’après avoir rebroussé chemin en quête des clefs il est revenu bredouille. Vite, j’ai composé une petite annonce à scotcher sur un réverbère. Et j’ai même fini par trouver un rouleau de Scotch (pardon, Tesafilm, du nom de la marque allemande).

Nous sommes donc repartis tous les deux à pied pour le supermarché en scrutant le goudron, les trottoirs et les herbes folles. Nous étions assez confiants : les Allemands sont honnêtes, aiment rendre les objets à leur propriétaire et ranger les trucs qui trainent. Mais son premier passage en vain nous intriguait.

Et c’est là que j’ai reçu le premier clin d’œil d’espoir de la journée.

Devant la caserne, un goudron noir et épais avait éclaté sous l’insistance obstinée des rejets de peupliers. Des pousses de dix centimètres en touffe serrée ça dégage une force incroyable ! Pourtant le grand peuplier de la haie avait été tronçonné l’an dernier – sans raison apparente, vu de la rue. J’en avais été attristée, car je le croisais tous les jours cet arbre.  Dans mes moments sombres lors des premiers mois ici en Allemagne, je m’accrochais à son élan vertical et mobile, au rythme de ses feuilles vertes puis jaunes d’or, de ses bourgeons bruns et collants. Elles me donnaient le sens du temps qui passe et l’espoir de sentir s’apaiser mon combat d’adaptation. En outre j’aime beaucoup le parfum des peupliers, qui me rappelle la cour de mon école primaire et les bords de rivière. Et le clapotis de leurs feuilles dans le vent. Donc ce matin quand j’ai vu que toute l’énergie de la sève printanière d’un arbre sacrifié avait fait éclater le goudron, comment dire… ? Hé hé ! Bien fait ! … Et puis si une tige naissante trouve sa voie dans un environnement borné, tous les espoirs sont permis.

Nous n’avions toujours pas trouvé les clefs. Même près des arceaux à vélo. Mon mari est donc retourné demander à la caisse du supermarché, et à toutes fins utiles, à la boulangerie d’à côté, même s’il n’y avait pas mis les pieds ce matin. Bingo ! Elles y étaient ! Gros gros soupir de soulagement ! La journée allait pouvoir se reprendre son cours.

Sur le chemin du retour, juste avant les peupliers-ninja nous avons tendu l’oreille. Des chants d’oisillons – d’habitude signes d’un nid – semblaient se déplacer… Nous les avons observés quelques minutes, le temps d’apercevoir une famille mésange. Les bébés étaient en fait des ados avec leurs parents en plein petit déjeuner dans l’épicéa . Je n’avais jamais vu de scène d’apprentissage chez les oiseaux.

Enfin, de retour – soulagés – à la maison, je consulte mon téléphone. J’y trouve un message de ma ‘’copine-deux mètres’’. « Salut Estelle, ce matin je suis allée faire des courses et j’ai trouvé des clefs. J’ai aperçu ton mari à vélo. Est-ce lui qui les as perdues ? » Eh oui c’était mon amie qui avait pris soin de les ramasser et de les donner à la boulangerie. Coïncidence incroyable non ?

Merci ange gardien !

Ça me rappelle deux anecdotes énigmatiques.

La première a eu lieu voilà six ou sept ans. Un ami m’avait recommandé un livre, un classique du yoga intitulé Le yoga sans postures. Il m’avait précisé que lui avait l’ancienne édition de poche, mais qu’il avait été réédité.

Un matin, j’allais écrire au saut du lit, mais c’était plutôt assise dans le lit, avec une tablette, je me suis commandée ledit livre en ligne. J’avais trouvé l’ancienne édition d’occasion. Il n’était pas encore 7 heures. En sortant de chez moi vers 8h30, j’ai ouvert machinalement la boite aux lettres. Là, se trouvait un paquet plat dans une enveloppe kraft sans timbre et avec mon nom écrit au stylo. J’ai déchiré le papier : c’était le livre que je venais de commander !

Il faut savoir que les boites aux lettres de l’immeuble n’étaient pas accessibles pour le dépôt du coté de l’entrée. Même si le vendeur s’était glissé dans le hall à la faveur d’une sortie, il n’aurait pas trouvé de fente dans laquelle y glisser son paquet. Comment était-il entré dans le local adjacent dont seul le facteur avait la clef ? Quelle était la probabilité que le vendeur de ce livre d’occasion ait habité ma ville voire même mon quartier ? Que de mystère… Un mystère bienveillant mais un peu effrayant aussi.

Autre temps, celui des études à Lyon. Je m’étais échappée le week-end de Pâques retrouver ma famille en Provence, autour du traditionnel pique-nique dans la garrigue de Frigolet. En fin d’après-midi le lundi, j’ai repris le train à Avignon pour Lyon. Inutile de dire qu’il était bondé, comme au retour de tout long week-end, qui plus est de beau temps. Je me suis calée dans l’entrée d’une voiture entre d’autres étudiants entassés et des bagages. J’ai sorti mon bouquin – le Parfum de Süskind – et j’ai attendu Lyon dans la chaleur et les hoquets du train.

Trois mois plus tard, j’ai retrouvé mon amie d’enfance allemande dans les Cyclades pour des vacances de bleu, de soleil et de pastèque. Nous campions sur les plages, sur des poussières d’îles encore peu courues. Sur la place d’un village, un matin, devant le kiosque où nous achetions des graines de tournesol salées, nous avons rencontré deux jeunes Français en sac à dos. L’un d’eux m’a dit : « Je te reconnais, je t’ai vue dans le train entre Avignon et Lyon le lundi de Pâques. Tu lisais le Parfum. »

Retour au présent.

Là, à l’instant, une graine de peuplier légère et duveteuse comme un flocon s’est invitée par la fenêtre entr’ouverte et flotte au-dessus de mon clavier. Je repense à la jeune fille que j’ai observée la semaine dernière, au bord du ruisseau sous les grands arbres. Le vent détachait des graines par milliers et elles tourbillonnaient dans le ciel. La demoiselle attendait son chien qui batifolait, et moi mon amie, en admirant les iris d’eau.

Elle levait la tête et dansait presque en tentant d’attraper ces graines-plumes, comme on le fait avec des flocons de neige.

(Et de quatre !)

* Dans les années 90, à l’époque où les tailleurs se faisaient encore, j’avais déjà croisé une pensée dans les dalles de béton, perdue entre des tours d’acier et de verre. C’était à la Défense lors de mon premier voyage professionnel de jeune embauchée. Je l’avais regardée avec compassion et lui avais quémandé tout le soutien possible. Je me sentais comme elle. En terrain stérile.

Pieds-nus dans les cailloux

Les randonnées en montagne me manquent. Alors venez, je vous y emmène à ma façon.

Fermez les yeux. Imaginez.

Vous partez en randonnée en montagne, dans un paysage de printemps tardif. Forêts odorantes et fraîches, prairies étoilées, soleil téméraire et petit vent frisquet. Tout en haut vous apercevez le col entre les falaises. Le but de votre promenade où vous serez récompensé par un panorama sur tout le plateau au-dessus duquel vous vous élevez, et sur la vallée, 1000 m plus bas.

Vous avec quitté votre intérieur douillet au lever du soleil. Vous avez-rendez-vous avec vos compagnons du jour au bout de la piste de terre là où démarre un sentier oblique dans le sous-bois.

Vous y voilà. Le groupe s’organise, fait ses lacets et sangle son sac à dos. Tout le monde est bien équipé avec l’intégrale du matériel Décathlon – arc en ciel des collections de toutes les années passées.

On a dû mal vous orienter sur le but de la journée. Vous êtes en maillot de bain. Sans lunettes ni chapeau, ni crème solaire. Avec un sac à dos chargé d’eau et de nourriture pour 4 au moins. Et avec sur les oreilles des écouteurs qui diffusent d’un côté du hard rock, de l’autre des histoires. Vous frissonnez. Un regard sur vos pieds : ils sont nus.

C’est parti pour la grimpette. Une rando de trois heures en boucle, avec au milieu un col là-haut dans les alpages. Une balade plutôt facile pour se mettre en jambes en début de la saison. Tout le monde avance d’un bon pas et admire le paysage. Ça papote. Ça souffle un peu quand ça monte, ça boit une gorgée d’eau, grignote des noix ou un pruneau, et ça repart.

Vous tâchez de suivre. C’est un bon sentier de sous-bois, enfin bon, quand on porte des chaussures de randonnée montantes. Les cailloux et les aiguilles d’épicéa écorchent vos pieds. Vous vous tordez les chevilles. Vous tâchez d’éviter les pierres coupantes, les bêtes piquantes, les orties urticantes et les ronces.

Au sortir de la forêt vous avez les pieds en sang et la cheville gauche enflée. Vous continuez de marcher. Deux femmes du groupe, des habituées, des nanas du coin, la quarantaine sportive, vous racontent leur dernière sortie en montagne, dans les névés.

Préoccupé/e par votre corps dénudé et meurtri vous avez du mal à prendre part à leur conversation. Vous répondez machinalement. Pour être poli/e. Avec des monosyllabes. Qui les encourage à continuer, à raconter leur aventure qui n’en est pas une. Pas vraiment une quand on a des chaussures.

Sur les alpages le soleil tape dru. Votre peau rougit et brûle. La poussière s’immisce dans tous vos plis, vous irrite. Ça commence à vous gratter de partout. Vous avez beau les plisser, vos yeux sont éblouis, ils piquent et coulent. Dans vos oreilles le bruit continu vous envahit, ses vibrations se transmettent jusqu’au bout de vos doigts, de vos orteils écorchés. Vous tentez de changer de bande, les cris d’effroi d’un conte d’épouvante vous transpercent.

Le groupe profite d’un replat au bord des rochers pour se retourner, s’asseoir. Apprécier le chemin parcouru et la vue sur le plateau, le village repu dans un lambeau de brouillard.

Vous avez mal partout et voudriez aussi vous poser. Vous repérez une grosse pierre accueillante et vous y approchez votre postérieur. Hélas, la protection du maillot de bain n’en est pas une. Au toucher, cette pierre est glacée et ses sillons acérés. Vous vous relevez d’un coup, pour vous trouver nez-à-nez avec un gros monsieur qui vous raconte ses sorties d’alpinisme. Mouais.

Vous vous rendez compte que vous n’avez pas entendu le début de son épopée. Mais ça ne vous intéresse pas. C’est tellement incohérent avec l’image qu’il dégage que vous n’arrivez pas à accrocher. Et vous avez mal à la cheville et aux oreilles. Et aux yeux. Pas aux doigts, tiens, aux doigts pas encore.

C’est reparti pour les derniers dénivelés. Une flaque de neige crisse sous les semelles crantées, les pointes métalliques des bâtons de marche. Brûle la plante de vos pieds lacérés. Mmm en même temps cette fraîcheur fait du bien. La clique avance. Vous marchez avec eux. Parfois même vous les devancez sur ce sentier étroit. Vos pieds nus se dépêchent pour vous offrir quelques mètres d’avance, quelques secondes de paix palpitante dans cette combe protégée. Vous guettez de tous vos sens fatigués pour saisir la chance de surprendre un museau de marmotte. Une anémone ébouriffée au sortir de son bouton. Et vous les apercevez.

Le groupe vous double, la discussion est animée, le col s’approche et la faim se fait sentir.

Alors vous saluez discrètement la marmotte et l’anémone, vous les remerciez. Vous vous éloignez du sentier parce que l’herbe douce apaise la plante de vos pieds. Vos pas y sont plus rapides, élastiques, souples.

Vous continuez dans la combe sur les traces de votre curiosité (c’est quoi ces tâches colorées là-bas ?) là où la mousse d’alpage est si douce sous des restes de rosée.

Le groupe enchaine les derniers lacets juste en dessous du col. Ceux que la fatigue et l’impatience rendent ingrats. Le sentier lézarde entre blocs et terre tassée, traverse des pierriers. Les têtes se courbent, les pas raccourcissent. Le souffle aussi.

Votre trajectoire herbeuse vous a permis d’éviter les éboulis et de rejoindre le col dans une ample courbe. Ça y est ! Vous découvrez l’autre côté. La plaine, ses champs, ses autoroutes, toutes ses cicatrices humaines, et au loin des sommets plus hauts, enneigés.

Encore quelques pas horizontaux pour rejoindre le groupe dans le creux douillet du col, celui où vous mangerez. Vous allez pouvoir partager toutes les victuailles et l’eau transportées dans le sac à dos dont les sangles vous ont entaillé les épaules et les reins.

Vous pouvez vous assoir. L’herbe est froide mais confortable. Ça gratte un peu les cuisses. Le sac fait un dossier correct.

Mais vous avez aussi le droit de vous allonger, de quitter les écouteurs. De fermer les yeux. De profiter du vent et du soleil sur votre peau avant d’emprunter un pull pour vous emmitoufler.

Pour la descente, je vous laisse le choix.

Soit, vous redescendez comme vous êtes montés. Ce sera dur mais vous découvrirez peut-être une biche au détour d’un virage, un serpent enroulé ou une chenille hâtive, ou la promesse de myrtilles. Et malgré tout le ‘bruit’ de votre corps meurtri et agressé vous pourrez même peut-être parler cœur à cœur avec la personne que vous avez repérée là-bas, en short et en tongs. Elle a souri tout à l’heure.

Soit, vous mettez des vrais habits et des chaussures (Décathlon été 2014 – cassées, garanties anti-ampoules). Vous irez vite et vous n’aurez pas mal. Vous pourrez papoter avec le groupe. Vous ne verrez sans doute pas grand-chose. Et ne rencontrerez peut-être personne. Vous oublierez votre cœur en haut avec la chenille hirsute. Faites lui confiance, elle en prendra soin.

(Ce petit rêve était une façon de vous faire entrevoir, si c’est possible, la vie dans la peau de quelqu’un d’hypersensible).