Debout face à la fenêtre de la chambre je regarde le soleil qui se lève. Mon corps, comme tout ce qui l’entoure, voyage à plus de 1.600 km/h et je ne le sens pas.
Après un an en terre rhénane, la force de l’habitude comme la gravité sur le sol, nous cloue dans le quotidien, donnant (à nouveau) l’illusion d’une immobilité, d’une stabilité. Mais le violent et radical changement imprimé à notre vie voilà quelques mois continue sur sa lancée avec une inertie propre. Nos esprits abusés par cette sérénité de surface se veulent rassurants mais les corps le trahissent et accusent le coup.
J’ai mal au dos.
Sur les conseils de ma prof de yoga, je me rends dans un quartier charmant et imposant, de grandes demeures altières nichées sous d’immenses pins. Je gare mon vélo (« Ah non pas là. Plutôt derrière il y a un rack ». Ah pardon je n’avais pas vu)
Contre la façade latérale d’une grosse demeure bourgeoise se dissimule presque un petit escalier à double révolution comme je les affectionne. Une rampe en fer forgé qui trahit son âge, comme les marches en pierre creusées.
Après avoir cherché l’entrée du côté de la route, et faute d’une porte évidente je retrace mes pas vers les marches de pierre.
Sous les lianes d’ampélopsis, plusieurs noms, plusieurs sonnettes. J’appuie sur celle qui correspond à la ‘’Praxis’’ (le cabinet). Au bout de quelques minutes la porte s’ouvre sur une dame surprise de me voir là. ‘’Il faut monter directement’’. Ah pardon je ne savais pas, je viens pour la première fois.
Je suis conduite au premier étage dans une salle d’attente, qui a gardé l’atmosphère du couloir desservant les chambres avec son parquet de bois ancien. Posés sur une étagère, quelques livres sur les massages. Je les feuillette avec un sourire intérieur. Je n’ai pas envie de chausser mes lunettes. Le texte reste flou, et à cet instant, ce nuage me suffit.
La thérapeute m’accueille avec douceur. « Avez-vous pris une serviette ? » Non pardon je ne savais pas.
Oui il y a des tensions dans mon dos qu’elle va traiter avec douceur. Elle pose ses mains sur moi. Ses gestes sont tellement délicats que je ne sens pas grand-chose. Mais ses mots me touchent et je sens mon corps qui s’abandonne et les larmes qui coulent. « Il faut lâcher prise, arrêter de vous battre, retrouver la confiance. Faites des choses qui vous font du bien. Ça n’a pas dû être facile de tout quitter, de faire tous ces deuils en France. Il faut du temps ».
Oui il faut du temps. Du temps pour digérer, pour se soumettre à la nouveauté sans combat. Pour que le corps se rende compte que ça va mieux.
Je me rends compte que malgré la joie que j’éprouve aujourd’hui dans ma nouvelle vie, je suis toujours en lutte, et je n’ai pas retrouvé cette confiance.
C’est sûr que quand on a l’impression de se faire reprendre dès
qu’on fait une erreur – et c’est souvent quand on fait des choses nouvelles
tout le temps – on reste en hypervigilance et, en contrôle.
D’ailleurs quand j’y pense, je m’excuse régulièrement pour mes maladresses, je
demande à mes interlocuteurs de répéter en essayant de ne pas passer pour une
demeurée (‘je suis Française vous comprenez ?’). Pour un Européen en Asie,
les traits physiques trahissent une origine étrangère qui suscite sans doute une
bienveillance spontanée, de la tolérance par défaut pour les méprises et les
malentendus. Quand on ressemble à tout le monde, nos interlocuteurs nous
considèrent comme un natif. La difficulté de l’échange et de la compréhension
nous incombe donc d’emblée totalement. Charge à nous de franchir le fossé
culturel sans filet – sauf à s’expliquer un peu plus longuement (‘’vous savez
ça ne fait pas longtemps que j’habite ici, je ne comprends pas tout etc…’’).
Tout ce processus d’apprivoisement dévore beaucoup d’énergie.
Même avec des amies adorables ici maintenant, les relations ne sont pas de tout repos. Nous nous apprécions mutuellement, mais pour faire bref j’ai plus besoin d’elles dans ma vie qu’elles de moi. Dans une relation récente comme dans de nouvelles chaussures de randonnée, on ne peut pas s’abandonner et se relaxer complément. On cherche les points communs, on apprend à connaître les centres d’intérêts, les familles. Et dans ce contexte international, on se concentre bien-bien-bien pour essayer de tout comprendre, on sourit beaucoup pour montrer sa bonne volonté même si le vocabulaire manque quand on essaye de s’exprimer. Et l’expression reste en deçà de ce que l’on voudrait dire, bien en-deçà. C’est frustrant et énervant.
Et pourtant toujours on continue d’accepter les sorties pour s’intégrer, et de sourire. Pfffff épuisants ces bons moments !