Lille sans l’eau

Retrouvailles franco-allemandes à Lille et visite du musée de la Piscine à Roubaix

Assise dans le TGV en attendant le départ de la gare de Lille Europe, je souris en écoutant mes voisins échanger entre eux. Ils sont partis ce matin de Bruxelles. J’adore entendre des accents différents, et des façons étrangères de voir le monde. Adultes plutôt jeunes et collègues de travail, ils partent en déplacement professionnel avec l’entrain d’une classe en sortie scolaire. Deux rangs devant moi, de l’autre côté de l’allée, j’aperçois l’écran de l’ordinateur portable d’une jeune femme. Elle surfe sur un site web à la recherche d’un modèle pour commencer une présentation PowerPoint. Je détourne le regard un instant. Le TGV quitte la gare. Lorsque mes yeux se reposent sur son écran, je lis « faites votre présentation en quelques minutes, grâce à l’IA ».

À ma gauche, ça parle travail. J’entends des mots ronflants, sérieux, austères, importants comme « contrôle de gestion », « département finance », « CA »… Pourtant, à moins de deux mètres devant eux, sur l’écran de leur collègue, l’IA s’infiltre. Comme l’eau sous une porte, elle est impossible à contenir. Ces mots, ces tâches se pensent essentiels et oublient leur vulnérabilité. Enfoncés dans des sables mouvants, ils s’accrochent à des racines dont l’IA ne fera qu’une bouchée.

Au lycée de ma fille, un professeur nous a prévenus : les dissertations seront faites en classe seulement, il ne veut pas « corriger internet ». Pourtant l’IA est un outil amené à rester, ne vaudrait-il pas mieux apprendre à vivre avec de façon raisonnable ? Apprendre à apprendre avec, comme à Hong Kong ou en Australie ?

Ce matin, j’ai renoncé au progrès. À l’accueil SNCF où je suis allée chercher des étiquettes pour mes bagages (oui, les précédentes avaient cédé), on m’a proposé deux versions : traditionnelle ou moderne avec un code QR. Inconditionnelle du papier, j’ai choisi celle que l’on peut écrire et lire sans assistance électronique. En cas de perte de ma valise, j’ai la naïveté de penser que cela sera plus utile. Aujourd’hui je n’écris pas non plus sur un clavier : pour mon échappée, j’ai voulu oublier mon ordinateur qui embarque, même sans ouvrir les fichiers, du travail et des soucis. J’écris donc sur un de mes nombreux carnets à fleurs, avec un stylo Bic bleu, la main bousculée par les hoquets du train.

Aurevoir Lille.

Je me sens triste, je viens de quitter mon amie d’adolescence allemande, Susanne (souvenez-vous : L’amitié franco-allemande prend sa source en Espagne) avec qui j’ai passé quelques jours, pendant les vacances scolaires de Rhénanie du Nord-Westphalie. Ces retrouvailles ont dû être décalées plusieurs fois (depuis Bruxelles en fait : article…). La tristesse qui m’étreint la poitrine, c’est aussi le deuil de cette parenthèse insouciante. Chaque minute, chaque kilomètre me rapproche de mes responsabilités d’adulte. Ces temps-ci, elles foisonnent.

Nous avons choisi Lille comme point de rencontre, facile d’accès pour toutes les deux, sans le tumulte parisien. Nous nous y étions déjà retrouvées en famille il y a déjà sept ans. Peu de temps avant, j’avais découvert la ville lors d’un déplacement professionnel (« contrôle de gestion », « plan marketing »…), à travers les yeux d’une collègue et amie qui y avait vécu. Mes préjugés s’étaient fracassés sur les pavés, j’étais tombée sous le charme. Avant, Lille c’était la frontière du Grand Nord. Un nord gris, mouillé, glacial, avec une majuscule, celui que Michel Galabru décrit dans Les Chtis comme le cauchemar. L’enfer. Quand j’étais adolescente, le nord commençait à Valence, c’est dire. Étape de correspondance sur le chemin (de fer) vers l’Angleterre dans une gare ouverte aux courants d’air, rien ne me préparait à y passer des vacances. La beauté de ses vieux quartiers, son dynamisme, ses musées et ses gaufres ont eu raison de ma résistance.

Retrouvailles dans le hall de gare, marche vers notre hôtel en plein centre-ville, situé à quelques minutes de la gare. Toutes à notre discussion, nous avons triplé la distance. Notre chambre blanche et gris pâle donne sur la façade latérale d’une église. On lui pardonnera les gargouillis nocturnes de tuyauterie. Balades dans le Vieux-Lille, pèlerinage à la librairie immense du Furet du Nord sur la Grand-Place. Bien sûr, bien sûr, en ressortir avec des livres, en anglais, en français, à lire et à offrir.

La coupe du monde de rugby a envahi les vitrines des bars, des restaurants, des commerces. Mon amie n’est pas au courant. Elle ne connait rien au rugby, ce n’est pas un sport prisé par les Allemands. Tiens, regarde, il faut au moins que tu voies une fois le haka des All blacks. Je lui montre une vidéo récente, tout en regrettant que ce ne soit pas l’autre version de la danse maorie, celle qu’imitait mon petit garçon devant la télé en 2007. Dans la bagagerie de l’hôtel, je pointe les étiquettes d’une énorme valise rouge. Cathay Pacific, Sydney Swans (comme quoi, les étiquettes en toutes lettres c’est quand même plus sympathique). Tu vois, pour un ballon ovale, les supporters traversent les océans…

Premier dîner. Nous nous présentons à l’heure à l’estaminet réservé une semaine plus tôt. Nous avons été prévenues : notre table ne serait gardée que quinze minutes. Ç’aurait été dommage, moins pour les plats roboratifs (délicieuse tarte au maroilles) que pour l’ambiance de cette placette du Vieux-Lille, entre pavés, murs de briques et bacs de fleurs violettes. De part et d’autre de notre table, deux couples anglais. Au-delà, deux hommes parlent en allemand. Suis à l’étranger ? En Belgique déjà peut-être ? Je me sens bien. Susanne aussi. Demain, pour varier, nous dînerons de bricks et de couscous dans un restaurant marocain.

Quelques minutes après notre arrivée pourtant déjà, la nuit tombe. La chaleur de cet été interminable trompe. Elle écrase des corps à peine vêtus. Bermudas, T-shirts et sandales, robes à volants passent dans la ruelle. Août en automne.

Autre cliché qui s’effondre à travers les feuilles encore vertes des tulipiers. Le temps à Lille est le même hélas qu’à Lyon. La fraicheur matinale s’évapore en une poignée d’heures. À peine un trait de brume ce matin. Nous avons connu Lille sans l’eau. Je tremperai tout de même de longues minutes dans la courte baignoire de l’hôtel, parce que depuis notre retour de Mainz nous n’avons qu’une douche. Contorsions pour le plaisir de couler toute la tête sous l’eau.

Je lève la tête de mon carnet. La jeune femme a renoncé à sa présentation, ou peut-être est-elle déjà finie – merci qui vous savez. Elle répond à ses mails (non, je ne peux pas lire ce qu’elle écrit). Par la fenêtre, on aperçoit des champs plats et à travers une haie, des éoliennes immobiles. Du soleil. Comme dans la voix du contrôleur qui emporte notre TGV vers Montpellier. Lille, une île amarrée par ses beffrois au cœur d’une plaine agricole.

Hier, mardi dix dix, nous avons mis le cap sur Roubaix. Qui l’eût cru ? Depuis les articles lus lors de son ouverture, je caressais l’envie d’aller du musée de La Piscine, mais sans grand espoir. Quel hasard m’emmènerait là-haut, à la lisière belge, dans une métropole industrielle abîmée par la crise ? L’entrée du couloir du métro embaume la gaufre chaude, bien plus alléchante que l’odeur du maroilles gratiné dans une ruelle la veille. Une vingtaine de minutes plus tard, à la sortie de la gare de Roubaix, j’indique à Susanne, sur un toit de bâtiment, l’enseigne de La Redoute, et ajoute en allemand approximatif, quelques lignes sur l’industrie de la bonneterie. Souvenirs de cours de géographie de classe préparatoire.

On arrive, regarde ! C’est là, sur la droite, derrière un mur de briques, à l’emplacement d’une ancienne usine textile, dont subsiste la base d’une cheminée. Dans l’encadrement de la porte, une mosaïque de gommettes multicolores a été composée par les visiteurs. Notre macaron-badge du jour, violet, les rejoindra à la sortie. Art brut.

La Piscine, fabuleux musée ! Un trésor que je découvre avec une gourmandise ravivée à chaque entrée dans un nouvel espace.

Henri Bouchard1875-1960

Dans l’exposition permanente de sculptures, je retiens ma main qui a envie, besoin de toucher un visage, de tâter un bras, palper un pied, les yeux fermés. Pour comprendre de l’intérieur, par le corps directement, comment créer l’harmonie et corriger le nu féminin sur lequel je travaille en ce moment à l’atelier. Faire déborder légèrement les seins, élargir les lèvres… De nombreux artistes me sont inconnus et je m’en réjouis. La réputation souvent dissimule l’œuvre. Mon amie guette les Picasso, je les évite. Parfois, il court-circuite son talent, les artistes oubliés, non. D’ailleurs quelle surprise de découvrir un buste de Marcel Gimond, sculpteur ardéchois ! Je connaissais bien son nom, pas son œuvre.

Le travail d’artisanat du sculpteur est mis en valeur. Je n’avais jamais vu cela. Dans l’atelier mis en scène de Henri Bouchard, les outils de métal et de bois n’ont pas changé, tout au plus existe-t-il des versions en plastique. Les techniques complexes comme couler un bronze ou un plâtre sont explicitées dans des films pédagogiques fort clairs. Sur des statuettes de terre, esquisses de sculptures majestueuses, commandes d’État, les boulettes d’argile gardent, cent ans plus tard, l’empreinte digitale du pouce qui les collées.

Voilà du concret, du tangible, de l’humain, très humain. Ce sera toujours autant que l’IA ne signera pas.

Les deux expositions temporaires viennent à peine d’être installées. Leur vernissage est prévu en fin de semaine.

La première est consacrée à l’engagement politique de Marc Chagall. Sur un mur bleu indigo est reproduit en lettres blanches le poème (Pour les artistes martyrs, 1950) écrit à l’intention de ses amis artistes victimes de la Shoah, lui qui a survécu réfugié aux États-Unis. Je le lis avec recueillement. Je n’ose pas le photographier. Je découvre que Marc Chagall a illustré une version du Journal d’Anne Franck (dont je rêve, après la lecture du passionnant livre de Lola Lafon, de lire la version non censurée). Je regarde longuement, comme des tableaux, les lettres et les textes écrits de la main de Chagall, en hébreu, en yiddish. Que d’émotions dans un trait, quelle impudeur dans le remplissage d’une page ! Que restera-t-il de nos échanges dématérialisés ?

La deuxième exposition temporaire présente l’œuvre de Georges Arditi. Au fil des murs, rouge brique, son style quitte le figuratif pour l’abstraction. Je n’avais jamais entendu parler de ce peintre. Les légendes murales expliquent comment son atelier parisien a été dévalisé et condamné en 1940, pour cause de judaïté. Nombre de ses toiles n’ont été retrouvées que longtemps après la guerre. Au pied de plusieurs peintures, Arditi a écrit « peint en 1940, signé en 1974 ».

Bien sûr, à la sortie, j’achète l’affiche de l’exposition Chagall. Celle d’Arditi me plait aussi, mais le jaune vif du tableau choisi me fait hésiter.

Enfin, le clou du musée : le bassin.

Construit en 1932, de style art Déco, cet établissement de bains aux visées hygiéniques, palliait les difficiles conditions de vie ouvrières. En 1985, la voûte menace de s’effondrer, la piscine est condamnée. L’attachement des Roubaisiens au lieu encourage sa réhabilitation en musée. Idée géniale, consacrée par un partenariat avec l’État qui transfère des fonds de musées nationaux (dont le musée d’Orsay et le Musée national d’art moderne). Le musée de La Piscine ouvre en 2001. Le succès est tel que le bâtiment doit être agrandi en 2018. Des expositions temporaires pourront être accueillies.

Son architecture évoque la piscine Garibaldi de Lyon, en version géante et artistique (et sans la foule en maillot et l’odeur de javel). Pourquoi ne construit-on plus de beaux bâtiments publics ? Les budgets actuels sont-ils tellement plus étriqués que jadis ?

Autour d’un bassin vidé et comblé, hormis un ruban d’eau-miroir, sous une demi-rosace de verre coloré, le bal des statues continue. La scénographie évoque une cathédrale aux piliers interrompus. Les voix joyeuses et mouillées de baigneurs d’un autre temps résonnent par intermittence. Plongeon dans le passé.

Cabines

En contre-haut, tout autour, deux étages de galeries de cabines individuelles, équipées chacune (en bas) d’une douche. Les murs sont carrelés de faïence crème de type métro parisien (oui, je suis en plein choix de carrelages pour nos travaux de rénovation). Les détails sont soignés : les arrondis des piliers sont carrelés aussi, les porte-manteaux moulés dans la masse, comme les porte-savons. Les joints sont verts. Pourtant, à la vue de ces douches en ligne désuètes, où des milliers de pieds ont pataugé, un vague malaise monte en moi. À une extrémité de la piscine, la fontaine sous laquelle, sur les cartes postales en noir et blanc des enfants s’éclaboussent, monte la garde, muette. Était-il permis de sauter dans la piscine ?

Vite prendre une photo. Une autre. Attendre que le visiteur précédent ait fini son tour. S’effacer pour les suivants. Les gens qui visitent les musées derrière l’écran de leur portable m’agacent. Je fais de même. Comment accueillir, sans aide, tant de beauté ? Je déborde.

Certains coins accueillent des expositions miniatures consacrées à des arts (mode, céramique) ou à des artistes. Autres inconnus. Un panneau intitulé « la main qui dessine – la main qui écrit » sur un écrivain-peintre m’encourage à entrer. Des vasques en terre émaillées attirent mes pas. Pour d’autres, je passe.

Susanne, je suis épuisée. On s’en va ?

On en a fait des blagues sur notre manque d’endurance, nos trous de mémoire.

Devant un cinéma , Susanne me montre l’affiche de Anatomie d’une chute :

– Ah Sandra Hüller, c’est l’actrice de… tu sais le film que tu as bien aimé.

Barbara ?

– Non un autre…

– Ah oui, attends…

Susanne et moi attendrons jusqu’au réveil que ma cervelle livre la solution à notre quiz de quinquagénaire. Toni Erdmann. Peu importe, nous nous sommes très bien comprises. (Sans aide artificielle.)

Mosaïque

Pour quelqu’un de passionné d’Art Déco, de céramique et de sculpture, le musée de la Piscine est un petit paradis. Je n’ai qu’une envie : y retourner. À la sortie, un coup d’œil au plan du musée me souffle que nous n’avons pas visité l’espace-cloître, avec ses statues, ses tissus aux motifs botaniques. Quoi, nous avons raté tout ça ? Chouette, notre prochaine visite n’en sera que plus passionnante !

Quelques jours plus tard, le site internet me montrera que nous avons évité, sans nous en rendre compte, le coin d’exposition d’une artiste qui travaille la céramique avec l’IA. Nous avions zappé le titre, et les créations ne nous avaient attirées ni l’une ni l’autre – car nous visitions chacune à notre rythme. L’IA pour quoi faire ? Pour illustrer les pliages de terres émaillés d’un bestiaire imaginaire. Quel intérêt ? Expérimenter avec un nouveau jouet ? Pourquoi pas ? Néanmoins (et là j’ai envie d’écrire nez en plus hi, hi) que penser de l’artiste qui renonce à la création ? À l’imagination ? À son âme ? Bien sûr, chacun s’inspire des autres, morts et vivants, mais en appliquant le filtre de sa sensibilité propre. Sinon on tombe dans le Jeff Koons, le marketeur-personnage de dessins animés aux dollars dans les yeux.

Le musée aujourd’hui place à notre portée une matière qui transmet une vision d’un monde et des émotions. À nous de moissonner des impressions, nous rassembler, nous opposer, nous rencontrer. Le musée de demain présentera-t-il pour le XXIe siècle des emails dactylographiés et des impressions en 2 ou 3D des productions de l’IA ? Une moyenne sans âme peut-elle émouvoir ? Mais non, Estelle, tu n’as rien compris, ce sera une partie de jeu dans un casque de réalité virtuelle. De quoi te plains-tu, tu pourras « toucher » les statues ?

Brrr. Vite se sustenter dans un café-brocante de ce quartier de Roubaix qui décidément gagne à être arpenté au gré des ruelles.

Le TGV freine, nous arrivons à l’aéroport Charles de Gaulle. Je repense à nos aurevoirs, serrées dans les bras l’une de l’autre, moi écrasant une larme, natürlich, dans ce hall de gare envahi d’affiches de la Coupe du Monde de rugby et où les moindres recoins évoquent mes précédents passages lors de la correspondance pour l’Eurostar. Je m’attends à voir arriver une de mes filles en courant. Dans mon sac à dos, à mes pieds, j’ai plié un sachet de gaufres à la cassonade, celles que j’ai essayé de faire goûter à Susanne dans un café. Elle est restée raisonnable, au grand dam de ma gourmandise. Elle a fini par céder et en a emporté pour sa famille.

Quel beau séjour ! J’ouvre mon agenda (de papier) pour repérer quand je pourrai revenir. Je note (pourtant je sais que je n’oublierai pas) : proposer Lille comme destination à mon amie simultanée de Mainz.

Imploration – Jane Poupelet

P.S. : Le titre de cet article, inspiré d’une si jolie fabulette d’Anne Sylvestre L’île en l’eau, s’est imposé à moi dans les ruelles du Vieux-Lille, ma rengaine des pavés : « L’île en l’eau, l’île en l’eau, moi je voudrais une île, […] pour y vivre tranquille. ».

4 thoughts on “Lille sans l’eau

  1. Il me semble que j’avais vu la petite châtelaine de Camille Claudel à l’étage de la Piscine, j’aurais voulu la reproduire mais je n’ai pas osé Merci Estelle pour cette visite.J’avais beaucoup aimé à l’époque.Dany

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *