Vivre dans le chantier de sa maison
GRRR. Zuiiiiiiiiiit. Schbonk.
Cacophonie stridente et profonde. Le sol tremble, les murs vibrent, le bruit me traverse, la poussière vole en tourbillons, s’insinue et se dépose partout, y compris dans les narines. Une odeur métallique remonte par la VMC et nous condamne pendant une journée à laisser la porte des WC ouverte pour ne pas suffoquer. Le lave-main arraché oscille au bout de ses tuyaux. La boue se rapproche et menace d’avaler notre porte d’entrée et nous avec. La saleté des sols intérieurs s’obstine et le coup de serpillère indispensable ne soulage que quelques minutes. Après quinze mois d’attente, les travaux de rénovation et d’extension de notre maison ont enfin commencé. C’est le bonheur.
Des plaques d’aggloméré protègent l’accès à notre maison, un monticule de pavés déchaussés nous accueille à l’entrée du jardin, à proximité d’une montagne de terre argileuse rouge et gorgée de galets qui attend de combler le pourtour des nouvelles fondations. Côtés est et sud, des douves profondes s’enfoncent. Avons-nous commandé une piscine ? Au printemps, j’avais regardé de travers les chaussures de sécurité d’un technicien venu sonder notre sol parce qu’elles écrasaient une touffe de primevères sauvages. Le jardin nous pardonnera-t-il cet assaut au bulldozer ?
En raison de la pente du terrain et de notre souhait d’utiliser la surface du garage à la hauteur sous plafond insuffisante, nous avons dû décaisser (oui mon vocabulaire s’élargit dans le champ lexical du bâtiment – je vous en prie). Notre rez-de-chaussée sera un nez-au-niveau-du-jardin ou presque, avec ses
pièces sous-baissées. Nous nous étions préparés à tous ces changements. Les derniers week-ends ont
été consacrés au vidage du garage qui stockait depuis notre arrivée de Mainz les étagères Ikea, achetées de façon précipitée pour meubler une maison sans placards, les quatre vélos, des dizaines de cartons de livres, le matériel de céramique y compris le four (toujours bien emballé pour son aller-retour en Allemagne), celui de camping, des boites de trucs inutiles et pourtant indispensables… Tout cela a dû être déplacé : merci à la voisine qui en a accueilli un bout dans son garage, à mon mari qui a patiemment
transporté bricoles, outils, sculptures de sa femme vers l’abri de jardin et tout entreposé dans un Tetris savant. Merci à mon dos qui m’a laissé l’aider quelques heures avant de me le faire payer pendant trop de semaines. Le vin est tout au fond sous l’escalier, sous les sacs de couchage, les sacs à dos, le cabas rempli d’écharpes et de bonnets (dont trop sont faits maison), les médicaments, des cadres de peintures faites pendant mes grossesses… Oh là, là il serait temps de trier. Pas le temps de trier.
« Vivre dans une maison en travaux, ça se fait très bien ». Mon père me l’a affirmé. Il a ajouté : « vous pourrez mieux les surveiller ». Et être surveillés. Corps et biens, nous appartenons à notre chantier.
J’appréhendais le bruit : comme je ne le supporte pas déjà en temps normal, c’est-à-dire dans un environnement propre et rangé et à des décibels raisonnables pour l’être humain, je me demandais comment survivre au marteau piqueur. J’avais même sollicité une chambre d’hôtes voisine pour y louer un bureau calme. J’ai renoncé. L’idée de passer des journées entières cloitrée à l’étage d’une maison habitée a éveillé des pensées claustrophobes. Je préfère garder, dans mon capharnaüm personnel, la liberté d’aller et venir.
Finalement le marteau-piqueur n’a pas duré bien longtemps et était moins insupportable que prévu. Peut-être que c’est comme avec les enfants. On tolère mieux les cris de sa propre descendance que ceux des gosses des autres (enfin, ça dépend des moments). Le bruit de fond reste modéré, les artisans sont
sympathiques. Il suffit de faire la paix avec le chaos et la saleté, d’accepter de voir débarquer des hommes inconnus ou presque dans son jardin à 7 h 30, de renoncer à se balader à poil. De ne pas trop réfléchir à
la durée des désagréments et de rester focalisée sur l’objectif : se construire un nid douillet. Prendre son bien en patience.
C’est ce que j’écris aujourd’hui, après quatre semaines de travaux. Je ne suis pas toujours aussi philosophe quand des traces de boue apparaissent sur le sol encore humide du dernier nettoyage. Les empreintes en fleur de giroflée me permettent de gronder la coupable, qui s’en moque, assoupie sur son coussin sous l’hibiscus. Quand je la menace de la faire disparaitre sans traces dans le béton frais, des cris outrés s’élèvent dans mon dos. Elle soupire de bien-être. Essuyer ses pattes ne garantit pas la propreté.
Au milieu de ce camping quotidien et des tâches rébarbatives qui se télescopent (formulaires administratifs, mails à écrire, rendez-vous dans des magasins de matériaux, arbitrages à faire), mon inquiétude majeure reste l’entretien du linge.
Je gère celui de deux adultes et deux adolescentes. Les machines étaient depuis notre emménagement situées au garage. Elles retourneront dans quelques mois à leur emplacement initial, mais quelques dizaines de centimètres plus bas, dans ce qui sera alors une salle d’eau. Pendant la durée des travaux,
j’avais demandé qu’elles restent branchées dans la partie du garage non décaissée. C’est chose faite depuis une semaine. Mais pendant les dix jours où il a fallu détruire la dalle et ôter des mètres cubes de terre, elles ont été empilées, débranchées et inutiles dans le fond. Pour le week-end intermédiaire,
le maçon, bien serviable, me les avait remises en service sur une palette à même la terre nue.
J’ai vécu des moments épiques. Imaginez…
Les bras chargés d’un panier de linge sale qui déborde, enfiler des sabots de jardin, pousser d’un coup de hanche la porte intérieure du garage, être saisie par l’odeur de grotte agrémentée de relents d’égout puisqu’un tuyau d’évacuation a malencontreusement été percé. Caler la panière contre son bassin. Envoyer la main droite vers le mur pour allumer, tâter le crépi râpeux avant de se souvenir que l’interrupteur comme beaucoup de câbles a été enlevé. Avancer, éblouie, dans la pénombre vers le fond gauche, rouspéter d’avoir encore oublié de prendre son téléphone pour éclairer – tout en sachant que le
téléphone posé sur une montagne de linge ou la machine n’éclaire que le plafond. Il faudrait une lampe frontale, mais dans quelle strate du matériel sont-elles entreposées ? Suivre la planche que les artisans ont installée pour ne pas s’enfoncer dans la boue, Peter Pan sur le bateau du capitaine Crochet au-dessus des crocs du crocodile à sonnette.
Arrivée aux machines, se cogner les pieds à la palette, poser le panier par terre (c’est le cas de le dire). Ouvrir le sèche-linge qui lui s’éclaire quand on le charge (qualité allemande s’il vous plaît). Dans sa lueur, remplir le tambour du lave-linge, tâtonner à nouveau sur le sol pour récupérer cette chaussette (ou cette culotte) qu’on a senti glisser. Avoir un mouvement de recul quand les doigts effleurent la terre humide, malodorante, qu’on dirait vivante et si ça se mettait à bouger là-dessous ? Placer la chaussette ou la culotte à l’intérieur. Verser la lessive dans le réceptacle, en quantité encore plus improvisée que d’habitude. Bidouiller avec la molette du programme pour espérer sélectionner le bon sans devoir remonter chercher le téléphone-lampe. Après quelques essais infructueux, entendre le bip, sentir la
machine vrombir. Ça doit être bon. Reprendre la panière allégée, secouer vaguement le fond pour en faire tomber des traces éventuelles de terre. Se diriger vers le rayon de lumière de la porte. Ouf. C’est parti. On reviendra dans une heure et demie, pour un nouveau défi en vidant le lave-linge : ne pas faire tomber de chaussette propre.
Ça, c’était pendant deux jours, après la destruction de la dalle de béton, et avant le décaissement de la terre. Après, le sol est descendu de 70 centimètres. D’ailleurs en lisant dans le compte-rendu de l’architecte que « la terre a changé dans la partie garage », j’ai opiné en murmurant « effectivement oui », avant de réaliser que cette mention concernait l’électricien.
Gaïa, surprise au passage de la porte, est tombée dans le trou. Les artisans avaient bien rebranché les machines sur le restant de dalle, cependant pour y accéder il fallait ajouter à l’aventure le fait, en ouvrant la porte avec la hanche et les bras chargés de la panière de descendre dans le trou de terre et
de remonter presque immédiatement sur l’autre bord. La poche de lessive a été entreposée pour la manœuvre sur la chaudière. Comment l’attraper maintenant ? Lingerie de l’extrême.
Avons-nous inventé un nouveau concept de parc d’attractions – sensations 3D comprises ?
Le parcours s’est enrichi de défis : dépôts puis reprises de panière, jurons, concentration impérative pour ne pas se vautrer. Mon dos n’a pas apprécié. Cependant la gratitude de ne pas devoir transporter mes kilos de linge dans une laverie industrielle reste immense.
Quelle ne fut pas ma surprise après un autre week-end de descente et remontée dans la terre, de découvrir qu’une âme charitable avait placé une planche entre la porte d’entrée et la dalle. Plus de (dés)escalade, mais un nouveau défi : dans la pénombre, les bras chargés, garder l’équilibre sur la passerelle improvisée qui vacille quand on repart. Peter Pan a pris de la hauteur.
Le coulage de la nouvelle dalle a encore élevé le niveau (du sol un peu, mais surtout de l’enjeu) : ne pas trébucher dans le béton frais ni y faire tomber une petite culotte. Ne pas s’empaler sur les tiges métalliques. Quand la rénovation sera terminée, la lessive redeviendra monotone. Pour l’instant, j’ai du pain sur la planche (ha, ha). Ma plus jeune m’a annoncé :
-C’est bon c’est sec le béton.
-Ah bon, comment tu sais ?
-Ben, j’ai touché.
-Tu as touché ?
Quelle idée saugrenue ! Comment toucher sans marcher dessus, comment marcher sans s’enfoncer ? J’imagine ma fille en Pierre Richard dans La chèvre, et le maçon furieux de voir son travail détruit.
-Tu sais que c’est abrasif le béton. Tu as touché comment ?
-Comme ça.
Du bout de l’orteil nu. Comme une princesse avant d’avancer dans la mer.
Heureusement qu’elle n’est pas allée tremper son orteil le premier jour. Qui sait, c’est peut-être encore meuble ? Je descends sortir mon linge, le cycle doit être fini. Si je ne remonte pas dans les dix minutes, s’il vous plaît envoyez quelqu’un me libérer.
c’est Charlie Chaplinesque !Tu devrais faire un film.Dommage pour nous ça ne va pas durer!Tant mieux pour vous et toi surtout. Les ouvriers ont l’air sérieux et tu vas voir naître ta maison.Big northwinds.Dany
Hi hi ! Tout à fait ! Grosses bises Dany.
Estelle
Je compatis. Cet été, des travaux de rénovation ont commencé dans la maison voisine. Ils partagent le mur avec notre maison. C’était horrible. Notre chambre vibrait au rythme du marteau-piqueur. A un moment donné, mon mari s’est introduit de force sur le chantier et a exigé deux heures de calme pour la sieste. Nous avons obtenu un compromis : du silence entre 12 et 13 heures. Nous ne pouvons pas manger si tôt et si vite. Pendant la sieste la maison a de nouveau tremblé et vrombi. Nous nous sommes réfugiés à la montagne, dans la maison d’été, et là, peu avant le 15 août, les travaux d’aménagement ont commencé dans l’appartement du dessus. Cette fois, c’est notre propre chantier, nous attendions depuis novembre dernier que les travaux commencent, alors nous les supportons en serrant les dents. Mais les estivants du village grincent des dents à cause de nous qui leur gâchons leurs vacances. Fin octobre, tout devrait être terminé ici comme là-bas. Mais les deux chantiers sont toujours en cours. Je nous souhaite à tous deux de la patience.
ps : les casques antibruit (noise cancelling headphones) aident un peu pour ne pas devenir fou!
Chère Christiane,
Merci pour ton témoignage. Oh je compatis aussi pour vous!
On supporte mieux le bruit de son propre chantier que celui du voisin. Mais c’est dur de n’avoir plus de refuge nulle part.
Quand tout sera terminé, je suppose qu’on oubliera les désagréments. Je vous souhaite la patience nécessaire.
PS: oui, j’ai aussi un casque anti-bruit. Comme je n’en étais pas satisfaite, je viens d’en acheter un nouveau qui, j’espère, sera plus performant.
Merci Estelle!
Ton experience avec le casque m’intéresse, le mien (pourtant hautement loué) ne me satisfait pas vraiment non plus. Je pensais que je devais l’accepter, qu’il n’y avait pas d’écouteurs adaptés à mon hypersensibilité au bruit.
Je te dirai.
A vrai dire, vu que mon premier casque anti-bruit ne change rien à mes perceptions, je n’ai pas de grosses attentes ;o).
ok, merci! Le mien est de la marque Teufel.
Ah, merci je ne connais pas. Liebe Grüsse.