Je frissonne dans la voiture, et recouvre mes jambes de mon écharpe de laine grise. Mon esprit affamé s’embrume. J’ai encore dans l’oreille le final du requiem de Mozart que nous venons d’entendre. Dans les yeux, le chœur tout de noir vêtu et, sur la droite, le visage de mon amie simultanée qui chantait avec le répertoire alto. Chapelle de poche, murs protestants blancs, incurvés vers un sommet arrondi, cocon de musique. En contrebas, un vieux bras du Rhin délaissé par les trains de péniches s’endort, apaisé derrière une île, caressé dans l’ombre par les doigts des saules. La brume s’élève, s’étire, s’effiloche, se dévoile parfois dans les phares des autos ou le cône lumineux des réverbères. « Tiens, tu as vu, on dirait qu’il y a du brouillard ! »
Ce matin j’ai tiré le rideau de la chambre sur des coulisses en aquarelle. Pendant la nuit l’horizon s’est rapproché, il a jeté l’ancre dans mon jardin. « Regarde, on n’y voit rien ! ». La buée du Rhin a enflé et enveloppe mon monde de blanc nacré. L’estompe humide, le dégradé au doigt mouillé du paysage vaporeux dans le cadre de la fenêtre crée une lacune, une fissure que mon imagination s’empresse de combler. Blanche-neige dans les griffes d’encre des arbres. Les trilles du merle gagnent en grâce et magie ce que son perchoir perd en précision. Les pas du promeneur résonnent. L’air sent l’Angleterre. Je le bois la bouche ouverte.
N’est-ce pas ça le charme : l’imprécision, l’hésitation ? L’envoûtement ne naît-il pas des erreurs, des imperfections ? Que reste-t-il de l’humanité quand on prévient toute erreur ? Le flou ouvre les bras à la possibilité d’un malentendu heureux.
Je passe sans les regarder devant les parterres à l’allemande. Ils n’ont de jardin que le nom que leurs propriétaires leur donnent. Ces champs de pierres concassées m’ennuient. Les déserts minéraux ne me captivent qu’au Moyen-Orient, et seulement là où ils n’ont pas de barrières. Parfois, un végétal au garde-à-vous est toléré dans ces plates-bandes. Et même parfois plusieurs. Mais espacés à intervalles réguliers. Sans cohérence, ni lien, à part la coïncidence de fleurir en même temps ou de partager quelques mètres carrés et un même propriétaire. Là une primevère rouge. A 40 centimètres, une touffe de pensées violettes. Aucune surprise, pas de mauvaise herbe. Pas de bonne non plus. Les offrandes apportées par le vent et les oiseaux se cassent la graine sur ce ballast de suie.
Donnez-moi un jardin anglais, la fraîcheur des ombelles blanches et les doigts veloutés des digitales pourpres dans le camaïeu impressionniste des mixed borders. Un sous-bois de bluebells timides et pourtant insolentes de bleu dans la bruine glauque des herbes et les nuages des carottes sauvages. Les champs presque sauvages des grands-parents agriculteurs de notre quartier, qui mélangent légumes et fleurs, cultivées et spontanées, et où je vais me cueillir du bonheur tout l’été (il suffit de tendre le bouquet sous le nez de la dame, elle le regarde longuement, puis annonce le prix : 3,50 €). Donnez-moi un figuier qui pousse dans une jardinière au 6ème étage d’un immeuble trop citadin, juste le jour du « Oh tu sais, j’aimerais beaucoup planter un figuier sur notre terrasse ! ». L’audace essentielle de la saponaire sauvage qui lance ces vrilles minuscules entre les dalles, en bas, devant notre entrée. Prière de ne pas l’écraser, ses petites étoiles roses nous surprendront au printemps.
Préservons les interstices pour accueillir la magie verte, le charme dans le mélange, le spontané, les étourderies, les intervalles. Laissons passer la vie.