« Allo Monsieur Maslow ? C’est pour ma pyramide, elle est toute cassée. Vous auriez des pièces de rechange s’il vous plaît ? »
Depuis toutes ces années, j’avais bien bossé. En France, je travaillais surtout sur mon développement personnel, la toute pointe de la pyramide des besoins de Maslow. Le reste était plus ou moins acquis selon les périodes. Si un rafistolage soudain se révélait nécessaire, c’était une marche ou un niveau après l’autre.
En passant la frontière avec mon baluchon et ma famille, j’ai fait une grande glissade vers le sol. Les fondations mêmes de mon équilibre se sont fissurées. La sécurité, la stabilité ont fichu le camp, et avec elles tous les repères qui étaient au-dessus ont dégringolé.
Il m’a fallu, un peu (beaucoup) perdue, les mains dans la terre, reconstruire patiemment. Un étage après l’autre.
Comme pour notre petit jardin, celui de devant la maison.
Ravies de ces quelques mètres carrés de friche en forme de fossé, les filles et moi avons, au printemps dernier, nettoyé, arraché les mousses et la roquette sauvage aux légères fleurs jaunes mais envahissante et le macramé savant des racines enchevêtrées. Nous avons sarclé, ratissé, semé avec enthousiasme une dizaine de sachets de graines de fleurs des champs pour égayer notre entrée d’une prairie fleurie. Pendant des semaines, chaque fois que je sortais par la porte de devant, je me postais pendant cinq minutes devant mon bout de terrain pour scruter le moindre timide frémissement vert dans les replis de ma terre retournée (tout en me disant que les observateurs éventuels devaient trouver ce comportement bien bizarre).
Pendant ce temps, le voisin, sans doute inspiré par notre agitation jardinière, s’est mis lui aussi en action. Pendant quelques jours ça sentait vraiment mauvais devant chez lui (et donc devant chez nous). Quand son herbe a commencé à jaunir, nous avons compris qu’il avait attaqué la verdure à la chimie lourde. Beurk….
Pourtant au bout de quelques semaines nos deux bouts de jardins jumeaux étaient redevenus symétriquement identiques. Le sien avait reverdi (ouf !) et dans le nôtre les graines ne poussaient pas vraiment. Les deux avaient retrouvé un aspect négligé et échevelé de verdure de bord de route. Bon… tout ça pour ça…. Le voisin n’en est pas resté là dans sa guérilla anti-herbe. Il a couvert la nouvelle herbe d’une tenture étanche, puis ladite tenture de copeaux d’écorces. Bien sûr nous aurions préféré qu’il laisse le parterre sauvageon devant son entrée, celui auquel nous nous étions habitués depuis notre arrivée. Mais si les attaques au désherbant se raréfient, c’est déjà ça. D’ailleurs, il a signifié la trève des hostilités contre sa propre terre en plantant une haie de jeunes lauriers cerises, un petit pommier et un pêcher.
Au bout de quelques temps, les feuilles de la haie ont jauni, puis sont tombées. Quelques semaines plus tard, de petits bourgeons vert tendre d’espoir sont apparus. Aujourd’hui les nouvelles feuilles hésitent encore, mais les plantes semblent avoir pris.
Comme les jeunes arbustes transplantés, j’ai l’impression que nous avons dû commencer par perdre tous nos repères pour nous en créer de nouveau. Accepter de laisser le temps à nos racines dénudées de trouver leur chemin dans le nouveau terreau, de s’acclimater aux conditions locales si différentes de celles dans lesquelles nous avions poussé jusque-là.
Et là je me pose la question. Est-ce le prix à payer pour se sentir (plus) libre ? Sommes-nous différents quand nous vivons ailleurs ? C’est sûr que de ne connaître personne et d’avoir perdu une bonne part de nos réflexes nous affranchit de répondre à certaines convenances et habitudes dans lesquelles nous nous sommes moulés sans le vouloir, ni le savoir vraiment. Ici par exemple, je rentre dans n’importe quel magasin puisque je ne sais a priori pas si ça me plaira. Je me fais mon avis. A neuf. Quand je me présente à quelqu’un, je peux choisir d’être ‘qui je veux’ (en disant ou en omettant certains traits), dans la limite de l’image que je projette, mais en étant libérée de celle que j’ai eue jusqu’à présent.
Et pourtant…
Je me souviens d’un livre de John Steinbeck que j’ai lu à 16 ans : Travels with Charley. L’auteur y décrit un périple en camping-car, seul avec son chien Charley. Si je me souviens bien (mon livre est chez mon fils), Steinbeck décrit l’envie non dissimulée des gens qu’il rencontre, de faire comme lui et de larguer les amarres. Mais il conclut que le déplacement est un leurre dans la velléité de se libérer de soi-même : ‘’You can’t get away from yourself by moving from one place to another’’.
Bien sûr on ne s’affranchit pas complètement (pas assez parfois hélas) de soi-même en partant vivre chez les voisins. Mais le déracinement est peut-être juste un nouveau petit pas dans le sens de la découverte de qui on est.