Inspiration.
La crise met en exergue nos travers. Traversons-nous la quarantaine en crise ?
Expiration.
J’ai écrit il y a quelques semaines un billet d’humeur sur toutes les dernières fois (descendre sur la page au 23 février 2020). Toutes celles dont on n’a pas conscience. Parce qu’on les a faites machinalement et qu’elles se sont fondues dans notre quotidien. Je partageais la réflexion que c’est une chance de savoir quand une action est la dernière du genre. On peut alors en profiter les yeux dans les yeux.
J’avais pris l’exemple du dernier jour d’école primaire de mon dernier enfant (prévu début juillet). En écrivant l’article en février, je me suis dit que j’anticipais beaucoup mais que c’était bien aussi. Une façon d’apprécier sur la durée, de fairer durer une dernière fois ponctuelle.
Et voilà que le destin m’a fait un pied de nez.
Tu pensais savoir et bien non.
Ce vendredi 13 mars la décision a été prise de fermer les écoles. C’était peut-être là le dernier jour d’école primaire de ta benjamine. Et la dernière fois que tu allais chercher un de tes enfants à la sortie des classes.
Ma fille est capable de rentrer seule et le fait régulièrement, mais elle aime bien que je sois là à l’attendre. Elle me confie son cartable trop lourd avec un geste théâtral d’un bras épuisé (si tu savais comme j’ai travaillé maman !), commence à réclamer ce qu’elle veut manger en arrivant (et à négocier des droits pour l’après-midi). Et file sur son vélo sans m’attendre.
Je me souviens de cette attente de quelques minutes vers 13 heures ce fameux vendredi.
Chacun des parents présents tente maladroitement d’occuper son emplacement habituel, repère pour son enfant, tout en essayant de garantir la distance sanitaire minimale avec ses voisins. On n’avait pas encore l’habitude de la distanciation sociale. On ne se promenait pas avec dans la poche un compas géant calé sur un rayon 2 mètres. Les regards et gestes un peu malhabiles trahissent l’adaptation hésitante à un public mouvant.
« Salut Estelle ! » Une maman de la classe refreine l’élan de me prendre dans ses bras. Je l’aime bien, ça fait bizarre ces nouveaux codes sociaux. On n’a pas encore l’habitude de se repousser comme des aimants de même signe.
Nous échangeons quelques mots. Comme les autres parents présents, nous sommes sonnés par cette annonce de la fermeture des écoles. Quoi, les enfants vont passer toutes leurs journées à la maison ? C’est nous qui allons leur faire la classe ? Et cuisiner deux fois par jour ? Ils n’auront pas de copains ni de sorties pour s’amuser ? Non, non. Ce n’est pas possible. Ça ne pourra pas, ça ne devrait pas durer longtemps.
Sidérés, nous sommes encore dans un vague déni.
La maman-copine m’interpelle : « On se retrouvera pour se promener hein ? » Oui oui on vous accompagnera quand vous sortez votre chien le long du ruisseau. Ça fera du bien de voir des visages amis, que les enfants puissent se défouler. On ne se touchera pas, mais on pourra marcher côte à côte.
C’était avant la première semaine de confinement. Bien sûr il y a eu l’irruption du lumbago furieux. Mais peu à peu la drôle de guerre s’est installée : les aires de jeux ont été condamnées. Même sans l’interdiction de sortir, nous avons renoncé chacune, sans nous concerter, à nous proposer des sorties communes. Nous avons accepté. Même de loin il valait mieux ne pas se voir de peur de se respirer.
C’est d’une tristesse absolue les aires de jeux vides, entourées du serpentin rouge et blanc de rubalise. Celui des travaux et des scènes dangereuses. Mais c’est pour la cause impérieuse, la solidarité indispensable. Alors on s’envoie des petits messages, des blagues sur le confinement, la crise et la quarantaine. Parce qu’au début c’est déstabilisant. Le rire permet d’introduire cette mince distance vitale avec ce qui nous arrive. Tout est bon pour s’approprier cette nouvelle donne. La digérer.
Parfois je ne vous cache pas que j’en ai marre. Je rêve de me frotter les yeux au réveil et de soupirer. Ah bon, ce n’était qu’un cauchemar, ouf !
Les réseaux sociaux regorgent d’idées formidables pour s’occuper. Vous reprendrez bien un peu de Pilates ? Essayez les recettes du confinement (ah bon on va manger différemment même sans rationnement alimentaire ? C’est surtout le sucre qu’il faudrait réduire, mais mon moral refuse de le bannir). Comme si on s’ennuyait hein ? Comme si des idées on en n’avait pas ? En fait ce qui nous manque surtout en ce moment c’est de la farine blanche. Pour le reste on sait quoi faire.
C’est juste qu’on en a trop de choses à faire – avant même de compter le travail professionnel. Encadrer le travail scolaire prend déjà la moitié de la journée. Les tâches domestiques un quart. Et la tension entre quatre coloc consignés en manque de grand air, de vie privée et d’exercice ça bouffe le reste de l’énergie, et surtout, au-delà.
Pour se distraire, mes filles ont de nouvelles copines : des plantes à air. Elles aiment bien ça, les tremper, les faire sécher. Leur fabriquer des cabanes dans de petits bocaux avec du sable et des cailloux, une suspension en macramé. Des étagères minuscules en bâtons d’esquimau glacé ou en corde (ah le pistolet à colle !).
Elles en avaient déjà quelques-unes mais en ont trouvé sur un site web et ont commandé des renforts. Nous ne pouvions pas refuser ce petit baume végétal sur l’enfermement. Donc depuis hier nous avons au total 14 pensionnaires discrètes dans notre terrier. « Tu sais maman je m’applique bien comme ça quand j’ai fini mes maths, je pourrai m’occuper des plantes à air ! »
Merveilleux cette motivation dans quelques grammes de chlorophylle ! Mieux qu’un chien, hein ? (Clin d’œil appuyé : nos filles rêvent d’un chien). Ça ne mange strictement rien, et ne pèse guère plus. Un p’tit coup de vaporisateur et c’est parti pour des heures de bricolage sur le tapis du salon. Avec, pompon sur la plante verte, la pseudo vidéo Youtube pour expliquer à des followers imaginaires leurs techniques de réalisation.
Je crois que je vais m’y mettre au macramé. Je vais rajeunir. Ça me rappellera les années 80. Et ça me défoulera. Parce que les micro agressions de mes semblables continuent de me faire grincer des dents. Comme les réflexions passives-agressives du client poivre-et-sel-bien-mis chez le chocolatier samedi matin. « Non madame vous ne pouvez pas rentrer. Parce qu’il ne faut être trois au maximum dans le magasin. Il faut suivre les règles. C’est parce que, EUX là ils sont deux. Nous avec ma femme on se sépare toujours pour rentrer dans un magasin. » Vous l’aurez compris, EUX c’était nous.
J’ai envie de lui dire avec un grand sourire : en français ça se dit GNAGNAGNA.
C’est ma nouvelle catégorie d’emmerdeurs sociaux. Ceux qui font la morale et qui la ramènent pour montrer leur civisme exemplaire (en tous cas au moment où ils parlent). Ceux qui ouvrent la bouche, comme un toutou vient quémander un sucre, pour recevoir la médaille de la soumission servile. Et qui ont laissé leur bon sens et leur politesse à l’entrée du magasin avec leur femme et leur chien. En ce moment c’est l’éclate totale pour ces personnalités-là ! Ils lâchent tout ! Depuis le temps qu’ils en rêvaient !
Il suffit qu’ils restent à deux mètres de nous. On ne prend pas beaucoup de place mon mari et moi ; on vit dans le même foyer, on peut donc être collés dans le magasin. Et on prend du plaisir à choisir ensemble des chocolats de Pâques (non, non pas le lapin avec le masque sur le museau merci). Ça aussi ça doit déranger en fait non ? Faire des courses gourmandes en couple et avec le sourire ? En ces temps de crise ?
C’est sûr que cette période a un côté vintage 1984 – on y revient aux années 80. Tout le monde veut contrôler son voisin et se hisser sur les épaules de ses grandes fautes. Des amies allemandes m’ont fait la réflexion sur leurs compatriotes. Des amies françaises aussi. Et j’ai écouté une émission sur la BBC tout à l’heure qui laisse à penser que les Anglais ne font pas mieux.
Et pourtant ici on a encore le droit de sortir. On n’en abuse pas, on sait où est notre intérêt. Mais je crains le pire si on doit en arriver à la situation française (une heure de sortie par jour, avec une autorisation et des contrôles de police). Je n’ai pas envie que Monsieur et madame GNAGNAGNA du bout de la rue se planquent à la fenêtre de leur cuisine avec un chronomètre, un bloc de papier neuf (4mx3m, 500 g/m2) et un feutre indélébile (noir, mine épaisse) pour savoir combien de temps dure ma promenade hygiénique.
Je ne sais pas vous.
Mais je n’ai pas envie d’y toucher à la vie des autres.
Et je n’ai pas envie qu’ils touchent la mienne de cette façon.
2 mètres on a dit !
(et toc !)