Rentrée scolaire, visions du monde et vélos trop électriques.
À madame C.
C’est la rentrée ! Enfin !
J’adore l’odeur des cahiers neufs et des crayons frais. Ceux qui me lisent le savent depuis longtemps. Oui, Mainzalors.com a quatre ans maintenant. Merci d’avoir embarqué avec moi dans cette aventure. Merci pour votre fidélité.
Je vous offre un panneau indicateur vierge, pour aller où votre cœur vous porte. Prenez comme moi ce matin, un carnet (presque) neuf, une page bien propre, bien blanche, avec des lignes parallèles pour éviter de s’égarer dans sa propre écriture. Attrapez votre stylo préféré, pour moi un Bic bleu, fermez les yeux, inspirez profondément et épinglez sur la page à l’encre fidèle, ce qui coule du cœur aux doigts. Accueillez la spontanéité. Ouvrez les yeux. Alors, où partez-vous ? Vers un ailleurs géographique ou une destination intérieure ?
Pas si simple pourtant.
Où irais-je si j’avais le choix ? À Lille avec mon amie d’adolescence allemande (yes, escapade organisée depuis hier soir) ? Avec mon mari à Paris (oh oui, calé à l’instant)… Ces réservations urgentes de projets encore flous hier matin signent un besoin d’évasion. Trois mois de vacances pour les enfants, ce sont pour la mère autant de mois de soumission aux désirs d’autrui.
Bientôt, je m’offrirai la retraite dont je rêve depuis longtemps, dans l’épaisseur de silences vieux comme les siècles d’une abbaye. Seule, avec des arbres et des montagnes à ma fenêtre, mon cahier et mon stylo, un cahier de dessin que je n’ouvrirai sans doute pas. Sauf en cas d’urgence, si mes pensées m’envahissent trop. Il n’est pas simple de se retrouver ailleurs pour écrire. Parfois, l’angoisse monte et il me faut sortir. Une retraite pour rentrer en moi-même à un bureau ou en balade. Une parenthèse rythmée par le hululement de la chouette et le vent dans les feuilles pour fuir les moteurs, les outils électroniques, les impératifs du quotidien, la bêtise du monde.
Approchez. Je voudrais vous remercier pour vos gentils messages à l’occasion de la publication de mon dernier article. Ils m’ont touchée.
Cette publication, peut-être symbole d’un deuil qui s’accepte, transformation d’une épreuve en un partage pour aider quelqu’une, m’a blessée en profondeur comme la joie d’un accouchement. Il m’a fallu une semaine pour m’en remettre. Sept jours de convalescence, le cœur au bord des lèvres, les yeux incontinents, la vibration intense à la moindre émotion, mot gentil, griffure, rayon de soleil sur un épilobe, amour à dire.
Reconnaissance infinie.
Gratitude d’être en vie dans un monde où l’on peut guérir de l’horreur et la seconde d’après, désespoir absolu lorsque la bêtise et la méchanceté de mes congénères me cognent. Encore une fois. Consolation d’un coup de beauté. Cycle éternel de mes heures. Intensifié – si c’était possible – par les émotions puissantes réveillées par ce texte.
Merci donc pour vos attentions.
Elles me rappellent que chacun vient à la lecture avec son âme, son cœur, son vécu. Comme dans chaque expérience en fait.
Chaque rencontre écrite ou vivante est une auberge espagnole. J’écris sur l’intime, émotions et sentiments, j’essaie d’épouser au plus près mon ressenti, les âmes résonnent diversement.
J’entremêle souvent plusieurs sujets dans un texte et j’ai été surprise au début de découvrir comment des anecdotes retenaient l’attention de certains et restaient oubliées par d’autres, focalisés sur une idée différente. Chacun voit le monde avec ses lunettes.
Les faits bruts n’existent pas. Les univers se superposent. Chacun habite le sien, comme chaque espèce animale ou végétale. Les couleurs, les sons, les lumières diffèrent selon les sens disponibles pour les capter. Les humains au patrimoine neurologique que l’on suppose commun vibrent à différentes longueurs d’onde. Ils se ressemblent aussi peu qu’une chauve-souris et un lichen, un poisson et une marguerite. Mais leurs aspects extérieurs cousins trompent. Pas étonnant que les échanges déroutent.
Chaque monde est plus ou moins accessible, lisible.
La tête levée pour contempler les étoiles, j’ai mal au cou. Le ciel d’une nuit d’été, inconnu, majestueux, m’intimide. Arbres et plantes sont de vieux amis, même si j’oublie certains noms, et je les guette dans chaque coin végétal. Comment un analphabète de la flore vit-il une balade dans la campagne ? Comme je contemple le ciel d’été. Comme un enfant de trois ans feuillette un livre. Quelle magie est retenue dans les signes célestes qui m’échappent ? J’ai besoin d’un guide.
Pour les émotions c’est pareil. Souk de sens, chaos de ressentis. J’ai navigué dans la vie emportée sur le grand huit de mes émotions, sans savoir les repérer et encore moins les repérer. Sans les avoir jamais apprivoisées. Voilà une compétence qu’il serait utile d’apprendre à l’école.
Ah l’école !
Hier c’était la rentrée de ma grande (pour deux heures) pendant que ma benjamine se remettait de la sienne à la maison (deux heures la veille). Il ne faudrait pas brusquer ces pauvres gosses, eux qui se sont plaints de ne pas croiser d’amis pendant trois mois. Oui, trois mois. En seconde, ben, c’était déjà ainsi de mon temps. En cinquième, même sans l’aval officiel de l’emploi du temps, cela a pourtant été le cas.
Les vacances sont finies. Enfin.
Quand on me demande comment elles se sont passées, j’ai un temps d’hésitation. Oui, nous sommes partis. Mais des vacances ? Non. Du repos ? Non. Aucun. Le repos c’est quand je peux vivre au rythme de mes envies. En présence de mes enfants, je n’y arrive pas. Même depuis qu’ils sont grands. Pressée par l’expression impérative de leurs exigences (contradictoires souvent), je perds le fil de mes désirs. Comment se ressourcer dans ce brouhaha ?
Dimanche soir, j’ai entendu depuis la cuisine (à trois pas de la table à manger) ma fille qui remerciait son Daddy. « C’est gentil d’avoir fait les courses et la cuisine aujourd’hui, ça a bien aidé maman. » Maman qui a passé la journée sur son ordinateur à travailler sur une mission. Il a de la chance ce Daddy, vous ne trouvez pas ? On apprécie ses efforts. Quand pendant les « pauses » à l’écart du bureau, maman a fait tourner et étendu, cinq machines de linge, quand maman assure l’intendance 80 % du temps, c’est perçu comme normal. La soumission féminine se transmet-elle à mon insu et contre mon gré ?
C’est la rentrée et aujourd’hui l’enterrement de ma maîtresse chérie, celle qui a illuminé mes deux ans de cours élémentaire. J’ai reçu le texto endeuillé dans le métro. J’ai glissé mes lunettes de soleil depuis le sommet de ma tête devant mon regard mouillé.
Elle ne verra pas la grille de son ancienne école, mon ancienne école, restée close lundi. Des élus ont décidé de la fermer définitivement. Je repense à la chanson de Gauvain Sers, Les oubliés, tellement vraie. Le parfum des feuilles de platanes ne consolera plus aucun enfant aux genoux écorchés à la récré.
Pendant ce temps, les écoliers s’entassent dans des classes surchargées. Pendant ce temps, le métier d’enseignant ne fait plus rêver grand monde, les jeunes adultes ne savent plus ni écrire ni compter. (C’est véridique, dans une autre vie, j’ai accueilli des stagiaires en bac+5 qui émaillaient leurs textes de majuscules perçues comme décoratives, d’orthographes approximatives et qui confiaient à Excel un calcul qu’ils auraient pu faire sur leurs doigts.)
Bande de décideurs idiots. Ceux qui affirment aussi que si les élèves n’y arrivent pas, c’est que c’est trop difficile. Le moindre gamin de CM1 en Allemagne en sait plus que bien des collégiens français. Mes filles l’ont constaté et nous aussi. Qui serait encore capable de réussir le certificat d’études ? L’exigence n’est pas un gros mot. L’effort non plus.
Ah l’effort… Une valeur passée de mode, emportée avec le gluten.
Avant la motorisation et l’automatisation de chaque geste, pour retrouver solitude et paix, il suffisait de marcher. Un peu plus loin, un peu plus longtemps. Prendre le sentier le moins emprunté (The road less travelled by chère au poète Robert Frost) ou un plus couru mais à un moment insolite. Contre-temps. Contre-lieu. La recette de la sérénité était simple.
C’est désormais impossible.
L’idiot, qui souffre d’une allergie à l’effort, se propulse dans les moindres recoins à coup de rien du tout sur des deux-roues motorisés. Avant, dans les chemins pentus, il fallait se méfier des VTT en descente. Aujourd’hui, aucun terrain n’est sûr. La bêtise nous arrive dessus en trombe et sans bruit. Et viole le droit d’autrui au calme.
Début août, lors d’une balade dominicale dans les Monts du Lyonnais, ma fille, Gaïa notre chienne, mon mari et moi suivions un chemin plat sur le parcours d’un aqueduc romain. J’ai appris à cette occasion qu’avant d’être des ponts impressionnants pour traverser une vallée, les aqueducs sont des canaux couverts. Par endroits, les briques romaines affleuraient. Équipée d’un petit panier de châtaignier, mon ado cueillait les premières mûres noires. Après une heure de marche, nous nous sommes assis sur un tronc couché à l’ombre pour pique-niquer.
C’est formidable non, on est dimanche, il fait beau, et il n’y a personne !
Incroyable.
Ça n’a pas duré. Des voix se sont approchées. Un groupe s’est arrêté juste à côté de nous. Ils discutaient, blaguaient. Trois se sont assis à deux mètres de notre déjeuner. L’un a proposé à ses comparses : « Je vais vous faire écouter ACDC ». Et il l’a fait. Ils ne nous ont pas dit bonjour. Je les ai comptés, ils étaient trente.
Crispation de tous mes muscles. J’ai senti ma fille tiquer, prête à fuir. Sidérés par tant d’égoïsme, nous n’avons pas bougé tout de suite. Nous nous attendions à une prise de conscience soudaine : oh, pardon, bon appétit, on vous laisse tranquilles. Au bout de dix très longues minutes, ils ont poursuivi le chemin. Avant de reprendre notre promenade, nous avons pris soin de mettre du temps entre eux et nous.
Quelques centaines de mètres plus loin, dans un virage, deux vélos nous sont arrivés dessus en disant « pardon » sur un ton excédé. Deux vélos électriques, qui arrivent donc à une vitesse inattendue et sans bruit. Il nous a fallu quelques secondes pour nous écarter, moi à droite, mon mari à gauche. Ma fille a dû attraper Gaïa alors sans laisse.
Le couple, la petite quarantaine, en tenue lycra, soufflait, luttait. Accrochés à leur guidon, ils résistaient, ne voulaient pas mettre pied à terre. Comme des cyclistes professionnels dans les derniers lacets du col de l’Izoard. Comme si leur qualification pour le Tour de France en dépendait. Oui c’était un virage avec des cailloux. Mais ne l’oublions pas, sur un sentier plat dont le début se situait à cinq kilomètres.
On est loin de la performance sportive. Pourtant ils s’obstinent tous les deux, soufflent, râlent. N’avancent pas assez vite à leur goût. Leur honneur en prend un coup, mais au moins ils ont des coupables à blâmer : nous. Le monsieur s’agace : « Mais enfin, on a dit pardon ! » Je ne peux m’empêcher de lui répondre : « Le sentier est à tout le monde ». Je pense très fort : gros con. Je ne le dis pas. Soyez fiers de moi.
La dame marmonne, toute concentrée sur guidon et pédales. Elle doit être bigrement importante cette sortie du dimanche. Sa monture vacille. Elle se laisse basculer dans l’herbe plutôt que de mettre pied à terre. Elle renfourche son vélo en toute hâte, tête baissée. En proférant des remontrances. Leur obstination violente et impolie me fait peur. Sans cesser de pédaler, au ralenti, il crache des reproches. Je ne les ai pas retenus. Mais ils me blessent. Je craque et je lance : « tout ça pour faire du vélo électrique en plus ! »
Ils sont déjà un peu loin. Je crains soudain que le type à l’orgueil blessé rebrousse chemin pour me mettre un coup de poing. L’égo ne supporte pas qu’un regard non ébloui par les paillettes du lycra mette à jour sa médiocrité.
Le gars ne revient pas, mais il met le coup de poing :
– Viens pédaler co**** sse !
Le bruit de leurs pneus sur la terre caillouteuse continue de s’éloigner.
L’affaire a duré une poignée de secondes. Mon mari est tendu. « Viens, il me dit, viens ce sont des cons, c’est rien ». Je lui désigne mon visage en larmes : « c’est rien ça tu crois ? » Je ne me suis jamais fait insulter de ma vie. Je suis en état de choc.
Nous retournons sur nos pas, le long du chemin que je m’efforçais de trouver charmant à l’aller (c’est une région que, pour une raison inexpliquée, je n’aime pas). Reniflements, pleurs. Inspirations profondes. Je tâche de laisser passer l’émotion, le (deuxième) viol de la tranquillité champêtre de mon dimanche. Des châtaigniers se courbent au-dessus de nous dans un parfum de genêt. Ils échouent à me protéger.
Un mal au ventre s’éveille. Je marche la main sur l’estomac. Il s’intensifie. Au bout d’un quart d’heure, je le verbalise. « J’ai envie de vomir ». Soudain sans crier gare, sans que j’aie le temps de glisser dans un buisson, mon ventre se contracte et tout ressort. Le saucisson et le melon, le pain à l’épeautre du marché et le fromage de chèvre, le carré de chocolat, la mûre et l’humiliation d’avoir été violentée.
Le T-shirt tâché, les jambes flageolantes, l’humeur en berne, je décide que je n’irai plus jamais dans ce coin de nature. J’éviterai soigneusement les parcours mixtes vélos et randonneurs. Je monterai le plus haut possible dans des lacets serrés, là où les moteurs ne vont pas encore. J’irai sous la pluie. Dans le froid. Le méchant craint les intempéries comme l’effort, planqué derrière un écran. Il se croit important parce qu’il est sur une monture qui avance pour lui. Il est moderne comme le chai latte.
Il n’a pas appris la frustration, l’échec, la persévérance. À la moindre difficulté, il sort une machine. Son téléphone lui sert à écrire, calculer et penser. Comme il n’existe pas de machine – encore – pour remplacer le cœur, l’idiot est amputé de son humanité. Il garde, hélas, un immense pouvoir de nuisance. Quand il sera grand, il fermera des écoles.
Je suis heureuse que celle qui sera pour toujours ma maîtresse ne voie pas ça.
Madame, j’ai toujours comme vous, sur le sommet du crâne, un creux, souvenir d’une piqûre de tique, et au majeur la boule où appuie mon stylo Bic.
Je voudrais vous l’écrire à la craie blanche sur un tableau noir : merci maîtresse.
P.-S. Pour me réconcilier avec l’humanité (de certains), j’ai regardé hier pendant ma pause le début de Dead Poets’ society. La scène où le professeur Keating / Robin Williams encourage Todd, élève timide, à exprimer devant la classe les trésors qu’il ignore avoir en lui m’émeut toujours autant.
P.-P.-S. Vous vous demandez ce qui est inscrit au fronton de bois ? C’est l’hymne ardéchois. Et oui, parfaitement.
L’Ardecho ! L’Ardecho ! Merveillous païs
S’as pas vis l’Ardecho
N’as jamaï rein vis.
(Chut, ne le dites à personne, là bas il existe encore des coins déserts).