De l’amitié fidèle à distance, et de l’impact de toutes petites actions.
Nos relations sont vivantes, mouvantes et mobiles, calées sur les besoins et envies du moment. On se voit, on échange, on partage. Et puis de matin en matin, on évolue, on change. Peut-être que soi-même on se découvre, enfin, et on se comprend mieux. Les connaissances fluent et refluent en fonction des occupations, des centres d’intérêt.
Nos valeurs s’affirment ou changent radicalement. Nos vies prennent des chemins différents de ceux dont nous avons été proches pendant un temps. Elles s’affranchissent de rails tolérés, se cherchent un sentier humide dans la forêt ou poussiéreux dans la garrigue, peut-être un ruisseau ou un torrent. Nous apprenons à nous connaître, à reconnaître ceux avec qui l’échange peut être le plus vrai après notre nouvelle mue.
Au fil des métamorphoses, résistent des petits miracles. Les valeurs de certaines personnes progressent en harmonie avec les nôtres. Nous pouvons grandir, changer, et rester proches de cœur et d’âme. Même à distance, ou si la vie s’emmêle.
Le départ à l’étranger impose une distance géographique brutale entre nous et notre cercle de relations du moment : amis, collègues, voisins, copains des enfants et leurs parents. Cet éloignement soudain, gonflé de l’impact émotionnel du changement radical, offre aux relations l’opportunité de se redéfinir.
Certaines légères s’évaporent. D’autres épisodiques jusque-là se précisent. En fait on s’appréciait bien, plus qu’on ne le pensait. Pourquoi ne nous sommes-nous pas plus vus ? Les amitiés vraies se renforcent de cette nouvelle richesse.
Cela se vérifie pour notre famille avec nos amis français, anglais, allemands de France, et par un mouvement de ciseaux, avec mon amie allemande de toujours.
En déménageant en Rhénanie, je me suis rapprochée d’elle. Géographiquement, puis émotionnellement. Cela s’est fait en deux temps, car au début de notre installation, dans ma révolte intime contre un environnement râpeux, j’ai ressenti bien malgré moi, une colère contre cette amitié. Quoi ? L’Allemagne n’est pas cette société moderne, cultivée et férue d’art gai, gourmande des saveurs de Moyen Orient et d’Asie, curieuse, attentionnée, fidèle et discrète ? J’ai appris qu’à envisager un pays à travers le prisme d’une relation particulière, on s’expose à tomber de très haut. En l’espèce, du sommet des tours d’une cathédrale millénaire.
Appelons la Susanne, cette grande amie allemande de Cologne (grande par l’affection que je lui porte, mais elle est aussi plus grande que moi, comme beaucoup d’Allemandes). Elle est le témoin de cette évolution heureuse de l’amitié, en dépit de la distance, et de l’emménagement sans son pays.
Nous nous sommes connues à l’âge de 14 ans en colo en Autriche et malgré les 1000 kilomètres qui nous séparaient, nous sommes restées très liées depuis.
Ados et jeunes adultes nous nous écrivions des lettres. C’était l’époque simple où les fins de matinée étaient tendues vers le passage du facteur. (Tiens regarde c’est mon amoureux. Tu me renvoies la photo s’il te plait, hein ?). Nous étions des Brieffreudinnen (littéralement : amies de lettres, correspondantes) au sens propre, car choisies, pas des correspondantes au sens traditionnel puisque nous n’avions pas été jetées dans les pattes l’une de l’autre par les hasards des jumelages scolaires. Nous nous retrouvions tous les ans, chez l’une ou chez l’autre. Ailleurs, ou plus loin. Nous nous sommes même téléphoné pour les grandes occasions, à l’époque où le téléphone était gris et fixe, trônait en plein milieu du salon et coutait cher.
Et si je suis ici en Allemagne aujourd’hui, c’est grâce à elle et à notre amitié.
Mais si je détricote les tous petits actes et leurs conséquences et que je remonte à la source de cette amitié, c’est à cause de ma mère.
C’est toujours à cause des mères, tous les psys vous le diront (clin d’œil appuyé). Ou comme le dit avec humour un des personnages de la série des années 90 The golden girls (mamie qui est la mère d’une autre protagoniste) : « I hate psychologists, they blame everything on the mothers ! »*
Reprenons le fil au début de la pelote et de mon histoire d’amitié franco-allemande. Parce que ce n’est pas un club réservé à Emmanuel et Angela.
J’ai 9 ans, un carré coupé maison, des coups de soleil sur les épaules et le bout du nez. Je joue sur la plage aux Baléares, un mois de juillet. Le sable brûle les pieds. Ma grand-mère surveille ses petit-enfants de loin, assise le dos bien droit (mais comment faisait-elle ? je n’arrive déjà plus à rester longtemps assise par terre). A ses côtés trône son sac de plage aux larges bandes bleu marine rayé de blanc, sémaphore de nos explorations.
Je passe l’essentiel de mes journées dans la mer à faire des cabrioles (en avant et en arrière s’il vous plait) avec mon amie anglaise. Ma maman bien intentionnée, passionnée par les rencontres et les autres cultures (ben oui faut bien que ça vienne de quelque part !) concentrait ses efforts pour que ses enfants soient polyglottes au plus jeune âge. A juste titre puisque les langues s’apprennent d’autant mieux et plus facilement quand on est jeune. Elle arpentait la plage pour trouver à son aînée (moi) une camarade de jeu allemande (l’anglaise je l’avais déjà). Et elle avait repéré à quelques serviettes des nôtres une famille germanisante avec deux petites blondinettes bronzées.
Un matin elle me prit par la main et brava ma timidité réticente pour aller aborder la plus grande des deux sœurs en plein pâtés de sable. Elle sortit son plus bel allemand pour lui demander si elle voulait bien d’une compagne de jeu – sérieusement récalcitrante à ce stade.
De coups d’œil furtifs en baignades parallèles, nous avons joué côte à côte puis ensemble. Nous échangions dans notre charabia enfantin fait de mots de français, d’anglais et d’allemand, de mimes et de rires puisque je n’apprenais pas encore vraiment l’allemand, sauf en vacances (autre clin d’œil appuyé) et qu’elle n’avait pas encore de cours de français.
Pour parfaire cet apprentissage estival, et entretenir nos relations naissantes, ma chère maman a organisé des visites. La famille allemande est venue en Ardèche et un voyage a été prévu pour moi à Cologne pour la fin de l’année scolaire de 6ème. J’avais 10 ans.
Je suis donc partie seule en avion pour y passer un mois. Ce fut un désastre. J’y suis restée 10 jours.
J’étais rompue à la séparation d’avec les miens, puisque l’année précédente j’avais passé un trimestre en pension en Angleterre. Ça n’avait pas été facile tous les jours, mais j’en ai gardé d’excellents souvenirs et un amour viscéral du pays. Donc un mois, a priori kein Problem (pas de problème).
C’était sans compter avec ma confrontation aux mœurs allemandes.
J’ai été propulsée dans un environnement rigide (j’ai appris depuis qu’il n’y a rien de pire pour mon équilibre). La maman était sévère, et son idée de la détente était de faire une réussite en fumant une cigarette. Le papa moins strict mais absent. Je me faisais gronder par ma copine de 11 ans quand je traversais la route au mauvais moment (déjà !). Et quand je dormais avec des chaussettes (au mois de juin, oui ; pourquoi ? je n’en sais rien). Elle me rappelait sans cesse à l’ordre : « Nein, Estelle, das darfst du nicht. Nein, das musst du so machen. »** J’étais triste et désemparée. Compter les jours ne les fait pas passer plus vite.
Je l’ai suivie à son collège où je me suis ennuyée à cent deutsche mark de l’heure pendant des matinées interminables, en écoutant mon estomac (manger à 14 heures, non mais franchement !).
Bref, pleurs, angoisse, retour express. Jamais plus je ne remettrai les pieds en Allemagne !
L’été est revenu. Et puis un autre. Avec quelques jeux sur la plage des salines aux Baléares. Des lettres en pointillés et en allemand, puisque je l’apprenais désormais au collège. Nous avons mûri elle et moi.
Deuxième tentative de tâter l’Allemagne en classe de seconde (dans la même famille). J’ai pris le train pour Cologne pour accompagner les filles en colonie en Autriche. La paroisse du quartier organisait un séjour de vacances, cela se fait beaucoup ici. Dans notre cas, nous allions passer trois semaines dans un tout petit village au Tyrol.
Je ne vous cache pas que j’ai eu des états d’âme entre mon arrivée à Cologne et le départ en bus. Les mauvais souvenirs se bousculaient dans ma gorge au moindre échange rigoureux. Mais une fois partis pour le Tyrol, l’échantillon de petits Allemands et donc de copains potentiels avait nettement grandi. J’ai donc pu me rapprocher d’ados avec qui j’avais plus de points communs que celui de s’être croisé un jour sur une plage espagnole.
J’ai rencontré celle qui allait devenir ma grande amie, Susanne. Et sa bande de copains, puisque les jeunes de la colo habitaient tous dans un même quartier. C’était très chouette ! Chaque fois que je suis partie la rejoindre à Cologne, j’y retrouvais toute la clique d’Autriche. Et dans sa famille, qui m’avait accueillie avec une rose sur le quai de la gare lors de ma première visite, je me sentais heureuse et entourée. Une amitié tout en douceur, en Plätzchen (sablés) et raclette à noël, et feux d’artifice sur les pelouses du Rhin à la Saint-Sylvestre, en excursion à Amsterdam (avec capuccino au Café Esprit).
Nous avons fait les 400 coups en France et en Allemagne. Et sommes restées en contact intime malgré les 1000 kilomètres. J’allais régulièrement en Allemagne, et désormais, vraiment pour le plaisir (bon aussi une fois pour un stage, mais ça c’est une autre histoire, pour un autre jour).
C’est grâce à nos échanges que j’ai pu garder un allemand vivant après la fin de mes études (même si les déclinaisons restent ésotériques, et les articles définis der-die-das mystérieux). Et que, lorsque le poste de mon mari a été délocalisé en Rhénanie, nous avons vite dit oui. Si l’un de nous n’avait pas parlé la langue, nous ne serions pas partis dans ces conditions d’intégration complète.
Donc si je vous écris aujourd’hui depuis mon bureau à Mayence, où la neige tombe enfin en plumes tourbillonnantes, c’est bien grâce à Susanne et à notre amitié fidèle. Et aussi à ma maman qui, sur une plage espagnole dans les jeunes années 80, m’a prise par la main pour aller à la rencontre d’une culture plus différente qu’elle ne le pensait.
Merci à toi Susanne. Merci maman.
* « Je déteste les psys. Pour eux c’est toujours la faute des mères. »
** « Non Estelle, tu n’as pas le droit de faire cela. Non, ça tu dois le faire comme ça. »
Merci Estelle! Es ist wunderschön, diese Geschichte zu lesen!!! Und ich durfte das französische savoir vivre in Ardeche kennenlernen und deine großartige Maman! Ebenso deinen wunderbaren Papa!! Bisous, deine Freundin
Ganz lieben Dank liebe Freundin !
bis bald !