En chemin avec Hildegarde de Bingen

Un peu de tourisme et d’histoire (s) en chaussures de rando, à l’entrée des gorges du Rhin classées au patrimoine mondial de l’Unesco.

Guten Tag !

Une sœur en habit nous accueille dans la librairie – boutique. Elle nous sourit probablement derrière son masque. Nous attrapons une corbeille, puisqu’une affiche nous y invite. Comme dans la plupart des commerces aujourd’hui, leur quantité limitée sert au décompte du nombre maximum de visiteurs masqués. Nous feuilletons quelques livres, beaucoup sur la religion et la spiritualité, mais aussi des récits de pèlerinages et des guides sur l’utilisation des plantes et fleurs sauvages. Nous déchiffrons les étiquettes des bouteilles de vin et des sachets d’herbes pour tisanes. Tout est produit sur les pentes alentours. Je choisis un livre : Frauen, die lesen, sind gefährlich und klug (Les femmes qui lisent sont dangereuses et intelligentes) de Stefan Bollmann (hé, hé) ….et me dirige vers la caisse.

Donnez-moi la corbeille.

Je m’exécute.

Ça fera 10 euros. N’oubliez pas la corbeille et votre livre. Et reposez la corbeille à l’entrée. Danke, tchüss !

Ah la corbeille ! (Der Korb.)

Hier nous sommes allés – hélas – dans une zone commerciale où c’était le ballet du caddie. Un enfant a-t-il besoin de son propre caddie ? Non pas chez Décathlon ni chez DM. Mais chez Tchibo oui. Sous peine de se faire engueuler (oui, encore). Tous tripoter les mêmes objets, y’a rien de plus sûr pour se contaminer les uns les autres.

Mais aujourd’hui nulle ambiguïté du décompte, nos filles ont renoncé à la boutique. Elles se sont évadées après la visite rapide du bâtiment imposée par leurs parents et se prélassent sur un banc avec vue.

Nous sommes à l’abbaye Sainte-Hildegarde sur la rive droite du Rhin à une quarantaine de kilomètres de Mainz (peut-on toujours utiliser le mot pour autre chose que le corona ? je ne sais plus). Le bâtiment au milieu des vignobles, sur les contreforts du fleuve, a été retapé au début du XXème siècle. Mais l’abbaye a été fondée par Hildegarde de Bingen, au XIIème siècle.

Avant d’être canonisée par l’Eglise catholique, Sainte Hildegarde était une religieuse bénédictine médiévale. Erudite touche à tout, elle a composé de la musique, écrit des ouvrages de médecine populaire basée sur ses études de plantes et de minéraux. En Allemagne, elle est considérée comme la première naturaliste.

Un chemin de pèlerinage (140 km) parcourt les collines entre son lieu de naissance présumé et son abbaye. Dans le coin, le tracé se superpose avec celui de Saint-Jacques de Compostelle (30 chemins sont répertoriés en Allemagne). Si l’on en croit le panneau, le Finisterre s’atteindra après 2475 km.

L’abbaye est située au cœur d’une région viticole réputée (la Rheingau) et sur le Rhin romantique, à la porte d’entrée de la Vallée du Haut-Rhin Moyen (quel nom compliqué ! c’est mieux en allemand : Obere Mittelrheintal ), site classé au patrimoine mondial de l’Unesco.

C’est un coin qui nous plait beaucoup, plein de légendes et d’histoire (s).

Déjà dimanche dernier nous étions venus par ici. Nous avions souhaité pousser les frontières de notre exploration au-delà de notre quartier. Même si dans notre Land le confinement n’avait pas été aussi sévère qu’en France, depuis deux mois nous nous étions contraints à une retraite prudente. Nos seules balades étaient autour de chez nous, avec départ à pied directement. Nous ne nous étions autorisé que deux excursions le long du Rhin, tout près de Mainz, histoire de longer de l’eau vivante.

Les photos de randos envoyées par des copines m’avaient fait envie : j’avais cherché une balade dans le Binger Wald – la forêt de Bingen. La promenade repérée dans notre guide était trop longue. Nous comptions sur les indications in situ pour trouver un but accessible dans le temps imparti par la patience de nos filles et la résistance de nos jambes. Au pied de l’auberge de jeunesse nous avions trouvé ce qu’il nous fallait : sentier et panneaux vers un château en ruine.

L’intérêt touristique principal de Bingen est son emplacement géographique sur la rive gauche, à l’extérieur d’une courbe, à l’entrée du Rhin romantique. Là au niveau du confluent avec la rivière Nahe, commencent les gorges aux coteaux couverts de vignobles et habitées par des châteaux en pierre rouge. Les bateaux de croisière s’y pressent (enfin, s’y pressaient) entre les péniches de fret (c’est fou le trafic commercial sur ce fleuve).

Un rocher célèbre défend la rive opposée bien plus en aval : celui de la Loreley. J’entends encore la voix de M. V. mon professeur d’allemand de 6ème nous raconter la légende. La belle demoiselle coiffait sa chevelure (sans doute longue et blonde et ondulée) en haut de son promontoire (noir et vertical, lui je l’ai vu). Les marins non avertis périssaient dans un naufrage aux pieds de la sirène germaine. Effectivement, au niveau de cette falaise, le Rhin se fait plus étroit et tourne. Les courants doivent y être effroyables.

A part Hildegarde et ses plantes médicinales, Bingen est célèbre pour la Mäuseturm, la tour des souris, une tour de guet construite au XIVème siècle sur une île au milieu du fleuve, juste après des rapides. Elle servait au prélèvement des taxes pour circuler sur l’eau (déjà beaucoup de bateaux sur cette autoroute liquide). Aujourd’hui elle est blanche et retapée.  

Selon la légende, l’évêque de Mayence, impitoyable, avait refusé de partager ses greniers bien remplis avec les pauvres pendant une période de famine. Des souris ont surgi de toutes parts et ont poursuivi l’évêque qui s’échappait en bateau sur le Rhin. Elles l’ont dévoré alors qu’il se croyait en sécurité dans la tour.

Ce dimanche-là, nous avons aperçu la tour sur son île. Mais pas trouvé le château en ruine : nous avions bifurqué trop tôt au niveau d’une auberge sympathique et envahie d’estomacs affamés (les sentiers de randonnée sont fort courus ces temps-ci.) Détournés par la foule, nous avons persévéré dans notre égarement pour pique-niquer dans le calme.

Nous reviendrons c’est sûr. Il faudra qu’on le trouve ce château. Et puis, c’est vraiment une région attachante avec son cocktail fleuve-forêt-rivière-vignobles et bâtiments historiques hantés. D’ailleurs les contes des frères Grimm ne nous emmènent-ils pas souvent sur un sentier dans la forêt ?

Mais je crois que la prochaine fois, il nous faudra repérer un glacier ouvert le dimanche, pour motiver les troupes. Au café de l’abbaye d’Hildegarde, il n’y avait que des sandwiches et des soupes.

Bleu Chagall

Ce matin, l’hiver a pris ses quartiers de printemps. Alors je profite d’être descendue en ville pour m’offrir une promenade sur la colline. Ça monte le long de la Gaustrasse. Le centre-ville de Mainz niché au bord du Rhin est plutôt plat. Mais il est entouré de quartiers légèrement vallonnés et là je me rends à son (modeste) point culminant, la colline sur laquelle a été construite voilà 1000 ans, l’église Sankt-Stephan (Saint-Etienne).

Le tram sinue au milieu de la rue. Nous sommes un matin de semaine. Le quartier s’éveille doucement. Peu de voitures. Encore moins de piétons. Il y a encore quelques années, ce coin n’était parait-il guère avenant et peu couru. Aujourd’hui la rue est bordée de commerces attrayants. A droite, la vitrine d’une petite librairie donne envie de pousser la porte. Je m‘arrête quelques instants pour regarder les titres. Une boutique pour enfants d’articles (utiles et colorés) faits main, des restaus de différents coins du monde (Japon, Ethiopie…), des coiffeurs (voir article : Au cheveu près), des cafés branchés, un magasin de déco trendy qui propose quelques plantes sur le trottoir. J’hésite à entrer. Non, un autre jour. Mon souffle s’accélère légèrement. Je m’enfonce à gauche dans une petite rue. Elle débouche au pied d’un mur en pierres sombres, en contrebas d’une place triangulaire plantée de vieux tilleuls.

La rue monte et longe le mur qui s’abaisse dans un jeu de ciseaux. Quelques larges marches (un pas d’âne ?) emmènent sur la placette. L’entrée de l’église est juste là. Elle s’ouvre dans un mur latéral, entre les troncs tout en branches noires. De la route elle semble presque timide, par rapport à la taille du bâtiment. En s’approchant, elle se fait métallique, cuivrée et prend de l’assurance. Elle devient imposante et force à lever la tête. A sa droite, les horaires des visites autorisées canalisent les curieux. Ils se pressent souvent dans le coin : cette église, pourtant quelque peu excentrée est un point clef du parcours touristique de Mainz. Elle abrite en effet des vitraux de Marc Chagall.

A la demande du curé de la cathédrale de Mainz, l’artiste, âgé alors de plus de 90 ans a réalisé lui-même huit vitraux à la fin des années 1970. Un symbole de l’amitié franco-allemande, de l’attachement judéo-chrétien et de l’entente entre les peuples.

Je pousse le battant droit de la porte. Il résiste, je dois me pencher un peu pour utiliser mon poids. La poignée en métal, en forme de poisson, luit d’avoir accueilli tant de mains. Je franchis le seuil. La porte se referme lourdement.

D’un coup je me retrouve au fond de l’océan. Les longs vitraux bleus inondent d’une lumière sous-marine la pénombre de l’église. Le soleil outremer joue sur les piliers sombres et les murs blancs, dans un kaléidoscope de reflets mouvants. L’oeil est attiré par les couleurs intenses des vitraux dans le chœur. Elles chantent l’espoir, la joie de vivre, la gaieté. Des personnages en mouvement flottent dans un ciel lapis lazuli, et content des histoires de la Bible : le paradis, la Création… Le regard espiègle de Marc Chagall séduit, sa poésie pétille.

Les vitraux latéraux abstraits, sobres, évoquent des forêts d’algues sous-marines. Créés par un maître verrier ami de Chagall, Charles Marq, ils complètent et mettent en valeur les œuvres du chœur. Leur camaïeu de bleus vaporeux guide mes pas vers les vitraux centraux. Le nez en l’air, la bouche et les yeux grands ouverts, je marche au fond de la mer et regarde onduler les laminaires laiteuses. Le grand bleu sans se mouiller.

Je m’assieds un instant et hume le calme solennel. Il irradie, visible, palpable. Une lame de plancher craque sous un pas. Le son résonne fort, longtemps et emplit tout le volume de l’église. Il amplifie l’impression d’habiter un instant un monde autre.

Je m’approche d’une table où sont proposées des cartes postales, des dépliants. Tout y bleu, bleu Chagall. Voilà plusieurs fois que j’entre ici, sans avoir jamais pris le temps de me documenter. J’achète un petit guide (en français) pour répondre à mes questions. Le monsieur qui me le glisse dans une pochette en papier me demande si j’ai vu le cloitre. Euh non, pas aujourd’hui. Et je ne me souviens pas de son accès.  Là en face : poussez les portes, et la lumière sera.

Je m’exécute. Je passe une porte de verre, puis celle en bois, très lourde elle aussi. Et je suis éblouie. Le soleil de janvier est tout entier concentré dans ce jardin de poche, au milieu d’un cloitre. Un puits antique, de l’herbe, quelques rosiers nus. Je lis dans mon guide qu’il s’agit du ‘’plus beau cloitre de la Rhénanie-Palatinat, joyau par excellence du gothique tardif à Mayence’’ (j’ai bien fait de l’acheter en français). Je longe lentement le carré de l’allée couverte, toute en voûtes et croisées d’ogives ocres et blanches. Les plafonds sont émaillés d’armoiries et de symboles dorés et colorés. Là encore la lumière tient le rôle principal au milieu de ce décor de pierres. Les ombres des piliers, des porches sculptés jouent à cache-cache, répondent aux ouvertures où la lumière méridionale entre à flots.

J’ai l’impression d’avoir découvert un refuge, petit concentré replié de paix et de beauté. Comme le jardin du musée des Beaux-Arts à Lyon où j’allais parfois manger un sandwich sur un banc en regardant les oiseaux picorer.

Je quitte le cloitre à regret. A peine la double porte passée, le contraste me saisit à nouveau entre la lumière solaire extérieure et la pénombre liquide mystérieuse, les rayons outremer de l’intérieur du vaisseau de pierre.

Je m’assoie un petit moment sur un banc pour boire la beauté de la lumière de Monsieur Chagall. Je repense à ce film documentaire sur sa vie vu dans le musée de Nice. La Côte qui n’avait d’azur que le nom dégoulinait de toutes parts. C’était la mousson de printemps. Nous avions échoué en ville pour une parenthèse-plaisir d’art. Assis dans un amphithéâtre, nous avions découvert Marc Chagall en noir et blanc comme nous ne l’avions encore jamais vu : vivant. Avec son regard espiègle, son rire, son intelligence malicieuse.

C’est le moment de retrouver mon quotidien. A droite de la porte en sortant, un coquillage : les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle peuvent ici recevoir un tampon dans leur carnet. Je fais encore quelques pas sur la petite place Sankt Stephan, et jette un coup d’œil plongeant sur les premiers toits de la vieille vielle (Altstadt).

Monsieur Chagall a capturé la lumière du ciel. Prévoir de se ménager un sas avant de redescendre sur terre.