En Italie ~ Venise debout

Suite de notre périple familial en Italie du Nord

Pigeon vole.

Touriste marche.

Debout dans la rue, à hisser une valise sur les marches d’un pont. Monter, descendre. Venise est tout en escaliers.

Debout dans la gondole au traghetto di Santa Sofia. On a encore raté le marché aux poissons, on s’est trompé de jour. Quand on embarque, le gondolier nous prévient : je ne vais que l’autre côté. Tant mieux, nous aussi.

Debout campo San Barnaba à lécher le cône d’une glace à la pistache qui fond trop vite.

Debout dans un cloître à suivre les pas lents et ordonnés des moines du temps jadis. Ombre, lumière, ombre, lumière. Ombre. Pénombre. Laisser la paix infuser.

Debout au musée dans un palais renaissance, pour mieux jouer à la marelle sur les sols aux marbres polychromes. Debout la tête en l’air pour admirer le plafond. D’autres ont emprunté un miroir encadré de bois sombre pour le contempler, la tête penchée. Il est lourd ce miroir, il m’encombre. Je me tords le cou.

Debout esquichée dans le vaporetto à tenter de glisser grâce aux mouvements de foule à chaque arrêt, vers la rambarde, dans l’espoir de ressentir un souffle d’air.

Debout dans la foule de la place Saint-Marc parce qu’il faut bien y passer une fois, une seule. Serrer son sac à main contre son ventre. Voilà, vous avez vu, on ne reviendra pas. Pas cette fois.

Marcher vers l’avant, vers l’ombre, le détour d’un mur. Se laisser aspirer par la beauté le long de canaux secrets, dans les tréfonds d’une ruelle étroite qui exige presque qu’on avance de profil, comme les Égyptiens des hiéroglyphes. Viens par là, regarde cette plante à la fenêtre, physalis magnifique qui emplit l’ouverture. Comme ce doit être mystérieux à l’intérieur, derrière cette jungle de poupée.

Noter le portable du gondolier

Bifurquer pour s’égarer et semer le touriste, l’Autre, celui que nous refusons d’être, celui qui encombre les rues tout occupé à se prendre en photo devant un décor qu’il ne voit qu’en fond d’écran, derrière son visage au sourire forcé. Celui qui s’agglutine à ses congénères sur les ponts qui donnent sur le Pont des soupirs, haut lieu du circuit obligé vénitien, alors que d’autres ponts, anonymes, ont tellement plus de charme. Passons notre chemin. Allons là où les gondoles à 160 euros de l’heure ne glissent pas. Où l’on n’entend pas le cri du canotier à marinière au coin d’un croisement pour prévenir le canal adjacent qu’il arrive, suivi d’une ribambelle de gondoles, train de parc d’attractions.

Théâtre La Fenice

Le Grand Canal grouille d’embarcations vaporetto, gondoles, bateaux à moteur de palissandre, aux allures de taxi pour James Bond. Des voix dans toutes les langues s’emmêlent à nos oreilles. Trop de Français, d’Allemands. Je tolère les Américains et les Anglais. Beaucoup d’Italiens, heureusement. Les poubelles débordent. Des bouteilles vides s’accumulent sur des murets. Les papiers gras s’empilent dans les rigoles. Pourtant globalement, la ville est propre malgré son envahissement. Les pigeons n’ont pas droit de cité, des pics se dressent sur les bords des toits. Le touriste lui marche. Interdit de s’asseoir. Ni pique-nique, ni repos sur des marches ou le bord d’un canal. Des affiches et des menaces d’amendes le lui rappellent. Prière de circuler. Les Vénitiens voudraient bien pouvoir vivre. Per favore.

Venise.

Peu d’émotions pour ce troisième séjour. Trop chaud, trop humide, trop de monde. En plus, c’est la fête annuelle de la ville la Festa del Redentore (Fête du Rédempteur). Les journaux titreront que 100 000 personnes ont assisté aux feux d’artifice (sans nous). Une main moite me plaque au sol et m’étouffe. On s’y attendait. C’est pire. Pourtant, notre logement est climatisé. La ville coule sous les pieds du surtourisme. Je suis la surtouriste.

La lumière trop crue efface les reliefs et confisque le charme. Odeur marine de coquillages bouillants. Cris de goélands. Une cigale égarée annonce un pin parasol bienvenu sur une place.

Nous sommes en pleine tempête de chaleur, en alerte météorologique. On ne m’y prendra plus. On voulait faire découvrir Venise aux filles. C’était l’occasion. Tant pis si c’est en plein été. C’est fait. Elles s’extasient heureusement. J’évoque avec nostalgie mon dernier séjour, avec une arrivée par train de nuit dans la brume de la lagune, au petit jour d’un premier janvier.

Ma plus jeune profite de la climatisation de l’appartement, pendant qu’avec sa sœur nous remontons le courant des transhumances à selfie. Cap sur l’ouest, sur l’église Saint-Nicolas des mendiants et sa petite place dominée par le lion de Venise sur une colonne, entre trois canaux, Venise miniature. Vide. On peut glisser une pièce dans l’interrupteur pour éclairer les plafonds et le chœur. Je m’extasie devant les murets d’une chapelle latérale couverts d’un drapé de marbre. Mais comment font les sculpteurs sur pierre ? Le modelage de la terre m’en apprend bien peu sur un matériau impitoyable. Cette église à l’extérieur modeste abritait un temps des femmes en détresse. Je m’en sens proche.

Comment s’habiller ? Shorts et bretelles interdits pour visiter j’église San Pantaléon (désolée, pas pu m’empêcher). Pourtant il fait si chaud.

Fondation Peggy Guggenhein
Vue sur le Grand Canal depuis la fondation

Fin d’après-midi à la fondation Peggy Guggenheim. Ma grande fille, sous le charme, avide de découvertes, nous suit. Ma benjamine fait l’impasse mais ressortira le soleil couché, pour une glace. Le musée de Peggy est un petit bijou avec vue sur le Grand Canal. Depuis notre dernier passage (avant la naissance des filles), une nouvelle aile a été ajoutée. Qu’aurait pensé Peggy des œuvres sélectionnées ? Une toile blanche lacérée, troisième exemplaire que nous voyons en deux jours. A Vérone elle était rouge. C’est sûr qu’avec un couteau et un stock de toiles on peut assurer une bonne cadence. Le mouvement d’humeur est rentable. Avec la création numérique, la toile lacérée du peintre ou la feuille blanche froissée de l’écrivain a moins de panache. Je n’ai pas daigné lire le nom du fabricant.

Hans Arp chez Peggy

Au pied d’un tableau tout en hauteur, simples rayures bayadère (comme une nappe de linge basque), la légende précise « qu’il n’y a rien à comprendre de plus que ce que l’on voit ». Vraiment ? Mon mari et moi le lisons en même temps et éclatons de rire. C’est de l’art moderne ou de l’art contemporain tu crois ? Le snobisme artistique a de beaux jours devant lui. À chaque occurrence, je repense au conte d’Andersen Les habits neufs de l’empereur. Parfois l’empereur est nu et l’artiste, le critique, et le marchand d’art sont des escrocs. Point.

Je passe mon chemin, pour retourner aux œuvres d’art (des vraies) de l’aile d’origine, en tâchant de rester à distance de trois idiots dont hélas je comprends la langue (des Suisses ou des Belges sans doute) qui déblatèrent des inepties à haute voix. Retournez à vos selfies messieurs. Tout ce qui semble facile à faire ne l’est pas.

Le sein…

À la Gallerie dell’accademia, au Palazzo Ca’ Rezzonico, musées fabuleux sur les rives du Grand Canal, je bois les tableaux, sculptures, décorations intérieures de la Renaissance italienne. Je tâche de reconnaitre les saints à leurs attributs, Sainte-Catherine à la roue, Saint-Pierre à sa clef, et guette les détails, l’œillet dans le bouquet de roses, l’oiseau sur la treille, les incohérences rigolotes comme ce Jésus bébé qui tête un sein trop haut, minuscule, qui sort d’une épaule habillée. Les compositions inhabituelles comme la Vierge enfant, ou la Vierge bébé.

Les miens sont fascinés, mais plus pressés.

Parfois me reviennent les paroles d’Aznavour « Que c’est triste Venise le soir sur la lagune, quand on cherche une main que l’on ne vous tend pas », j’attrape alors la main de mon mari.

Je raconte à mes filles combien je m’étais ennuyée lorsque ma professeur de français de première voulant nous délivrer de « notre ignorance crasse », nous avait emmenés voir Mort à Venise de Visconti d’après le roman de Thomas Mann.

Les questions m’assaillent, comme à chaque visite d’un lieu difficilement accessible. Comment est arrivé ce qui est dans mon assiette ? Où partent les eaux usées ? Où passent les tuyaux d’eau propre ? Comment et où jeter ses déchets ? Oui, hein ? Fais voir le dépliant… Détritus à poser dans la barge sur le canal San Barnaba, avant 8 h 30. Ce qui se traduit par un « pas ce matin chéri, on a poubelle. »

La responsabilité de l’évacuation de ses déchets encourage à les réduire au maximum.

Heureusement le lever tôt permet de se mêler aux Vénitiens, les vrais, ceux qui habillés de frais et de chic (comment font-ils par cette touffeur ?), marchent vers leur arrêt de vaporetto et leur journée de travail, ceux qui gobent, debout, dans une pâtisserie un caffè ristretto et une viennoiserie. Comme eux, nous prenons notre petit-déjeuner à la pasticceria Majer de San Margherita, accoudés à leur comptoir extérieur. Debout.

Mazzorbo

Privilège de touristes, nous sommes habillés confortablement et chaussés de baskets, et prenons le temps d’un deuxième café, d’un deuxième croissant (aux amandes, délicieux, après celui à la pistache). Avant de commander les focaccias pour le pique-nique que nous mangerons sous un pin, sur un banc, sur l’île bucolique de Mazzorbo. Assis.

Burano

À cet arrêt, nous étions les seuls à descendre du vaporetto bondé, où je manquais de suffoquer tout en ventilant ma fille avec mon chapeau. Bloqués par la foule, nous ne pouvions atteindre la sortie. Le bateau a failli repartir sans nous poser. Le monstre à cent têtes, monté à Murano (que nous avons évitée) est descendu à Burano se prendre en photo devant les maisons de toutes les couleurs. Pauvres habitants, contraints de subir, comme Disneyland, les assauts quotidiens de leur gagne-pain. (Nous aussi nous prendrons des photos de Burano, et passerons de longues minutes chez un artisan verrier pour choisir des boucles d’oreilles).

Trempage de tête sous une fontaine. Oh zut on a oublié de se connecter pour tenter d’acheter les billets du concert de Taylor Swift. Cette dame que je ne connaissais pas il y a un mois, s’est invitée pour nos vacances. Tout ça parce qu’une collègue de mon mari a cru bon de rappeler aux parents d’adolescentes qu’elle passait en concert à Lyon l’an prochain. Mes filles se sont découvert une soudaine passion. La rareté reste un outil marketing redoutable.

Fin du séjour. Allez, on fait les valises les demoiselles.

On emballe le classeur grand format à fleurs déniché à Vicenza, le ukulélé transporté pour le plaisir, le pot de menthe parce que nous n’avons pas eu le temps de le cuisiner. Deux grands cabas de courses alimentaires se sont ajoutés aux bagages. Comment est-ce qu’on se débrouille à chaque fois ? C’est ignoble de transporter de la nourriture. Surtout en train. Cette fois, j’ai tiré le trait sur les trois bananes brunissant.

Dans la gare, en attendant le train pour Milan pour rejoindre Gênes, nous mangerons nos focaccias du jour et les tartes au riz (risini). Eux assis, moi debout.

À bientôt Venise aux si belles couleurs décaties, aux détails charmants à chaque coin de ruelle. Nous reviendrons c’est promis.

À la lumière de l’hiver.

Souvenirs d’autres lieux-sourires

En Italie ~ Vérone sans Juliette

Échappée en train vers Vérone, Vicenza et Venise puis Gênes. Première étape : Vérone.

Va-t’en, méchant été !

Tu m’étouffes et m’insupportes. La chaleur irradie de mon corps, ma robe colle à mon dos et mes cuisses à la chaise. Une goutte de sueur coule entre mes seins. Assise à l’ombre, je plisse les yeux pour écrire. La toile du store, voile immobile, fouette dans le vent.

Déjà je ne t’aimais pas trop du temps où ta chaleur restait convenable, et où les moustiques n’étaient pas encore rayés.

Depuis plusieurs années, je guette moins ton frémissement début juin, tes longues soirées et prairies fleuries. Je me réjouissais jadis des premiers coups de soleil sur les épaules et les joues, attrapés lors des baignades dans des rivières encore profondes et fraîches. Je croquais dans la chair immaculée d’une pêche épluchée avec les doigts qui éclatait sur le menton, vite essuyé du dos de la main.

J’aimais l’éternité des jours croissants vers le solstice. Mais pas ses lendemains, début juillet. Les jours s’effondrent alors les uns sur les autres, dominos d’impératifs avant le grand vide estival. Cette pause, long tunnel de dimanches, m’angoisse. Temps suspendu, où la vie glisse entre les doigts. Les repères s’effacent, dilués dans les séjours à la mer des uns, les messages d’absence des autres, la pancarte au feutre noir annonçant les congés sur la porte de la librairie ou du restaurant et la disparition saisonnière du boucher du marché. La radio enchaine les rediffusions. Avant le vingt août, passer son chemin.

Câprier dans un mur

L’anxiété du compte à rebours avant la rupture estivale étreint ma poitrine pendant des jours. Clore des habitudes instaurées en septembre (déjà ? On commençait tout juste à connaître l’emploi du temps des enfants). Savourer un pique-nique avec des copains dans le demi-vertige muet d’une période qui s’achève. Se séparer pour deux mois. Deux mois dans le flou ? Comment vais-je tenir ?

C’est pourtant délicieux la pause, évasion immobile. Des rues vides, ce calme inhabituel, espéré. Mais la violence de la météo le confisque. Un soleil trop haut, trop dru, trop blanc grille les prairies fauchées. L’herbe coupée pique les chevilles.

Apnée.

La prochaine inspiration attendra les orages violets du quinze août (enfin, ceux du siècle dernier). L’air rafraichi au bord de rivières basses, chaudes, mousseuses, éveille un chaos de galets et un élan nouveau. Les premiers jours du mois de septembre rassurent. Ah, tout va rentrer dans l’ordre. La panne générale du dimanche ne se présentera qu’une fois par semaine. Les jours reprendront leur place, les amis aussi, le boucher au marché et moi la mienne.

Sur la page blanche aux carreaux Séyès de la rentrée, tout redevient possible. Retour des repères, mais neufs. Réinventés dans une odeur de crayons de couleur (j’écris odeur mais c’est le goût de leur mine friable qui se présente, pourtant voilà bien longtemps que je ne l’ai grignotée). Sur ma liste des fournitures scolaires, je cherche avec gourmandise la ligne « nouveaux départs ».

Mais avant, il me faut traverser ce désert brûlant. La coupure acérée de la pause estivale. Je fuis tous les soleils et trépigne d’impatience pour retrouver la pluie et le froid. L’automne me rend à moi-même.

J’allais vous parler de mes vacances, un périple captivant dans le nord de l’Italie. Or je vous confie mon appréhension de l’été. Il m’est difficile d’écrire sur ce voyage. Plusieurs fois je me suis assise pour prendre des notes, consigner les textes composés en vaquant à mon quotidien. Séances à chaque fois frustrantes. Mes doigts ne vont pas assez vite pour canaliser les d’émotions qui se bousculent dans mon coeur. Je vais faire de mon mieux.

Vérone

Andiamo. Repartons ensemble.

Dans le train entre Chambéry et Milan, ma benjamine assise derrière moi s’amuse à me (dé) coiffer. L’immobilité l’ennuie vite. Sous ses massages capillaires, je me rends compte qu’en terre étrangère, je compare mes découvertes avec l’Allemagne. Mon dentiste de Mainz, un homme fort sympathique avec beaucoup d’humour (si, si) m’avait confié que les Français étaient ceux qui avaient le plus de mal à s’adapter en Allemagne. Les Anglais, les Italiens du nord, ici c’est comme chez eux, avait-il ajouté. Vraiment ?

Ça faisait longtemps qu’on en rêvait de partir à l’aventure dans un pays dont on ne comprend pas la langue (non, l’italien de pizzeria ne compte pas). Alors nous avons organisé un périple dans le nord de l’Italie. En train, parce que dans les villes de nos étapes une voiture est plus un impôt qu’un atout. Nous avons renoncé à séjourner dans les Dolomites. Les photos de locaux en habit traditionnel évoquent la famille Von Trapp de La mélodie du bonheur, la ressemblance du Tyrol du Sud avec l’Autriche (et pour cause) a eu raison de la séduction des paysages et de leur promesse de fraicheur. Nous n’avons pas envie de reparler allemand.

Correspondance à Milan. Je fonce vers l’accueil. Dans un anglais internationalisé, je demande à la jeune femme où acheter des glaces. Hâte de savourer notre premier gelato. Tant pis s’il faut quitter l’ombre du hall de gare, traverser plusieurs voies de chaussée et prendre un escalator sous un soleil cruel. Là, c’est là. Nous poussons, tirons, trainons nos valises et sacs à dos et entrons dans une boutique élégante de glaces et de chocolats. Le jeune homme en tablier nous regarde. C’est à nous.

– Hallo !

– Buongiorno.

Oups j’ai dérapé. Mes filles haussent les yeux. Mon mari aura le même réflexe le lendemain chez un épicier. (Nous aurons d’autres occasions de les désespérer, avec nos chapeaux Décath assortis).

Lorsqu’en traversant un pont à Vérone, je soufflerai à ma grande fille : « Regarde ces gens, ils sont drôlement élégants. Ils doivent aller à un mariage… ». Elle me répondra : « Non, ça veut dire que tu as vécu trop longtemps en Allemagne. »

À peine la glace avalée dans la lisière d’ombre d’un bâtiment, nous filons à la librairie et repartons avec quelques livres (en anglais). Tant pis pour le poids supplémentaire de nos bagages.

Notre souhait (mon besoin) était de nous nourrir de culture et nous rassasier de beauté. Nous avons sillonné en train la plaine du Pô, entre rizières et champs de maïs, pour arpenter à pied, les vieilles rues de Vérone, Vicenza, Venise et Gênes.

Qu’en ai-je retenu ? Les peintures de la Renaissance italienne dont je ne suis jamais sevrée et trois rencontres.

Lors de mes précédents séjours en Italie, à l’hôtel ou en camping sommaire, j’avais regretté de ne pouvoir goûter aux fruits et légumes des marchés. Ces vacances-là, nous pourrons cuisiner. Hormis la nuit à Vicenza, improvisation hôtelière pour éviter un aller-retour dans la canicule et profiter d’une nuit climatisée, nous avons loué des Airbnb. À Venise, l’appartement, pratique, bien placé, mais sans âme, était dédié aux touristes. À Gênes, nous avons logé chez une femme dont nous ne connaissons que la photo aguicheuse dans la chambre. Un voisin nous a accueillis. L’appartement au rez-de-chaussée, dans un quartier balnéaire résidentiel, était décoré de meubles anciens en bois foncé et brillant. Douillet et classe. Le marché italien de l’aménagement résiste à Ikea.

Notre cage d’escalier

À Vérone, notre première halte, c’est une tout autre ambiance. Antonella nous présente son duplex dans une maison ancienne du quartier de Veronetta, entre colline et fleuve Adige, dans l’ombre des volets fermés. Meubles sombres de bois anciens, murs couverts de livres dans plusieurs langues, peintures, photos de famille. Oh elle a trois enfants, comme nous, oh, elle adore les bouquins, comme nous, oh, ils sont abonnés à The Economist ! Comme nous. J’apprends qu’elle est passionnée par les langues. Comme moi.

Elle nous explique la baignoire capricieuse et la voisine sympathique presque centenaire qui aimerait avoir l’occasion d’échanger en français, le nouveau musée du Palazzo Maffei et les chefs-d’œuvre de marqueterie de l’église Santa Maria in Organo (XVIe siècle) dans un anglais et un français parfaits. Vérone est un haut lieu de l’archéologie. Garder un œil pour les fossiles dans les sols et les trottoirs dallés de marbre rouge des Dolomites. Des trouvailles volées par Napoléon à Vérone ont lancé l’archéologie française, avant de partir pour les États-Unis avec l’archéologue parisien qui fuyait devant les nazis. Les trésors de Vérone ont lancé la discipline en France et aux États-Unis.

Quand Antonella disparait dans les escaliers de pierre en nous souhaitant un bon séjour, une tristesse m’enveloppe. Quoi déjà ? Mais on commençait juste à faire connaissance. Nous nous installons dans sa maison avec l’impression d’être chez des amis de toujours. Les dessins des enfants décorent le réfrigérateur et leurs chambres où s’entassent leurs livres de classe.

Allongée dans le noir, dans la chambre conjugale d’inconnus, je joue avec la poussière du premier rayon de soleil déjà trop chaud. Le ventilateur ronronne et clique. Les cigales vrombissent depuis l’aube. Le bleu des murs disparait dans la pénombre. Les volets de bois à persiennes sont fermés, les rideaux de voile blanc tirés. Le petit jardin charmant à nos pieds reste inaccessible en raison de la touffeur. Au mur gauche, une photo agrandie encadrée de doré attire mon regard. Une maman tient son grand bébé dans les bras. L’enfant fixe l’objectif. Le regard maternel couve l’enfant. Tendresse et éternité de l’amour maternel, le même que celui de tous les murs des églises de Vérone, et d’ailleurs. De tous les foyers. Une cloche sonne, je chantonne les notes de sa mélodie.

La chaleur étouffante nous plaque au sol à peine sortis. Déjeuner délicieux de caffé et de croissant à la crème de pistache à la terrasse d’une pasticceria. L’après-midi nous renvoie à l’ombre et à l’air chaud brassé de l’appartement. Préparer le repas c’est la récompense d’ouvrir plusieurs froids, pardon fois, le frigo. Ça vous dirait les filles de regarder un film ? Letters to Juliet qui se passe à Vérone a disparu des plateformes de streaming. Indiana Jones (le premier) ?

Bien sûr, nous sommes passés à la maison de Juliette, attraction touristique où tout est faux. Le personnage de Juliette est inventé. Le palais dans une cour en retrait d’une ruelle, authentique demeure seigneuriale du XIIe siècle, n’a pas eu de balcon (vrai tombeau ancien suspendu) avant les années 1930. La municipalité a soudain souhaité appâter les amoureux et leurs portefeuilles. Une statue de Juliette grandeur nature, en bronze, arbore des seins, astiqués par des mains innombrables et superstitieuses sur un mur de la cour, au milieu de graffitis multicolores innombrables, une boite aux lettres attend les vœux. Voir, vite, tôt, avant que la horde touristique, monstre idiot à cent têtes n’englue le passage. Voilà, c’est fait.

Ce monstre heureusement délaisse musées et églises. Il se presse aux arènes pour voir Le Barbier de Séville de Rossini. Comme lui, nous partons à la fin du premier acte. Deux heures d’opéra sur des gradins de pierre, ça nous suffit. Nous ne sommes pas assez mélomanes pour ne pas nous ennuyer passé 23 heures. Nous sommes une des têtes du monstre. Notre échappée au lac de Garde restera limitée à un après-midi de baignade. Le Gardasee est une annexe teutonne. Tout est conçu pour leur détente dans le confort. Il y a même un parc d’attractions et un DM (magasin fétiche des Allemands, devenu le nôtre, nous n’avons pas résisté à ses crèmes aux tarifs avantageux à Vicenza).

Lac de Garde

Autre rencontre à Vérone, une âme sœur d’écriture, croisée ici même (que je salue). Intimidation, impatience, joie. Quelle drôle de sensation de rencontrer quelqu’un qui en sait plus sur moi que moi sur elle. Caffè americano décaféiné. Échanges avec une vieille dame à la table voisine qui sirote un verre de grappa me dit en français : « ça fait plaisir de voir deux amies qui se retrouvent. » Pourtant, madame, nous ne nous étions jamais vues avant ce matin. Elle ajoute en se penchant un peu, « ne vous inquiétez pas je n’ai pas écouté. »

Troisième rencontre, une céramiste brésilienne, italienne d’adoption. Les créations dans sa vitrine m’avaient tapé dans l’œil en allant visiter l’église San Zeno. Nous y sommes repassés le lendemain. Échanges sur la terre, les techniques, le festival d’Avignon qu’elle adore (elle en a trois affiches dans son atelier) alors qu’elle ne parle pas français (mais moi aussi j’adore ! Je voudrais tant prendre le temps d’y retourner). Elle m’explique la technique du kintsugi, l’art japonais de mettre en valeur, avec de la poudre d’or souvent, la réparation d’une céramique. Ou comment transformer une fêlure en œuvre d’art.

Écrevisses et cerises

Sur les murs des églises Santa Anastasia, San Fermo, San Zeno, je déchiffre les fresques et leurs messages. San Fermo et San Zeno sont des églises en duplex. En sous-sol, l’église du moyen âge. Au-dessus, celle de la Renaissance. J’ai un vrai coup de cœur pour San Fermo. Tags gravés plusieurs fois centenaires, distributeur d’eau bénite, petit Jésus dans les bras de son père, dernier repas avec écrevisses et cerises. Silence brisé par les cigales, un violoniste qui répète avec l’organiste. Partout au sol du marbre de Vérone, avec des fossiles d’amanites.

Au cœur du Palazzo Maffei, sur une place courue de Vérone, s’est ouvert depuis peu un musée éclectique. Dans l’atmosphère d’une riche demeure, sur trois niveaux, les collections mêlent des œuvres (peintures, sculptures, arts décoratifs) du XIVe à l’époque contemporaine. Les chefs d’œuvres côtoient des pièces surprenantes, comme ce triptyque de la Renaissance à côté d’une toile peinte en rouge et lacérée de trois coups de couteau. Arrivés une heure avant la fermeture, nous avons dû presser le pas, pour pouvoir admirer la vue depuis le toit. Je garde au bras droit la griffure d’une barrière anti-pigeons.

Un autre soir, avant un diner délicieux à la terrasse d’un restaurant installé dans une église déconsacrée, nous avons gravi, suant, buvant, les marches jusqu’au Castel San Pietro et son point de vue superbe sur le ponte Pietra, pont romain sur l’Adige. La brève tourmente de la nuit a gonflé les flots. Les mouettes n’ont plus pied.

Ma glace préférée : amande-abricot-romarin chez QB Gelato à Veronetta. Croquante, crémeuse et parfumée.

Lors de la visite du jardin Giusti, l’un des plus beaux jardins italiens de la fin de la Renaissance, le ciel est couvert. Ma benjamine est restée au fond de son lit. Nous arpentons les allées de cyprès et grimpons les marches de la tour du fond du parterre pour découvrir le panorama sur la vieille ville de Vérone, si pittoresque. Je prends des notes pour mes futures plantations. Et je réponds aux messages de mes frères reçus sur mon téléphone toujours silencieux sur l’avenir proche de notre jardin familial en Ardèche. Comment l’entretenir de loin en loin ? Faut-il le vendre ou le garder ? Une main en avant, une main en arrière. Entre les deux, respirer le jasmin et photographier les fleurs de câprier qui dégoulinent des murs.

Le matin du départ, à l’arrêt du bus qui nous conduira vers la gare, nous avons dix minutes d’avance. Oh, par chance, l’église Santa Maria in Organo est enfin ouverte ! Chiche, allons voir ! Ma grande et moi traversons en courant. Une association propose des visites. Une dame nous accoste. Dans un italo-anglais approximatif, nous transmettons notre urgence. Elle nous fait signe de la suivre. D’un pas rapide, dans la pénombre et l’odeur mélangée de cire et d’encens, elle rejoint par les couloirs secrets du fond, la sacristie et le chœur. Les panneaux, tous différents, sont superbes. Des incrustations de bois d’une grande finesse représentent des vues urbaines, des allégories, des natures mortes. Subjuguée, pressée et intimidée, je n’ose pas prendre de photo. Je voudrais rester des heures.

Vite, le bus, le train.

Vite, un texto. Antonella, nous avons adoré l’âme de votre chez-vous. Et si nous restions en contact ?

À suivre.

Pour le plaisir, des souvenirs de lieux-sourires.

En bonus, un cliché de ma benjamine :

(émoji, yeux aux ciel. Quand je pense que je l’ai grondée…)