Parfaitement imparfaite

Ou la perception contrastée d’un concert de piano

Quand on vise (trop) haut, on manque (trop) souvent la cible. Comment ne pas se décourager ?

Ceux qui ont un travers perfectionniste me comprendront. Je ne compare pas mes réalisations à celles de mes semblables mais à celles de génies. « Mais pourquoi est-ce que je n’écris pas aussi bien que Colette ? » Donc forcément ça pêche un peu en matière d’estime de soi.

Je voudrais aborder le sujet de la perfection non dans l’absolu, mais par rapport à ses propres attentes.

Récemment, j’ai participé à l’audition de ma professeur de piano. Elle me l’a proposé. J’ai accepté, après avoir demandé à Susanne, mon amie allemande de Cologne, si ça ne la dérangeait pas de décaler notre week-end ensemble. 10 minutes de musique contre 48 heures à Lille entre copines… Le morceau proposé était celui que je préparais avec un violoncelliste. Un duo très beau, extrait de Le carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns, Le cygne. Susanne a répondu, bien sûr, il faut que tu participes.

Mon école de musique*

La performance devant autrui est une épreuve terrible pour moi. Je vous ai déjà soufflé dans mon dernier article que j’évite la prise de parole en public. J’ai arrêté de (devoir) me forcer à ouvrir la bouche devant du monde. Par contre, je continue régulièrement de me faire violence pour jouer du piano devant un auditoire. La veille des auditions de ma jeunesse, je tournais des heures dans mon lit sans pouvoir m’endormir. J’avais pourtant bien travaillé mon morceau, et répété dans la salle de concert, sur le piano à queue. Rien à faire. Le moment venu, je montais sur scène, la partition à la main, dans un tunnel d’angoisse.

Poser la partition sur le pupitre, les mains sur le clavier, le pied droit sur la pédale. Essayer d’oublier la lumière crue des spots, la présence de tous ces spectateurs dans l’ombre, les regards qui me transpercent le dos. Dès la première note, comme sur un grand huit, aucun répit ne sera possible jusqu’à la mesure finale… Pas de bande d’arrêt d’urgence. Traquer l’apnée, et forcer la respiration, sentir le feu qui s’allume dans la poitrine mais tâcher de l’oublier, prier pour que les doigts ne se mettent pas à trembler que les joues ne clignotent pas. Et surtout, surtout ne pas réfléchir à ce que je joue. Je peux faire confiance à mes doigts, mais pas à mon cerveau. S’il s’en mêle, je m’emmêle.

Pourquoi s’imposer un tel supplice quand on est adulte ? Je ne sais pas. J’adore jouer de la musique. Partager un morceau que j’aime me fait plaisir, mais pas au point d’étouffer une nervosité extrême. (Je sursaute quand une mouche me frôle c’est dire).

Le violoncelliste et moi nous nous sommes donc entrainés avec ma professeur de piano puis sans elle dans la salle du concert. Repérer les lieux et tester le piano permet de déjouer un peu le stress. Les pianistes ne transportent pas leur instrument et doivent s’adapter à un autre toucher, une autre sonorité. Donc la veille du vendredi, nous étions fin prêts, disons à notre maximum. Le soir même je me sentais assez rassurée jusqu’à quelques minutes avant notre tour de passage. J’évitais de penser. Puis la tension a monté. Le compte à rebours des élèves avant moi m’a étranglé. Normal.

Me glisser devant les autres spectateurs dans le noir, entrer dans la lumière crue, s’assoir sur le tabouret, se rendre compte que l’inclinaison du pupitre est excessive, sans pouvoir la corriger. Vérifier en croisant son regard que le violoncelliste est prêt, et attaquer.
Le chant du violoncelle symbolise la majesté du cygne qui glisse sur l’eau. La partie piano représente, parait-il, l’agitation des pattes sous la surface du lac : les doubles-croches s’enchainent d’un bout à l’autre. Ce n’est pas un sujet dans l’absolu, mais j’ai découvert que ça le devient dans un accompagnement, puisqu’il est indispensable de jouer ensemble. En cas de déphasage, impossible d’attendre le violoncelle sur une note longue : il n’y en a pas. Impossible aussi de le rattraper discrètement en raccourcissant une note, et accélérer s’entend. Dans Le cygne, le violoncelle n’a pas de repères sonores sur lesquels se caler : les doubles-croches du piano forment des vagues.

Je commence à avoir une certaine habitude de l’accompagnement car je joue avec ma fille (à la flûte) et avec une amie violoniste depuis de nombreuses années. C’est un de mes grands bonheurs depuis notre retour à Lyon d’avoir repris la musique de chambre (littéralement puisque c’est là qu’a atterri mon piano) avec elle, qui se trouve être originaire de… Mainz. Elle a plusieurs albums de partitions piano-violon, et nous avons repris nos habitudes d’après-midis musicaux, en semaine et sans témoins.

Elle est rigoureuse dans les comptes et moi… je la suis. Les parties piano de nos morceaux baroques ou romantiques sont variées et en cas de séparation inopportune, nous nous retrouvons et terminons (la plupart du temps) ensemble.

Revenons à l’audition.
Dans ce morceau, le piano joue seul la première mesure. Ce soir-là, sous les feux de la rampe, le violoncelle n’a pas commencé au moment prévu. Rien de grave à ce stade, puisque la deuxième mesure est la même. J’ai juste prolongé la mélodie initiale. Mais cette minuscule poussière dans l’engrenage m’a perturbée. J’ai eu l’impression de cafouiller toute la première page. Puis, nos rythmes se sont accordés et nous avons fini synchrones. Mais sous les applaudissements, comme disait Jacques Martin, je suis repartie déçue.

Quitter les spots, retrouver le noir, repasser devant les spectateurs de ma rangée, m’assoir entre ma fille et mon mari. Bravo c’était très beau, me chuchote ma fille. Non, non, non je suis en colère et déçue. C’était tellement mieux hier. L’élève suivant a attaqué son morceau. Je n’écoute pas, je ne regarde pas. J’étouffe des pleurs.

Quand les vagues de l’émotion s’essoufflent, je jette un œil autour de moi dans le public. Je suis la seule à me mettre dans un état pareil pour un événement qui n’a… aucune importance. Une jeune pianiste avait demandé que les spectateurs ferment les yeux. Je me dis à ce moment-là que j’aurais dû suivre son exemple.

Départ dégoutée, furieuse contre moi-même. Jamais plus, vous m’entendez, jamais plus je ne m’inflige un truc pareil !

Au cours suivant, ma professeur me félicite. Elle est surprise de ma déception, et me montre l’appréciation élogieuse écrite par le pianiste professionnel invité. En rentrant, je demande à écouter l’enregistrement fait par mon mari. C’est pas mal, dis donc !

Oui c’est pas mal. C’est même très bien, ne serait-ce que d’avoir osé participer, d’avoir poussé d’autres activités pour répéter mon morceau.

L’interprétation d’amateurs est moins « parfaite » en public que lors des répétitions. C’est normal et bien assez. On ne passe pas le concours du conservatoire.

Quand nous jouons avec mon amie violoniste, nous n’avons d’autre ambition que de nous faire plaisir. Nous faisons au mieux, oublions les canards, enchainons les mélodies et prenons un thé et un bout de gâteau pour nous en remettre.

J’ai réalisé une semaine après le concert, que ma déception, excessive par rapport à la réalité, était due à mes attentes élevées. J’avais joué à 80 %. Or je visais 100 %. J’essaie d’inculquer à mes filles que 80 % c’est suffisant. Le perfectionnisme est un poison. Avez-vous remarqué comme nos conseils nous tendent un miroir ? Ce miroir dérange. Il serait temps de m’appliquer mes préceptes.

Le sujet des attentes élevées est revenu à table un midi dans un charmant café du quai du Rhône avec une amie. Elle me faisait part de la promotion qui lui a été proposée et de ses doutes quant à ses compétences. Ce qui est une reconnaissance bienvenue et légitime l’inquiète. Elle a toutes les cartes en main, mais je la comprends très bien. Je vis la même chose. Le syndrome de l’imposteur est tenace. Surtout chez les femmes, d’après ce qu’en avait dit une conférencière du salon des entrepreneurs de Lyon où j’étais allée en 2017.

Vivre avec un (trop) haut niveau d’exigence avec soi-même (plus haut que vis-à-vis d’autrui) est épuisant. La pression de la société régie par la loi du toujours plus n’aide pas.

J’ai cité à mon amie une bribe de sagesse transmise par un médecin-âme soeur quand je lui confiais mes doutes quant à mes compétences : “Je n’embaucherais jamais quelqu’un qui serait trop sûr des siennes.”

L’imperfection est une condition de l’humanité.

Souvenir de Berlin rapporté par sa soeur

Arrêtons de nous comparer, à Hélène Grimaud ou à notre image idéale, ou à qui que ce soit. Laissons tomber ces 20 % superflus, concentrons-nous sur les 80 % de réalisés. Ça aiderait mes filles que je leur montre l’exemple. Sinon j’œuvre pour le travail de leurs futures psychologues.

Peut mieux faire ? A fait ! Et toc. Fichons-nous la paix.

La leçon de l’audition a été mise en application illico : j’ai décidé d’arrêter de réviser le texte de mon roman. Puisqu’il ne sera jamais fini, il est achevé. Aucun éditeur ne l’acceptera peut-être et je n’aurai peut-être pas le courage de l’auto-publier. Il est ce qu’il est. Mais il est. Je l’ai écrit et j’en suis très fière. 

Maintenant je vais le libérer et m’en affranchir et ouvrir les portes au prochain projet littéraire.

Je vous laisse avec les sages mots d’Agnès Bihl : « ni parfaite ni refaite, je suis telle que la vie m’a faite. »

Unique.

Qui a dit heureusement ?

**

* une ancienne “maison des champs” d’une famille de soyeux, dans les Monts du lyonnais.

** Feuilletez vos partitions si vous en avez. Il est probable que certaines viennent de Mainz, de l’éditeur de musique Schott.

Fin de la minute culturelle. Vous pouvez reprendre une activité normale.

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