Humeur défroissée par une rencontre d’auteurs à la médiathèque
Je me fais violence pour écrire ce matin. Pourtant j’ai des tas de choses à vous raconter, plusieurs pages de notes dans mon charmant carnet à fleurs des champs. Je suis épuisée. Depuis quelques semaines, un double deuil m’entrave, un personnel dont je ne parlerai pas ici, et celui de mon livre non publié à la dernière minute. Ça encolère de s’être fait balader par des gens négligents, des négli-gens. Ma décision nécessaire est un avortement thérapeutique au troisième trimestre de la grossesse. Une fausse couche. Ça secoue. Ça brise. Ça remet en question.
Publier un livre brasse peurs et joies intenses, en situation de vulnérabilité extrême. C’est tendre les mains ouvertes avec son cœur dessus, palpitant et fragile : tenez, prenez, j’ai fait de mon mieux. Une lectrice m’avait écrit en parlant de ce roman à venir « Merci pour ce cadeau ». Je lui avais répondu « Attends de le lire avant de savoir si c’en est un ». Mais à bien y réfléchir, oui publier, quand on est sincère et hors d’une démarche commerciale, est un cadeau. Quand ce présent de pensées intimes et de sentiments secrets atterrit dans des griffes qui méprisent le degré d’investissement et n’en prennent pas soin, c’est violent. Douloureux.
Publier un livre c’est un marathon émotionnel, un accouchement. Devoir l’interrompre à la dernière minute n’efface pas les années de travail, les mois à attendre cette date avec impatience et crainte. À la page du 3 octobre sur mon agenda, j’ai gommé l’étoile et le cœur dessinés au crayon à papier, les deux mots mon livre et leur bouquet de points d’exclamation. Le coup de gomme, geste de résignation minuscule, n’efface rien. Supprimer le numéro de téléphone d’un ami décédé dans son téléphone ne répare pas le cœur brisé.
« Maman, tu ne crois pas que je devrais, en plus du cours de danse classique du lundi soir, aller à celui du mercredi soir ? C’est de la danse contemporaine. Ma copine Julie y va…
Non je crois que ça fait trop. »
Non contente de constater l’effondrement du soufflé sur lui-même, je me bats pour faire disparaître mon nom des plateformes de libraires. Ce qui leur a été envoyé par la maison d’édition l’a été sans mon accord ni me tenir informée. Ma fille l’a découvert par hasard. La seule initiative pour « promouvoir » mon roman a été bâclée. Quatre ans de travail pour ça ?
Non.
Une femme révoltée est une femme qui dit non. Non aux négli-gens qui ne daignent pas répondre aux mails et n’ouvrent un œil que quand on évoque le recours juridique. C’est désolant. Dans l’enthousiasme de l’installation, les bonnes volontés se pressent. La déroute d’une fermeture coupe les élans et personne ne grimpe sur une échelle pour dévisser l’enseigne laissée à rouiller. Les bâtiments désaffectés d’une usine gâchent le paysage pour toujours. Je veux retourner à mon anonymat. Le déréférencement est un droit.
« Maman, je veux tester aussi le cours de danse du vendredi soir. Toutes mes copines y sont. »
Vraiment ? On n’a pas déjà eu cette conversation ? »
Sur le chemin du marché un poids, que je ne peux confier à mon caddie, leste ma poitrine : je dois annoncer à mon maraîcher et S. qui me vendent épinards, poires ou potimarrons que non, mon livre ne sortira pas comme prévu. Que leur précommande ne servira à rien ce coup-ci. Que j’espère que la FNAC les remboursera. Que oui, j’espère aussi que la nouvelle date de publication ne sera pas trop éloignée.
Jeudi au cours de céramique, une vague avec un surfeur, commande de ma benjamine, est achevée. Je la pose sur sa planche sur l’étagère de séchage. En retournant à ma table, l’animatrice me demande :
-Alors que vas-tu faire maintenant Estelle ?
Je m’arrête un instant et en penchant la tête, lui réponds, l’œil espiègle :
-J’ai beaucoup de colère en ce moment…
-Ah ! Tu vas faire quelque chose au battoir alors.
-Je vois que tu me comprends.
Sourires entendus.
D’un sac poubelle noir et déchiré, j’extrais une masse d’argile grise chamottée que je bats sur la table en bois brut, de toutes mes forces. Pour en chasser les bulles d’air et la compacter en une balle homogène, pour expulser la rage de m’être sentie abusée, la frustration d’avoir vu s’écraser ce projet essentiel, au sol, entre mes pieds.
Dans l’armoire, entre les rouleaux de bois, je déniche un battoir. Et je tape sur ma balle de terre. Fort. Ça claque. Ça heurte ma main droite. Je la retourne pour la modeler de façon régulière et créer un cylindre. Des grandes claques pour l’aplatir et former une forme allongée de section ovoïde. Relever une mèche de cheveux du dos de la main. Y laisser une trace de terre.
-Ouh là ! Estelle est en colère. Il va entendre son mari ce soir.
-Mais non, mon mari, il est adorable. Ce sont les négli-gens que j’aimerais coincer entre le battoir et la terre.
Et vlan. Une autre claque pour la route.
« Alors, Maman, tu m’emmènes au cours de danse ce mercredi ? J’ai les papiers pour l’inscription.
Je ne t’avais pas déjà dit que ça ne me semblait pas une bonne idée ?»
Autre argile d’un brun rougissant, froide et collante, gavée de galets, celle de mon jardin. Pour évacuer la frustration, me rassembler autour d’un projet créatif apaisant, joyeux, manuel, je veux planter. Les galets remontent à la surface sans cesse. On comprend pourquoi les murs des maisons et des jardins de la commune sont en galets blonds. Ils prolifèrent. Quel glacier a roulé des pierres jusqu’ici ? Est-ce un ancien lit du Rhône ? Les plus gros s’empilent contre un mur et se font bordure décorative, jusqu’à ce que notre chienne Gaïa les éparpille en coursant un vélo. Les plus petits s’entassent dans un sac cabas de supermarché que je vide au fond d’une longue jardinière. Elle sera bien drainée.
Plier les jambes pour protéger le dos, attraper un galet dans chaque main, le sentir glisser, le rattraper, se tordre les poignets, le laisser tomber à l’endroit désiré. Le recaler un peu. Relever une mèche de cheveux du dos de la main. Y laisser une trace de terre. Malgré les précautions, les coups de bêche défouloirs se paient plusieurs jours dans le bas du dos. Mon mari a pris le relais. Bordure charmante.
Retrouvailles avec mon piano, parce que cette année j’ai décidé de participer à l’atelier de musique de chambre de mon école de musique, dans la si jolie maison des champs, au nom poétique. Une demeure de campagne d’un riche soyeux lyonnais peut-être, reconvertie en lieu d’accueil d’associations. Une chanteuse a besoin d’une pianiste pour l’accompagner sur un Noël de Fauré. L’accompagnement, gratifiant en fin de parcours, est assez ingrat pendant les semaines de préparation. Il est difficile de se caler rythmiquement, la voix humaine est moins fiable qu’un instrument, même un instrument à vent qui a lui aussi des contraintes de respiration. Vais-je arriver en quelques jours, à jouer bien à un tempo assez rapide pour que la chanteuse ne s’effondre pas en apnée ?
Un accompagnement n’a par définition pas de mélodie. Le morceau relève plus de l’exercice. Tant pis si ce n’est pas parfait, je décide de m’amuser. J’ai fait accorder mon piano qui avait mal vécu ses déménagements successifs et les travaux. Je travaille les arpèges de la main droite, les doubles croches de la main gauche. Relever une mèche de cheveux du dos de la main. Y laisser une trace de clef de sol.
« Maman, demain je rentrerai tard, je vais à la danse avec toutes mes copines.
Mais, ma chérie, tu étais déjà épuisée en rentrant lundi soir… Encore tu remets ça ? »
Au milieu de cette débâcle de l’humeur repêchée à pleines mains, à l’atelier, au jardin, ou au piano, de l’autre côté de l’espoir brisé, un havre de joie.
La médiathèque de Saint-Genis-Laval, le B612, où j’aime me réfugier dès que possible, m’avait invitée à participer à une soirée de rencontre d’auteurs locaux le 8 octobre. Les organisatrices, merci à elles, ont eu la gentillesse de maintenir leur invitation malgré les soubresauts de dernière minute que vous connaissez.
Nous étions cinq, à nous rencontrer une première fois pour préparer cet échange, une deuxième fois pour nous présenter à l’adjointe à la culture de la mairie et à une journaliste du quotidien Le Progrès. Voilà l’article, glissé dans ma boîte aux lettres par ma gentille voisine :
(Note perso : La prochaine fois penser à sourire pour la photo.)
Pour annoncer la soirée et présenter notre travail sur une jolie table à l’entrée, nous étions invités à apporter nos livres, des cartes de visite, une photo… Que faire ? La maison d’édition à qui j’avais fait confiance ne m’avait proposé aucune couverture. J’ai créé des marque-pages à ma façon. Puis, poursuivant le travail entamé sur Amazon pour l’autoédition, j’ai créé une jolie couverture, à mon goût, avec mon titre et un sous-titre choisi.
Les deux épreuves de contrôle commandées sont arrivées à la mi-journée mardi 8 octobre. Se précipiter vers la boîte aux lettres et attraper le carton. Planter un coup de ciseau dans le scotch en retenant sa respiration. Vite, découvrir la tête de mon bébé… C’est un siège (clin d’œil à Yves qui se reconnaîtra)… Vite le retourner pour le regarder dans les yeux. Soulagement ! Il me plaît. Un peu lourd l’animal… Une pesée pour rire sur la balance de la cuisine. 883 grammes. Bravo madame, vous avez bien travaillé.
Trop peut-être, le prochain sera moins long, je me le promets.
L’après-midi, dès l’ouverture de la médiathèque, courir apporter un livre, fière et intimidée. Ouf, je ne serai pas totalement démunie ce soir face aux lecteurs potentiels.
Moi que la prise de parole en public a toujours fait fuir, j’exulte à la perspective de présenter mon travail d’écriture. Pour la première fois dans un contexte professionnel, je me sens alignée, en paix avec moi-même. Je lis les premières pages de mon roman sans être étouffée par l’émotion. Lire à haute voix ses propres phrases est loin d’être évident. J’en sauterais de joie ! J’en saute de joie virtuellement dans les messages que j’envoie à mes amies.
J’échange avec bonheur avec des passionnés de lecture et de rencontres, comme moi, sinon, ils ne seraient pas venus. Je tends un papier à de futurs lecteurs qui voudraient bien acheter mon livre pour qu’ils inscrivent leur adresse mail. Je les préviendrai. Mes filles sont absentes, elles ont cours, des devoirs, des impératifs d’adolescentes. Mon mari est là, parfois mon regard croise le sien, et je lui suis reconnaissante d’être là. Cependant je n’ai pas besoin de soutien. Je suis dans mon univers, avec des bibliothécaires et des auteurs sympas, authentiques, bienveillants, gardée par des étagères de livres. Et depuis la fresque murale en face de ma table, le Petit Prince sur son astéroïde veille.
Voilà une dizaine d’années, un médecin frère d’âme, à qui je ne savais pas comment confier mes difficultés pour trouver une place dans la société, avait répondu à mes yeux embués et mes hésitations :
-Ah, la vie n’est pas facile quand on est tombé de l’astéroïde B612.
Il me comprenait sans que j’ouvre la bouche. Il disait un mot j’entendais toute la phrase. Non, la vie n’est pas facile quand on se heurte aux murs de cases qui nous rejettent. Malgré tous les efforts et toute la bonne volonté. Malgré l’apnée et les contorsions. Il m’avait aidée à cheminer vers l’acceptation de ma différence. Depuis son départ à la retraite sur son voilier, je tâche de garder le cap.
Là, au B612 de Saint-Genis-Laval, une porte s’est ouverte. Je ne la laisserai pas se refermer.
Avant de cliquer sur publier pour l’autoédition sur Amazon, demain j’irai à la poste pour expédier quelques kilos de papier à Paris. Déjà là, ce matin, j’ai envoyé mon manuscrit par mail.
En rentrant après la soirée, dans l’euphorie des rencontres et partages, les mains de la déception qui appuient sur mes épaules depuis ma décision, ont relâché un peu leur pression. Une pensée sourire a jailli en pleine lecture des messages de félicitations de mes copines : et toi maman, t’en as pensé quoi ?
« Maman, tu m’emmènes à la danse ? »
P.S. : Aucune des notes de mon joli carnet fleuri ne s’est glissée ici. Telle est la surprise de l’écriture.
P.P.S. : Je vous laisse apercevoir un livre qui ne sera peut-être pas le définitif, histoire de nourrir votre curiosité. Hé, hé. Goûtez donc ! Qu’en pensez-vous ?