Parler de soi

Visite d’une correspondante, souvenirs d’études et club de lecture.

Voilà, je viens de défaire le lit qui partage notre bureau-bibliothèque-buanderie… La correspondante de ma plus grande fille est repartie hier matin pour Berlin (en passant une longue journée dans le train, avec changement à Karlsruhe).

C’est la deuxième fois que nous participons à un échange scolaire. La première fois, à Mainz nous avions accueilli un petit Français qui pensait atterrir chez des Allemands et s’était peut-être senti soulagé de ne pas devoir tout le temps réfléchir avant de s’exprimer. Cette fois, la correspondante de Berlin était en fait Irlandaise. Elle ne savait pas en arrivant que nous rentrions de quatre ans outre-Rhin.

Micmac linguistico culturel formidable.

Au début, nous avons veillé à articuler un français ralenti – même mon mari qui d’habitude s’adresse dans sa langue avec nos enfants. Ensuite, lassé des phrases courtes et pour enrichir nos échanges, nous avons basculé en anglais.

Quelle expérience intéressante de recevoir une parfaite inconnue ! Dans son regard-miroir nous nous découvrons.

Récemment, avec un cousin en visite, nous avions fait le tour du quartier pour nous dégourdir les jambes. Je commence à connaître les rues de mon quotidien, cependant le fait d’être accompagnée de quelqu’un qui n’y avait jamais mis les pieds m’a permis de le regarder d’un œil neuf. Notre maison aussi. Avec un membre de la famille, le regard est présupposé bienveillant et, connaissant son histoire et lui la nôtre, nous supposons qu’il n’aura pas de mal à accepter que notre campement actuel est temporaire. (Même nous finissons par y croire.)

Avec quelqu’un de doublement étranger, nous nous crispons sous le jugement potentiel. Nos habitudes vont-elles choquer ou déplaire ?

Ayant vécu, comme vous le savez, parmi les Germains nous gardonc une idée de ce à quoi il faut faire attention. Au collège, lors des réunions de préparation de l’échange avec la France, les parents avaient fait part de leurs surprises. Ne pas se faire de tartines directement sur la table (on a réussi – d’ailleurs nous avons même des Frühstücksbrett, ces planches à découper et tartiner individuelles), au repas ne pas insister pour resservir l’invité (j’ai échoué – non, mais tu te rends compte, je ne veux pas qu’elle ait faim cette petite). Si elle a refusé mes cuillères supplémentaires, c’est peut-être qu’elle n’aimait pas… On ne lui a proposé ni tripes ni escargots, juste des caillettes et des quenelles. Les bugnes, ça, elle en a repris.

La question des repas avait été une précaution évoquée par les professeurs : attention, le petit Français, habitué à ce qu’on lui propose de se resservir (plusieurs fois, même s’il a d’abord refusé) meurt de faim dans une famille allemande où le premier refus (de politesse ou de timidité souvent) est considéré comme définitif. En revanche, le petit Allemand ne comprendra pas qu’on le poursuive avec une cuillère quand il a déjà dit non.

Ma fille avait prévenu sa corres’ (comme apprennent les petits Allemands en cours de français) de nos conditions de vie farfelues. Tu vas dormir… dans une chambre sans porte (on a mis un rideau), avec la cage olympique de trois gerbilles (dont on enlève la roue la nuit, car sinon elles font un tapage d’enfer, elles ont oublié qu’elles sont des animaux diurnes). Mais même prévenue, qu’allait-elle en penser ?

Hier matin, givre

On se remet en question : sommes-nous assez propres ? (Merci à sa venue pour le grand ménage avant son arrivée.) Mal organisés ? Peu ordonnés ? (Oui, mais les cartons partout, tu comprends… c’est dans l’attente des travaux…) J’ai presque ressenti de la honte quand elle est entrée dans notre voiture. Notre véhicule nous sert à transporter des plantes, du bric-à-brac à la décharge… Les voitures en Allemagne brillent dehors et (souvent) dedans. Et puis je me suis ressaisie : je suis fière de consacrer mon temps libre à autre chose que briquer ma bagnole.

À la question « Souhaites-tu que je te fasse une lessive ? », elle a refusé poliment. Ça m’arrange, je n’aurais pas aimé abimer ses jolis pulls. En étendant le linge le soir même au milieu de l’entrée (ça ne sèche pas dans le garage), je me suis dit qu’elle n’avait sans doute pas envie de voir ses chaussettes et petites culottes exposées dans le couloir entre chaussures et manteaux.

Si tout cela, nous nous y attendions, la présence d’une inconnue pourtant bien élevée et discrète a fait peser une pression inédite sur notre famille. Notre grande fille nous avait demandé : ne faites pas de bêtises (je tairai avec pudeur et modestie lesquelles), je n’ai pas envie que toute ma classe le sache ! En veillant à nous présenter sous notre meilleur jour, nous n’étions plus nous-mêmes.

Notre benjamine qui n’arrive pas à rester assise pendant tout un repas a craqué : mais vous êtes tous différents avec la correspondante ! Oui, d’ailleurs toi aussi, ce serait bien que tu t’appliques à ne pas entrer dans des revendications interminables en public quand on s’interdit de te gronder. (Je me souviens avoir fait de même à son âge, à profiter de la présence fréquente d’invités pour négocier avec un avantage.) Récemment, (en privé), exaspérée par les siens, elle s’est chargée elle-même de se réprimander. Lors d’une nième dispute au repas, elle s’est levée en disant : « I’m sending myself to my room ! » (bon, je m’envoie moi-même dans ma chambre.) Notre courroux a éclaté de rire.

Violettes rapportées de Mainz

Comment se présenter à quelqu’un de neuf ? Quelle version de nous raconter ?

Dans un de mes articles récents, je vous avais laissés à la veille de mon demi-siècle et de vingt-quatre heures d’évasion. Dès le TGV pour Paris j’ai retrouvé quelqu’un que j’aime beaucoup et que je ne croise presque jamais : une femme sympathique, détendue, curieuse, heureuse. Une version de moi qui s’enfuit sous la grêle des responsabilités, bâillonnée par les injonctions, la tyrannie de la pendule et les poils de Gaïa qui, fichtre, s’insinuent partout.

Dans ces lignes, je prends le prétexte d’événements personnels pour ouvrir à des sujets plus vastes qui me préoccupent.

Je parle de moi.

Parler de soi, vaste sujet.

Une fin d’après-midi au printemps, dans la lumière descendante d’une fenêtre très haute, dans un lycée centenaire noir de la pollution lyonnaise, je me souviens avoir planché le front dans la main gauche sur le sujet de colle que m’avait donné un professeur de français dont je ne me souviens que du costume gris et de la barbichette : « Parler de soi ».

Les souvenirs sont malléables. Quand je repense à la présentation de mon sujet, une vingtaine de minutes plus tard, ce n’est plus lui qui me répond, mais mon professeur de philosophie, M. Debussy et son nœud papillon. Je m’égare dans les méandres de Stendhal et de l’égotisme. M. Debussy, car nul doute c’est lui, me reprend : je fais erreur. L’égotisme c’est autre chose et j’ai oublié tout un pan dans ma démonstration, parler de soi dans le sens de « les choses parlent d’elles-mêmes » Ah, oui, bon sang mais c’est bien sûr. Je ne me frappe pas le front du plat de la main, car parler en public même restreint me tétanise.

Les choses parlent d’elles-mêmes… ou comment dire sans parler.

Pourquoi est-ce que je m’égare dans ces souvenirs d’un autre siècle ? Parce que la question de parler de soi est une parfaite énigme. Filtres, volatilité des souvenirs, temporalité fluctuante… Écrire sur soi c’est malaxer la pâte à modeler de la moyenne section de maternelle, toute brune d’être mélangée, et essayer d’en extraire des paillettes de couleur originelle. Une graine de vert, un flocon de rouge et ce copeau de bleu qui colle aux doigts. Le jaune, non, on n’y arrivera pas.

Voilà quelques mois, en chemin pour la médiathèque, mon péché mignon du mercredi, j’ai profité du trajet à pied pour appeler une amie. J’évoquais cette problématique d’écrire sur soi, de l’authenticité dans l’intimité préservée, de la sincérité modeste.

— Attends, elle m’a répondu. Attends, je vais te lire un passage d’un roman que je suis en train de lire.

Et elle m’a lu.

C’est tout à fait ça, oui, mais comment font les auteurs pour exprimer si clairement mes pensées floues ?

— C’est un texte passionnant, lis-le.

J’ai réservé le roman à la médiathèque et plusieurs semaines plus tard un mail m’a invitée à aller le chercher. La pertinence et le sujet de ce passage m’avait intriguée. Pourtant le sujet ne me disait rien. Action Directe. Je ne savais même plus de quoi il retournait. Mais mon amie avait précisé que l’auteure, Monica Sabolo, menait en parallèle de son enquête auprès des membres d’AD, une introspection en elle, dans sa famille. C’est cet aspect-là qui me tentait.

J’ai ouvert le livre, et ne l’ai plus lâché, passionnée par l’intelligence, la sensibilité, l’authenticité du partage, la sincérité, tout ce que je cherche à glisser quand j’écris. À travers son filtre, je me suis passionnée pour AD et surtout pour la femme que l’auteure dévoilait. J’avais envie de souligner les passages sur l’introspection, l’analyse en toute humanité de sa famille et de ses interlocuteurs. Je me suis retenue.

À mon passage hebdomadaire dans la librairie de mon quartier, je l’ai évoqué avec la libraire – on ne se refait pas – qui ne l’avait pas encore lu et me suis inscrite à la prochaine séance du club de lecture.

Un jeudi soir, donc, je me suis présentée à ma petite librairie, et me suis assise un peu intimidée, sur un tabouret dans un cercle d’une douzaine de personnes, entre les rayons BD et jeunesse. La règle du jeu est simple : chacun parle de ses dernières lectures, il est permis d’écouter seulement. Je me suis dit : si j’ose parler, je présenterai La vie clandestine. Tout heureuse d’être – ça devient si rare – parmi les plus jeunes, j’ai d’abord écouté des dames habituées de l’exercice, présenter les romans qu’elles avaient lus dernièrement – empruntés à la médiathèque, ironie de l’exercice, puisqu’elles sont membres là-bas d’un autre club de lecture. J’écoutais, prenais des notes, et n’arrivais pas casser mon cycle de pensées pour prendre la parole. Pourtant j’avais des choses à dire : tout ce que vous venez de lire.

Au bout d’un moment, à force de torturer mes idées comme un mouchoir en papier au fond de ma poche, j’ai abdiqué. Il était clair que je n’allais pas oser attraper la parole. Et puis un homme, le seul de l’assemblée, a présenté La vie clandestine. Il venait de parler du journal de Che Guevara et semblait très engagé. Concentré sur les aspects politiques du roman, il a occulté complètement les aspects intimes de l’auteur, le traumatisme de son enfance. Je n’ai pas reconnu le livre que j’avais aimé. D’ailleurs à la fin de la soirée, en me relevant, je me suis penchée vers la dame assise à côté de moi : je n’ai pas lu le même livre. (Oui je n’ose pas prendre la parole devant un groupe mais discute toujours avec une voisine qui me semble sympathique).

Si je l’avais présenté, j’aurais fait l’inverse : j’aurais omis les aspects politiques (pourtant intéressants) pour n’évoquer que la quête humaine. Même en parlant d’un objet étranger à soi, on trahit notre kaléidoscope personnel. Nos gestes quotidiens, ceux que l’on fait comme ceux que l’on évite, en sont témoins.

Les poils de Gaïa en promenade

Notre invitée au long cours imprégnée de culture allemande a ravivé des impressions.

Ma benjamine a dit dans un soupir : « Parfois je réalise que l’on habite enfin dans un pays où l’on trouve des Petits Écoliers et des Granola. Quel soulagement ! » Moi je soupire d’aise à chaque séance de natation où je ne me suis pas fait engueuler. (Pas une fois depuis mon retour en France, croisons les doigts – mouillés). Bientôt, j’espère, j’abandonnerai mon hypervigilance inutile au vestiaire. Chacun trouve ses petits bonheurs à sa porte : une absence de remontrance ou un sablé au chocolat.

Que se dit notre invitée de retour chez elle ? Quel soulagement de… ? Elle a emporté des madeleines et une tablette de Crunch. De ce côté-là, peut-être un petit regret ? Il lui faudra revenir car elle aura raté de peu des spécialités bien franchouillardes : la grève et les manifs.

Pour sa prochaine venue, j’espère que je ne serai pas obligée – par le programme de visites du lycée – de préparer un pique-nique tous les matins à six heures trente. Et que nous serons en mesure de lui offrir une chambre sans gerbilles et avec une porte.

P.S. : J’ai actualisé, enfin, la rubrique Lectures du blog. Avec plaisir ! :o)

Tempête de ciel bleu

Chat GPT le bien nommé, autodafé 2.0 et instants d’éternité face aux montagnes.

Chers amis, me revoilà.

Je ne vous oublie pas. Je pense à vous tous les jours, même quand la vie courante me rattrape et me plaque le soir la tête la première sur mon oreiller, sans avoir pu vous écrire. Demain, c’est sûr, demain…

Demain est aujourd’hui alors en récompense après une journée studieuse, je rouvre mon fichier intitulé Texte Blog Mainzalors en cours et, vite, j’attrape les mots avant que mes missions en responsabilité (ménage, courses, traductions, mails à la Vie Scolaire…) me clouent le bec.

En sauvegardant les derniers textes publiés, par curiosité, j’ai fait défiler les notes stockées : 50 pages ! 50 pages de notes dont plusieurs articles non publiés. Les idées veulent éclore, réclament un support, forcent la main à taper. Le doute les suit, et parfois j’abdique, les textes restent dans un fichier muet. Refroidis, je n’ai plus envie de les partager.

Peu de temps pour écrire, alors j’ai été tentée, par défi ludique, parce qu’il s’infiltre dans toutes les conversations… Chat GPT, cher inconnu, écris-moi un article dans le style de Mainzalors.com. Mais si, Mainzalors.com. Ma benjamine s’était amusée avec le dernier jouet (la dernière arme) de l’intelligence artificielle. Entre deux éclats de rire, elle nous a lu le poème commandé, puis un autre puis encore un autre, sur le thème des flatulences. Les productions écrites, comme disait une institutrice de mon fils, étaient bluffantes (et très drôles). Peut-être le nom du robot le prédestine-t-il à ces thèmes ?

Heureusement que les bases de données qui l’alimentent se limitent à l’internet de 2021. Que se mettra sous la dent sa prochaine version ? L’éditeur de Roald Dahl fait censurer ses textes. Les Oompa Loompas ne sont plus ni des hommes, ni minuscules, les sorcières ne sont plus hideuses, Charlie rêve de s’empiffrer de poke bowls et plus personne n’est méchant. Plus de *** pêche, plus de *** crocodile. L’univers de Roald Dahl que les enfants (et les adultes) adorent ne sera plus que pelotes de laine roses, chatons, licornes et petites mamies adorables. La nouvelle Prohibition, s’attaque aux mots : le champ des délits est immense, le flou suinte partout. La littérature et la presse vont ressembler à des albums des Schtroumpfs, une tempête de bleu. Un mot sur deux sera censuré. Ma mère ne voulait pas qu’on les lise : c’est idiot, elle disait. C’est idiot et c’est contagieux.

Aujourd’hui, on ne brûle plus les livres. Les dictateurs du verbe du XXIe siècle sont discrets et connectés. L’autodafé se pratique sans poussière. Les anciennes générations se passeront sous le manteau, les éditions originales d’Autant en emporte le vent et de Charlie et la chocolaterie. Les plus jeunes grandis dans le monde des Bisounours ne pourront plus penser. Comment réfléchir sans langage ? Comment raisonner sans connaître l’Histoire ?

Mon ombre, c’est un acte manqué.

Les milieux autorisés s’autoriseront. Ils s’autorisent toujours. Pendant que le vulgum pecus téméraire (enfin, celui qui n’aura pas tout à fait renoncé à s’exprimer) guettera dans ses maigres productions écrites (comprenez mails, textos, rédactions de CM2, s’il en reste) le mot qui risque, peut-être, d’offenser un hypothétique lecteur qui de toute façon ne le lira jamais. Pendant que chacun sera occupé à s’autobâillonner, à scruter à la loupe son point de croix de lettres, les grands méchants loups continueront de manger les petites filles même sans capuchon rouge. Mais… on ne pourra ni le dire, ni l’écrire, ni le lire, ni le penser. Une boue grise aspetisée et morte s’abattra sur le monde. Coucher les petits sera très rapide : « Il était une fois, euh… et ielles vécurent très heureux ». Voilà, bonne nuit. Bruno Bettelheim doit se retourner où qu’il soit.

À nous, résistants de la plume d’oie, d’expliquer à nos enfants, aux rares personnes de confiance, en chuchotant dans une oreille à la fois, oui il y a des méchants. Ils ont fait un putsch sur le dictionnaire et la réalité pour propager la bêtise. La vraie pandémie c’est elle.

Si c’était à refaire, j’hésiterais à me reproduire. Ce monde me déplait. Il fonce tête baissée (tête ?) dans un mur de béton. Même sans les délires des dernières années, où l’homme (oui surtout les hommes n’en déplaise aux grands censeurs) met à profit les nouvelles technologies pour aliéner ses voisins, il va trop vite pour moi. J’aimerais pouvoir respecter le rythme des saisons et le mien. Prendre le temps de la vie sans courir après des chimères. Hélas, quand la majorité hypnothisée joue le jeu (comprendre : suit comme une marionnette le mouvement imprimé par le collectif sur ses fils), résister demande un courage immense. Entrainons ce muscle qui s’atrophie.

Heureusement, pendant les vacances dans les Hautes-Alpes, j’ai pu voler quelques instants d’éternité, face à des montagnes de lumière, sous une tempête de ciel très bleu (dixit notre propriétaire).

Nous n’allons pas aux sports d’hiver. Nous nous évadons à la montagne, dans des coins les plus retirés possibles à distance raisonnable d’un domaine skiable. La coquette studette skis au pied, dans le bruit et la foule, très peu pour moi.

Fermez les yeux et écoutez…

Notre gite était situé en haut d’un hameau, dans le même long bâtiment de pierres que le logement de la tante de l’éleveur et la bergerie où vit pendant six mois le troupeau de brebis. En milieu de journée, j’ai me suis réfugiée à notre porte sur une chaise, dos au mur, face à une chapelle et un petit bassin où coule une eau glaciale. La taille de sa stalactite informe le matin sur le nombre de pulls à enfiler.

J’ai bu le soleil, en écoutant l’eau, les yeux dans ceux des montagnes qui seront là bien après les censeurs de pensée, sous la protection muette du toit d’une chapelle. Toute la spiritualité dont j’ai besoin était là, avec (une maille à l’endroit, une maille à l’envers pendant un rang, tout à l’endroit, le rang suivant, oui c’est le point de sable pour ceux qui suivent) de temps en temps, des échanges avec ma petite mamie de voisine.

Elle a vécu toute sa vie sur ces pentes si abruptes que le fond de la vallée se distingue à pic depuis la lisière du champ voisin. On parle de tout et de rien, de la course du soleil en hiver (à Noël il sortait derrière ce rocher là-bas, il s’est déjà déplacé), du tricot (oh qu’est-ce qu’on a pu tricoter ! quand il y a de la neige, il faut bien s’occuper). Six mois de neige (avant). Vous vivez dans un coin de paradis ! je lui souffle. Oh, il faut beaucoup travailler. J’imagine. La taille des monceaux de pierres arrachées au sol pendant des siècles à la force des bras pour voler au vertige d’étroits pâturages force le respect. Ce n’est plus du travail, c’est le bagne. L’éleveur, un taiseux, me confie pendant que je regarde mon mari remplir la voiture (il le fait si bien !) que lui n’irait vivre nulle part ailleurs, que son fils a fui Marseille, trop grande ville, dès la fin de ses études, pour retrouver ses brebis, ses pics et leur sérénité. Comme je vous comprends. Puis-je vous demander asile ?

L’accent chantant du Midi, où apparait-il ? Entre La Mure et Corps, sur la frontière invisible entre Isère et Hautes-Alpes, le long de cette route Napoléon, superbe, entre forteresse minérale du Dévoluy et pics des Écrins, au cœur du bocage du Champsaur. Plusieurs semaines après le retour, ce trajet de lumière et de paix, m’éblouit encore. Merci à lui.


Comme c’est dur d’écrire pour le plaisir en ce moment !

Je suis dans la dernière ligne droite de ma formation de traductrice. Vous serez peut-être soulagés avec moi d’apprendre que j’ai achevé les modules sur la traduction financière (sujet qui m’ennuie au plus haut point) et la traduction juridique. Imaginez le casse-tête de faire coïncider des systèmes différents équipés chacun d’un langage abscons, incompréhensible même aux natifs. Mon roman trépigne : lui aussi aperçoit la ligne d’arrivée.

Les travaux de la maison n’en finissent pas de ne pas commencer. Mais où passe cette fichue conduite de gaz dans le jardin ? Nous allons devoir creuser des tranchées pour la trouver. (Eh, et mes primevères sauvages !) Pour susciter chez les voisins l’envie de nous aider, nous pourrons prétexter le repérage d’un gisement de pétrole, pardon, d’une énergie verte renouvelable, qui ne coûte que les coups de pioche et réchauffe le corps dès qu’on commence à la chercher. Magique.

Avant de conclure cet article, je le contrôle avec mon logiciel de traitement de texte spécial, dont beaucoup de réglages sont encore ceux par défaut (calés sur la trouille ambiante). Il surligne de nombreux passages et me rappelle à l’ordre : mamie est un mot familier (bien sûr), dictateur un terme injurieux (ah ?) et chaque ‘’elle’’ doit être compensé par un ‘’il’’. “Si le pronom chacun représente une personne dont on ignore le sexe, reformuler pour inclure le féminin.”

Et si je te disais ce que je pense de tes remarques, hein, logiciel, jugerais-tu les termes injurieux ou non-inclusifs ?

À l’aide !

P.S. : Un éclat de rouge pour finir. Mon amaryllis de Noël espiègle s’est décidé à fleurir juste sous le nez de mon long jeune homme rêveur.

Pourquoi pas

Juste avant 50 ans, que faire ?

Je suis née demain.

Demain, je m’achèterai des fleurs de la part de ma maman. Depuis mon départ de la maison familiale pour mes études à Lyon, c’était une phrase qui revenait chaque année en janvier au téléphone : « achète-toi des fleurs de ma part ». Une des dernières fois que je l’ai fait, j’ai choisi une gerbe de lys roses, dont j’ai étêté les étamines avec précaution pour éviter de me tâcher. La poudre de pollen rousse tache longtemps les doigts. Les lys devaient être bannis pendant la nuit dans une pièce fermée pour se protéger de leur parfum capiteux.

Que faire pour ses 50 ans ?

Je m’offre un petit plaisir : je vous écris.

Je me souviens de l’anniversaire des 50 ans de ma mère. Comme chaque année, elle ne souhaitait aucun cadeau. J’étais descendue au jardin cueillir de quoi composer un bouquet parmi ses plantations échelonnées sur les saisons. Le cœur frissonnant de décembre n’était pas en reste.

Du chèvrefeuille d’hiver aux fleurs délicatement parfumées sur des rameaux tordus sans feuilles, des branches de laurier-tin aux boules d’un noir bleuet et aux ombelles d’un blanc rosé, des roses roses en bouton aux tiges courtes, des iris d’hiver, tout aussi courts et élégants aux pétales filiformes et fragiles d’un mauve bleuté. Parfums et couleurs cueillis avec des mains gelées par le métal du sécateur, parce que bien sûr, on ne met pas de manteau pour descendre quelques minutes au jardin. Le froid vif réveille et apaise.

À la veille de mes 50 ans et c’est à ce bouquet que je pense, sur la table de bois de la cuisine, dans son vase de toilette de faïence chiné, aux dessins de fleurs (quoi d’autre ?) bleu marine sur fond crème. Si je savais dans quel carton se trouvent mes albums, je vous en aurais posté une photo.

50 ans. C’est un âge de parent ça. Un âge de presque vieux.
Quand quelqu’un meurt à 50 ans, on ne se dit plus « elle était si jeune ». On pense, c’est déjà bien. Bien assez ?

Il est temps d’accepter que les évolutions de mon corps qui me tracassent ne passeront pas. Le mal de dos, la vue qui baisse, l’ouïe qui filtre (surtout les interpellations de mes enfants j’ai remarqué…), ces cheveux gris que ma coiffeuse a trouvés trop nombreux avant de les sacrifier et de les masquer.

Ma grand-mère a gardé jusqu’à la fin de sa longue vie un dos très droit. Elle ne se plaignait jamais de douleurs. Une vieille dame de mon atelier de terre à Mainz qui approche les 90 ans non plus. À ma question : mais tu n’as pas mal au dos ? Elle avait répondu : au dos, non, jamais. Elle qui avait fui l’Est de l’Allemagne dans les années 1930 devant les Russes. Qu’y a-t-il de corrompu dans nos générations qui n’ont jamais connu autant de confort physique et pourtant souffrent de mille petits maux agaçants ? La vie sédentaire derrière un ordinateur ramollit.

De ma fenêtre

J’ai horreur du mois de janvier. Seuls les jours comme aujourd’hui (et demain pour d’autres raisons) trouvent grâce à mes yeux : le froid est vif, il neige et le calme dans la maison autorise (prescrit) une pause méridienne prolongée, sur un canapé et sous un plaid (celui que je garde jalousement des poils et de l’odeur de Gaïa).

Je ne serai pas seule aujourd’hui à la maison. Par cette journée de grève générale (ah, ça, ça nous avait manqué en Allemagne !), ma benjamine est là. Le métro automatique s’est arrêté, solidaire, pour cause de panne informatique (parait-il).

Au coup de blues de hier matin (oui, le mois de janvier m’est difficile), j’ai répondu par un saut à la médiathèque pour m’ouvrir tous les appétits. Le long de la route, j’ai marché le nez en l’air en essayant d’attraper les plus gros flocons avec ma langue. Ils tombaient surtout dans mes yeux. J’ai fait un stock de bandes dessinées pour les filles, et pour moi des DVD et une BD sur laquelle je suis tombée par hasard, l’expédition de La Pérouse. J’ai déjà beaucoup de livres à lire sur ma table de nuit.

En ce moment, je me passionne pour les marins explorateurs. Après avoir dévoré sur Arte la série sur Magellan, j’ai découvert dans un documentaire Jean-Baptiste Charcot dont je ne savais à peu près rien. Charcot c’était pour moi le nom d’une clinique probablement nommée d’après le père de l’explorateur, médecin.

Charcot, le fils donc, naviguait sur un voilier appelé le Pourquoi pas. J’adore ce nom, charmant et poétique, à la fois modeste et ambitieux, ouvert. Le petit Jean-Baptiste rêvait de la mer et quand on lui demandait s’il deviendrait marin, il répondait : pourquoi pas ? Avant de mettre le cap sur des découvertes polaires, il a d’abord suivi les rails tracés paternellement pour lui : il est devenu médecin.

Autres marins aux histoires passionnantes : ceux des podcasts Les naufragés sur France Inter. Dépaysement, aventure, découvertes, frissons… je m’offre tout cela depuis mon cocon, une tasse de tisane (le thé c’est souvent trop fort ma pauvre dame) à portée de mains.

Comment fêter ses 50 ans ?

Je ne suis pas adepte des grandes fêtes.

Mon mari et moi allons nous évader vingt-quatre heures à Paris pour, dans un affranchissement volé aux responsabilités, aller au théâtre du Palais-Royal (voir Edmond) et nous promener au hasard de nos envies. Parentalité buissonnière.

Neigera-t-il à Paris ?

Paris, pour moi aujourd’hui c’est l’évasion et la détente (en faisant abstraction de la foule).

Je suis montée début janvier retrouver une amie pour une balade dans un Marais apaisé en milieu de semaine avant les soldes, et une visite du musée Carnavalet.

J’y ai joué un jeu de dextérité avec mes lunettes de presbytes : les enfiler pour regarder les tableaux en s’approchant, les quitter pour s’éloigner et ne pas foncer dans d’autres visiteurs, entre les deux attendre que les yeux accommodent. Le tout sans corde autour du cou (ceux qui savent, apprécieront).

L’exposition Parisiennes citoyennes ! passionnante et nécessaire portait sur l’engagement des femmes de Paris depuis la Révolution pour faire reconnaître leurs (nos) droits. Je regrette qu’elle s’achève bientôt, j’y aurais volontiers emmené mes jeunes filles. Il est toujours bon de se souvenir de ce que l’on doit à celles qui nous ont précédés – avant de se plaindre de croupir derrière un ordinateur.

Voici un de mes coups de cœur : ce questionnaire complété par Camille Claudel en mai 1888 à 24 ans. Il est tiré de l’album Confessions (un jeu anglais en vogue à l’époque, rendu célèbre par les réponses de Proust). Ces confessions ludiques et brèves sont censées dévoiler les personnalités de ceux qui se prêtent au jeu.

Je vous en copie quelques extraits :

Your favourite qualities in a man : obéir à sa femme

Your favourite occupation : de ne rien faire

Your chief characteristic : le caprice et l’inconstance

Your idea of happiness : épouser le général Boulanger

Your idea of misery : être mère de nombreux enfants

Your favourite colour and flower : la couleur qui change le plus et la fleur qui ne change pas.

À vous de déchiffrer le reste.

Indépendante, provocatrice, indocile. Quelle femme, cette Camille !

En souvenir de l’exposition, j’ai acheté un autocollant #boboécolo en pensant que mes filles allaient se l’arracher. Il a d’abord fallu que je leur explique l’expression « pas une potiche ». Mais le monstera, elles aiment bien, ma grande en fait des boutures.

Dans le TGV pour cette journée amicale, j’étais assise dans un carré, entourée de gens en déplacement professionnel qui ont sorti leur portable dès la gare de Lyon Part-Dieu. Une dame tapait si furieusement que même ses congénères lui jetaient des regards obliques. J’ai attendu la traversée du Beaujolais pour sortir de mon sac à dos et poser sur la table, mi-gênée mi-fière, mon carnet couvert de velours vieux rose, celui sur lequel j’ai rédigé aujourd’hui cet article – et un stylo Bic bleu.

(Interlude dans l’écriture pour cause de chutes de neige et de besoin impérieux de regarder d’en bas les flocons.)

Musée Carnavalet

Je n’ai pas regardé mes voisins, mais je les ai observés. Deux femmes qui se faisaient face m’ont désenchantée. Elles ont beaucoup parlé – sans se dire grand-chose. Je les croyais collègues et leurs échanges m’ont laissé penser que l’une était la responsable (expression horrible) de l’autre. Elle lui demandait des comptes sur l’avancement de ses tâches. Cela m’a été confirmé lorsqu’une hôtesse (oui comme dans un avion) est passée avec sa carriole pour proposer « un café et une collation aux voyageurs dotés d’un billet Business » dont elle avait les numéros de place. De mes deux voisines, seule la femme plus âgée y a eu droit. La « responsabilité » ne s’étend pas jusqu’à partager les petits privilèges. Je n’avais pas encore mon autocollant « pas une potiche », sinon je l’aurais bien volontiers donné à la jeune femme. Elle aurait pu le coller sur son ordinateur pour rappeler à la dame, en face avec son café et sa madeleine, que c’était elle qui faisait le boulot, elle qui listait ses tâches sur un cahier bien ordonné. Peut-être était-elle aussi, à sa façon, malgré son jeune âge, une âme de papier ?

Les femmes naissent égales et c’est la dernière fois qu’elles le sont. Paraphrase d’une citation sortie de ma mémoire que Google attribue à différents auteurs. Jules Renard ? Abraham Lincoln ? Google franchement tu me déçois. Je sais que je te désoriente avec mes recherches pour mes traductions sur des sujets dont le fond ne m’intéresse aucunement. Si aujourd’hui je suis incollable en private equity, demain mon nouveau dada sera un point particulier de droit ou le fonctionnement d’un drone sous-marin. J’enrichis ma culture générale (à la hauteur de ce que ma mémoire paresseuse voudra bien retenir) mais mes centres d’intérêt en ligne sont éphémères.

Plus j’avance en âge et plus je me sens féministe. Camille, s’il te plait, déteins sur moi !

La preuve: nous allons partir samedi en laissant nos filles pour la première fois seules pour une nuit. Une inquiétude diffuse, un soupçon de culpabilité sont balayés d’un revers de main par la joie de s’évader. Je mets un point d’honneur à montrer à mes femmes en devenir (et, euh, à moi-même), que les responsabilités ne dispensent pas de prendre du plaisir.

Avant cela, je m’offrirai ce soir un moment de musique inédit. Je jouerai pour la première fois avec un violoncelliste (que je ne connais pas encore). Je travaille depuis quelques semaines la partie piano du Cygne de Camille Saint-Saëns (les Camille, on n’en sort pas aujourd’hui). C’est un morceau magnifique, même la partie accompagnement jouée seule, dont la mélodie berce, est superbe. Ma professeur de piano me l’a illustré comme suit : le cygne nage majestueusement sur l’eau (notes amples du violoncelle) pendant que les pattes s’agitent sous la surface (le piano).

Il neige toujours. Les webcams des pistes doivent réjouir les skieurs.

Cette année pour la première fois depuis cinq ans, je fais le voeu de voir des mimosas en fleurs en vrai. Contrées du sud, envisagez-vous des webcams pointées sur les bosquets pour que les inconditionnels des houppes jaunes puissent se précipiter pour les respirer ?

Après tout, pourquoi pas ?

Pour mon anniversaire, maman, je m’offrirai de ta part une brassée de mimosa.

À demain.

La poésie ébauche les contours d’une ville à colorier – MissTic

Fugues

Collège buissonnier, rendez-vous inutiles et se défendre enfin

Mercredi 9 h 56.
Mon portable posé sur le bureau à gauche du clavier vibre. Interrompue en plein travail, je n’ai pas envie de répondre, mais je jette machinalement un œil à l’écran où s’affiche le numéro de la Vie scolaire du collège. Il vaudrait peut-être mieux prendre cet appel.

— Allo ?

— Allo, madame, nous souhaitons vous prévenir que votre fille a fugué du collège avec une copine en cachant la caméra de surveillance. Elle a été rattrapée par un surveillant.

Ma fille, fugué ? Je l’attends à la maison, ses professeurs sont absents. N’est-ce pas normal qu’elle parte ?

— Ah ?

— C’est inadmissible et elle sera sanctionnée. Elle sera reçue demain par madame X.

— Ah bon ? Pourtant elle vient à l’instant de m’appeler depuis le téléphone de la Vie scolaire pour me demander une décharge pour sortir. D’ailleurs, je viens de vous l’envoyer. Bien sûr, je lui reparlerai de cette façon de procéder qui ne se fait pas. Mais enfin, elle partait en accord avec moi, puisque ce matin elle n’avait qu’une heure de cours.

10 h 30. Ma fille n’arrive pas.

11 h. Toujours personne.

Sans doute a-t-elle dû folâtrer au parc avec son amie.

Je fais un saut chez Picard (ah, Picard qui nous a tant manqué en Allemagne) pour nous chercher des blanquettes de veau individuelles puisque ça lui faisait envie. C’est bientôt les vacances, on va se faire un petit plaisir. Avant de partir, je lui laisse un petit mot, bien en vue, sur la dernière marche en haut de l’escalier. Ma chérie, je reviens dans dix minutes.

Sur le trottoir, les feuilles sont glissantes et un panneau m’annonce que je marche à 5 km/h. Le vent est glacial, il a neigé la veille.

Retour à la maison. Personne.

12 h. Je guette à la fenêtre entre les branches du sapin de Noël. Personne.

J’envoie un texto à mon mari : notre benjamine n’est pas là.

Comme j’ai grand-faim et que si je ne me sustente pas dans ce cas-là mon humeur vire au noir, je crève l’opercule à coups de fourchette et place la barquette au four à microondes. Je monte le son de mon portable pour pouvoir écouter la chronique de Tanguy Pastureau sur Inter.

Je mange. Seule.

Notre famille vit une actualité très difficile que je ne vais pas détailler ici. Je suis épuisée et j’ai décidé de me reposer cet après-midi puisque mon jeudi s’annonce éreintant. Échouée sur le canapé, je vais regarder Manon des sources (l’original bien sûr – qui a envie d’entendre des Parisiens prendre un faux accent méridional ?). Il repasse sur Arte et je l’adore. En outre j’ai besoin de retrouver une citation du film pour mon bouquin. Blottie sous un plaid, beaucoup trop près de notre chienne Gaïa qui cherche toujours à me piquer mon nid, je cale la tablette. Le facteur ne me dérange pas : notre sonnette est cassée. Les colis de Noël passent en voiture électrique devant chez nous, s’arrêtent quelques minutes avant de retourner à la poste. Quand j’aurai 5 minutes et une cloche, je mettrai une affichette pour prévenir le facteur…

Je regarde le film d’un œil distrait, en guettant le bruit de la porte d’entrée.

Tiens, voilà le passage dont j’ai besoin. Au verso de mon modèle de tricot, je le recopie avec une moitié de crayon gris qui traine. Je me délecte de la plume intelligente et tendre de Marcel Pagnol. Comme j’aime le parler de ses personnages, tout en humanité et en humour !

14 h 10, la porte d’entrée s’ouvre. Enfin !

– Mamaaaaan. Pardoonnnn.

Ma fille éplorée craint l’engueulade.

— Que s’est-il passé ?

Il s’est passé que malgré le coup de fil et la décharge écrite ils ne l’ont pas laissé sortir. Elle a été emmenée chez le proviseur, sermonnée par deux personnes. Seule. Sa copine ne s’était pas arrêtée en quittant le collège et pour cause : sa mère l’attendait dans sa voiture. Tu parles d’une fugue.

Plus elle m’explique et plus la colère monte. Quel système idiot et aberrant qui empêche les jeunes de sortir du collège quand ils n’ont plus cours pour la journée ! Tout cela pour aller au self.

Cela serait anecdotique si depuis plusieurs semaines, les professeurs n’étaient pas absents à tour de rôle, sans remplaçants. Si ma fille trilingue n’était pas contrainte, par une fantaisie administrative de suivre des cours d’anglais avec des débutants. Et si on n’attendait pas, depuis la rentrée, la mise en place d’un dispositif particulier auquel elle a droit.

Nivellement par le bas révoltant.

La colère bouillonnante me confisque le repos dont j’ai besoin.

D’abord je console ma fille, lui dis que le coup de fil de la Vie scolaire nous a fait éclater de rire, et que les idiots procéduriers feraient mieux de s’occuper de remplacer les profs malades plutôt que de faire perdre du temps aux élèves et à leurs familles. Et que s’ils gardent une élève en colle, il est inadmissible que les parents ne soient pas prévenus (nous nous sommes inquiétés pendant quatre heures). Je lève les bras écartés pour lui dire : super-maman ! je vais te défendre ma chérie contre l’absurdité !

Elle sourit à peine. Elle a très peur. Elle est traumatisée.

(Franchement, je n’ai pas besoin du collège pour traumatiser ma fille. Je m’en charge très bien toute seule. Je lui ai raconté le film L’auberge rouge, que j’avais emprunté à la médiathèque (ça aussi ça m’avait manqué en Allemagne : ne pas pouvoir emprunter de vieux films). Basé sur des faits réels, il se passe dans la montagne ardéchoise. Sans les facéties de Fernandel, et la distance de l’histoire romancée, les faits l’ont terrifiée. Elle ne veut plus aller en Arèche même pour voir son grand-père qui pourtant vit à une distance très sécurisante de l’auberge de Peyrebeille).

Adieu le canapé, je retourne à l’ordinateur. J’écris un long mail de griefs au proviseur. À ceux qui ne me connaissent pas depuis longtemps, sachez que c’est tout nouveau pour moi de me défendre. C’est la première fois, depuis 22 ans que je suis maman, que j’écris à un proviseur pour lui dire le fond de ma pensée. En général, je laisse courir, considérant qu’ils règnent sur leur monde.

Peut-être ai-je pris de l’assurance ? Peut-être puis-je maintenant comparer avec la pédagogie allemande ? Peut-être chaque manquement au respect de l’éducation s’est-il accumulé pour en arriver aujourd’hui par ce besoin de mettre les points sur les i ?

Je ne me fais pas d’illusions, la bêtise gagne toujours, mais merde quoi.

Le jeudi matin, le lendemain de la « fugue », l’ensemble des cours de la matinée sautait encore. Donc en toute logique, il fallait à nouveau une décharge pour ma fille pour l’autoriser à arriver après le self. (Il restait un plat de ramen Picard au congélateur qui lui disait bien). Donc je lui ai donné le formulaire-sésame sur lequel j’ai précisé en post-scriptum : « je ne complèterai pas ce formulaire par le remplissage d’un bulletin d’absence dans le carnet de correspondance. Ce n’est pas ma fille qui était absente, ce sont, encore, ses professeurs. »

(Pour la petite histoire qui se fait longue, j’ai reçu plusieurs mails peu aimables de la part de la fameuse Vie scolaire pour un supposé manquement à la procédure, « décharge + bulletin dans le carnet + passage à la vie scolaire », patin couffin. Ces mails erronés m’avaient déjà bien irritée.)

À Mainz aussi j’avais défendu ma fille bec et ongles. (Super-maman, bras levés) Je m’étais fâchée tout rouge avec sa prof de maths qui lui avait mis un Klassenbucheintrag, l’équivalent d’un mot dans le carnet. Pourquoi ? Ma fille était absente au début du devoir surveillé de maths. Pourquoi ? Parce que ladite prof lui avait demandé d’accompagner une de ses camarades qui ne se sentait pas bien au secrétariat.

Quelle obsession les absences. Quelle peur panique des défections. À en voir des fugues partout.

En Allemagne, les établissements scolaires sont grands ouverts. Les terrains et les cours restent accessibles pendant les vacances. À la récréation, aucun écolier ne se glisse par un portillon entr’ouvert. Ils savent que c’est interdit m’avait-on expliqué. En France, tout est barricadé (pour Vigipirate, seulement ?). Ma fille a paniqué, car elle n’avait pas la fameuse décharge, que j’avais oubliée. Si les petits Français ont un caractère aventurier, tant mieux pour eux. Les barrières fermées tentent l’escalade.

Le lendemain du fameux mercredi, dans une salle d’attente, une maman a passé un coup de fil. Je n’ai pu m’empêcher d’entendre : « Ma fille est marquée dans Pronote comme ayant une absence injustifiée, pourtant je vous avais écrit… »

Cela est-il donc une manie contagieuse entre les établissements ?

Le week-end, j’ai pu reprendre mon visionnage de Manon des sources.

La scène qui entame la deuxième partie est savoureuse : le conseil municipal du village, dont les membres vivent tous, de près ou de loin de la terre, désespérés par le tarissement soudain de la fontaine, accueillent l’ingénieur du Génie rural. Ce dernier s’épanche en explications inutiles.

Ugolin l’interpelle : on vous fait venir parce que nous n’avons plus d’eau. Vous faites des mesures pendant des jours, vous réfléchissez à vous faire péter la cervelle, vous nous assommez avec des mots d’un kilomètre et vous nous dites : vous n’avez plus d’eau. Quand on vous demande ce que vous pouvez faire, vous répondez : rien.

Cette scène, je l’adore. Vous l’aurez compris, je suis la première à crier aux incohérences de l’administration et à dénoncer l’incompétence. Mais là elle résonne doux-amer.

La veille, le jeudi donc, nous étions en famille en entretien avec des spécialistes de leur spécialité, cachés derrière leur ordinateur. Nous sommes arrivés en disant : nous avons un problème grave. Nous y avons passé la journée et laissé une énergie démesurée. À la fin de ce que je pensais être une consultation, mais qui était une réunion (mon mari et moi avons eu envie de sortir nos portables aussi, mais rien ne méritait de prendre des notes), on nous a dit : vous avez un problème grave. Que fait-on ? Rien.

Comme le Papet, j’aimerais me régaler de ces couillonnades.

Mais là, ça se passait dans un hôpital.

Ceux qui atteignent leur niveau d’incompétence continuent de toucher un salaire.

(J’ai diagnostiqué un déni d’inutilité.)

J’ai envie de lever les bras au ciel en criant : super-maman, je vais tous nous sauver de la bêtise.

Je ne touche pas terre au sens propre comme au figuré. Comme il fait trop froid pour le jardin, que je n’ai pas d’atelier de terre en ce moment, je peins mes ongles en rouge sombre avec ma fille.

Je regarderai ces doigts maquillés que je ne reconnais pas sur les touches du piano en travaillant une fugue de Bach à quatre voix. Je me demanderai quel est le point commun entre un départ du collège en courant et en riant et en saluant en passant la caméra (quand il n’y a plus rien à y faire) et un morceau de musique.

Je suis découragée par un monde où le bon sens est démodé.

J’ai envie de fuir.

Me réfugier dimanche soir au Grand Temple pour entonner les chants de Noël anglais lors du Christmas carol service de l’Église anglicane de Lyon, en priant pour que les Bleus ne gagnent pas la finale (désolée) sinon nous ne pourrons jamais rentrer chez nous.

Me cacher dans le Vercors, dans le petit village, dans l’hôtel même où nous étions venus nous réfugier au printemps 2018, pour peser les pour et les contre et décider de partir nous expatrier en Allemagne.

Fuir.

Dans la forêt d’épicéas sans neige, qu’un vent du sud rend printanière, pour caresser un tronc rayé de merisier.

Dans la baignoire de l’hôtel, pour évacuer la colère en soufflant des bulles la tête dans l’eau. Nous n’avons qu’une douche dans notre nouvelle maison et tremper me manque.

Fuir les yeux ouverts, car en l’absence de distraction visuelle, mon esprit écrit en silence tout le mal que je pense des derniers couillons qui ont croisé ma route. Pour l’instant, j’ai réussi à ne pas leur dire en face. Il parait que ça ne se fait pas. C’est dur quand même de traverser la vie agressée par la bêtise de beaucoup tout en ne pouvant pas leur tirer la langue.

Je le fais donc ici pour me libérer du geste.



Pfffffft !

Fuir.

Me barricader dans une église vide pour fermer la porte sur le brouhaha du monde et les textos de ceux qui ne comprennent rien et agressent par leur insensibilité.

Aspirer par osmose le calme. Allumer un cierge pour le plaisir de voir danser la lumière dans un parfum de cire chaude, l’odeur des bougies de la couronne de l’avent fanée qui ont coulé sur la table.

Je vous souhaite un Noël en paix, sans avoir besoin de tirer la langue.

En cas de besoin, je peux vous établir une décharge.

Si vous devez fuguer, faites-le comme ma fille, avec une personne aimée, en courant, et en saluant la caméra à la porte en riant.

Rendez-vous de l’autre côté.

Juste avant l’Avent à Metz

Préparatifs de Noël allemands et escapade à Metz avec une amie de Mainz

Schönen 2. Advent !

Nous sommes devenus un peu allemands.

Dimanche dernier, mes filles ont tenu à fabriquer, avec des branches du jardin, une couronne de l’Avent. Elle est posée sur notre table à manger, à côté d’un cactus de Noël défleuri et d’un poinsettia encore feuillu de rouge, puisque neuf. Hier, nous avons allumé la deuxième bougie, sans grand cérémonial, mais tous ensemble. C’était à mon tour de frotter l’allumette.

— Tu vois maman, si on n’avait pas vécu en Allemagne, on n’aurait pas cette couronne sur la table.

C’est vrai. J’avais acheté ces bougies blanches comme des cierges, numérotées de 1 à 4 chez Ikea peu après notre arrivée, à l’automne 2018. Cela représentait un bel exemple de l’adaptation d’une enseigne mondiale aux marchés locaux. Elles étaient restées dans leur emballage au fond d’un placard, car nous avons ensuite préféré acheter des bougies rouges pour nos couronnes.

Samedi, nous avons passé l’après-midi à pétrir et découper des sablés de Noël, des Plätzchen. Entre les pages de la recette des Zimtsterne, étoiles à la cannelle, il restait de la farine de Mainz. J’ai garni les Marmeladennester avec de la confiture maison, une fraise de Mainz dans chaque creux. J’ai baptisé nos assiettes : constellation du goûter. Ma benjamine a fait des petits biscuits au gingembre avec une recette anglaise. Miam !

À vrai dire, nous avons pris l’habitude de confectionner des douceurs d’outre-Rhin depuis que les enfants sont petits. Susanne, mon amie allemande d’enfance, m’avait donné des recettes. Hier soir nous avons décoré le sapin. La période de l’Avent est, avec celle des premières fleurs, fraises et asperges au printemps, celle que je préférais à Mainz. La balade au marché de Noël nous manquera.

Heureusement, j’ai eu l’occasion récemment de m’approcher de la frontière pour des retrouvailles avec une amie de Mainz. Bien calée contre la vitre du TGV, j’ai sorti mon ordinateur pour travailler. Le contrôleur devait être un steward d’Air France contrarié. Mesdames et messieurs, nous entamons l’approche de la gare de Metz.

C’est le concert de Vincent Delerm qui a décidé de la date.

L’Arsenal

Nul besoin comme l’an dernier à la même époque (pour aller voir Olivia Moore) de se perdre en bus dans les faubourgs pour rejoindre la salle de spectacle. L’Arsenal est en plein centre. L’entrée, au niveau de la rue, donne accès au haut des gradins. Nous sommes descendues pour atteindre nos places dans les premiers rangs sur le côté droit. La salle, couleur bois clair et noir m’a rappelé celle d’à côté de chez moi, en version XXL. Sur la scène, noire, devant des rideaux noirs, sur un sol noir saupoudré de quelques confettis, un piano à queue laqué, noir. Vincent Delerm, restait visible grâce à ses cheveux et baskets blancs.

cent

C’est le concert anniversaire des vingt ans (déjà !). La dame assise derrière nous, fan de la première heure, enthousiaste et probable chanteuse de salle de bains nous a gratifiées de ses vocalises. Devant nous, les portables photographient et filment. Leur lumière dérange. Ah pouvoir dire j’y étais ! J’ai tenté le coup pour illustrer cet article, avec le succès mitigé que vous pouvez constater ici. J’ai hésité à prendre une vraie jolie photo lorsque Vincent Delerm s’est approché de nous dans le public. Sur le mur blond, son ombre avec casquette et micro était très graphique. Mais il a bougé avant que j’ose sortir mon téléphone.

J’ai chanté, mais, j’espère pour mes voisines, pas trop fort.

À Metz donc, j’ai pu voir chez les fleuristes, des couronnes de l’Avent qui heureusement n’ont pas encore migré (les traditions locales font partie de la joie du voyage). J’ai pu traverser le marché de Noël, éparpillé sur différentes places, plus authentique que ceux que le marketing a imposés dans les régions du sud. Ça sentait le Glühwein (vin chaud) comme à Mainz, mais des pancartes proposant huitres ou escargots rappelaient que nous étions bien en France.

Notre chambre d’hôtel, au dernier étage d’une maison ancienne, s’ouvrait sur le flanc de la superbe cathédrale, et sous les poutres, son plancher antique, gitait un peu. Les Messins ont eu l’idée originale d’héberger en contrebas de leur monument préféré des touristes, les véhicules dédiés à la propreté urbaine. Ils sortent d’un hangar enterré et assurent le réveil matinal (chaotique), pour que le voyageur puisse profiter, bien éveillé, des volées de cloches (magiques).

Dans le silence de la cathédrale dédiée à Saint-Étienne, comme l’église qui en accueille aussi à Mainz, nous sommes retournées admirer les vitraux de Chagall. L’an dernier, nous étions entrées de nuit et l’effet de transparence était perdu.

Comme j’aime les églises vides !

Notre programme était paisible. Concert donc, balades au gré des petites rues, et visite d’une annexe du centre Pompidou, excentrée hors de la capitale pour cause de politique d’aménagement du territoire. Sur les murs de la ville, des panneaux de bronze triangulaires indiquent le chemin pour rejoindre d’un côté la cathédrale, de l’autre le musée, les deux gloires locales.

Quelques-uns indiquent l’emplacement du Graoully, dragon légendaire, (de l’allemand graulich : macabre) qui symbolise la victoire du christianisme sur les religions païennes (représentées traditionnellement par un serpent ou un dragon). Il guette dans une travée de la cathédrale. Il vole immobile, suspendu entre deux maisons au-dessus de ma rue préférée. La rue Taison, piétonne et pavée, aimablement inclinée et étroite juste comme il faut, accueille sur deux sites qui se font face (les grands, les petits) une librairie formidable. À proximité se blottissent un salon de thé douillet et gourmand, un fleuriste, des boutiques d’objets charmants, la devanture carrelée d’une antique boucherie reconvertie. Elle invite à se perdre dans les ruelles du sommet.

Rue Taison

Qui l’eut cru ? Metz est une ville pleine de charmes. Le dentiste de Mainz m’en avait parlé en termes élogieux. Venant du sud et ne connaissant de la Lorraine que les pages des manuels d’histoire et sa réputation météorologique, je la regardais d’abord de travers, et prononçais le t de son nom, à l’allemande (et comme jadis, lorsqu’il n’était pas nécessaire d’affirmer sa différence de nationalité). Notre première escale était un détour sur la route de Mainz depuis les Vosges, en quête d’une librairie francophone. Le déjeuner dans une brasserie en face du marché couvert, à l’ombre de la grande dame blonde en pierre de Jaumont, nous avait séduits. Nous avions arpenté quelques ruelles de centre commerçant piéton.

À la recherche d’un lieu de charme pour écrire, accessible en train depuis Mainz, en France et pas trop éloigné, j’y avais passé quatre jours début septembre 2021. Au bout d’une heure devant mon ordinateur, étranglée par une sorte de claustrophobie face à un mur beaucoup trop présent, j’ai renoncé à travailler sur mon manuscrit pour me balader avec un carnet et profiter de ce temps seule.

Il est donc encore possible, et même souhaitable, de se parfois fixer des buts de promenade sans la contrainte imposée par les âges et la patience du groupe familial.

J’ai regardé le lit dans le blanc des draps : est-ce toi qui vas m’empêcher de dormir ce soir ? Ah trouver le sommeil dans un lieu nouveau ! J’ai pique-niqué sur une île, au pied d’un temple allemand, et dans le luxuriant jardin éphémère devant le théâtre. Je suis allée au cinéma voir Serre-moi fort de Mathieu Almaric, dont l’affiche sur colonne Morris au pied de mon hôtel m’avait attirée. L’histoire et l’entre-deux culturel de l’actrice Vicky Krieps, m’ont touchée.

Pour cette dernière escapade donc, nous avons visité le centre Pompidou, à l’architecture moderne intéressante, aux volumes trop grands pour moi. Pourquoi les bâtiments modernes sont-ils si pleins de vides ? L’exposition temporaire Les portes du possible sur l’Art et la science-fiction présente un intérêt même pour ceux, qui comme moi, n’y connaissent pas grand-chose. Je n’ai pas lu de science-fiction depuis les Barjavel piochés, adolescente, dans la bibliothèque de mes parents. Les jeux de couleur et la scénographie m’ont impressionnée. Les cloisons comme déchiquetées et trouées offrent des perspectives originales sur les salles, et, dans un savant jeu de miroirs, provoquent un frisson de labyrinthe.

Par deux fois, nous nous sommes fait interpeller par de jeunes hommes. Madame, vous avez perdu vos mouchoirs… ou Madame, c’est où la rue XX ? Avant, au siècle dernier, il nous arrivait de nous faire draguer dans la rue. Avec mon amie nous nous sommes esclaffées. Que faire d’autre ? « Les filles de 1973 ont trente ans » (depuis longtemps et pour la vie). Na na na na…

(Il avait les cheveux noirs à l’époque Vincent lui aussi).

Dans le TGV de retour, je n’ai même pas essayé de travailler. Retrouver une amie, même pour des activités calmes, reste intense et donc épuisant pour moi. Je couvais un mal de terre après un voyage en mer. Mon sac à dos trop lourd m’avait scié les épaules : mon amie avait eu la gentillesse de me rapporter, entières, mes poteries laissées à la VHS (MJC) de Mainz, en attente de cuisson. J’ai eu la maladresse de me lever d’un coup d’un petit canapé ancien et rebondi où elles étaient posées, bien emballées dans du papier journal. Le hoquet des ressorts a projeté deux poivrons allongés sur le plancher. Cling ! Leurs tiges se recolleront très bien.

Je rapporte à ma famille un Saint-Nicolas en pain d’épices acheté sur un malentendu concernant le prix au kilo, au tarif de l’uranium enrichi… Quand la vendeuse de la pâtisserie m’a tendu mon paquet, surprise par sa légèreté, j’ai pensé à la publicité de l’huile Lesieur avec le professeur Tournesol (si vous vous en souvenez, c’est que vous aussi avez trente ans pour la vie). À mi-chemin de la transaction, je n’ai pas osé renoncer. Grrr se faire avoir comme une gamine !

À défaut de pain d’épices, dans le train, je dévore Vers la beauté de David Foenkinos, acheté la veille à la boutique du Centre Pompidou de Metz. (Avec là une pensée pour le film de Banksy, Exit through the giftshop – sortie par la boutique du musée).

Miettes de pâté lorrain sur le jean, parfum de clémentine sur les doigts, un goût de métal dans la bouche (ma gourde) et les lèvres un peu sèches. Brumes sur les champs. Aucun bruit. Seul un couple de retraités américains échangent quelques phrases de loin en loin.

Je me sens rassasiée de Metz. Pour notre prochaine rencontre, proposerai-je à mon amie de nous retrouver ailleurs ?

Couronne de l’Avent, Saint-Nicolas en pain d’épices et carton de déménagement

Toucher terre

Stage de tour, adieux à l’Allemagne, et mots qui libèrent

Seule à la maison, pour la première fois depuis… depuis je ne sais plus.

Dans son nouveau poste, mon mari est autorisé à se rendre au bureau deux fois par semaine. Les filles sont toutes les deux à l’école. Un virus (non pas lui, un autre) les a successivement clouées sur le canapé.

Des heures seule. Une fenêtre ouverte sur une activité qui s’alimente de paix : vous écrire.

Au réveil ce matin, j’ai étiré la paresse les yeux fermés pour accueillir les pensées virevoltantes libres et fraîches, les idées vraies. Sans le filet à papillons de mon carnet – la lumière, le stylo pourraient les effrayer – j’ai tâché de les garder entre les doigts, sans les écraser, sans vraiment les emprisonner, pour vous les livrer, ici et maintenant.

Il fait froid dans la maison, parfois plus que dehors. Je m’offre le luxe d’emmitoufler ma journée de travail à mon bureau, dans un sweat moelleux. Moi qui ai besoin d’un environnement rangé et propre, apaisant, je tâche d’effacer ces caisses ouvertes, ces cartons qui débordent, dont le chaos m’assiège, ce bureau, qui faute d’étagères, grouille lui aussi. Enfiler des œillères. Rester concentrée sur quelques centimètres carrés.

Ce matin donc, je repensais à mon stage de tour la semaine dernière.

Je me suis offert quatre jours, enfouie dans la terre de la tête aux pieds. Et comme ça ne suffisait pas, le 1er novembre, jour férié, j’ai rempilé avec le jardin. Les premiers coups de ma nouvelle bêche écolo (grelinette, top, dont la symétrie épargne le dos) m’ont dévoilé la vraie nature de mon terrain : argileux. (Bientôt, je récolterai un seau de terre, je la ferai sécher, je la filtrerai avant de la réhumidifier pour la modeler.) Au milieu des mottes collantes : des galets blonds. Des milliers de galets blonds. À Mayence, le Rhin avait quitté son large lit (sans le faire), en laissant un sol noyé sous le sable. À Lyon, le Rhône a abandonné ses galets. Très lisses, d’un ocre mat, bien différents de ceux des rives de l’Ardèche, gris et volontiers rugueux. Argile plus galets, la recette du pisé, que tant de maisons alentour dévoilent sous un crépi écaillé.

Retour au tour.

Décor à l’engobe (avant cuisson- émaillage-cuisson)

Voilà combien d’années que je n’avais pas pu tourner ?

Lorsque – après avoir fantasmé le sujet pendant des années – je me suis enfin inscrite à un cours de poterie, il y a vingt-trois ans je crois, c’était avec le souhait d’apprendre à tourner. Quelle ne fut pas ma déception, lorsque la formatrice nous a annoncé que non, pour cela, il fallait faire un stage. Une séance hebdomadaire ne suffit pas à dépasser le stade de la terre vrillée, et de la frustration. C’est presque à regret que j’ai découvert le modelage qui m’a conquise. Quelques années plus tard, j’ai pu honorer ce désir.

En Allemagne, je n’avais pas trouvé de lieu pour en faire, alors j’ai profité dès mon retour de me jeter sur la première occasion : la lettre d’information de mon ancien atelier m’annonçait que le stage de la Toussaint n’était pas complet. J’ai cliqué.

Et j’ai tourné.

Enfin, d’abord j’ai battu. Battu la terre pour la rendre homogène et chasser les bulles d’air. Non, je vous vois venir, ça se fait sans gourdin. Juste une table en bois brut, pour la malaxer en s’aidant de son propre poids, en la contenant de tous côtés pour lui donner une forme de tête de bélier ou de gros coquillage. Vous essaierez avec votre prochaine pâte à pizza… vous verrez, c’est très agréable. Ça défoule en douceur.

Coller la terre à la girelle du tour. La sentir d’abord chavirer, puis lorsque les deux mains exercent une force égale, aux bons endroits, se centrer. Accueillir sa soumission à la force centrifuge. Fermer les yeux un instant : non, les mains placées autour de la boule d’argile en rotation ne bougent pas. La première étape est réussie.

Appuyer, tirer, percer, lisser… des gestes minuscules et précis, les coudes posés, qui s’appliquent à une matière douce, résistante, élastique, rancunière, frustrante et gratifiante à la fois. Le tour, activité très physique, sanctionne immédiatement le moindre écart de concentration. Mon tunnel créatif m’a relâchée, épuisée et ravie. Mes mains et mon sourire me le réclament : quand est-ce qu’on recommence ?

Allez savoir.

L’Allemagne s’efface de notre quotidien. Des gestes dérisoires lui disent tschüß. Ce matin, j’ai jeté une bouteille de shampooing achetée chez DM. Quelques paquets de levure et un bidon de lessive me parlent encore allemand. Hier, nous avons fait changer les plaques de la voiture. Ce moment hautement symbolique (sous une pluie diluvienne) m’a doublement soulagée : je n’assumais pas le fait d’être prise pour une touriste égarée et nous avons pu cocher une autre tâche sur l’immense liste des choses à faire en changeant de pays. Mon mari – moi je n’en sais rien, je ne m’en suis pas occupée – a conclu l’étape d’hier en disant qu’ici « c’est plus rapide et plus simple de faire une carte grise ». La procédure en ligne économise le déplacement imposé à Mayence, dans un lieu dédié où il faut faire la queue. (Comme avant à la préfecture).

L’Allemagne s’efface, oui et non. Ma plante de cardamome (achetée pour son parfum de cannelle chez Pflazen Kölle) a repris de la vigueur cet été. Ma benjamine est repartie seule en TGV pour la Rhénanie, retrouver sa grande copine et son ancienne classe. Merci à mon amie qui l’a cueillie sur le quai à Francfort pour l’accompagner à Mayence. (Moi aussi bientôt, je la retrouverai à Metz. Je vous raconterai.)

Ma grande fille s’est envolée pour Bilbao retrouver son frère. Parmi les péripéties administratives au petit matin à l’aéroport Saint-Exupéry, il y avait le formulaire d’autorisation de sortie du territoire pour mineur. Appliquée, j’avais joint la copie de ma carte d’identité mais oublié de signer. (Non, ce n’était pas clair : la signature devait être apposée dans un recoin vers le milieu de la page.) Hier soir encore, j’ai oublié de noter la date sur une autorisation pour une sortie scolaire. J’en ai ras le bol de recopier tous les quatre matins le numéro de ma police d’assurance, alors stylo au poing, sans mes lorgnons, je fonce. Comme ma plus jeune à qui je serine qu’il faut bien-lire-l’é-non-cé.

Les tâches basiques me narguent.

Au feu les énoncés !

Et les questionnaires.

(Non ce ne sont pas des gerbilles ;o)

Devinez quoi ? Hier soir, nous avons eu droit à une visite virtuelle de notre cage en prévision de l’adoption de gerbilles. Ma fille, qui en accueille depuis bientôt six ans, a passé un entretien dans les règles avec au moins 156 questions. Elle a dû envoyer le lien du site où elle commande leur nourriture et dévoiler les mensurations de la roue en bois. Quand je pense que nous avions trouvé exagérées les précautions de l’association allemande avant de nous confier une chienne… Dans quels abysses chuterait le taux de natalité si les candidats à la procréation étaient soumis à de tels examens ?

La taille olympique de la cage fabriquée par ma grande fille, et les nombreux jouets faits maison devraient seuls confirmer la motivation et l’assiduité (la sienne, pas la mienne).

— Non, mais pour des gerbilles quand même… C’est exagéré…

— Oui, il y a des gens qui pourraient les « adopter » pour nourrir leur serpent.

Ah vraiment ?

Le lave-vaisselle ronronne. Mon téléphone vient de vibrer, comme tous les jours à 8 h 50, pour me rappeler d’écrire 500 mots.

Ces derniers jours, j’écris beaucoup, mais surtout pour mes traductions. J’ai attaqué le module des documents techniques. Désormais incollable sur le moteur à quatre temps, je dois quitter la mécanique pour m’atteler à l’électricité, puis à des textes juridiques.

Les nombreuses recherches sur Google me lavent le cerveau. Je rêve d’un abonnement internet sans aucun message commercial. Une version premium où l’information recherchée ne serait pas noyée dans une fosse septique (je viens de faire démolir l’ancienne de notre maison, ça m’obsède). Quand j’éteins mon ordinateur le soir j’aurais besoin d’une vidange pour évacuer tous ces messages agressifs par leur insistance, leur mouvement, leurs couleurs, leurs mots qui grouillent.

Cela me rappelle Netflix – qui contrairement à Google, reste un détour facultatif. Pendant le confinement, comme tout le monde, nous avons pris un abonnement. Chaque fois qu’un de mes colocataires suggère de feuilleter leur catalogue pour décider (collectivement) quoi regarder, je craque après quelques minutes avant de me lever, et d’annoncer en me tapant les cuisses : « Bon, ben moi je vais me coucher. » Ma benjamine m’imite régulièrement en éclatant de rire.

Netflix… ou comment chercher à tâtons un éclat de chocolat noir dans un seau de Smarties. Les seuls films qui m’intéressent, je les ai déjà vus. Les séries à la mode ne m’intéressent pas, j’ai essayé, je m’ennuie. Comme je ne veux pas priver les autres de leurs distractions, l’autre soir, j’ai accepté la suggestion de mon mari :

— Et si on finissait le spectacle de l’Australienne ?

(Nous l’avions commencé l’hiver dernier.)

Certes. Finissons.

Et c’était formidable.

La deuxième moitié encore plus que la première. Bouleversant d’authenticité. Une vraie leçon pour moi qui la recherche dans mon écriture. Magnétisée par son âme, j’ai bu ce témoignage d’une femme qui souffre de sa différence. Et qui le dit. Qui, remettant en question les codes de la comédie, a cessé de vouloir faire rire à ses dépens. Qui, dans un jeu de miroir trop vrai, prend pour cible le mâle blanc hétéro.

Moi qui, en décalage depuis toujours, peine à me faire une place dans le monde, j’avais les larmes aux yeux et envie de me lever pour applaudir. Oui, c’est cruel de faire partie d’une minorité. Merci Hannah.

Cette artiste donc (diplômée en histoire de l’art), Hannah Gadsby, évoque dans son spectacle Nanette, Marie-Thérèse Walter qui, dans l’ombre, a consacré sa vie à Picasso.

Tiens donc…

— Regarde !

J’ai attrapé sur la table basse le livre que je venais de prendre à la médiathèque : Sa vie pour Picasso, Marie-Thérèse Walter de Brigitte Benkemoun. Drôle de coïncidence. N’avez-vous pas l’impression que lorsque vous vous intéressez à un sujet vous le voyez partout ?

Je n’avais pas d’avis sur l’homme avant ces deux rencontres – juste sur l’artiste. Mon regard sur Picasso a changé.

Parfois, il suffit de quelques faits pour comprendre.

D’autres fois, hélas, cela est impossible.

Les faits bâillonnés par leur cruauté restent incompréhensibles. L’horreur d’un fait divers ardéchois a tranché dans l’humanité et atterré des familles, une ville. En plein marché hebdomadaire, à la terrasse d’un café, lieu de vie et de joie, un homme retraité a été assassiné. À l’échelle locale, c’est la tuerie du Bataclan dans toute son horreur. De la même manière, mon cerveau a mis plusieurs jours à accepter l’inconcevable.

Toucher terre dans ces conditions c’est inhumain.

Je voudrais adresser ici toutes mes pensées de soutien à ceux qui, de près ou de loin, sentiront longtemps le drame résonner.

Tailler dans l’if

Au jardin comme dans la vie, le temps nous encourage à ne garder que l’essentiel

Chéri, tu peux me confisquer le sécateur s’il te plait ?

Un jardin adulte présente l’avantage d’être structuré par de grands arbres. Les rosiers offrent leurs fleurs à trois mètres du sol. Sans lever la tête pour guetter l’écureuil dans le cèdre, on ne les voit pas. L’abri de jardin, petit chalet en bois sombre, se tapit dans un bosquet dense de lilas, laurier sauce, merisier et laurier-tin, ce laurier-tin qui a essaimé dans les moindres interstices. Une chance que je l’aime cet arbuste, aux feuilles sombres persistantes, aux ombelles blanches et aux graines d’un bleu noir, bases des bouquets d’hiver à tiges courtes.


Un jardin délaissé encourage une prise de possession martiale. Ce corps à corps me laisse au crépuscule exténuée et apaisée, transpirante, des poussières de bois dans le T-shirt et des feuilles dans les cheveux.


Sourire. Soupir. Ah ! J’ai bien bossé. Et ça se voit. Récompense immédiate.


Le lendemain, j’écarte les mains et étire les doigts en arrière pour détendre les crispations des avant-bras, filles des gestes répétitifs avec un taille-haie.
Je taille, je coupe, je défriche, je débroussaille, j’éclaircis, je dégage. Je rabats. Derrière moi des tas, des montagnes de rameaux secs et de lianes d’épines, quelques sections de troncs de rosiers, droits.


STOOOOP Estelle ! Sinon il ne restera rien. Le clac sec du sécateur est addictif. Comment s’arrêter de nettoyer son environnement végétal ? Le chaos laissé par une absence d’entretien de plusieurs mois
contrarie mon besoin de calme visuel. Chaque branche morte qui tombe ouvre un jour entre les feuilles et libère le regard. Je rêve d’un jardin naturel, mais pas complètement ensauvagé. Il n’est pas assez grand pour cela.


Ifs sombres, cube et cône détestés, je vous guette par la fenêtre de la pièce où je travaille, profitez du soleil, vos jours sont comptés. Pourtant vos baies rouges translucides, armes du crime parfait (pourquoi plante-t-on des ifs dans les squares pour enfants ?), évoquent Agatha Christie. Vous serez remplacés par des végétaux choisis, souples et clairs, qui fleurissent ou au feuillage changeant avec les saisons. Depuis le temps que je lorgne dans le jardin des autres, je vais enfin me faire plaisir. Moi qui rechigne à arracher une violette en goguette ou une pensée évadée, je n’ai aucun état d’âme à tailler dans l’if.


Bien sûr, j’ai précipité la famille un samedi à la jardinerie la plus proche. Vite, vite, je veux des fleurs. Lilas des Indes, olivier de Bohème, oranger du Mexique et anémones du Japon : le monde entier est invité dans mon jardin.


Le magasin est immense. Mais quoi ? Pas d’asters en pleine gloire ? Pas de feuillages colorés ? Pas de potées de saison par centaines pour décorer les rebords de fenêtre et les seuils des maisons comme
c’est la coutume en Allemagne. Qui eût cru en entrant à cette jardinerie que l’automne est un deuxième printemps ?


Le voilà, mon contre-choc culturel. Il m’a surprise. Je l’attendais du côté de la ponctualité.


Pressée par mon appétit jardinier, l’urgence de défrichage répond également à un besoin de contrer l’accoutumance. S’habituer à son nouvel environnement risque d’endormir notre esprit critique. Ce qui nous a choqués en arrivant – les meubles de cuisine jaunes, les yuccas, la gargouille à l’extrémité de la cheneau, la colonne gréco-romaine en pur plastique d’époque pour récupérer l’eau de pluie, mais branchée à rien (et lieu d’accueil pour larves de moustiques-tigres)… – deviendra familier et on aura du mal à s’en séparer.


Vite, à la déchetterie. Quoi, on y retourne ? Mais oui. Même si ces tas de matériaux derrière l’abri de jardin, on ne les voit pas ? Oui surtout si on ne les voit pas. Leur faculté dérangeante est presque
démultipliée par leur invisibilité, car la paresse de les déplacer plaide pour eux.
Je me suis lacéré les mains – malgré les gants – en rabattant un rosier grimpant devenu trop vieux, un écheveau de branches mortes, couvertes d’épines qui se défendent. Je me venge, en les forçant dans la gueule insatiable du broyeur, baptisé Père Castor par ma fille.


Sur mon clavier, je vois des mains piquées de rouge, griffées, des phalanges enflées, la pulpe des doigts à vif – l’intérieur des gants est abrasif. Comment jouer au piano ? Ou attraper les châtaignes brûlantes au sortir du four… aïe, aïe, aïe…


C’est décidé, je vais détruire les plantes à épines qui restent : cognassier du Japon aux épines longues comme des doigts et pyracantha acéré. J’arracherai le yucca – que j’ai en horreur – et dont les troncs glabres compensent la vulnérabilité par une touffe de feuilles vernissées pointues. Je refuse de me faire attaquer par mes propres végétaux.


Dehors, comme dedans, nos goûts diffèrent grandement de ceux des précédents propriétaires. Nous avons l’impression d’être dans un gite, en vacances.


Autre lieu.


Un retour. Cinq ans après ma dernière venue. Un couloir rose, vitré sur la droite où je suis passée chaque mois pendant presque un an, en dandinant un ventre de plus en plus gros. C’était il y a une vie. C’était hier.
Je reconnais les panneaux : salle de préparation à la naissance, consultation d’anesthésie, sages-femmes… Mes yeux les lisent machinalement. Mes lèvres sourient. Te souviens-tu Estelle cette aventure tendue vers un cri ? Joie et douleurs, peurs, doutes et retrouvailles dans ces gestes avec les femmes de ta famille qui l’ont vécu avant toi.
J’attends sur une chaise en face de la porte vert pomme du cabinet du gynécologue. Je suis heureuse de le revoir, et j’appréhende son départ à la retraite à la fin de l’année. Les intonations de sa voix grave traversent la porte. Elle s’ouvre. La patiente précédente le salue. Il se tourne vers moi :


— Nous avons rendez-vous ? Vous n’avez pas changé !
Je ne demande qu’à le croire. Merci le masque.
— Vous non plus.
Mais si c’est vrai. Peut-être un peu plus de cheveux gris.
Il consulte sa fiche.
— Votre dernière consultation c’était en 2017. Cinq ans sans se voir ?
— Oui, entre temps j’ai vécu en Allemagne.
Évocation par petites touches de notre aventure expatriée. Et comme, a posteriori, cette anecdote est trop savoureuse, je ne résiste pas à la lui raconter :
— J’ai rencontré un gynéco qui m’a dit : « Ça, on vous l’a fait en France, je ne le contrôle pas. Mercedes ne fait pas le service après-vente de Peugeot. »

— …
Il hausse les sourcils, incrédule.


— Bien sûr, je n’y suis jamais retournée.


Récits de voyage, nouvelles des enfants. Photo des enfants. Il a suivi mes deux dernières grossesses et présidé à la naissance de mon deuxième enfant.
Et puis soudain :
— Et côté contraception ? À cinquante ans, je vais vous dire, le risque de tomber enceinte est…
Il lève sa main droite en joignant le pouce et l’index dans un cercle.
Zéro.
— Êtes-vous ménopausée ?
Hein quoi déjà ? Moi qui les minutes précédentes étais plongée dans un passé vivant de jeune maman.
Serait-ce fini tout ça ?
Déjà ?
Un deuil violent se plante dans ma poitrine et s’y construit un nid pour plusieurs jours.
Au moment où mes filles vont avoir leurs ragnagnas (comme on disait quand on avait treize ans) les miennes vont s’en aller. On apprend à devenir femme avec l’apparition des règles. Le reste-t-on lorsque les cycles cessent ?


Petite cerise sur la biscotte, il a ajouté :

— Vous avez reçu l’ordonnance de la sécu pour la mammographie de prévention à 50 ans ?

— Non pas encore, je viens juste de rentrer.


Il y a quelques mois, lors d’un contrôle de routine, la généraliste allemande m’avait annoncé l’air de rien : — À 55 ans, il faut prévoir une coloscopie. Vous voulez la programmer ?
Ah oui ?
MAIS J’AI 49 ANS BON SANG !


Une claque par-ci, une claque par là.


Ne pas oublier que vieillir est un privilège.


Hier lors d’un passage à la médiathèque, pour consulter des magazines de décoration, j’ai été tentée par la une du magazine Elle, moins par l’accroche Laissez-nous vieillir que par le portrait d’Andy MacDowell. Tiens, voilà longtemps qu’on ne l’a pas vue. Je me souviens de l’avoir découverte dans Sexe, Mensonges et Vidéo en 1989. Et retrouvée avec plaisir dans mon film fétiche 4 mariages et un enterrement. L’article regroupe les témoignages de personnalités qui assument leur âge (ou en tous cas l’affirment) – comme si on avait le choix).

Place Gailleton


Dans les retours symboliquement importants, retenons le rendez-vous chez ma coiffeuse. Son expression de surprise ravie en me voyant valait la traversée de Lyon en bus, métro puis encore bus. Nous avons repris nos conversations là où nous les avions laissées.


Mes lecteurs du début s’en souviennent peut-être : c’est à la suite de ma confrontation aux coupes allemandes que j’ai écrit et publié mon premier article sur Mainzalors.com (Au cheveu près). Ma rencontre avec le milieu médical allemand, en premier lieu ce gynécologue odieux, a inspiré un autre article, jamais publié par peur de représailles (si les médecins apprennent ce que je pense de leurs consultations de 10 minutes, de l’accueil par des infirmières-dragons, comment vont-ils prendre soin de moi et
des miens ? Vais-je me faire virer ?)


Revenons à mes préoccupations du moment.


Ma formation de traductrice dont vous serez ravis d’apprendre (mais si) que j’ai réalisé plus de la moitié.

Le livre dont la rédaction est suffisamment avancée, pour que je puisse désormais m’atteler à sa correction. Mon nouveau bébé imprimé pèse 2,4 kilos. Je dois sabrer et désherber. La touche Suppr ne me griffe pas les doigts, mais là aussi, la suppression de passages bancals libère la respiration.
Je fais des essais de couverture, de titres et m’apprête à rédiger ce que les Anglais appellent le blurb, la quatrième de couverture.


Étape vertigineuse.

Vais-je sauter de la falaise sans parachute les yeux ouverts ?

J’oscille. Tu te rends compte, Estelle, ce que tu as réussi à faire ? Tu as écrit un livre de 400 pages en moins de deux ans. Non, mais n’importe quoi, tu te prends pour qui ? Ce n’est pas parce que tu as
tapé des lettres sur un clavier, produit des phrases et des paragraphes, mis des numéros à des chapitres et ordonné l’ensemble bien proprement avec des parties que tu as composé un livre. Mais c’est extraordinaire, tais-toi !


Samedi, sur le canapé du salon, avec ma benjamine malade et Gaïa qui rongeait un tronc de rosier dans un jaillissement d’éclats de bois, j’ai regardé pour la 273e fois Rapunzel (Raiponce) de Disney. Quand elle s’évade de sa tour, elle hésite entre exaltation et culpabilité. Je tricotais en même temps une manche de pull tout en rayures (oui, je sais, on ne m’y reprendra pas de si tôt). Et lorsque le lendemain, en attendant que mes colocataires s’éveillent, j’ai attrapé dans le sac de tissu vert, mes aiguilles à double
pointe en bois, je repensais à cette scène de la veille, qui me rappelle tant mes contradictions.


Avez-vous remarqué que lorsqu’on associe une activité à une musique, un film, un lieu, une personne, les mêmes gestes évoqueront l’environnement de la fois précédente ? Je fais toujours attention à ces
mariages fortuits, pour garder, intouchés et neutres, des musiques ou des films.


Cet après-midi, si j’ai le courage de manier la bêche, je commencerai mes plantations. A la foire annuelle du lycée horticole, de petits élèves, au T-shirt vert grenouille avec logo, sur leurs habits mouillés, m’ont
suivie sous la pluie battante. Dans les serres, entre les rangées de la pépinière dehors, ils portaient une, deux, puis trois cagettes pour m’aider à tout porter. Ils m’avaient identifiée comme une cliente enthousiaste (tout le monde n’a pas un jardin entier à créer). Je me suis prise pour Marie-Antoinette,
avec mes jeunes pages qui saisissaient, dociles, les plants que je leur désignais.


Après avoir beaucoup coupé, je vais planter.
Après avoir terminé mon livre, j’en commencerai un autre.

Je vous laisse, j’ai rendez-vous chez l’opticien pour choisir mes nouvelles lunettes de presbyte.

Coulisses

Tornade

Organiser un déménagement en France en quelques semaines juste avant la rentrée

Fresque La bibliothèque de la cité, Lyon

La tornade de cet été nous a enfin déposés au sud de Lyon, dans un quartier calme, au milieu des arbres. Nous vivons dans notre maison depuis une dizaine de jours, entre des remparts de cartons pleins.

Les bourrasques de l’installation et de la clôture des engagements à Mainz soufflent encore. Je m’accroche à mon sécateur pour ne pas m’envoler. Pourtant, j’ai décidé de prendre quelques heures pour vous écrire. C’est difficile, la tempête a chamboulé mon intérieur. Ça fuse dans tous les sens, projets de bureau et d’atelier, de salle de bains ou de chambres, idées de plantations de massifs fleuris ou d’arbres pour la mi-ombre, rendez-vous pour les enfants, paperasses… Vais-je trouver l’œil de mon cyclone pour, un instant, donner de la lisibilité à ces émotions ?

Par quoi commencer ?

Par la joie de me sentir enfin chez moi.

Le soulagement d’avoir rendu les armes et ne plus me sentir attaquée dès que je mets un pied dehors. De ne plus devoir me battre avec les mots pour me faire comprendre avec nuances. D’avoir envie d’embrasser le secrétaire du collège quand je lui remets, confuse, un dossier incomplet (un dossier sur lequel est écrit en lettres capitales TOUT DOSSIER INCOMPLET NE SERA PAS ÉTUDIÉ) et qu’il répond à mes excuses par : « Oh, mais c’est pas grave ça. On sait ce que c’est avec les familles qui arrivent de l’étranger. Il y a tant de choses à faire ! »

Renouer avec la souplesse et l’ouverture.

L’apaisement de ne pas devoir tricher avec moi-même pour me convaincre que oui l’Allemagne c’est une expérience extraordinaire. Richesse, ouverture, rencontres, épanouissement personnel. Blablas convenus. Oui, tout est vrai. Mais aussi les coups de klaxon, l’isolement, l’incompréhension. Les moments de blues ou de colère : Allemagne je te quitte, tu ne me mérites pas. Et toc. (Oublier que j’ai quitté la France, avec bonheur, dans un mouvement d’humeur : France, je te quitte, tu ne me mérites pas).

Tout est allé si vite cet été, parfois j’ai envie de me pincer pour y croire : mais si regarde Estelle, tu es libre.

Libre.

Curieux, non, d’écrire cela ? En Allemagne je n’étais pas libre ? En fait, non. Seulement ici (enfin là-bas, assise au même bureau), les mains sur le clavier face à mes mots, français, et dans le silence.

Après quatre ans de mal-être insidieux dans une culture qui ne me convient pas, force est de reconnaitre que, sans ce passage difficile, je ne me serais peut-être jamais mise à écrire, faute de me sentir légitime. Alors aspérités teutonnes, permettez-moi de vous rendre hommage ici. Voilà, c’est fait. Laissez-moi maintenant. Laissez-moi vous oublier pour ne garder que les amitiés.

À Lyon, comme à l’arrivée à Mainz, je me sens en plein décalage horaire, engluée dans une canicule infinie.

Grâce à ce déménagement, ce retour qui n’en est pas un, dans un quartier excentré, vert et apaisé, faire table rase. Attraper des deux mains, l’opportunité de repartir à zéro, avec la libération de moi-même, un peu, arrachée à ces quatre ans à l’étranger.

Nouveau départ à Lyon. Osciller entre décalage et impression de ne jamais être partis.

Retrouver avec bonheur, dans le désordre : le hammam de l’Opéra, les ravioles et les quenelles au brochet, les rigottes de Condrieu, le chasselas et le muscat, la Freebox livrée en trois jours, la vente en vrac (inconnue en Allemagne, contrairement aux idées reçues – les miennes), le plat du jour, la vue sur le Mont-Blanc parfois depuis la confluence, l’échange simple avec les voisins, non motivé par un Rappel à l’Ordre. Les cahiers à carreaux Sieyès. L’odeur des protège-cahiers.

La basilique de Fourvière (reflet)

Ce que je découvre, qui a changé en quatre ans : les bacs à compost (merci la mairie écolo), les nouveaux restaus, les rodéos urbains, des crissements et vrombissements qui représentent tout ce que je déteste (le bruit, l’agressivité, les moteurs, le bruit encore, l’irrespect de l’autre) qui me glacent et me tétanisent (non, attendons pour sortir). Le parcours du combattant pour trouver un docteur – aucun ne prend de nouveaux patients. (Mais que font-ils au ministère de la Santé ? Les populations évoluent, ce n’est pas une surprise… Ils jouent aux dés là-haut avec le numerus clausus ?) La billettique branchée dans les transports en commun : achat sur portable, avec carte bleue… Ça me rappelle la découverte à Londres, il y a quoi, quinze ans, de pouvoir régler son ticket à bord du bus avec sa carte bleue. Waouh, c’est moderne !

Le site d’Auchan me salue (avant de bugger) : ça fait plaisir de vous revoir Estelle ! Oui, plaisir partagé, croyez-moi. La livraison à domicile… un rêve inaccessible pendant quatre ans.

Cette impression de débarquer de notre campagne germaine s’accentue encore lorsque ma nièce lyonnaise, qui nous a accompagnées pour les courses de rentrée à Monoprix, propose à ma mine, dépitée de devoir transporter des kilos à bout de bras dans le métro : « Tu peux te faire livrer tes sacs en moins de trois heures, tu sais ? »

Hein ? Viens là que je t’embrasse.

Retour vers le futur.

Le bonheur.

Place des Jacobins

Prendre un rendez-vous en ligne pour le docteur et le coiffeur ? Ah, la simplicité… (Doctolib, est pourtant une plateforme franco-allemande, que nous n’avons jamais pu utiliser à Mainz).

Pour annuler les rendez-vous médicaux allemands, j’ai dû passer maints coups de fil. À l’orthodontiste, j’ai envoyé un mail. Il voulait a posteriori une attestation de couverture sociale ; on m’a conseillé… le fax. (Ah la terrible paranoïa quant aux données personnelles ! probablement fondée, mais qui complique bien la vie). Pour annuler un contrôle chez un radiologue, faute de réponse à mes cinquante tentatives téléphoniques, et en l’absence d’adresse mail sur leur site web, j’ai envoyé un pigeon voyageur pardon, un courrier. Par la poste.

Mais au moins, au moins, à Mainz, j’ai toujours obtenu un rendez-vous dans des délais brefs. Personne ne m’a raccroché au nez en me disant : non pas de nouveau patient. Je refuse de croire que les consultations de dix minutes soient la solution.

Parfois, c’est un futur de bric et de broc que nous retrouvons. Trois applications différentes imbriquées pour communiquer avec le collège / lycée. Aucune que je comprends. Aucune que mes colocs comprennent. « Il faut scanner ce QR code. Oui, mais il faut un code, tu l’as le code ? C’est pour l’ordi ou l’application ? »

Keine Idee.

Pour faire simple, nos filles ont choisi, à l’école internationale, l’une la section anglaise, et l’autre la section allemande. Une chance pour mon étude comparative des approches culturelles.

Échantillons de réponses à mes demandes d’aide pour créer un compte sur les plateformes respectives :

– Ça ne marche pas ? Attendez, je vous renvoie le mot de passe.

– Ça ne marche pas ? D’autres y sont arrivés. Réessayez.

Devinez qui a répondu quoi.

Ce que je retrouve hélas à Lyon, très grande ville : le bruit, la saleté, la foule, l’agressivité de certains échanges, les bus bondés.

Le Rhône

Pour surnager dans les rafales, je confie mon imagination à des livres qui content une échappée solitaire au rythme de la marche au long cours. Mon livre fétiche, doudou pour passer le cap du changement violent : A walk in the woods de Bill Bryson. Évasion, humour, découverte. Je l’ai lu plusieurs fois… J’ai dévoré avec appétit Le chemin des estives de Charles Wright, écrivain qui a élu domicile en Ardèche, après avoir marché pendant un mois, sans un sou, à travers le Massif central. Je l’ai lu avec un crayon à papier, pour souligner plusieurs passages, comme à chaque rencontre avec un auteur qui écrit si clairement ce que je pense flou.

C’est sûr. Ma prochaine maison sera au fond des bois. Loin du harcèlement de la publicité, de l’injonction de modernité et de jeunisme, du racolage des réseaux sociaux.

D’ailleurs j’ai prévenu mon mari :

— Tu sais les meubles qui ne rentrent pas ici [ceux qu’on avait achetés pour l’Allemagne puisque rappelez-vous, les placards n’existent pas], je sais ce qu’on va en faire…

— Tu veux les vendre ?

— Non, on va les garder pour notre petite maison perdue dans la forêt qui ne coûtera presque rien. Un refuge. Un ermitage.

Il sourit. Il a l’habitude de mes plans sur la comète champêtre.

J’attrape un sécateur pour sculpter les rosiers, et confier à chaque branche qui tombe, une miette de ce stress qui m’envahit à chaque changement majeur. Je glousse, parce que pendant le jardinage, mon esprit réfléchit – entre autres choses – à la rénovation à venir. Oui, il faudra des placards partout, même un placard à balais. Sinon, où ranger ma sorcière ?

Coup de fleur, pardon, un coup de cœur, pour un rosier. Astronomia. Résistant aux maladies. Parfait. Je note dans ma longue liste de végétaux amis. Mes petits carnets se multiplient. Un pour le jardin, un pour les travaux, un pour une autre longue liste, celle des tâches à réaliser pour les filles, pour la maison. Interminable liste. Qui met des bâtons dans nos rouages. Quand on croit toucher au bout d’une tâche, et qu’on s’apprête à cocher la ligne, le site web bugge. Nooooooooon. Il doit y avoir une erreur. Retour à zéro.

Personne ne coche quoi que ce soit.

Sculptures de partout. Mes hobbies sont encombrants. Comment s’en séparer ? Chacune palpite des émotions du temps de leur création. J’ai été triste de devoir laisser à la VHS (MJC) de Mainz, mes derniers modelages. Lorsque nous sommes passés, trempés par le seul orage de l’été, la dame n’avait pas la clef de l’armoire de l’atelier. Je confierai à une amie le soin d’aller chercher trois poivrons, un bouquet de noisettes géantes d’un bleu douteux (surprise des émaillages), et une grenouille tropicale sur une feuille.

Retour sur les jours précédant le départ.

Il paraît que trois déménagements équivalent à un incendie. Quel bonheur en partant de faire du tri dans les placards, dans sa boite mail, dans ses contacts, dans sa maison, sa tête, son cœur !

J’ai désherbé.

La double vie d’Estelle suite et fin.

Le plus dur, le geste symbolique qui m’a tiré des larmes, a été d’arracher mes capucines en pleine floraison, pour pouvoir entasser les pots vidés. Les graines que j’avais semées au petit bonheur entre spirée, violettes, et jasmin d’hiver, après avoir eu tant de mal à investir mon nouvel espace extérieur. Les jeunes plants dont j’avais guetté les feuilles rondes jumelles, le premier bouton, les gouttes de pluie dans le feuillage lisse. Pour nos derniers jours, un bouquet orange a éclairé la table d’un parfum de poivre.

Deux familles nous ont fait la surprise – séparément – de passer nous apporter des cadeaux de départ et pleurer un peu dans mes bras.

Au mail collectif d’au revoir, j’ai reçu une poignée de réponses. Déception. Quoi ? Avons-nous laissé si peu de traces dans les vies locales ? Notre départ surprise a-t-il désorienté nos connaissances, que, pressés par le compte à rebours, nous n’avons pu prévenir individuellement ?

J’ai composé une pile de livres, les élus qui m’accompagneront cette année pendant les travaux. Les autres resteront emballés jusqu’à ce que des étagères soient prêtes à les accueillir. Comment vivre sans ma forêt de bouquins, ma pharmacie de l’âme ?

Il est temps d’aller explorer les cartons. Je me suis rendu compte récemment que depuis une semaine, je faisais la lessive avec du liquide vaisselle (je vous vois venir : les sachets-recharges, sont quasiment identiques).

Cyclamens sauvages

J’ai investi le jardin avec l’urgence d’une assoiffée. Parce que j’ai abandonné un peu partout, selon mon habitude désordonnée, des piles de branches coupées et les tiges d’épines de rosiers de quatre mètres de haut, je feuillette internet pour trouver un broyeur.

— Ce serait bien, regarde, on pourrait enrichir notre compost.

Et je me demande, si je broie mes cahiers des notes, pourrais-je les recycler pour un nouveau livre ?

Obsédée par Google, dans cette période de recherches permanentes.

— Mais où est le compteur d’eau ?

— Demande à Google.

Tu crois que Google va me dire en fin de moi, pardon, de mois, tous mes trajets : vous avez passé, 27 % de votre temps dans le garage, dont la moitié sans rien y faire, juste pour vous demander ce que vous faites là ?

Je veux oublier la période tampon, tampon qui broie et écrase, dans un appart-hôtel avec une chienne heureusement sage (déprimée ?) et une gerbille clandestine. Maxwell qualité filtre ce n’est pas la peine d’en rajouter (entêtante hein, la musique ?). Non, ni de trop en boire non plus. L’appart-hôtel, tu vois c’est comme Éloïse, mais en version prolo. (Si vous ne connaissez pas ce classique de la littérature enfantine américaine, foncez.)

Boulimie de culture et d’art. Dévaliser la librairie Passages. Attraper tous les programmes de théâtre et de café-théâtre. Le Radiant à Caluire, l’Espace Gerson, les Célestins. Aller deux fois en trois jours au cinéma (Tout le monde aime Jeanne, moi aussi), dont une fois, seule, à 11 h dans la toute petite salle souterraine de ce qui s’appelle encore pour moi le CNP Terreaux, où le film est projeté sur le mur sous le plafond vouté. Bonheur muet.

À chaque rencontre – voisin, architecte, professeur de piano – je sors mon joker. Le mot-clef qui me définit. Oui, la voiture a toujours une plaque allemande (son immatriculation est bien sur la liste), mais j’ai vécu trente ans à Lyon et surtout, je suis ARDÉCHOISE. Ne confondons pas. Squelette en châtaigner massif, eau fraîche des torrents dans les veines, ciel de l’orage sur le Tanargue dans le regard.

On m’a répondu. « Tiens, moi aussi je suis ardéchoise. » Ou « Mon gendre, il est de Tournon ». Ou encore « Tiens, moi j’ai travaillé deux ans en Ardèche. Où ça en Ardèche ? »

Un mot de passe magique, je vous dis. Un mantra qui rallie la diaspora à la crème de marrons.

Lorsque je conterai ces anecdotes à mon père au téléphone, il me répondra, espiègle : « L’Ardèche finalement c’est le centre du monde. »

Voilà, ma ville a changé. Les amies des filles ont grandi. Dans le miroir, et moi, comment ai-je changé ? À part les kilos, les rides, les cheveux blancs… Mon regard a changé. C’est sûr. Je rêvais d’aller un jour vivre à l’étranger. Je l’ai fait.

Ça, je peux cocher.

En attendant mon premier cours de piano à l’école de musique, dans le couloir d’une antique maison des champs, j’ai bavardé avec une dame.

— Ah vous arrivez d’Allemagne ! Où ça ?

— Mayence.

— Mayence ? Ça alors. Mon mari est allemand, de Mayence.

Le monde aurait-il un autre centre ?

Extrait de la fresque

À ceux d’entre vous, les amis, qui m’ont demandé si j’allais poursuivre ce blog, après mon retour au pays : OUI. Parce que mes mots coulent depuis un interstice, entre la société et moi. Et cette impression de décalage, ce regard extérieur, c’est un attribut de naissance. L’écriture en est un exutoire positif.

Donc OUI, même si pour cause de tornade, j’espace mes publications, je vais continuer d’écrire.
Merci d’être là.

À bientôt,

Même endroit, même heure.

No woman’s land

Escapade au Pays basque, maisons et compte à rebours

Chers amis, me revoilà.

Même si mes publications ont dû s’espacer, je ne vous ai pas oubliés. Je vous ai même écrit, plusieurs articles, dans un de mes petits cahiers (le numéro 5 en papier kraft), sans aller jusqu’à les taper et les publier. Pourquoi ? Trop d’instants volés par les kilomètres en voiture, la covid, les renseignements à demander, les décisions à prendre.

Et, surtout, surtout, je devais me taire pour honorer une promesse de silence à ma grande fille.

– Maman tu ne dis rien à personne, hein. Tu ne le mets pas dans ton blog.

– OK. Non, non.

– Je tiens à prévenir mes amis de Lyon moi-même.

– D’accord, d’accord. Tu comptes le faire quand ?

– Bientôt, t’inquiète.

Bientôt.
Ce bientôt-là a eu une durée de vie de plusieurs semaines. Cette jeune fille-là aussi a regardé ses instants s’envoler. Kilomètres en voiture et covid, oui, mais surtout recherche de la carte postale idéale pour y écrire, la tête penchée sur un coin de table de jardin, avec un stylo bille bleu : devine quoi, on rentre.

ON RENTRE.

Si vous lisez cela ici, c’est que la Deutsche Post a bien fait son boulot : les cartes sont parties à 16 heures, arrivées peu de jours plus tard, et ont été lues par les yeux pétillants de jeunes filles qui ont dû faire des bonds avant d’attraper leur portable pour appeler leur amie outre-Rhin et hurler dans l’appareil un YEAH !!!!!!!!! immense.

— TU RENTRES ?????!!!!!!

Affranchie de mon engagement, je peux vous l’annoncer.

Notre nouveau pays sera l’ancien. Nous rentrons en France. Nous déménageons bientôt à Lyon.

Ce n’est pas un retour, mais un nouveau départ.

YEAH !!!!

(Aïe, je me suis cognée au plafond.)

Youp la boum !

Décision prise le plus vite possible pour lancer un compte à rebours impatient. Chaos. Rires. Doutes. Questions. Sourires. Questions. Larmes. Coups de fil en allemand, en français. Tableaux Excel.

Le logement est trouvé. On n’a pas voulu de nous pour une location et c’est tant mieux (je l’avais lu : au retour d’expatriation, se tourner vers l’achat. Les fiches de paie étrangères effraient les propriétaires). Les travaux à venir m’enchantent. C’est la première fois que je vais pouvoir jouer avec une maison et un jardin (déjà riche de grands arbres !).

Discussions avec ma meilleure moitié.

— Alors c’est sûr on y va ?

— On y va.

On y va.

— On s’engage pour l’achat ?

Clic.

Vive les formalités dématérialisées. Le compromis a été signé dans la salle à manger relativement fraîche d’une chambre d’hôtes du Pays basque, une ancienne ferme. Mon mari et moi nous sommes évadés – merci à un camp de jeunes sous les pins en bordure d’océan pour qui vous savez. Mes souvenirs du Pays basque à la même période (début août) étaient verts et détrempés. Assommée de pluie têtue j’avais décampé au bout de quatre jours pour réclamer la grâce d’un ciel provençal.

Cette année – comme tout ce qui vit – pendant ma halte basque, dans ce pays incroyable où les bananiers côtoient les châtaigniers, je rêvais d’eau. Pour mouiller la terre, ressusciter les végétaux et surtout céder, contrainte, à l’impératif du repos dans une maison aux recoins pleins de charme, bercée par le crépitement de la pluie.

Cela n’a pas été.

Stonehenge basque

Les semaines précédentes (comme celles à venir), se ressemblaient par leur effervescence. Après la cure de lecture au lit et en transat (yes, la covid), je trépignais d’envie d’attaquer celle d’Ossau Iraty fermier et de crapahuter. Nous l’avons fait, par 39 °C à 1400 mètres d’altitude. Les Pyrénées jaunis, avec leurs chevaux pottok ensauvagés et les vaches et brebis en estive évoquent la Mongolie.

Pendant une randonnée, le long d’une allée forestière qui surplombait un ruisseau, au détour d’un virage, nous avons eu la surprise d’être frôlés par un silence emplumé de trois mètres d’envergure.

Sursaut, en levant la tête pour suivre l’oiseau majestueux du regard. Voici un aperçu au ralenti des idées qui ont fusé dans ma cervelle : Oh un héron ! Mais non c’est trop gros pour être un héron. UN AIGLE ? UN AIGLE ! Un aigle de si près ? Whaou !!!!

— Un vautour.
Mon mari est zoologue de formation. (Et imperturbable.)

Le rapace s’est posé sur la piste de terre. Sur la pointe des pieds, nous avons rebroussé chemin pour l’admirer et faire un signe muet aux randonneurs qui montaient. Attention, admirez ! (Et oui, tenez votre chien). Cou nu, plumes aux pattes, bec crochu. Je pense à la fin du dessin animé du Livre de la jungle où quatre vautours à l’accent de Liverpool rappellent les Beatles. (Oui, c’est ma seule référence concernant les vautours). 

—Hey Flaps, what are we gonna do?

—I dunno. What d’ya wanna do?

La promenade s’est conclue à 650 mètres d’altitude, au pied de falaises, dans une gueule de pierre à l’haleine gelée : une grotte remplie d’un petit lac souterrain, la source de la Bidouze. Cette rivière courte au nom rigolo (bidule, bidouille, Cornebidouille la sorcière…) se jette à 80 km de là dans l’Adour. La sécheresse interdit toute baignade, même dans les larges méandres en aval. L’eau stagne presque et les algues échevelées en ôtent toute envie.

Bien sûr, mon mari et moi sommes entrés au fond de la grotte en quête de frissons au propre comme au figuré. Au fond du gouffre, dans l’obscurité, l’eau mystérieuse chante et la voûte lui répond. Je ferme les yeux pour mieux écouter. D’où vient-elle cette rivière ?

Allez viens, on enjambe les arbres tombés pour voir plus haut. Oui, même celui sur lequel un panneau, désormais à l’envers, précise : chemin sans issue. Au pied des mêmes falaises, quelques mètres plus haut, une deuxième grotte, plus basse, autre flaque froide, autre lit presque asséché.

Source de la Bidouze

J’exulte.

J’existe.

Il ne m’en faut pas plus. L’aventure avec ma moitié. Le fou rire de l’eau, même sans cascade. Les gloussements cuivrés des cloches au cou des vaches. Ma blague vaseuse (mais involontaire) à propos de je ne sais quoi : « Y’a un truc qui cloche ». Des variétés de fougères encore inconnues. Le parfum du peuplier et la douceur des troncs de hêtres sous ma paume. Un pied de papyrus. Pa-py-rus, oui comme en Égypte, sur le chemin du vautour. Les racines à enjamber pour ne pas trébucher. L’ombre dansante dans l’herbe. Les papillons qui virevoltent comme ivres di soleil vertical, chaque espèce au-dessus de sa variété de fleurs.

Le luxe de pouvoir se taire. Parce que là, personne ne va me dire :

— Maman, j’ai une question.

Et je n’aurais pas besoin d’essayer de répondre, vite, vite le plus vite possible, avant que la prochaine arrive… Au quotidien je traverse les heures sur le qui-vive. À la fois dehors (avec la crainte de me faire engueuler parce que j’aurais fait un truc de travers selon un local intégriste de La Règle) et dedans, en famille.

Exemple de conversation familiale :

— Question 1

— Ré…

— Question 2

– …pon…

– Question 3

– … NON MAIS TU LA VEUX TA RÉPONSE OU PAS ?

– Pardon je croyais que tu avais fini de parler.

(Mes enfants, sachez si vous me lisez, que je vous adore… Mais, vous le savez aussi, puisque je vous le répète tous les jours : la pause entre deux mots c’est pour RES-PI-RER).

Pour avoir une chance d’en placer une, j’ai tendance à parler aussi vite que possible, à faire au plus bref et avec un vocabulaire simple (ma plus jeune a passé deux fois plus de temps à l’école allemande qu’à la française).

Vite. Bref. Simple. Respirer. Vite. Bref. Simple. Reprendre ce qui a été dit et traduire les mots inconnus. Respirer. Vite. Bref. Simple.

Répéter. Les étapes. Les phrases noyées dans le brouhaha. Oubliées.

Je vis en apnée.

Vous voyez pourquoi je ressuscite le soir, quand je peux m’évader, me planquer – sous rien du tout en ce moment – et débrancher les alertes dans ma tête avant qu’elles ne sonnent. Toutes. En même temps.

Vous voyez aussi pourquoi j’écris…

Retour au Pays basque (oui on n’a pas trouvé plus loin en France).

La rando est finie. Dans le ruisseau, nos pieds fraichissent un long moment. Ça sent le figuier au-dessus de nos têtes. De gros têtards nagent sur nos orteils et de petits poissons viennent grignoter nos peaux mortes. Oh comme en Ardèche !

Reprendre la voiture pour rentrer à la chambre d’hôtes.

– C’est quoi la route ?

– Je ne sais plus. Attends je vais mettre le GPS. Le village c’est quoi ?

– Hum, Ra… non Re

– Et la chambre d’hôtes, son nom ?

– Hum… ça commence par un O et y’a des A, un X un H…

Superbes linteaux

Vive le basque (euskara) ! Une langue extraordinaire que tous les locaux parlent (partout des écoles bilingues) difficile à lire, impossible pour moi à retenir. Les panneaux bilingues sont savoureux. C’est une langue gaie à laquelle je ne pourrais pas participer. Une curiosité de linguiste. Elle n’a aucun lien avec ses voisines. Elle me fait penser à de l’islandais. Il parait qu’elle a en commun avec l’allemand de se décliner, d’avoir le verbe à la fin et d’agréger les mots pour en construire de nouveaux. Si je vivais sur place, je devrais me promener comme les écoliers en sortie scolaire, avec mon adresse écrite sur une étiquette autour du cou. Je ne saurais jamais où j’habite.

Un peu comme aujourd’hui : bientôt, je serai SDF.

Je me souviens quelques semaines après notre installation à Mainz, en revenant du centre-ville, j’avais décidé de passer par les rues de derrière. On m’avait montré un chemin piéton entre les arbres. Mais la distance entre l’arrêt de tram et ce raccourci me semblait plus longue que dans mon souvenir. Je marchais hésitante. Dans un camion de livraison garé, un homme jeune, à la peau marron comme disaient mes filles petites, m’a interpelée.

— Vous cherchez une adresse ? Je peux vous aider ?

— Euh… Merci c’est gentil. Oui, je cherche mais vous ne pouvez pas m’aider… Je cherche ma maison.

Aïe. Aïe. Aïe… Rattrape le coup Estelle…

— Oui, ça fait peu de temps que j’habite ici et d’habitude je rentre par l’autre côté.

Ouf. Ouf ?

Déjà plus vraiment chez moi dans la maison de Mainz, pas encore chez moi dans celle de Lyon… Avec une période tampon d’une poignée de semaines dans les mètres carrés temporaires et impersonnels de deux studios dans un appart-hôtel, équipés d’une chienne craintive qui aboie au moindre bruit et d’une gerbille clandestine.

Entrée dans un no woman’s land pour une durée indéterminée.

Bureau des pélerins


Je ne garde pas de bons souvenirs des deux premières semaines de notre arrivée à Mainz, dans une maison Airbnb en attendant de pouvoir s’installer dans la nôtre. J’appréhende celles qui frappent à la porte. Il nous faudra créer de nouveaux repères, la vie lyonnaise ne nous a pas attendus. Déjà je galère tant et plus pour reconstruire un réseau médical. Les places sont chères et on m’a plusieurs fois raccroché au nez. (Mais qu’est-ce qu’ils attendent au ministère de la Santé pour augmenter le numerus clausus ?)

Au petit déjeuner à la chambre d’hôtes, nous avons bien sûr bavardé avec les autres touristes. J’ai dérapé vers mon accent ardéchois en entendant le chantant du Sud-Ouest. (Oui, repassez-moi le gâteau basque, merci).

— D’où on vient ? Hum, c’est compliqué. D’Allemagne, mais on est français et on déménage dans moins de trois semaines. Oui, on rentre en France.

— Eh bien, vous, vous ne sentez pas le renfermé !

(J’espère bien que non).

Ils doivent nous trouver cinglés, en vacances à 1500 km de chez nous, à quelques jours d’un grand chamboulement. Pourtant ces quelques jours de pause, en pointillés entre les formalités, sont indispensables. Nous savons trop bien ce qui nous attend.

(J’évite d’y penser, sinon je cours me planquer au fond du lit, les yeux fermés et les mains sur les oreilles. Je ne suis là pour personne. Même pas pour moi.)

À Cambo-les Bains, nous visitons la maison d’Edmond Rostand, la villa Arnaga. Une ferme basque géante, superbe, entourée d’un jardin anglais propice au recueillement et d’un jardin d’apparat à la française. Un poème de pierre et de verdure comme l’annonce le dépliant. (Je fais le calcul : dix fois plus grande que notre futur chez nous, garage compris.) Après l’avoir découverte dans Invitation au voyage sur Arte (j’adore cette série au format bref : un lieu, un artiste), je suis ravie de la visiter. Dire que c’est son médecin parisien qui a envoyé le poète à Cambo-les-Bains en 1900 pour y soigner une maladie pulmonaire. Oui, ce médecin était maire de la commune basque (drôle d’époque ?!).

Je prends des photos et des idées pour notre futur chez nous. On ne sait jamais… Peut-être une harmonie de couleurs, une ligne peuvent-elles être reproduites, adaptées à un pavillon de banlieue un siècle plus tard ? Je m’indigne devant la légende d’un tableau : mais non, ce ne sont pas des roses… ce sont des pivoines. Et dans la salle de jeux des deux garçons où les murs sont illustrés des débuts de chansons enfantines. Mais non, ce n’est pas le pont d’Avignon ça !

Thé brûlant à la terrasse brûlante d’un restaurant panoramique à un col, avec vue sur Saint-Jean-Pied-de-Port. La jeune femme de l’accueil note notre réservation pour remonter y diner et commente :

— Oh c’est super de venir le soir ! C’est encore plus beau quand la nuit tombe et que les villages s’éclairent. Il fait moins chaud, la lumière est plus douce…

— Tant mieux. Vous avez une très jolie coupe de cheveux

(Vous le savez, c’est mon obsession depuis que je n’ai plus accès à un coiffeur de style français). Échange sympathique, souriant, sincère. Comme à la boulangerie du village ou à la cabane d’alpage. Mon mari et moi sommes scotchés.

— Qu’est-ce qu’ils sont sympas les gens par ici !

— Oh oui je me sens trop bien. T’es sûr qu’on peut pas déménager dans le Sud-Ouest ?

Je ne connaissais du caractère basque que les tags indépendantistes de Bayonne. Là nous sommes sous le charme. Politesse et gentillesse. Ouverture.

Lorsque, de retour à Mainz, une famille amie passera nous dire au revoir, et nous racontera son séjour en Bretagne, ils nous diront : « Comme les gens sont sympas dans les commerces ! Ici, les gens, au boulot, ils font la gueule. »

Accolades. Bisous. Larmes écrasées. Passez nous voir quand vous descendrez à Palavas.

(Tous les gens de Mainz connaissent Lyon, ou disons, le tunnel de Fourvière et le musée des Confluences).

Rondeur des jours.

Oui, le contraste est immense. Je ne suis pas fâchée de quitter une culture à angles droits où je me cogne partout. Une langue que j’aime beaucoup, mais plutôt en pointillés. Quand je dois m’exprimer au quotidien, le fond des choses me glisse entre les mots et me laisse frustrée.

Pourvu que nous continuions longtemps d’apprécier la douceur des échanges en France ! (Enfin, tant qu’on ne cherche pas un médecin généraliste.)

L’heure est au dédoublement administratif et au tri. L’embarcation tangue, mais nous tenons le cap et les échéances. Dans notre nouveau nid, une longue période de poussières et travaux nous attend. Mais nous aurons les pieds sur terre. Et ce sera la nôtre. Tant pis si en ce moment nous ne la touchons pas.

Aujourd’hui Mainzalors.com a trois ans !

Merci à vous mes lecteurs fidèles.

Lettre entrouverte

À P., mon amie simultanée*

Je suis en pleurs.

Je viens de lire ton message où tu me dis que tu es pleine de tristesse parce que bientôt peut-être, je vais partir. Bientôt peut-être nous allons déménager à Lyon, pour ce que nous souhaitons être un nouveau départ et non un retour.

Peut-être. Nous sommes le 20 juillet. La rentrée lyonnaise de ma grande est le 30 août. Entre ces deux dates, il va nous falloir esquicher des vacances, parce que treize semaines depuis celles de Pâques, vraiment c’est très long, un déménagement, des au revoir bâclés faute d’anticipation, des larmes et des doutes, des nuits souvent blanches, de la paperasse digitale et des coups de fil, et beaucoup trop de kilomètres heureusement avec la clim.

Peut-être.

Parce que les entreprises ne partagent pas la même horloge biologique qu’une famille avec des enfants scolarisés. Les impératifs de rentrée et nos sentiments sont-ils moins importants que des indicateurs budgétaires ? Vous connaissez la réponse.

P., tu vas tellement me manquer. Tu me manques déjà. Parce que dans le chaos de cette incertitude qui nous tombe dessus à la dernière minute avant les grandes vacances, je ne peux pas te dire au revoir comme je le voudrais.

Ce peut-être pèse si lourd… Mais moins que mon cœur ces jours-ci.

La semaine dernière s’est tenue la fête de la classe de ma grande, la toute dernière puisqu’après cinq ans passés ensemble de la 5. Klasse (CM2) à la 9. Klasse (troisième), les enfants vont se séparer pour le lycée. Ils ont composé leur emploi du temps chacun avec ses cours principaux (Leistungskurse), et se croiseront dans certaines matières et à la récré. Il n’y a plus de classe au lycée. Lors de cette fête donc, des parents m’ont demandé nos projets par rapport à la notre vie allemande. Je savais que quelque chose se tramait du côté de mon mari depuis quelques temps mais cela restait flou. Alors que dire ? Que dissimuler ? J’ai l’impression de les trahir de ne pas évoquer le peut-être, mais les peut-être éphémères partagés en d’autres temps ont éclaté comme des bulles de savon, alors je préfère les taire. On verra bien. À vrai dire, ce peut-être, même aujourd’hui j’y crois à moitié.

Pourtant, déjà, je le sais. Pour cet été ou pour un autre, nos balades du mardi matin dans le vallon du Gonsbach, entre jardins et champs, sous les arbres, en toutes saisons, vont me manquer.
Nos matinées piano à quatre mains où le temps nous manquait pour retrouver Dvorak ou Brahms parce qu’on avait tant de choses à se dire autour d’une tasse de thé. Et ton jardin ? Tes semis ? Tes enfants ? Ton boulot ? Et toi ? Toi, comment tu te sens ?

Nos soirées au café-théâtre à Mainz, Metz ou Francfort. Notre visite de Heidelberg sur tes traces estudiantines. Le jardin botanique de Francfort. Nos virées à Wiesbaden pour dévaliser la jardinerie. Le je-ne-sais-plus-quoi mangé au marché de Noël mit Spätzle. Le choix sur tes conseils, au marché du mardi matin près de la cathédrale, de notre couronne de l’avent. Tes explications pour la décorer.

Tout ce que tu m’as appris avec douceur sur la culture allemande, et sur toi. Sur une façon un peu différente de voir le monde, qui m’a fait tellement de bien.

Nos échanges de livres, de séries et d’idées.

Notre autre passion partagée pour les langues, et nos conversations en français, parce que mes mots sont tellement plus proches de mes sentiments en français, avec des expressions anglaises ou allemandes, parce que tous les raccourcis sont bons à prendre, et c’est si doux de se comprendre n’importe comment, et de parler comme à la maison (mais sans l’intensité familiale).

Photo prise devant chez toi

Ton exemple que je suis aujourd’hui avec ma formation de traductrice. Merci pour ton inspiration. Merci pour tes encouragements. Y compris dans mon écriture.

Tu m’avais proposé de relire le début de mon livre. Nous n’en avons pas reparlé. OUI, s’il te plait.

J’ai raconté ici combien a été douloureuse l’acclimatation dans un nouveau pays où j’étais la seule de la famille à parler la langue, et de plonger mes filles d’emblée dans le grand bain alors incompréhensible pour elles, d’une scolarité allemande en V.O., tout en laissant en arrière mon fils qui commençait ses études en classe préparatoire.

Souvent ici, j’écris que nous sommes expatriés en Allemagne, parce que ça fait plus chic et surtout expatrié, ça veut dire qu’il y a une date de fin. Ça rassure. Mais en vérité, nous sommes venus à Mainz en tant qu’immigrés. Avec un contrat de travail local. Sans échéance.

Quand on n’a pas l’intention de faire sa vie de l’autre côté d’une frontière, en tous cas, pas de celle-là, que le temps passant, les mutations professionnelles deviennent plus compliquées, le nouveau changement de système scolaire aussi, ce contrat ouvert, qui pourtant permet tout, donne le vertige. Comme la première fois que l’on voit sa voiture immatriculée à la façon de celle des touristes.

J’ai quitté la France équipée de deux petites filles et d’un étudiant débutant. Je repars, peut-être donc, entourées de deux jeunes filles adolescentes (help !) et d’un presque diplômé.

Nous savions bien qu’il faudrait y passer. Qu’il faudrait laisser sur place les pâquerettes sauvages que j’ai déterrées quand personne ne regardait dans un pré (et qui se sont acclimatées et reproduites dans ma pelouse), et des petits bouts de coeur.

Pour avaler la pilule, j’ai proposé à mes filles de créer un tableau avec les listes de ce qui va nous manquer de Mainz, ce que nous ne regretterons pas, et ce que nous aurons plaisir à retrouver en France (le moins joli à venir, on ne va pas s’y appesantir). Ma grande l’a peint et a commencé à le remplir. Dans la première colonne, elle a écrit : DM. C’est rigolo, moi aussi c’est à ça que j’ai pensé : zut y’aura plus DM. Ce clin d’œil un peu futile, notre attachement à un magasin, une droguerie doublée d’une épicerie sèche bio et d’une parapharmacie, c’est pour ne pas glisser dans le gouffre des amitiés distendues. On l’a déjà vécu une fois, on sait combien c’est dur.

Mais c’est aussi possible. La preuve. J’ai gardé mes amies très chères de France. Je les ai vues moins souvent, mais de façon plus intense, plus profonde, car pour des périodes plus longues, qui laissent aux mots le temps de s’épanouir.

P., toutes les galères que j’ai vécues ici à mon arrivée, les engueulades surprises dans la rue ou à la piscine, les insomnies, et les kilomètres de paperasses administratives, je les referais volontiers pour la chance et l’honneur de redevenir ton amie. Même s’il n’y avait aucune autre expérience chouette au cours de nos quatre ans, et il y en a des tonnes. Nous avons même noué d’autres relations proches que nous aurons peine à quitter.

Je ne suis pas quelqu’un qui multiplie les amitiés. Mais je chéris les relations profondes et authentiques.

Toi aussi tu as trois enfants, toi aussi tu as perdu ta maman trop tôt, toi aussi tu aimes les fleurs minuscules qui poussent entre les dalles et le piano. Tu n’as pas peur du silence.

Je n’oublierai jamais ta réponse à un texto de ma part, où un jour un peu difficile, je t’avais prévenue que je risquais de pleurer lors de notre rencontre (l’émotivité, à mon âge on commence à l’anticiper). Tu m’as répondu : « Je te prendrai dans mes bras. » (Oui, c’était avant la Covid). Tes mots simples et bienveillants vont me manquer.

Mais eux, si peut-être, je pars, nous les garderons.

Je te remercie d’être mon amie.

Passez de bonnes vacances vous aussi.

Deine Estelle

PS : Est-ce que je peux venir avec toi au concert de Vincent Delerm ?

(*voir article : Mon amie simultanée)