En cette période chahutée, qui nous aide à vivre ? Les fleurs des talus, les voisins, et les artistes.
Ça faisait plusieurs semaines que je les guettais, le nez en l’air, en balade sur le Grosse Sand (les grands sables), ou sur le chemin de la cabane aux asperges et fraises. Et je n’étais pas la seule :
- Combien de temps encore maman encore tu crois ?
- Oh deux, trois semaines je pense.
Nous en avions même repéré dans notre quartier, des pas trop hautes, que l’on peut attraper sur la pointe des pieds de petite fille, loin des routes et de leur pollution. Elles sont écloses depuis quelques jours : les premières fleurs d’acacia.
Mes filles sont allées en cueillir dans un sachet en papier blanc. Voilà deux jours que nous les avons croquées en beignets poudrés, vite, en nous brûlant un peu les lèvres. Le sachet garde une empreinte parfumée, je n’arrive pas à le ranger.
C’est sûr nous en referons bientôt. Leur présence fugace dans les haies sauvages dure si peu… et leur attente si longtemps.
Nous en avons profité pour initier les voisins, et à distance, les copains allemands. Tu connais les beignets de fleurs d’acacias ? Leurs réactions sont variées… « Oh quelle bonne idée, non je ne connais pas. Tu as une recette ? » ou « Mouais, je n’aime pas manger des plantes sauvages que je ne connais pas, et puis tu sais je suis au régime. Mais OK merci pour les enfants ». Ou « Ah tiens, en voilà une chose inattendue ! »
Ces menus présents, ces nouveautés de rien du tout saupoudrées dans la vie des amis et des voisins me donnent beaucoup de joie. Bien sûr je n’ai pas attendu l’assignation à résidence pour échanger et partager. Mais en cette période où on est sûr de trouver les gens chez eux, avec un degré de disponibilité et de fatigue proportionnels, les petits gestes prennent un sens différent. Les gens ont le temps, celui d’accueillir le présent, et peut-être une envie plus sincère de le recevoir. Comme nous avons plus d’élan pour le donner.
Nos voisins et nous, habitants d’une ruelle piétonne, nous trainons sur le pas de notre porte, pour surveiller les enfants, bricoler dans nos quelques mètres carrés de plantations, prendre le frais. La porte d’entrée reste ouverte, pour inviter le soleil et le peu de vie qui se promène par là. Un peu comme il y a 100 ans dans les villages.
C’est d’ailleurs grâce à ce nouveau mode de vie collectivement apaisé que j’ai pu avoir la visite surprise de copines à vélo (à deux reprises). Si je n’avais pas eu la porte ouverte, elles n’auraient pas sonné. En ce moment ça ne se fait pas de se présenter chez les copains à l’improviste. Je ne sais même pas si ça se fait en général en Allemagne.
Avec l’injonction de sortir masqués, mes filles et moi nous sommes activées autour de la machine à coudre. Les coupons de tissu achetés cet automne pour fabriquer des petits trousses un week end pluvieux ont été réquisitionnés pour le nouveau jeu de loi. Imprimés fleuris désuets, petit vichy rose, lignes graphiques grises ou aigue-marine habillent désormais nos visages.
Encore une occasion d’échanger avec les copains. « Ah tu n’as pas de machine ? tu veux que je te fasse des masques ? »
Samedi au marché, je cherchais une mamie artiste, amie de mon cours de sculpture. Je l’ai retrouvée aux légumes pour lui remettre les deux masques que je lui avais cousu à la suite de sa demande la semaine précédente. Ce qui est drôle, c’est que nous nous croisons parfois au marché – mais pas systématiquement. Nous n’avions pas pris rendez-vous (et je ne crois pas qu’elle ait de portable). Mais la prise de commande et la livraison – toutes deux fortuites – se sont bien passées. A deux mètres, hein, enfin, deux bras tendus.
La voilà désormais équipée de fleurettes pour le bas de son visage.
Autres échanges végétaux, vivants ceux-là, les boutures et semis. Avec une voisine, un cousin tarabiscoté de l’aloe vera contre le velours d’une misère violette, avec mon amie simultanée (voir article : Mon amie simultanée) des plants de tomates contre les feuilles rondes, mains tendues de mes jeunes capucines.
Tout au long de l’été, si elles veulent bien pousser et mûrir, nous mangerons les ‘’tomates de mon amie’’. Les fleurs et les plantes acceptent de voyager, de l’un à l’autre pour signifier notre soutien et notre amitié. Un lien vivant, mouvant, une présence. Ça m’aide ces végétaux, même engoncés dans un oignon qui refuse de pousser, ou figés dans l’impression d’un tissu. Je n’ai jamais autant acheté de salades fleuries que cette année. Les soucis et les pensées prennent un croquant fort sympathique dans l’assiette !
Mais au-delà de la nature, ce qui m’aide à vivre ce sont les artistes.
On parle beaucoup des travailleurs-clefs, ceux qui font tourner le monde quand il ne bouge plus. Bien entendu leur rôle est vital et je leur adresse à tous mes remerciements respectueux. Mais quand nos besoins fondamentaux sont repus, les autres, juste derrière, sur leurs talons dépendent du travail des créateurs. L’appétit de vivre, l’émerveillement, la curiosité, le rire… Qui sème les graines de vie dans les âmes, les étoiles dans les yeux, les bouffées de joie dans les cœurs ?
Ce sont les artistes qui m’aident à digérer toutes ces mauvaises nouvelles, à prendre de la distance, à garder le sourire. Les danseurs de l’Opéra de Paris qui montent un ballet ensemble et pourtant chacun chez soi. Les musiciens-poètes dont les textes chantés nous donnent des frissons. Les copains qui montent une video espiègle et poétique en famille. Ceux qui donnent des cours de peinture en ligne gratuitement.
Les comédiens-animateurs américains (Trevor Noah, Stephen Colbert, John Oliver un Anglais aux Etats-Unis) soulignent en les sublimant par l’humour les incohérences du monde en général et de Trump en particulier. (D’ailleurs lui aussi il a son petit mérite involontaire : l’anxiété de tous serait-elle soluble dans la connerie d’un seul ?) La comédienne-clown anglaise qui fait des petites vidéos pour partager ses émotions liées au confinement – et ses initiatives solidaires. Mais surtout toutes ses créations légères et douces qui nous font juste rire et passer un bon moment.
Quand la tempête se déchaine, les musiciens, écrivains, comédiens, danseurs, peintres, sculpteurs, clowns sont tout en haut dans le firmament de ceux qui nous entrainent dans le tourbillon de la vie. Quel sens aurait notre vie sans leur impulsion magique ? On serait tous des dames et des messieurs tout rouges qui ne savent faire que des additions. Et pleurer.
Ces jours-ci j’ai du mal à lire. J’ai entamé plusieurs lectures qui m’intéressent mais que je boude. Je referme le livre au bout de quelques minutes. Trop de pensées virevoltent et m’envolent. Alors j’ouvre au hasard un de mes livres de Bill Bryson. Son bon sens et son humour m’ancrent dans une réalité émotionnelle plus douce. Ou un texte poétique de Christian Bobin. Ou j’écoute sur la BBC des romans d’Agatha Christie théâtralisés. Des sweats confortables dans lesquels blottir mon âme malmenée.
Je voudrais vous quitter sur une citation de Marcel Pagnol dans Le Schpountz que j’adore. Je l’ai revu hier, avec un immense plaisir. Ah il savait écrire ce grand monsieur, et faire passer des émotions !
Dans cette scène, Françoise explique à Irénée la noblesse du métier d’acteur comique.
« Ceux qui font rire sur la scène ou sur l’écran ne s’abaissent pas, bien au contraire.
Faire rire ceux qui rentrent des champs avec leurs mains si dures, qu’ils ne peuvent pas les fermer. Ceux qui sortent du bureau avec leurs petites poitrines étroites qui ne savent plus le goût de l’air. Ceux qui reviennent l’usine, la tête basse, le dos cassé, avec de l’huile noire dans les coupures de leurs doigts. Faire rire ceux qui mourront, qui ont perdu la mère ou qui la perdront. (…)
Celui qui leur fait oublier un instant les petites misères, la fatigue, l’inquiétude et la mort. Celui qui fait rire des êtres qui auraient tant de raisons de pleurer. Celui-là leur donne la force de vivre, et on l’aime comme un bienfaiteur. (…)
On devrait dire Saint-Molière. On pourrait dire Saint-Charlot. »
Merci à vous les artistes ! Je vous salue bien bas.
(Révérence)