Dépassée

Comment comprendre ses ados ou publier sur LinkedIn ?

« Comment tu fais pour pas dépasser ? »

Mes yeux ébahis observent Béatrice, une camarade de notre classe de CE1 qui colorie une petite fille de Sarah Kay, en robe et coiffe de tissu à fleurs, dont on ne voit pas le visage. La copine a les cheveux attachés en queue de cheval avec des barrettes, des ongles nets et les doigts propres, la mine de ses feutres ne sort pas des traits noirs qui délimitent la silhouette sur le papier blanc. La langue entre les dents, avec les mêmes feutres tenus par des doigts de toutes les couleurs, je m’évertue à l’imiter et toujours la mine dérape. Mes ongles ont des taches blanches, signe qu’ils ont été choqués au moment de leur naissance comme je l’apprendrai bien plus tard. Rapide, toujours en mouvement, passionnée, je me cogne beaucoup et de bon cœur. Quand je colorie, je dépasse.

Aujourd’hui, je me sens dépassée.

Ma plus jeune fille de treize ans enfile chaque matin un des crop tops que je lui ai achetés, pour lui faire plaisir et parce que ça lui va bien. Même avec cette météo pluvieuse et froide d’un mois de novembre égaré au printemps, elle montre de la peau sans frissonner. Selon moi, il serait préférable de les réserver aux week-ends car il n’est pas nécessaire d’exhiber son nombril à l’école, d’autant plus que, souvent, pour une raison qui me dépasse, elle refuse de porter une ceinture, et le pantalon descend. Ma grande de seize ans partage mon avis — qui diffère, me dit-elle, de celui de ses amies qui veulent être libres du choix de leurs tenues : on ne se vêt pas de la même façon partout.

-Je te l’ai dit, je préférerais que tu ne te mettes pas ventre à l’air pour aller au collège.

-Ouais, mais tout le monde en met des crop tops.

-Vraiment ?

-Et en plus, j’ai un pull.

Un gilet.

-Tiens, et si moi aussi j’en mettais ? Tu m’aideras à en choisir un joli ?

-Hein ? Ah non, pas toi.

-Tu vois… Et si ta prof vous exhibait son nombril pendant les cours ?

J’ai lâché. Comment faire avec une ado ? Lui confisquer les T-shirts que je lui ai achetés ?

Ah, les injonctions de la mode, toujours être pareils, penser la même chose et se croire différent. Différent de la génération précédente. Si proche pourtant. Le nombril du monde apparaît entre un T-shirt blanc à côtes et un jean. Je suis de la vieille école, de celle qui pense qu’il y a une tenue pour chaque activité, et que s’adapter aux circonstances n’est pas du puritanisme. Enfiler un crop top ? Ça dépend. Et ça dépend, ça dépasse (émoji yeux au ciel), enfin, ça me dépasse.

Même chez moi, donc, je suis dépassée.

Derrière moi, le poseur installe la cuisine. Pour accéder à mon bureau, je dois enjamber des sacs de linge (les habits de ma grande) et son matelas. Les assiettes sont entreposées sur une table de jardin, la cafetière glougloute sur une chaise. La vaisselle se fait dans la salle de bains. Le seul espace paisible ces jours-ci chez nous, ce sont les toilettes. Entre deux tâches professionnelles, je voudrais pédaler pour me défouler en finissant un film. Je voudrais travailler ce tango d’Albéniz au piano. Ces deux activités se passeraient dans une chambre en surpopulation : Gaïa y est confinée pour ne pas aboyer dans les pattes du menuisier. Mon mari y travaille sur mon piano fermé devenu bureau. Ma grande fille est allongée sur notre lit après une opération des dents de sagesse. Sachez pour la petite histoire, que la dentiste lui avait conseillé, pour rester la plus détendue possible, de se choisir une playlist d’une heure. Elle a préparé un podcast historique en allemand, et un cours de français. Kein Kommentar.

Alors je m’échappe.

Imaginez. Fin mai, début de soirée. Penchée pour passer de l’autre côté d’un rideau, j’entre dans une salle immense, inondée de lumière, où les néons criards forcent les yeux à se plisser. Une forêt de dos bloque mon avancée, des dos d’adultes, peu de cheveux blancs, pas d’enfants, quelques adolescents montés en graine, pourtant j’essaie de me frayer un chemin dans cette foule. Les bras, les têtes et les jambes m’entravent, ils gigotent sur place, dansent sans musique, au rythme du brouhaha de leurs paroles. Je ne vois pas les bouches, mais je devine que toutes parlent en même temps. Les corps se pressent autour d’une scène, là au fond, beaucoup lèvent un bras, certains en lèvent deux, hochent la tête, tous fixent cette scène qui semble vide. Je joue des coudes pour me faufiler, on me marche sur le pied, j’étire mon cou pour essayer de voir, ça a l’air passionnant, je me hisse sur la pointe des pieds, et jette un regard entre deux têtes. Sur la scène, un miroir.

Pour faire comme tout le monde, je lève un doigt timide. Je n’aime pas parler en public, même lorsque j’ai une idée intéressante à partager. Comme faire abstraction des regards, même ceux de gens qui me tournent le dos ? Ils me désarment. Alors je dis ce que j’ai à dire, vite, le mieux possible. Là, j’ai dû chuchoter. Quelques têtes sur ma droite se retournent et me sourient, mes voisins n’ont rien entendu, ou font semblant de ne rien entendre. Quelque temps plus tard, la personne sur ma droite lève deux bras et répète ce que j’ai dit, moins bien, sans personnalité, sans émotion, peut-être est-ce une coïncidence. Si c’est une coïncidence, ça confirme mon impression, que dans cette salle, personne n’écoute personne. Si ça n’en est pas une, c’est juste du plagiat, comme dans une salle de réunion, quand, les bonnes idées des timides sont récupérées par ceux qui parlent fort.

Rien de nouveau dans la cacophonie de ce hangar.

On cire des pompes, on se fait briller, on manie le « Bravo à toi » et le « Fabuleuse présentation de l’excellent X » avec la virtuosité d’un homme (ou d’une femme) politique ou d’un avocat véreux. On fait reluire tout ce qui passe à proximité, à commencer par soi-même.

Mon carnet du moment

Et soudain, je comprends.

Je comprends ce qu’est une chambre d’écho.

Quand mon fils philosophe avait employé le terme au sujet des réseaux sociaux, j’avais compris que c’était un endroit où n’apparaissaient que des informations filtrées par des algorithmes, c’est-à-dire conformes à ses propres idées. Aucune remise en question, aucune chance d’apprendre et de s’ouvrir. Rien qui dépasse, comme les traits de feutres de Béatrice dans le bonnet à fleurs de la petite demoiselle de Sarah Kay.

Mais non, pas du tout. Une chambre d’écho, c’est une grotte. C’est littéralement un endroit où l’on s’écoute parler, fasciné par l’écho de sa propre voix. Comme dans l’allégorie de la caverne de Platon, les ombres du monde se dessinent sur le fond, mais pas sur un rocher, sur un miroir.

Voilà mon expérience avec le réseau social professionnel LinkedIn.

Pour un professionnel installé à son compte, c’est une étape obligée. Ça a l’avantage de permettre les mises en relations de façon simple et rapide. Cependant, le contenu laisse à désirer. J’avoue ne pas vraiment lire ce qui défile sur mon écran quand je me connecte. Pourquoi ? Parce que toute cette autopromotion, cette réclame comme disait ma grand-mère, c’est vide. Dans cette cacophonie de monologues, personne ne dit rien, personne n’écoute. Moi la première — pour l’absence d’écoute. Le baratin superficiel, le small talk comme disent les Anglais, je ne sais pas par quel bout le prendre, ni dans la vraie vie, ni dans le virtuel. La politique au sens large suscite chez moi un éloignement d’allergique.

Ce jour-là donc, je me fends d’un post sur LinkedIn, il faut bien trouver des clients et se créer une visibilité. Un post bien tourné, avec de la réflexion : mon dernier article sur l’IA en lien avec une émission d’Arte sur la traduction automatique. Ma foi, oui je me fais des compliments, on n’est jamais si bien servi que par soi-même. Je le publie en frémissant, est-ce que je ne vais pas casser le système ? Ce système où il faut cirer des pompes (dit celle qui vient de s’envoyer des fleurs).

Les tutos conseillent d’apporter, sur ce réseau social professionnel, de la valeur ajoutée gratuite. Ça, je connais bien, c’est mon activité ici même depuis bientôt cinq ans. Deux jours après mon post, un organisme de mes contacts, a republié la même émission d’Arte. Soit, ils ont pompé l’idée au lieu de republier mon post, soit ils ne l’ont pas lu et ont publié, par coïncidence, le même sujet. Quelqu’un n’aura-t-il pas, en voyant passer ma contribution, pensé que j’avais repris son idée à mon compte ? CQFD. Personne n’écoute personne.

Pour des échanges plus riches, pourquoi ne pas se donner des règles comme dans une bibliothèque : parler peu et en chuchotant ? On s’en tiendrait à de vraies idées et des échanges authentiques d’informations concrètes. Où sont les guides de voyages ? Au fond de l’allée, à droite. Merci madame.

J’ai posté et je n’ai rien cassé, juste brisé en moi quelques illusions. Malgré mes cinquante et un ans, dont près de trente dans la vie professionnelle, je veux toujours croire que la qualité fait la différence.

Ce charivari de pipeau, où les bons sentiments dégoulinent, jure avec la réalité du monde du travail et donne froid dans le dos. Ces dos qui dansent devant moi, face à un miroir. Qui regarde le mien, derrière ? Quelle ombre nos mots laissent-ils ? Ou bien, comme un fantôme, un personnage fantastique dont l’IA ne veut pas me souffler le nom, ne projettent-ils aucune ombre ? Peut-être n’ont-ils aucune existence réelle, ces mots envoyés dans le vide virtuel. Est-on interdit d’émettre de la lumière quand on travaille dans l’ombre ?

Dépassée.

À peine ai-je eu publié mon texte, que j’ai sursauté : mince alors, j’ai oublié un tiret ! Pourquoi ? Parce que je me suis soumise à la correction d’une IA quelconque sur mon navigateur ou sur LinkedIn comment savoir ? Mon souris-moi, avec tiret, a été souligné d’une vague rouge péremptoire. Tiens, Estelle ton bonnet d’âne. J’ai enlevé le tiret, l’IA a souri. J’ai cliqué. Puis grimacé, avant de corriger.

Ça me rappelle une scène du film Sleepless in Seattle de Norah Ephron (Nuits blanches à Seattle). Jonah, le petit héros, veut prendre l’avion pour New York pour rencontrer Annie, avec laquelle il souhaite que son papa se remarie. Jessica, sa copine complice lui achète un billet sur l’ordinateur de sa mère, agent de voyage, qui s’est absentée un instant. Je cite de mémoire :

— Je vais mettre que tu as 12 ans. Tu pourras voyager sans être accompagné.

— T’es folle ! Personne ne croira que j’ai douze ans !

— Quand c’est dans l’ordinateur, les gens croient n’importe quoi.

Pourquoi une machine est-elle plus difficile à contredire qu’un humain ?

Dépassée.

Dépassée par les pourquoi.

Pourquoi ma librairie chérie a-t-elle fermé ? J’y passais toutes les semaines, comme bon nombre de fidèles, et j’y croisais toujours des clients. Les affaires semblaient bonnes. Sur la vitrine, à chacun de mes passages, le « Dernier jour !!! » au feutre blanc me serre le cœur. Ces trois points d’exclamation sont autant de clous dans les caisses de livres à renvoyer à l’éditeur, et de bâillons sur mes confidences au-dessus des livres de poche.

Pourquoi les artisans qui refont notre façade ont-ils coupé sans ménagement un laurier-tin qui les gênait ? Ils auraient pu nous prévenir, nous l’aurions raccourci proprement. Ils l’ont massacré. Pourquoi ont-ils ensuite jeté son tronc sur mes acanthes qui ne leur demandaient rien et cassé des hampes de fleurs toutes neuves ? J’ai écrasé des larmes de rage et de tristesse. Ce sont des choses qui arrivent quand on vit en osmose avec le végétal. Mon acanthe prendra toute une année pour refleurir.

Acanthes non cassées

Pourquoi une autre librairie, lors d’une conférence à la médiathèque hier soir, n’a-t-elle apporté, en tout et pour tout, que trois exemplaires du livre qui faisait l’objet de la rencontre-signature avec l’autrice ?

Pourquoi. Pourquoi. Pourquoi.

Avec trois points d’interrogation, comme autant de barreaux d’échelle pour me hisser sur cette montagne de pourquoi et me glisser par une trappe sur le toit de la salle immense éclairée de néons. J’ai refermé le volet sur le brouhaha de monologues et pris une grande inspiration dans le silence retrouvé pour embrasser un traumatisme que j’ai dépassé suffisamment pour en parler (à peu près) sereinement. J’en suis très heureuse, fière et soulagée. Voilà huit ans, à peine arrivée un matin de mai dans une tour en verre, j’ai quitté précipitamment mon travail salarié.

Chute vertigineuse. Inéluctable. Pressentie et pourtant redoutée.

Choc.

Vous comprendrez pourquoi les déclarations d’intention dégoulinantes sur la santé au travail et l’équilibre vie professionnelle-vie personnelle dans LinkedIn (et ailleurs) me révulsent. Je vous en dirai plus dans un livre à paraître à l’automne.

Sur un bout de papier, j’ai dessiné un jour une illustration douce-amère : un grand immeuble de bureaux aux fenêtres toutes carrées avec, devant une porte carrée, une ligne de candidats à l’embauche, tous carrés, sauf deux de formes irrégulières. Nuage ou fleur, bonbon de gélatine ou flaque de peinture renversée, peu importe. L’un dit à l’autre : « Mais si, en arrêtant de respirer, ça passe. »

Non. Quand on dépasse, ça ne passe pas.

Béatrice aux coloriages parfaits est-elle parvenue à ne pas dépasser dans son travail ? Ou, plus maligne que moi, a-t-elle choisi d’emblée un emploi où elle pourrait s’exprimer sans faire d’apnée ? Peut-être est-elle sur LinkedIn ?

Après cet accident, seules de rares collègues sont restées dans mon entourage amical et ce sujet demeurait tabou. Hier, j’ai retrouvé à Aix-les-Bains pour une journée de détente et de palabres, une ancienne chef de département pour qui j’ai toujours eu beaucoup d’amitié et de respect. Nous avons pu nous raconter nos dernières années, j’ai évoqué ce burn out et la Grande Remise en Question sans l’infuser d’émotions excessives. J’ai pu lui dire combien elle avait été mon phare humain dans la brume de couloirs où régnaient les manœuvres politiques pour lesquelles je n’étais pas armée.

Le soleil brillait sur le lac du Bourget et douze canetons sont passés entre les roseaux avec leur maman (elle a compté). J’ai nagé dans le lac presque tiède, au fond tapissé de minuscules coquillages blancs et de galets qui massent et agressent les pieds tout à la fois, la zone profonde s’éloignait toujours plus.

Au retour de mon escapade, en sortant de la bouche de métro à Lyon, ma peau sèche tiraillait, et j’avais, dans mon sac à dos, un nouveau livre sur le thème pertinent de la sensibilité extrême avec une dédicace touchante au stylo bleu, et au visage, un grand sourire. Quel soulagement de croiser une âme sœur, même quand on l’a connue dans un monde de brutes !

Et là, si vous avez mon âge, vous avez en tête la publicité Lindt.

Il est midi, les sirènes des pompiers viennent de marquer le premier mercredi du mois. Un petit carreau de chocolat ?

4 thoughts on “Dépassée

    1. Merci Juliette, c’est sympa comme tout !
      Je vous en dirai plus, lorsque la date de publication sera fixée (octobre, Drück mir mal bitte die Daumen ;o)).
      Bisous,
      Estelle

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