Allez, quelques pas encore. J’aperçois le bout du chemin. Nous allons arriver au croisement.
Chère année 2019, nous allons bientôt nous séparer. Tu n’as pas toujours été tendre avec moi, je t’en ai même voulu de toutes mes forces. J’ai voulu te manger comme on mange aux dames, en sautant par-dessus, sans s’arrêter. Te doubler par l’intérieur du virage. Sans regarder en arrière, vers ces premiers mois en Allemagne qui m’ont grignotée de l’intérieur, poussée au bord du précipice, au bord de moi-même. Mon corps épuisé par ce remue-ménage (au sens propre) n’avait plus la force de se reposer. Et mon esprit ne savait plus vers quelle hypothétique fuite se tourner. Rentrer ? Partir dans un autre pays ? Rester ? Tout en étant consciente qu’il n’y a que le temps pour apprivoiser ce nouvel ailleurs, que l’on finit par s’habituer, et que l’impatience n’y fera rien.
Le temps prend longtemps. Il faut en perdre pour mieux se trouver et s’acclimater. Il a pris la majeure partie de tes jours, année 2019. Le temps de faire le tour d’un cycle, de répéter ces gestes nouveaux pour commencer à les transformer en habitudes. Abracadabra… Tes derniers mois ont été formidables de douceur et de partage avec nos nouveaux amis. Une belle récompense après tous ces tâtonnements sociaux que de saluer quelqu’un que l’on croise au marché, ou de devoir choisir entre plusieurs invitations chez des gens que l’on apprécie.
Continue ta route, lâche-moi la main je te rends ta liberté. Je tâche de te pardonner. Et de me pardonner à moi aussi, ces incertitudes et cette rébellion intime bien involontaire. Retenons les rencontres et les découvertes, les apprentissages et les fous rires familiaux. Nous avons fait nôtres les réflexes sociaux-culturels majeurs dans notre nouveau pays. Les filles sont trilingues même si bien sûr l’écrit allemand reste perfectible. L’école a cessé d’être un défi quotidien. Elles ont plein de copines. Nous savons qui éviter et qui inviter. Conquis par la façon allemande de se saluer (entre gens proches), nous donnons l’accolade sélective. C’est tellement plus sincère et sympa que le toucher de joues pour la bise incontournable.
Bienvenue année 2020. Je te serre donc dans les bras. Toi l’année qui donne envie de jouer avec les chiffres. Deux zéro deux zéro. Deux deux et deux zéros. Quatre au total. Zéro si on les soustrait. Equation de la nouvelle décennie. Un équilibre dans la rondeur, dans la répétition et la parité.
Tu te souviens quand on calculait l’âge qu’on aurait en l’an 2000 ? Aperçue dans la science-fiction lointaine du début de l’âge adulte, cette étape de l’existence dans l’arbitraire du temps qui passe s’est fondue dans les souvenirs. Quand elle était petite fille, ma mère calculait déjà en sautant à la corde avec ses copines quel âge elles auraient en l’an 2000. Ça aurait pu être 56 ans.
Tu te rappelles l’âge qu’on avait en l’an 2000 ? Je ne me souviens plus tout à fait de mon âge, mais tellement de la naissance de mon fils – qui aura 20 ans en l’an 2020. Et de celle de sa maman. Déjà une année toute en rondeur, celle de mon ventre.
Mes filles sont nées en 2007 et 2010. Pourquoi ne dit-on pas, en ce début de siècle comme en celui du dernier, ‘’mes filles sont nées en 7 et en 10’’ ? Il y a 100 ans, les années n’étaient repérées que par des dizaines et des unités. Ma grand-mère maternelle est née en neuf. Mon grand-père paternel en vingt et un. ‘’On est partis comme en quatorze’’. Cette façon de mentionner les dates s’est envolée avec les chapeaux des messieurs et les corsets des dames.
Nous allons donc changer d’année. La belle affaire. Ce symbolisme arbitraire n’est lié qu’au décompte choisi par l’Occident pour répartir la vie humaine sur les saisons cosmiques. Effort vain de maîtriser les gouttes du temps qui coulent entre les pages du calendrier. Voilà déjà plusieurs jours que la lumière quotidienne grandit. Le 31 décembre ne représente rien de spécial pour moi.
Je ne suis pas de celles ou de ceux qui prennent des résolutions au 1er janvier. Quel intérêt à ce symbolisme à part celui avoué de commencer un 1.1, et plus hypocrite, de retarder une décision que l’on sait importante mais qui nous coûte trop ? Si une action est importante pourquoi attendre ? Le premier pas vers la nouvelle habitude ne gagnerait-il pas à être fait dès aujourd’hui ? ‘’Demain’’, le ‘’1er janvier’’ débordent d’intentions, auxquelles on ne croit pas vraiment, et dont on espère tout bas qu’un miracle nous libèrera avant le moment venu pour nous de les accomplir.
La rentrée scolaire m’a toujours transmis l’énergie du renouveau pour un changement d’habitude. Son symbolisme s’ancre dans un pragmatisme bien réel. Je veux apprendre à chanter ? Tant mieux c’est le moment des inscriptions dans l’école de musique du quartier. Pour concrétiser cette envie, il ne me coûtera que le premier pas vers la classe de chant le jour des portes ouvertes. Cet impératif de date s’écroule d’ailleurs en Allemagne où – sous réserve de places disponibles – les inscriptions sont possibles toute l’année. Ma benjamine a rejoint un cours de gym fin novembre. Un cours d’essai, quelques papiers, pas de certificat médical. Ouf ! Il ne nous reste qu’à penser aux chaussons le jeudi.
Si je veux aujourd’hui m’autoriser enfin à exister, et cesser d’attendre que d’autres m’octroient cette hypothétique permission, pourquoi ne pas essayer de changer mes réflexes dès maintenant ? Défaire une par une les couches empilées pour me fondre dans la masse et faire ce que les autres attendent de moi. Petit à petit soulever les étiquettes collées par des regards pas toujours bienveillants pour retrouver le noyau de ma personnalité. Il ne demande qu’à pousser dès qu’il retrouvera la lumière du jour.
Donc exit la tentative de résolutions au premier janvier. C’est comme la soirée de la Saint-Sylvestre. Je n’ai jamais compris cet impératif de ‘’faire la fête’’ à une date précise, sans autre prétexte que l’arbitraire d’un décompte sur le papier. Aucun événement historique à commémorer. Pas d’anniversaire particulier. Le froid bloquera pour encore quelques semaines humides l’éclosion des premiers bourgeons.
Faute d’y trouver mon compte, j’ai arrêté depuis plusieurs années de céder à la pression collective de me coucher tard après une soirée grégaire et bruyante. Je suis d’un caractère introverti et mon idée d’une bonne soirée est plutôt de me protéger du bruit et d’éviter de compromettre par un coucher aux aurores ma journée du lendemain. Je préfère désormais accueillir le recueillement de la nuit et profiter des quelques heures de lumière que les nuages voudront bien me laisser le 1er janvier. Passer une bonne soirée entre amis ? Avec plaisir, mais quand l’envie et l’humeur m’en prennent. Et jusqu’à l’heure que je veux.
Mais les mois gris et sombres peuvent sembler bien longs. Les Allemands s’offrent un peu de lumière et de chaleur dans la nuit avec la tradition du Feuerzangenbowle (mot imprononçable composé de trois mots : feu, pince, punch aux fruits). En travers d’une marmite de Glühwein aux agrumes (vin genre sangria), maintenue au chaud sur une flamme, est posée une sorte de longue cuillère plate en métal. Elle accueille un pain de sucre (on se demandait à quoi servaient ces cônes à l’ancienne aperçus au rayon pâtisserie). Arrosé régulièrement de rhum et flambé, il fond dans le vin parfumé. Ça prend du temps, celui de discuter avec ses voisins, et de regarder filer les nuages devant la lune. Nous avons découvert cette tradition de la fin d’année chez des amis, dans le halo d’un feu de camp. Feuerzangenbowle il paraît que c’est aussi le titre d’un film des années 40, du genre classique que tout le monde connaît. Nous tâcherons de le regarder pour éclairer une longue soirée de janvier.
En définitive, se souhaiter une bonne année, n’est-ce pas, jolie tradition collective, se donner de l’élan pour traverser l’hiver, tricher avec la nature en inaugurant le renouveau dès le 1.1 ? Guten Rutsch ! comme disent les Allemands pour se souhaiter un bon changement d’année (littéralement : bonne glissade) .
Alors puisse le rideau de la nouvelle année se lever sur la douceur d’un pâle soleil derrière la silhouette mordorée des arbres nus. Que 2020 soit moins prévisible et convenue que son apparence sur le papier, mais fantaisiste comme son 29 février et rassurante comme son équilibre visuel. Pour qu’on puisse se dire a posteriori : ‘’N’aurait pas pu mieux faire, 2020 a donné tout ce qu’elle a pu’’.
Je vous souhaite 366 journées vingt sur vingt.