Carte d’abonnée

Comment à la médiathèque j’ai découvert une chanson complice

Mercredi matin de fin janvier, médiathèque de ma bourgade dans le sud de Lyon. Ma veste pliée en vrac pèse sur mon bras gauche, mon sac à main en bandoulière sur mon épaule et le cabas en tissu où je glisserai des DVD me scie le creux du coude. Au pays des livres, mon corps crisse mais je respire mieux. Pourtant ce sont surtout des films que j’emprunte.

Je consulte les rayonnages de romans et de BD, en dilettante, curieuse. Ma prédation littéraire s’exerce en librairie. J’aime posséder le papier que le lis, respirer l’encre sans la contrainte d’une échéance, ni sentir sous mes doigts les empreintes des lecteurs abonnés. J’achète aussi des livres d’occasion, mais leur vie antérieure, même de livres de bibliothèque défroqués, donne alors une aura singulière à mes adoptés.

Ce matin-là, j’avais donc passé un index hésitant sur les couvertures des romans exposés au rez-de-chaussée, d’autant moins motivée que je n’avais pas encore enfilé mes lunettes. Par réflexe, je fais la fille intéressée en passant, mais je peux tout juste lire les titres. J’ai accepté récemment que, pour me faire plaisir, je doive tirer la langue à ma flemme, et les sortir ces fichues lunettes, même d’une seule main, même encombrée de sacs, d’écharpes et de manteaux. Sur la table de l’entrée, des ouvrages sur le thème du corps dont présentés. Peut-être est-ce en lien avec le nouvel engouement pour le dry january, l’injonction à la détox de janvier des magazines. Avec deux adolescentes à la maison, le corps est un sujet omniprésent. Je passe mon chemin, et emprunte l’escalier, direction le rayon films au premier étage.

Lors d’un passage précédent, la responsable du rayon m’avait encouragée à fouiller dans les tiroirs sous les présentoirs : ils regorgent de films qu’elle doit, hélas, vider pour accueillir les nouveaux. Les droits de diffusion interdisent de les donner. Quel dommage ! Dans ma médiathèque moderne et déjà d’autrefois, le fonds est sur DVD, rien n’est encore en ligne. Cela me convient très bien : nous avons toujours un lecteur auquel je tiens jalousement pour mes films-pharmacie de l’âme.

Les films anciens m’offrent pendant une poignée d’heures, l’illusion de vivre à une époque à l’élégance quotidienne, au temps long, où des dialoguistes talentueux enrichissent les échanges. Ces films-là ne se trouvent pas sur les plateformes, et difficilement sur internet. Mon stock personnel se cache dans une pochette : pour gagner de la place, j’ai dû me séparer à regret des boites. Je voudrais traverser l’Atlantique en noir et blanc, sur un paquebot de luxe, assise un carnet de notes posé sur les genoux, prétexte pour, les cheveux emmêlés par le vent et les joues humides d’embruns, écouter mes voisins de transat Cary Grant ou Audrey Hepburn.

A la médiathèque donc, je fouille dans les DVD et à chaque passage repars avec une brassée de promesses. Les cœurs de papier rouge apposés par les bibliothécaires me guident vers de parfaits inconnus. De la douzaine de titres glanés, seuls quelques heureux élus passeront par notre lecteur. Mais les choisir me fait plaisir. Tiens celui-là on le regardera en famille, celui-là je le verrai seule, cet autre avec l’une ou l’autre de mes filles (elles n’ont pas les mêmes goûts). La plupart du temps, personne chez moi ne regarde ce que je leur propose. J’ai repris plusieurs fois les mêmes sans jamais les voir encore car le temps file et au moment où j’ai besoin d’une pause, ce n’est pas d’un film dont j’ai envie ou pas de celui-là. Trois fois au moins le coffret de Autant en emporte le vent s’est invité chez nous, sans jamais arriver à sculpter dans notre emploi du temps les quatre heures nécessaires pour présenter Scarlett à mes adolescentes.

Ce mercredi de janvier, ma récolte du mois (avec lunettes) est fructueuse, des trésors à voir ou revoir : des Hitchcock, Le train sifflera trois fois, deux films français pour se marrer, Le Schpountz de Pagnol, dont je veux faire découvrir les dialogues savoureux aux miens, La source des femmes, Sabrina avec Audrey Hepburn, Maria rêve.

Cet été, j’ai emmené ma grande fille voir The shop around the corner avec James Stewart au cinéma Lumière Bellecour, salle minuscule que je fréquentais assidument quand il s’appelait le CNP, que j’étais étudiante et habitais au coin, dans la rue des Marronniers. Ce film a inspiré You’ve got mail (Vous avez un message) de Norah Ephron avec Tom Hanks et Meg Ryan. Ma grande fille l’a adoré. Elle est sensible aux histoires en noir et blanc, ouf, une alliée ! Ces jours-ci, comme elle est fatiguée, je lui ai prêté Cary Grant (en couleurs).

Merveilleuse médiathèque. Tu commences l’année en élargissant des horaires d’ouverture. Ce n’est pas encore suffisant pour que je puisse me réfugier dans tes murs pour échapper à la dévastation des miens au marteau-piqueur, mais tu m’offres de quoi faire des pauses de bruit sans gaspiller temps et énergie dans le bus et le métro. L’an dernier j’avais écrit à la mairie justement pour demander ton ouverture tous les jours, au moins comme espace de travail. Le préposé m’avait répondu : patience, l’ouverture d’un espace de coworking sera pour l’année prochaine. L’année prochaine nous y sommes. Peut-être leurs travaux ont-ils pris du retard, eux aussi.

Après avoir exploré les rayons de DVD du couloir, je poursuis ma recherche dans la pièce dédiée à la musique et aux films. Une mélodie entrainante, des paroles lumineuses chantées par une voix féminine grave m’attrapent le cœur en entrant. « Il fait toujours beau, au-dessus des nuages » la la la la la la la la. Séduite, je m’approche en souriant du bureau et m’adresse à la bibliothécaire, une dame de mon âge aux cheveux longs et petites lunettes rondes :

-C’est quoi, la musique que vous diffusez ?

Elle indique la pochette d’un CD sur le présentoir.

-C’est Zaho de Zagazan.

-C’est drôlement chouette. Za quoi ?

Je m’approche pour lire, en plissant des yeux (malgré les lunettes, oui).

-Elle a un nom rigolo, plein de Z.

-Vous pouvez l’emprunter. Tenez.

La bibliothécaire fait le geste d’interrompre la musique pour sortir le CD du lecteur.

-Non, non. Laissez-le c’est trop joli, je ne veux pas priver tout le monde de la musique.

-Mais c’est pour la faire découvrir aux gens. Moi je le connais par cœur.

J’aurais volontiers pris une photo-souvenir de ce nom inconnu pour le confier à Spotify. J’attrape le CD, consciente que je ne l’écouterai pas, mais comment encourager la survie des supports antiques s’ils ne sortent jamais des médiathèques ? À la maison le soir, j’ai remplacé le cosy jazz de notre repas par la voix envoûtante de Zaho. Ma plus jeune demoiselle s’est écriée : « on dirait Stromae ».

Le CD, avec son cœur rouge collé par la bibliothécaire, est resté sur l’étagère du salon avec les DVD, dans le coin réservé aux objets culturels à rendre – prière de ne pas les égarer. Il glissait parfois dans mon champ de vision, juste le temps de me dire : comme c’est curieux cette couverture avec une table de mixage.

C’était il y a trois semaines. Voilà quelques jours, les algorithmes d’Instagram m’ont proposé un réel de France TV avec le discours de Zaho de Zagazan aux Victoires de la musique. C’est un peu une surprise cette interférence. Pour protéger ma santé mentale et mon bien-être, mon cerveau n’accepte sur ce réseau social que de l’inspiration : créations et paysages de l’Ardèche ou de montagne. Les informations et la vie des gens sont des serpents interdits de traversée et mon regard se détourne des « suggestions » et autres publicités. Pourtant lorsque ce visage inconnu de jeune femme blonde au rouge à lèvres très vif est apparu sur mon écran, les sous-titres de sa bouche muette (le bruit est confisqué sur mon téléphone) m’ont interpellée : « Être sensible c’est être vivant et on n’est jamais trop vivant. »

J’ai allumé le son et écouté : « Je suis née très sensible comme vous pouvez le remarquer. Pendant longtemps j’ai pensé que ce n’était pas bien. Ça se traduisait pleurs, en cris, en colère, en plein de choses pas très agréables. (…) Je me suis rendu compte que ce que je pensais être mon plus gros défaut était finalement ma plus grande qualité. »

Oh une âme sœur ! Emoji cœur, émoji cœur, emoji cœur, émoji sourire qui pleure. C’est si rare de croiser une personnalité-tempête !

Bon, à sa place, aux larmes se seraient ajoutées les plaques rouges sur la poitrine et le cou et un incendie aurait dévoré mon visage. Aucun mot n’aurait été intelligible et je serais partie en courant me réfugier dans les toilettes des coulisses pour les quinze prochaines années. La seule idée de devoir prendre la parole en public, même devant un petit groupe, m’empêche de dormir pendant plusieurs jours, l’éventualité d’un micro sur mon menton m’envoie sous mon lit avec mal au ventre et celle d’une caméra dans une grotte avec la nausée. Les groupes me mettent mal à l’aise, j’aime aimer les gens un par un.

Éprouver des émotions XXL est un travail à temps complet. Éprouver, verbe si adéquat.

Quel bonheur que ces livres ou chansons à texte qui tendent le cœur vers une complicité de ressenti comme Anxiété et Ceux qui rêvent de Pomme, J’aime les gens qui doutent, Ma chérie (et bien d’autres) d’Anne Sylvestre, Ta place dans ce monde de Gauvain Sers et maintenant La symphonie des éclairs.

« Dès sa plus tendre enfance,

Elle ne savait pas,

Parler autrement qu’en criant tout bas.

Pas faute d’essayer,

De les retenir,

Ces cris et ces larmes… »

Cette chanson, l’histoire d’une petite fille très sensible qui aurait aimé l’être moins, raconte toute « la vie de tempête » de Zaho. Elle raconte aussi la mienne. Par la musique, Zaho fait la paix avec sa sensibilité encombrante. Par l’écriture, je pardonne (parfois) à mon système nerveux, les larmes et la colère, la joie et l’amour infinis qui eux aussi épuisent. Souvenez-vous, les larmes sont l’expression d’une émotion pas forcément de la tristesse.

J’ai hésité à rassembler mes notes pour composer cet article, encore plus à le publier. Après quatre ans d’articles dans ce blog et deux ans d’écriture d’un livre de six cents pages je commence à m’accepter. J’ai donc décidé d’attraper le micro entre mes mains tremblantes et d’oser. J’aime quand mon cœur est touché par les créations des artistes. Quitte à ressentir si fort autant partager.

Tenez, voici un présent pour le vôtre.

Je vous l’emballe ?

P.S. : Bonne balade dans ma bibliothèque virtuelle : la page sur mes dernières lectures est mise à jour avec des romans et des BD.

P.P.S. L’arbuste rose pour illustrer cet article est un daphné. La majeure partie de l’année il passe inaperçu. En hiver son parfum délicat détourne les attentions à plusieurs mètres. Le charme délicat de ses petites fleurs roses et de ses feuilles brillantes ferait oublier qu’il est toxique, cohabitation végétale d’extrêmes, ténèbres et lumière.

Sans modèle

Petite fille d’argile cherche mamie de papier

Jeudi après-midi, atelier de céramique sur la rive gauche du Rhône, à la table en bois sous la verrière. Il fait bon, bien meilleur que la semaine précédente. Nous sommes peu nombreux à travailler à nos sculptures et modelages en argile blanche chamottée, trois à notre table, deux à celle derrière moi, plusieurs élèves sont absents. Le seul homme du groupe, grand aux cheveux blancs et au léger accent alsacien, monte un cache-pot de taille et de forme ambitieuses. Il pose un étai de tubes de PVC contre la plaque verticale pour la fixer au socle, et la maintenir en place pendant le séchage. Il commente :

-Après, il va falloir faire appel à mon imagination pour décorer cette pièce. C’est ça, quand on travaille sans modèle.

Personne ne répond, chacun est concentré sur ses mains, dans une activité appréciée aussi pour sa capacité à court-circuiter la pensée. De temps en temps, l’un d’entre nous troue le silence, évoque une impression à haute voix, pose une question à l’artiste-enseignante ou à son voisin. Je peux t’emprunter le petit ébauchoir ? Tu crois que si je creuse là ça va casser ?

Sans modèle. La fin de sa phrase reste accrochée à ma pensée.

Oui, je me dis, moi aussi je travaille librement pour achever cette petite fille grimpée dans un arbre, tout droit sortie de mon enfance, hissée sur un murier, décédé depuis. « Ça me rappelle des souvenirs » m’a dit ma voisine plus âgée que moi. La plupart du temps, je façonne l’argile sans modèle. Quand la professeur me conseille, elle conclut les différentes options de finition en ajoutant : « ça dépend du rendu que tu souhaites ».

Je ne sais pas. Je n’ai pas d’idée préconçue du résultat. J’avance à tâtons en fonction de la réaction de la terre sous mes doigts. Souvent, j’arrive au cours sans projet ni intention précise, et j’observe ce qui germe dans l’interstice, entre le moment où j’accroche ma veste au porte-manteau du fond avec mon sac, et celui où, pendant que je noue les lanières du tablier autour de ma taille, je rassemble ébauchoirs, mirettes, planche de bois, pain de terre. Ce moment de préparation, comme le centrage de la boule d’argile sur le tour, m’offre une transition entre ma journée jusque-là et cette parenthèse manuelle bienvenue où la pensée automatique se laissera pousser du coude par l’élan créateur. Deux heures et demie hors du temps pour se laisser charmer par l’élasticité fraiche de l’argile, le calme hypnotique de l’atelier, sa luminosité douce.

L’original

Je n’étais pas toujours à l’aise dans l’atelier de Mainz, très bavard.

Parfois, rarement, j’apporte un modèle, comme en fin d’année dernière quand je me suis enfin autorisée à reproduire un carrelage de la crédence de mes arrière-grands-parents à Saint-Zacharie dans le Var. Je veux souvent créer en trois dimensions, ex nihilo, justement pour voir où mon cœur me porte. Fabriquer un carreau demande de la précision et de la régularité, l’acceptation des angles droits et des lignes parallèles, figures géométriques avec lesquelles je suis fâchée. D’ailleurs, j’ai réalisé récemment que le vocabulaire seul aurait dû m’alerter sur le fait qu’être cadre en entreprise ne pouvait guère me convenir. C’est une affaire de géométrie. Je suis fâchée avec la symétrie, surtout quand on veut me l’imposer.

L’interprétation

Ce qui est simple pour d’autres me semble insurmontable : il m’est plus difficile de façonner un carreau unique qu’un nu de femme. Donc ce projet de carreau je l’ai enfin embrassé. J’ai reproduit chez moi le dessin à main levée sur un papier. A l’atelier, j’ai étalé une boule d’argile avec un rouleau à pâtisserie en bois, entre deux réglettes de 8 mm pour obtenir une épaisseur régulière. J’ai tracé à la lame de couteau les limites de mon carreau autour de la forme d’un carrelage industriel. Après l’avoir passé au sèche-cheveux pour obtenir la texture adéquate, j’ai reproduit le motif de trèfle avec une pointe puis je l’ai peint à l’engobe (terre humide colorée) avec des pinceaux de différentes tailles. Une première cuisson après séchage complet a restitué des couleurs fausses (mais différentes de celles des engobes crus). Une deuxième cuisson à mille degrés après l’émaillage transparent a donné les couleurs attendues ou presque. L’inconvénient de travailler d’après modèle, c’est la mesure évidente et involontaire de l’écart entre le résultat et l’intention. Ce qui serait magnifique dans un élan spontané peut décevoir par comparaison.

Malgré la différence avec l’original, je suis heureuse de l’avoir réalisé ce carreau familial, chargé de souvenirs, projet qui flottait dans les tréfonds de ma conscience depuis plusieurs années. J’en ai même créé un autre de toutes pièces, un camarade pour l’accompagner sur la table à manger où je compte lui confier la mission d’accueillir les plats brûlants. Sur celui-là, plus petit, j’ai reproduit en couleurs, l’empreinte du fabricant du premier (son logo) : une marguerite de profil. Je ne suis pas satisfaite du résultat, car il est parti à la cuisson avant que j’aie pu procéder aux finitions. Je pense renoncer à l’émailler pour en faire un autre exemplaire plus abouti. Cet exercice à plat, avec règles et équerres m’a rappelé que me lancer dans la production d’une crédence pour l’évier de mon garage me demandera beaucoup de temps et de précision.

J’écris sans modèle, bien sûr, mais sur la page blanche virtuelle, j’applique les règles du je. Sous ma plume, les émotions coulent du coeur à partir d’une matière première vécue. L’assemblage des idées se construit en amont, quand je modèle la terre, coupe une carotte ou prends une douche. Pas de vide, juste du trop-plein de création à partager. Je découvre en ce moment, parce que je me mêle d’écrire un roman sans éléments autobiographiques (comme si on pouvait créer en étant quelqu’un d’autre, sans glaner des sensations et expériences même minuscules de ses propres journées), le vertige des possibilités que m’épargne un pain d’argile. Pourtant le processus est le même dans les tâtonnements d’une création. La réaction de la terre à la pression, les premières phrases produites tirent l’auteur dans une direction. Un peu comme dans la vie : mon aujourd’hui dépend de mes hiers.

Cette semaine, mon père a posté dans le groupe familial WhatsApp un texte écrit par un coéquipier qui relate leur mésaventure en voilier au large de la Sicile qui aurait pu se révéler tragique (perte de l’arbre de direction, trou dans la coque). Le titre en était : Ça nous est arrivé en juin 2020 (oui certains étaient confinés sur un bateau, c’est le privilège de l’âge qui malheureusement s’accompagne de douleurs diverses). Une de mes nièces, pré-adolescente, a commenté d’un laconique « C’est du passé ». Je me suis retenue de répondre – la pédagogie sur un réseau social n’ayant pas encore été démontrée. Mais j’avais très envie de remarquer : « Et alors ? Sans le passé tu ne serais pas là. Tout les histoires se sont déroulées dans le passé, c’est la fondation du présent et le socle du futur. » Quelle est la vertu de l’immédiateté au-delà de sa disponibilité ?

Je rêve d’un modèle dans ma vie. Pas au sens de gestes à décalquer, mais au sens du déjà vécu, déjà senti et digéré par une autre âme, une expérience rassurante. Tu vois, ça aussi ça m’est arrivé, tu verras ça se passera, avec des hauts et des bas, mais tu en sortiras vivante. C’est sans doute aussi pour cela que j’aime tellement lire, les mots d’une autre éclaircissent le monde et ma compréhension de moi-même.

Je n’ai plus de maman depuis bien longtemps, plus de belle-mère non plus. Chaque mois, quand je trouve une tache de sang sur le drap, déçue de ne pas en être affranchie enfin et vaguement rassurée de ne pas attaquer une nouvelle période dont je ne connais pas grand-chose, je me dis, que j’aimerais pouvoir échanger avec des femmes plus âgées. À l’atelier de poterie, un jour où j’avais soudain trop chaud, une élève presque grand-mère m’avait dit en riant : « Tu verras, ça passe au bout d’un moment. »

La semaine dernière, après avoir dégusté un délicieux poulet basquaise, une amie (connue dans un autre atelier de poterie) et moi faisions la queue à la caisse du petit restaurant bondé. Deux mamies ont commencé à nous doubler pour retrouver leurs copines déjà en train de payer, lorsque l’une a dit à l’autre en nous regardant :

-Mais les deux jeunes femmes, elles attendent aussi.

Éclats de rire de mon amie et moi.

-Merci mesdames.

Ma mère fréquentait beaucoup les personnes âgées. Adolescente, toute à l’idolâtrie de l’action et de la jeunesse comme ma nièce aujourd’hui, je le lui avais reproché :

-Mais pourquoi ?

-Parce qu’elles ont fini de tricher.

L’hypocrisie des autres, comme la mienne lorsque je dois falsifier et dissimuler pour m’intégrer, me rebute. Mes créations s’inspirent souvent du monde de l’enfance et des personnes basculées de l’autre côté des années de vie adulte, qui contraignent et égratignent pour survivre dans le cadre social imposé. Cet âge, appelé troisième ou quatrième par ceux qui aiment compter, je pensais autrefois qu’il résoudrait toutes mes peurs d’enfants.

Je l’espère toujours.

L’histoire pour enfants que je suis en train d’illustrer conte une rencontre entre une petite fille et sa vieille voisine. Comme l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, je leur donne des traits et des couleurs moi-même. Le roman que je viens de commencer aborde le thème de l’affranchissement de la sur-adaptation. (Oui vous voyez, je reste à la lisière de l’expérience vécue.)

Pas de modèle pour le modelage ni pour le dessin, difficulté à suivre une recette à la lettre, à produire du plat et du régulier. Oui j’ai eu du mal avec la culture allemande à angles droits, vous êtes bien placés pour le savoir. Pourtant, comme dans la vie je cherche un succédané de grand-mère pour qui je serais encore petite, je rêve un jour de créer, avec de l’argile ou un crayon, à partir d’un modèle vivant.

Une amie (que je salue) m’a confié au téléphone : « Tu sais je me retrouve dans ce que tu écris… Je ne laisse pas de commentaires… je n’ose pas. »

Osez. C’est anonyme et vos petits coucous me font très plaisir.

Merci à vous d’être là. Je vous embrasse.

Permis d’hiberner

Décembre a enfin décampé. Le cru 2023 a été corsé.

Soupir de soulagement. L’année s’est refermée. Dans le sillage de décembre, janvier s’est faufilé. Janvier, bonimenteur, toi qui promets d’une main le repli hivernal en allumant de l’autre les pétards du réveillon, bienvenue à toi. En ce mardi 9, j’accepte de te recevoir, mais pas avant. L’arbitraire de la date de changement d’année ne me convient pas. Perméable au cycle des saisons, je l’accepte de mauvaise grâce. Noël marque, à peu d’heures près, la croissance des jours et le retour de la lumière. L’explosion verte du printemps invite des élans nouveaux. Pour mes changements d’habitude qui requièrent, comme pour les enfants, l’inscription à une activité, la rentre scolaire de septembre me convient. Pour tout autre changement, quel intérêt d’attendre une date spéciale ? Janvier fait naître une envie d’hiberner, de se recentrer sur son noyau, avec des livres, un plaid, une tasse de tisane à la lavande, dans la lumière et le parfum d’une branche de mimosa. Janvier, un mois pour se recharger, comme les bourgeons se gorgent de sève avant de se déplier.

Horloge astronomique de Lyon

Je te convoite janvier, une fois traversées tes folies de jeunesse, pour la licence que tu offres de dorloter la fatigue entraînée par ton impérieux prédécesseur. Décembre tourbillon. Décembre capricieux et tyrannique comme un enfant de trois ans. Quand vais-je enfin te dire non ? Je rêve de te sauter à pieds joints et à poings fermés. Oh un jour, lorsque les enfants seront grands, je partirai marcher dans le désert au changement de lumière ! Après tout, c’est là que tout a commencé. Là-bas dans l’immensité vide et la cacophonie de silence je me reconnecte le mieux. C’étaient des treks avant les enfants. Un jour… Chaque année je rechute. Pour les enfants, pour la famille, les autres et pour moi, pour ne pas avoir l’impression de rater des moments essentiels comme si on ne pouvait pas en créer un autre jour. Comme si on était indispensable. Jeune maman divorcée, j’ai appris que la fête, c’était quand j’avais mon fils. 

Even two daughters…

Quand les derniers paquets seront offerts (demain ? Dimanche ?), je rangerai l’étui des papiers colorés. Le sapin dénudé a été confié au jardin en attendant son recyclage municipal. Les deux cartons de décorations où, sous les boules, flétrissent des créations enfantines, trésors de papier crépon, sont empilés dans le séjour (jusqu’à quand ?). La caisse d’albums et contes de Noël que personne n’a relus, mais que nous avons ressortis, fidèles à la tradition familiale, retrouvera sa tanière sur l’étagère derrière la cage de Gaïa.

(Tiens, une coccinelle descend le long du bord gauche de mon écran. Je ne vais pas la faire sortir. Aujourd’hui il gèle.)

Décembre, mois sans interstice, haletant entre papillotes et gâteaux d’anniversaire de mes filles, entre courses, gâteaux, cuisine, décoration, emballages, s’est enrichi en 2023 des injonctions liées aux travaux (ménage, bruit, ménage, bruit, ménage, bruit). J’ai thésaurisé toutes mes pauses et espère bien pouvoir les dépenser en janvier. Vacances de Noël, bien mal nommées qui imposent un parcours de haies rapprochées de réunions familiales ou amicales, interdisant toute reprise de souffle entre les obstacles.

(La coccinelle remonte.)

Les semaines précédant Noël, j’ai eu le bonheur d’appeler le service des impôts fonciers pour comprendre comment remplir leur formulaire de quatre pages sur la surface nécessaire à ma micro-entreprise (réponse : « déclarer 1m2 coin de table ») et les impératifs liés au chantier ont accéléré. La paperasse administrative a atteint des niveaux hors compétition. Accrochez-vous.

Dès notre retour de Mainz, la maison à peine achetée et avant même de l’habiter, nous avons pris contact avec l’organisme d’accompagnement à la rénovation énergétique de la Métropole de Lyon. La première téléconférence avec le conseiller s’est tenue en triplex, pour moi, depuis la chambre de notre appart‘hôtel, pour mon mari depuis la maison de Mainz le jour du départ de nos meubles. Cet échange était indispensable à notre compréhension du dispositif. La recherche sur internet n’avait fait éclore que des questions. Logos, organismes et conditions s’emmêlaient dans un désordre décourageant. Il nous fallait des réponses. Nous avons reçu d’autres questions.

(La coccinelle s’est envolée.)

Eton

Oui, monsieur, nous souhaitons limiter nos dépenses énergétiques. Bien sûr, nous préférons une maison BBC à une passoire énergétique. Comment faire ? D’abord un audit énergétique, pour être bien sûrs que ça fuit partout et que les fenêtres des années 1950 sont à remplacer. Bilan : un chantier décalé de six mois et une fuite malvenue d’euros. Une architecte a été embauchée, des plans dessinés et une consultation a produit des devis d’une quinzaine de corps de métiers. La réunion de lancement de chantier nous a rassurés : il existe encore des univers où la réunion n’est pas une parade sociale où brasser des inepties en gonflant ses plumes. On ne peut pas pipeauter avec les centimètres quand il en va de l’aplomb d’un mur. Un jour de fin octobre, miracle, le chantier a débuté. En parallèle, les échanges avec l’organisme d’accompagnement s’intensifiaient. Ils sont devenus un emploi à temps plein. Envoi de devis, de contrats, de plans, du laborieux audit.

Sachez-le – mais ne me croyez pas sur parole, j’y ai moi-même renoncé – les dispositifs d’aide à la rénovation énergétique sont au nombre de quatre. Ils exigent des documents proches, mais non identiques et s’inscrivent dans des parcours temporels différents.

Ah au fait, nous dit-on, vos artisans doivent être certifiés RGE. Tous ? Non pas tous. Seulement ceux qui interviennent sur la rénovation, pas sur l’extension. Le sont-ils ? Certains. Les autres ? Ben, ils vont s’arranger ou… comment fait-on ? On appelle, quelques jours avant les fêtes, de parfaits inconnus pour leur demander un devis en urgence. C’est pour les aides à la rénovation énergétique, vous comprenez, avant la fin de l’année, sinon tout saute avec le bouchon de champagne.

La répartition des tâches s’opère entre mon mari et moi. Il a la galanterie de se coller à la paperasse et à la microfinance, merci à sa patience, moi j’ai juste envie de planter mes ongles dans certaines joues, donc je prends en charge les relations humaines sur chantier.

Les devis comme ça, ça va ?

Non. Le monsieur est formel, le formalisme est impératif. Le devis doit comporter le tampon RGE, la date prévue pour le début des travaux (et, si en raison des échanges infinis, la date est dépassée ?), la photo du chien de l’artisan, en l’absence de chien, trois poils de la queue de son chat. Faute de ce dernier, joindre en trois exemplaires une non-facture d’animalerie.

Et la VMC, hygro ou pas hygro ? Je ne veux pas savoir ce que ça veut dire. Je sais juste que c’est plus cher, non nécessaire dans notre cas, et qu’un mot oublié dans le rapport d’audit nous a occasionné avec le conseiller – sans exagérer – une trentaine de mails, plusieurs coups de fil, dont un avec, à un bout, mon mari, l’architecte et moi. Quand nous avons raccroché, nous nous sommes regardés perplexes. Et… nous avons renvoyé un mail au conseiller décidément bien mal nommé : en fin de compte, c’est recommandé ou imposé ?

Elles ont beau jeu les subventions. Il faut s’en méfier comme de la peste pour éviter, sous prétexte d’aide financière, d’engager des dépenses inutiles pour répondre à certains lobbies. Ce matin encore, un artisan honnête a refusé de faire une étude intermédiaire d’étanchéité à l’air de notre garage – réclamée par qui vous savez – où des fenêtres viennent d’être installées. Le mur du garage est aujourd’hui percé de plusieurs trous gros comme le bras.

Déjeuner mi-décembre, à la maison. Mon mari m’annonce entre deux bouchées de porc à l’ananas :

– Ah au fait, le conseiller m’a dit que les conditions de certaines aides changeaient l’année prochaine. Si l’on ne remplit pas les conditions avant le 31 décembre, il faudra tout recommencer, repayer un audit énergétique et payer un accompagnateur privé.

Je hurle.

-Quoi ? Si j’avais su, jamais, jamais tu m’entends, on se serait engagé dans ce dispositif idiot !

(Certaines mentions peu polies ont été censurées.)

La contrainte absurde devient loi. Je m’en doutais, mais mes attentes négatives ont été largement dépassées. Notre interlocutrice du bureau d’étude énergétique a disparu mystérieusement avant de nous renvoyer la version corrigée de l’audit dans les temps.

A l’aide !

À part ces plaisirs administratifs, les dernières semaines, ont été celles de l’évolution du chantier : il a pris de l’altitude et annexé notre espace de vie. Un plafond a été coulé et des artisans peuvent regarder par-dessus mon épaule ce que j’écris alors que je suis au premier étage. Un mardi, seule à la maison, sachant mon environnement grouillant peu propice à l’écriture, j’ai décidé de me consacrer aux arts manuels. Sur la table à manger, j’ai préparé tubes de gouache et pinceaux, à côté d’un gobelet violet en plastique rempli d’eau et d’un bloc de papier épais. Armée de mon nouveau casque à réduction de bruit (qui marche mieux que le précédent, mais est loin d’être magique) et d’une playlist de morceaux de comédies musicales (antidote au réel menaçant), je me suis installée pour peindre les illustrations d’une histoire pour enfants que j’ai écrite. Le dessin en cours représentait mon héroïne en fuite, assiégée par un environnement agressif (bruits, lumière, odeurs, couleurs, foule).

Là, assise le pinceau à la main, je guette et accueille, les menuisiers pour la fenêtre de la salle de bains (découpage de carrelage, poussière métallique d’éruption volcanique, bruits stridents). Ils entrent, sortent, entrent, sortent, entrent, sortent. À chaque passage, Gaïa aboie. Ensuite vite, je passe l’aspirateur et la serpillère, gestes rapides et presque inutiles vu l’encrassement occasionné, mais indispensables pour ma survie du jour. Dans la salle de bains, la plante verte est devenue grise. Je décide de passer un coup de chiffon minimal et pour ne pas me salir le visage à chaque fois que je dégage une mèche de cheveux, je la bloque avec une barrette rose de petite fille qui ne sert plus que dans la douche.

«L’arme de la femme» (sur le crayon)

On frappe. Gaïa aboie. Je descends et, dans l’entrebâillement de la porte, prévient un grand monsieur barbu habillé de noir.

-Je ne veux surtout pas laisser la chienne s’enfuir, le portail est ouv…

Trop tard. Chorégraphie désordonnée de longues minutes agrémentées de croquettes pour parvenir à la faire rentrer.

-Je viens déposer la clim pour le maçon. Il faut que je la mette en marche un instant.

-Très bien venez.

Je monte, il me suit.

– Tiens, c’est moi qui l’ai installée il y a quelques années. C’était une vieille dame qui vivait ici, non ?

-Oui.

Gaïa aboie. Il grimace. Oui, son cri est aigu et pénible, à qui le dites-vous.

Soudain, la scène m’apparait de l’extérieur, comme spectatrice de moi-même je vois sur la table, une activité de maternelle (dans les milieux non artistes, la peinture sans chevalet c’est pour les enfants). D’un geste machinal, je passe la main dans mes cheveux, et je sens… la barrette rose. Je la défais discrètement, comme si c’était possible quand on est en face et à deux mètres de son interlocuteur.

Il entre, sort, entre, sort, entre, sort. À chaque passage, Gaïa aboie.

Je remets mon casque, Julie Andrews me ramène dans les contrées joyeuses de La mélodie du bonheur. Je peins. Je peins mon héroïne qui fuit des chiens qui aboient, des coups de klaxon, des odeurs pestilentielles, des gens trop nombreux et bavards. Tiens si je rajoutais la poussière de la salle de bains ?

On frappe. Je descends. C’est le plombier.

-Je viens vérifier les tuyaux du chauffage en haut. Je les ai modifiés en bas.

-Oui, oui, bien sûr.

Il entre, il sort… vous imaginez la suite.

Ma Matilda

Avant de partir, il coupe, jusqu’à la réception d’une pièce de rechange, le radiateur de la pièce où j’écris. Dans mes oreilles, Matilda chante Quiet où elle explique comment, avec toutes les questions dont son cerveau la bombarde et son besoin de calme, elle se sent différente de son entourage bruyant, et que parfois, enfin, elle se retrouve dans l’œil du cyclone.

Matilda, personnage de Roald Dahl sublimé par Tim Minchin (le compositeur) c’est mon idole. En avril 2017, à la sortie de la comédie musicale à Londres, j’avais acheté le CD et la partition pour piano. Mes filles et moi entonnions les chansons à tout bout de chant, pardon, de champ. J’en avais même fait une sculpture en terre – dont j’ai hélas, brisé les chevilles lors du transport depuis l’atelier. Elle me rappelle, quand les choses deviennent un peu trop sérieuses, que « sometimes you have to be a little bit naughty » (parfois, il est bon de savoir désobéir). Vous entendez monsieur le conseiller ?

The Witches

Restons avec Roald Dahl. Décembre nous a permis de retrouver à Londres une partie de la famille autour de la dinde, des choux de Bruxelles et du Christmas pudding de rigueur. Nous avons offert aux enfants le spectacle des Witches (Sacrées sorcières) au National theatre. Merveilleuse comédie musicale comme seuls les Anglais savent faire. Décors, costumes, comédiens de tous âges, musique, paroles tout était formidable (presque au niveau de Matilda, c’est dire).

Olympic Studios

Le lendemain, toujours sous le signe de Roald Dahl, nous sommes allés voir Wonka. Dans ce film insipide comme son acteur principal, les rares idées pétillantes sont piquées à Mary Poppins (entre autres films), l’histoire est inexistante et la seule bonne blague dévoilée par la bande-annonce. Comme quoi, n’en déplaise à ceux qui veulent édulcorer ses écrits, il ne suffit pas de subtiliser un personnage à un génie de la littérature pour produire un récit intéressant. Le moment fut pourtant délicieux en raison du confort du cinéma-lounge (rangées de sièges très éloignées les unes des autres avec des dossiers qui s’abaissent comme en TGV 1re classe, mais en plus moelleux). J’ai pu digérer mon cheese-cake et mon thé dans un lieu historique. Ce cinéma a été installé dans le bâtiment des Olympic studios où jusqu’en 2009 les grands noms de la musique ont enregistré leurs disques (The Beatles, David Bowie, U2, Madonna…). Avant Wonka, la projection d’un extrait d’un enregistrement des Rolling Stones valait à lui seul la séance en raison de l’unité de lieu.

Je me suis sortie bizarre en sortant. Jambes flagada, cœur accéléré, vague sensation de malaise pendant une paire d’heures. Après la série de questions hypocondriaques et les suites catastrophiques envisagées, j’ai réalisé que c’était dû au thé. Un thé en feuilles servi dans un café. Les Anglais le font très fort et le boivent avec du lait. Pas moi. D’habitude, je prends du thé déthéiné, ou je le fais très léger. J’ai très vite sorti les feuilles de la théière, mais vu la dose, ce n’était pas assez rapide. Je ne bois aucun excitant légal depuis près de quinze ans, car mon corps, si réceptif aux moindres stimuli, me l’interdit désormais. Une gorgée de vin m’a rendue malade pour la soirée en octobre. En compagnie, on me le reproche : tu ne te lâches jamais ? Un système nerveux aussi impressionnable oblige sa propriétaire à une discipline de fer si elle veut survivre dans des conditions pas trop inconfortables. Je paie trop cher de vouloir faire comme tout le monde. Je vous en dirai peut-être plus un jour.

Le retour de Londres était prévu le samedi 30 décembre à l’aurore. Je me suis couchée tôt, avant mon mari qui avait encore à faire en bas. Peu de temps après m’être endormie, une odeur nauséabonde de flacon de dissolvant ouvert sous mon nez m’a réveillée. L’écœurement rend égoïste, j’interroge mon mari assoupi :

– Beurk, c’est quoi cette odeur ?

-Quoi ? Je ne sens rien.

-Si c’est atroce.

-Ce doit être les deux chemises que j’ai étendues dans la chambre. Y’avait plus de cintres en bas.

Il se lève gentiment et sort les habits coupables de propreté. Peu à peu, l’odeur s’effiloche. Je peux me rendormir.

Saint Pancras

À peine réveillés, les yeux bouffis, nous nous entassons à cinq dans un taxi. Il longe les rues éteintes de cette fin de nuit. Le trottoir devant Madame Tussauds, où grouille d’habitude une queue interminable est vide. À 6 h 15, les accès habituels sur la rue de la gare de Saint-Pancras sont fermés. Deux jeunes noctambules nous croisent. Leurs robes noires légèrement dévastées signalent qu’elles rentrent d’une soirée prolongée. Chacun de nous tire une valise coiffée d’un sac-cabas et porte un sac à dos. Les cadeaux voyagent dans un sens puis dans l’autre, le Brexit n’a au moins rien changé à cela. Les mains se crispent sur les poignées, les bras font mal, mon sac glisse et me cogne la jambe. Pourquoi nous imposer ce long détour ? Nous comprendrons vite, à la foule agglomérée le long des barrières installées pour interdire l’accès à la zone d’embarquement qu’il y a une perturbation. L’affichage nous le confirme : les six premiers Eurostar du matin sont annulés. Une annonce vocale précise : en raison d’une inondation dans un tunnel sous la Tamise au sud de Londres, toutes les circulations sont interrompues. Consultez le site internet pour changer vos billets. Nous sommes désolés pour la gêne occasionnée.

Vraiment ? Pourquoi ai-je l’impression qu’on demande aux voyageurs d’aller se faire voir ailleurs et surtout très loin ?

Justement ailleurs et loin c’est là où nous désirons tous aller.

Deux, peut-être trois employés s’assurent que personne ne dépasse la barrière. Ils ne peuvent rien faire, répètent-ils aux empressés qui les interrogent. Mais la plupart des naufragés restent calmes et résignés. Autour de nous, des groupes de touristes du Mexique ou des États-Unis sont échoués sur des récifs de valises plus grosses qu’eux. Que vont-ils faire ? Nous ne sommes pas à la rue à Londres, et par miracle, après des heures à pianoter sur des téléphones dans le hall de la gare, nous trouvons des places pour le lendemain.

Nous ratons notre deuxième Noël avec ma famille, et devons trouver au pied levé une solution de garde pour Gaïa dont la gardienne part en congé (finalement, elle a retardé ses projets, merci à elle). Malgré l’incertitude de la reprise du trafic le lendemain, cette journée de rien, cadeau de Noël impromptu de la part d’un tuyau explosé, m’a fait le plus grand bien. Je me suis trompée au début de cet article. Décembre m’a bien offert, à son corps défendant, une journée de pause.

Je vais la prolonger en pensée. Alors que j’écris ces mots, deux électriciens manient un marteau piqueur à deux mètres derrière moi. Je fais semblant de n’entendre que cette symphonie de Dvorak transcrite pour piano.

La coccinelle a disparu. Il neige. Je vais sortir attraper un flocon avec la langue et mordre ce froid qui m’apaise, espèce en voie d’extinction.

Je vous souhaite une année 2024 pleine d’éclats de rire et de surprises joyeuses, douce comme le pull que je viens d’enfiler. Merci du fond du cœur d’être là. Je ne vous vois pas. Mais quand je clique sur publier, je vous espère.

P.S. : S’il le faut, que diriez-vous de la résolution suivante : toujours laisser la priorité aux hérissons et aux oiseaux ?

Tranche de Cantal (entre-deux)

Échappée automnale entre Puy Mary et Conques

Quelque part dans le Massif central, samedi fin d’après-midi, début des vacances d’automne. Dans un virage d’une route charmante qui longe les gorges d’une rivière invisible, mon portable vibre. Ah tiens, un accent italien, c’est la dame de la chambre d’hôtes.

– Allo, bonjour. Oui nous sommes en route. À une heure et demie encore. Dîner dans la chambre ou dans le séjour ? Pourquoi ? Ah parce qu’il y a une tablée familiale qui risque de nous déranger ? On verra en arrivant. Oui, merci pour le point GPS d’arrivée. À tout à l’heure. Ciao.

Dans notre recherche d’un bout du monde au vert, au calme, sans contraintes, nous avons mis le cap sur le sud du Cantal et, par hasard, la seule chambre d’hôtes du coin tenue par un couple milanais. Nos filles ont pris ce matin le train (et le car) pour un autre coin difficilement accessible : l’Ardèche. Mon mari et moi avons fini de vider le garage, c’est-à-dire de répartir son contenu dans les autres pièces qui débordent déjà. Les pots de fleurs entreposés sur le côté, devant la haie, achèveront d’écraser celles plantées à l’automne dernier, déjà dévastées par Gaïa notre chienne sprinteuse et consumées par la canicule.

Avant notre départ, j’ai photographié le pourtour de la maison. Le terrassier va enfin venir. Le chantier a pris du retard avant même de commencer, mais après des semaines sèches, la pluie est annoncée. À notre retour, le jardin n’en sera plus un, les arbustes auront été arrachés par une pelle mécanique et entreposés dans un coin dans l’espoir naïf de pouvoir les replanter plus tard. Le terrain se sera enfoncé de plus d’un mètre, des artisans presque inconnus auront pioché dans tous nos recoins, extérieurs et intérieurs. Comment franchirons-nous les douves de boue entre la rue et notre porte ? Au printemps dernier, je regardais de travers les chaussures de sécurité d’un technicien venu sonder notre sous-sol parce qu’elles foulaient les primevères sauvages.

Notre chambre d’hôtes

Le bout du monde cantalien est décidément bien loin. La prochaine fois, avant de m’engager auprès d’un hébergement, je vérifierai le temps de trajet. Au fil des virages, mes épaules se tendent, une douleur grimpe le long de ma nuque. Aïe, aïe, aïe. La migraine monte. Je m’en veux. Je savais qu’en portant sur deux kilomètres deux sacs trop lourds, je le payerais le lendemain. Peut-être ce mal de tête est-il aussi dû au trop-plein d’émotions d’une période chaotique où les projets se superposent sans qu’aucun ne puisse être soldé. À cette impression d’insécurité quand sa maison se fait détruire par petits bouts.

Dîner dans la chambre donc, madame, au rez-de-chaussée de votre belle ferme de pierres et d’ardoises. Nous voilà entre le sud du Cantal tourné vers le Sud-Ouest à l’accent méridional, et le nord contrée de volcans, de basalte et de froid. Un entre-deux, comme le fromage que nous avons acheté hier.

C’est une région que j’ai envie de découvrir depuis longtemps, même sans savoir qu’elle se situait au cœur de la châtaigneraie cantalienne. Faute de temps, nous n’avons rien préparé avant de partir. Nos hôtes nous conseilleront, une excursion vers le nord, au Puy Mary et à Salers pour le seul jour ensoleillé de notre séjour, une vers le sud en Aveyron, jusqu’à Conques. À notre retour du parc des volcans, notre hôte nous demandera (avec l’accent italien) : « Vous avez vu le château de Tournemire ? C’est splendide. » Zut non, mais vous ne nous l’avez pas dit ce matin au petit déjeuner.

Balade dans les chemins au creux des forêts, entre futaies et pâturages, sous le regard doux des vaches de salers, dont le pelage frisé et moelleux couleur châtaigne appelle la main tenue à distance par les cornes imposantes. Ciels immenses, collines vallonnées très vertes, nuanciers de gris entre or et bleu des hameaux de granit, aux toits d’ardoise ou de lauze de schiste (la dénomination des pierres plates dépend de leur épaisseur, je viens de l’apprendre, l’ardoise est fine). Éclats miroitant au soleil, plomb sous la pluie, ils changent d’humeur avec le ciel. Mon mari me dit que ça lui rappelle l’Angleterre. Le paysage certes, la météo aussi, non ? Aurillac est la capitale française du parapluie.

Puy Mary

Dans le nord austère du Cantal, des centaines de ruisseaux chantent sur les pentes du Puy Mary, le plus grand volcan d’Europe. Je n’en ai jamais vu autant. Les myrtilliers et les bruyères ont roussi, les fougères aussi sous les hêtres encore verts. Ascension de quelques centaines de mètres sur un sentier pourvu de marches, avec une sensation d’apnée. Mon cœur va éclater.

Au sommet, à 1 787 mètres d’altitude, reprendre son souffle. Un père à queue de cheval se penche vers son petit garçon : mais non ce serait dommage des pylônes pour un téléphérique pour monter ici. Regarde tout est sauvage ici. Comme l’enfant, je fais un nouveau tour sur moi-même pour admirer le paysage avec un autre filtre de lecture. Où sont les traces humaines ? Vers l’est, une gare de remontée mécanique signale, à proximité du Plomb du Cantal, le sommet de la station du Lioran. Vers le nord, des éoliennes que la distance efface presque illustrent la plaine de Clermont-Ferrand. En contrebas, la route que nous avons empruntée, le café du col et ses parasols rouges, et les voitures garées. C’est tout. Beauté sauvage à 360°. Une dizaine de vautours plane sur les pentes du puy, tantôt au-dessus de nous, tantôt au-dessous. Nous les observons un moment.

Depuis le Puy Mary

Envie de revenir randonner dans ces puys préservés. Est-ce là l’effet d’un parc naturel régional, créé à temps, avant la construction d’infrastructures touristiques ? Celui du Vercors me déçoit un peu plus à chaque séjour avec ses pistes de ski de fond goudronnées pour être utilisables en toutes saisons, ses pistes de trottinette électrique et de quad qui contribuent à l’érosion. Ces mobiles économiques, bien compréhensibles, attirent les foules qui piétinent et détruisent. L’autre dimanche, nous sommes tombés à 13 heures au fin fond d’un vallon au-dessus de Méaudre sur une rave party sauvage et avons dû marcher plusieurs kilomètres dans les vibrations insupportables des basses d’une « musique » que des participants qui tenaient à peine sur leurs jambes n’écoutaient même pas.

Le lendemain du Puy Mary, la pluie est annoncée pour l’après-midi. Nous irons tout de même à Conques, située à quelques dizaines de kilomètres, mais, dans ces contrées de routes étroites et sinueuses qui me rappellent l’Ardèche, les distances se mesurent en heures. Notre hôte nous a recommandé une boucle buissonnière, pour admirer la vue sur le Lot depuis le hameau de la Vinzelle. « Ne vous perdez pas, c’est un lieu-dit minuscule. Il n’y a pas de panneaux. » Un lieu chuchoté.

Avant de partir explorer, nous glissons carottes, pommes, cantal et jambon dans notre sac à dos. La boulangerie de notre village de (sale) caractère est fermée. De toute façon, nous n’avons pas envie d’y retourner. Le dimanche, la vendeuse nous a fourgué sa trogne renfrognée et deux baguettes de seigle de la veille, des cookies hyper durs, et a refusé de nous faire les sandwichs proposés sur un panneau au mur. La supérette est « exceptionnellement » fermée.

Tant pis, nous mettons le cap vers le sud. Dès que nous plongeons vers l’Aveyron et le cours du Lot, eau brune et large entre des haies de peupliers dorées, des bananiers apparaissent dans les jardins, les pierres des fermes blondissent, les toits s’habillent de tuiles rouges comme la terre des fossés.

Les deux clochers

Au hameau de la Vinzelle, des panneaux écrits par les habitants expliquent qu’il revit, pourtant nous n’y croisons personne. Grimpette jusqu’au sommet des ruelles, pour admirer la vue sur le Lot, comme il se doit. Sous un ciel lourd d’aquarelle, une petite église est blottie là, insolite avec son deuxième clocher construit sur le rocher qui abrite le village. On peut se tenir debout juste sous un bourdon de plus d’une tonne. Il est interdit de le faire sonner. Je le touche doucement. Bien sûr, je pousse la porte de bois de l’église. Moi qui ne suis pas croyante, j’adore les églises, concentrés d’art, d’histoire, de silence et de paix. J’imagine d’autres vies par-delà les siècles, des baptêmes, des mariages et des enterrements, parce que les vies humaines tiennent en une poignée de dates. Dans une église, j’entre de plain-pied dans des histoires, comme dans les forêts, je m’attends à croiser Jacquou le croquant.

Dans cette église modeste, un air doux de piano s’enclenche à notre entrée. Il n’en faut pas plus pour m’émouvoir. Les vitraux donnant sur la vallée représentent saint Clair et saint Roch, multicolores. En sortant, un vent de pont de bateau me force à m’accrocher au bastingage, les cheveux dans tous les sens. C’est beau, hein ? Allez, viens, on y va, un village-chef-d’œuvre nous attend.

Il se visite à pied. Sur le parking extérieur au village, où nous trouvons à nous garer pas trop loin, le droit de stationnement de quelques euros est valable toute l’année. Les plaques minéralogiques des voitures garées évoquent des départements lointains et des pays voisins.

Conques, ce village, vanté par des amis, mes lectures sur le sentier du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle et Christian Bobin éveille des émotions contradictoires et confuses : gourmandise de la beauté promise et appréhension face aux vitraux de Pierre Soulages. Ses peintures me révoltent. Estelle, accueille cette nouvelle expérience. Ouvre ton regard, affranchis-toi des a priori. Peut-être qu’en vrai c’est beau. Peut-être qu’en vrai, c’est une œuvre d’art. Regarde sans filtrer à travers tes travers. Fais-toi violence.

Conques

J’avance sur la route d’accès piétonne, le portable à la main pour saisir des morceaux de paysage. J’ai faim – et la faim me rend ronchon. Dans la ruelle qui monte (elles montent toutes), la boulangerie est fermée, le salon de thé aussi. Comment est-ce possible sur cette étape majeure du chemin de Compostelle de refuser aux pèlerins un lieu où s’approvisionner ? C’est le début des vacances de la Toussaint. Le village semble aussi vide que la Vinzelle. Nous croquerons plus tard notre casse-croûte frugal de jambon et de cantal (entre-deux) sans pain sur un coin de mur. D’abord, entrer dans l’abbatiale.

Comme tant de mains de pèlerins, de touristes, de curieux, pousser cette porte de bois sur la partie médiane, foncée d’être polie. S’arrêter un instant, interdite. Apercevoir un curé au fond, devant quelques fidèles assis sur les bancs. La messe interdit toute visite. Avant de repartir jeter un œil aux vitraux de la nef, pour savoir, sentir, comprendre l’engouement général. Quoi c’est ça ? Ces lignes parallèles, blafardes et tristes qui évoquent les échafaudages placés à l’extérieur pour la réfection des toitures ?

Cherchez bien

Ressortir dégoûtée. Un regard et tout mon corps s’est crispé. Pour me distraire, me réconcilier avec ce monument chrétien, je tâche comme les rares personnes présentes dans ce village fantôme d’admirer le fameux tympan et ses cent vingt-quatre personnages. À peine je lève les yeux, que je repère en plein milieu un mot rigolo. Ses cinq lettres insolites là quand on ne parle pas latin (même si j’imagine la signification) ne parviennent pas à me décrisper. Une guide indique à son petit groupe saint Jacques et son bâton sur la gauche du bas-relief. Je le regarde sans le voir. La colère me contraint dans ses fers. Je me suis fait violence. Je ne pensais pas à ce point.

Tandis que nous finissons notre millefeuille jambon-cantal, le choc de marteaux des travaux de toiture se fait entendre. La messe doit être finie. Nous jetons un œil sur les panneaux explicatifs sur la confection des ardoises en descendant. Entrer à nouveau dans l’abbatiale. Haute, trapue, sobre. Frissonner. Mon regard est attiré par les vitraux que je voudrais réussir à admirer comme tout le monde, ou disons la majorité. C’est curieux cet entêtement, car en général, les élans de la foule sont plutôt pour moi des indices qu’il me faut partir en sens inverse.

La Vinzelle

Lesdits vitraux m’évoquent les plis d’un store de bureau, les rayures d’un uniforme de bagnard, des fils de fer barbelés, la lumière blanche des miradors. Comment les vitraux précédents traduisaient-ils le jour ? En un kaléidoscope de couleurs où vibre la lumière même quand il fait gris comme aujourd’hui, comme ce matin à la Vinzelle ? En une flamme douce qui réchauffe les pierres grises ? Quelle poésie a-t-on détruite pour cela ? À quel prix ? (Nous renonçons à entrer à l’office du tourisme pour connaître le montant de l’escroquerie.)

Je me souviens des vitraux de Chagall de l’église Saint-Étienne de Mainz (voir l’article Bleu Chagall), de ceux de la cathédrale de Metz, chauds et touchants. À une poignée de kilomètres de là, saint Clair et saint Roch, inconnus colorés, s’effacent sous la lumière du jour qu’ils illuminent. Dans leur modeste église, les larmes me sont montées aux yeux. Dans cette abbatiale romane majestueuse devenue prétentieuse, j’ai envie de crier de rage. Là, debout sur les dalles, dans la pénombre, ces vitraux m’aveuglent. Mais combien y en a-t-il, de tous les côtés, à tous les niveaux ? Mon envie de visite disparaît. J’ai besoin de fuir. À travers ce qui ressemble à du vieux plastique jauni tombe une lumière de mort.

Ma révolte gronde. Contre l’injustice de voir une œuvre d’art défigurée par le snobisme de certains. Colère contre ce sacrilège qui m’empêche d’admirer le village. Je me sens volée. Je me suis volée moi-même. Trop de regards braqués. Mes attentes étaient trop intenses.

Je faisais confiance à Bobin, dont j’ai lu tous les livres. Celui sur Conques m’a encore encouragée (La nuit du cœur). Enfin, j’ai lu tous ses livres, sauf Cher Pierre,. Je n’aime pas le travail de Soulages, même en vrai (un de ses tableaux est exposé au musée des beaux-arts de Lyon). Je n’aime pas qu’on se moque de moi. Me voilà déçue par Christian Bobin. Lui qui sait voir la lumière d’un brin d’herbe, s’est-il fait aveugler ?

Ou n’ai-je rien compris ?

Mon vitrail

L’expérience m’a appris à faire confiance à mes intuitions. La louange et la reconnaissance ne sont pas des signes de qualité. Qu’on se le dise ! (Je me le dis.) À mes yeux, là encore, le roi est nu.

Devant le musée du Trésor, une pancarte annonce la fermeture méridienne. Décidément. Tant pis. Alors je croque un carré de chocolat (noir, 85 % de cacao) en guise de dessert. Là entre mes doigts, je découvre un vitrail de Soulages. Mais au moins, celui-là est humble, discret, savoureux, d’une teinte profonde et transporte la vie.

La pluie se met à tomber, froide et pointue. Elle traverse nos habits, nos chaussures et peine à diluer ma colère. Nous descendons voir le pont romain, en faisant attention à ne pas glisser. (Donne-moi la main.) Nous remontons à la voiture le long de la route sous ce que les météorologues parisiens appellent un épisode cévenol. Une pluie intense emporte dans un torrent les feuilles du caniveau, me trempe jusqu’à la culotte. Les vêtements mouillés nous glacent. Nous peinerons à nous réchauffer dans la voiture. Vite, partons, je n’ai pas été conquise. Je serai soulagée quand nous nous éloignerons (oui, je sais, pardon). Les villages de (vraiment fichu) caractère de notre retour seront aussi peu accueillants : aucun café ouvert.

Ah ça non, je n’irai pas au musée de Rodez dédié au monsieur en noir, malgré les recommandations de notre hôtesse. Je le laisse volontiers aux inconditionnels. Pas envie d’alimenter ma colère. J’aurais voulu pouvoir me brûler les mains autour d’une tasse de thé Earl Grey, croquer dans un carrot cake épicé et moelleux dans un salon de thé douillet (comme ceux que propose le National Trust en Angleterre dans les villages-musées qu’il gère). Même emballée de vêtements froids comme de l’eau, ma colère aurait cédé.

Je me consolerai le lendemain, entre forêts et pâturages.

Et là, sur un chemin secret, mon esprit commencera sa collection de rayures.

Les nervures de feuilles de châtaignier, les feuilles ramifiées des fougères, les aiguilles bleutées des pins, les troncs de ces mêmes pins le long du chemin, les poteaux de bois, tous différents de la clôture du pâturage des vaches, les rémiges des ailes des vautours au sommet du Puy Mary, les sillons du champ où pousse déjà le blé en herbe, les empreintes des pneus des tracteurs, les bûches de bois entassées contre un mur, la tôle ondulée qui les protège, l’habit rayé du frelon dans l’herbe, les strates du gâteau aux myrtilles au restaurant, les joints d’un mur de pierres grises. Les lignes parallèles des doigts de ma main gauche qui tiennent la page sur laquelle j’écris, car le vent souffle en rafales. Les lignes parallèles de mon cahier, grises sur un fond blanc légèrement transparent, qui laisse deviner les phrases écrites au verso. Ces dernières ont été tracées à la règle pour répondre à leur fonction. Les autres, repérées dans la nature, tentent de me réconcilier avec une figure géométrique qui m’a traumatisée hier.

Les risques, la remise en question personnelle n’apparaissent pas toujours là où on les attend. Leçon apprise : se méfier de ses propres attentes.

À bientôt cher Cantal, je reviendrai pour marcher.

À bientôt chers amis, comme nous a dit notre hôte milanais à notre départ :

merci pour la sympathie.

Tenez, regardez, une aubépine qui refleurit au moment des fruits. Magie aux couleurs du drapeau italien.

I’ll be there for you

Matthew Perry n’est plus, vive les acteurs comiques

Vite vite vite, terminer cette douche, se sécher avec une serviette éponge (pourquoi est-elle humide ?), étaler une crème collante (c’est quoi ce tube ?), se brosser les dents, les cheveux, les sécher un peu, s’habiller (c’est dingue comme il fait chaud), vérifier dans mes mails une éventuelle validation de commande. Il faudrait partir faire des courses, le frigo est vide. Va-t-il pleuvoir ce matin ? Répondre à la question de ma grande sur le bac de français, aller au supermarché et en revenir, ranger dans le frigo les yaourts, le saumon et les épinards, admirer une création artistique de ma benjamine, vider le lave-linge (quel est l’ingénieur idiot qui a conçu cet étendage qui ne tient pas ouvert ?), souhaiter une bonne balade à celles qui partent marcher, fermer les portes sur le reste de la maison, ouvrir celles qui laissent entrer le jardin, m’asseoir, oui ma tasse d’eau est toujours chaude, enfiler mes lunettes, rouvrir mon ordinateur, mon fichier…

Ouf.

Enfin.

Trop de mots et d’idées se bousculent, j’ai besoin de les écrire.

Matthew Perry est mort. Je l’ai appris incidemment hier pendant un déjeuner familial. Sidération. Bouleversement. Je n’ai pas pleuré sur le coup, car je m’entraine à éviter les effusions publiques. Cette ombre m’accompagne depuis, comme la disparition soudaine de Robin Williams l’avait fait à l’époque.

Hier soir nous en avons reparlé lors du dîner tardif d’un dimanche de changement d’heure. En hommage, calés en famille sur fauteuils et canapés, en pyjama, nous avons décidé de regarder, beaucoup trop tard, un épisode de Friends choisi au hasard. Mais le hasard ne choisit pas toujours au goût de chacun. Atteindre l’unanimité a pris un peu de temps. Nous sommes tombés d’accord sur The one where Chandler can’t cry (S6 E14). Monica lui reproche de ne pas savoir pleurer, de ne pas être ému, d’être « dead inside ». Et moi je pense alors, he’s dead outside now. Ça me serre à la gorge.

Si j’avais dû parier sur une mort précoce des acteurs de Friends, j’aurais dit Matthew Perry, bien sûr, hélas, en raison de ses soucis de santé. Il n’en faisait pas mystère. J’avais découvert il y a quelques mois qu’il avait écrit un livre pour en témoigner. Pour partager sa souffrance, ses combats pour aider ceux qui comme lui ont du mal à vivre avec eux-mêmes.

Si j’avais dû choisir mon personnage préféré de la série, j’aurais sans doute dit Chandler. Parce qu’il est mignon, mais surtout touchant, drôle et vulnérable. À fleur de peau. Comme l’acteur sans doute, nourri par lui. Il parait qu’il passait beaucoup de temps avec les auteurs de la série pour contribuer aux dialogues.

Un épisode de Friends vu chez des amis ne m’avait pas convaincue. Encore une série sur catalogue avec les grosses ficelles des studios américains. Toujours les mêmes recettes, les trois histoires entrelacées, les gags vus et revus. Puis lors de ma première grossesse, j’ai dû rester allongée de longs mois sur mon canapé. Échouée dans mon salon, j’ai lu, lu et lu, vu et revu mes films enregistrés, et emprunté des cassettes vidéos à une amie. Je suis tombée dans la série. Je les ai regardés en boucle en guettant la parution des nouvelles saisons. Avec mon amie on se répartissait les achats. Tu prends la 6, j’achète la 7. Pour les dernières saisons, les cassettes sont devenues des DVD. Je me disais que mon fils allait naître en chantant I’ll be there for you. Sur des cassettes vidéos, ce n’était pas si simple de sauter le générique, surtout quand la télécommande était restée sur la table là-bas.   

Mon fils est né. Je n’ai plus regardé Friends.

Quelques années plus tard lors de mon divorce, j’ai traversé des jours noirs. Au coin de l’avenue Berthelot (en face du cinéma Comoedia alors fermé), j’ai aperçu un dimanche dans la vitrine du buraliste (disparu depuis) le tout premier DVD de la saison 1 de Friends que je n’avais pas. La perspective d’aller l’acheter le soir a égayé mon lundi, ce lundi où je laissais mon fils à l’école en sachant que je ne le retrouverais que la semaine suivante. Huit jours à vivre seule, sans mon enfant, à ranger ses livres et ses Légos dans son silence. À laver et étendre ses petits pantalons et T-shirts immobiles au milieu de ma minuscule salle de bains. Il fallait attendre le week-end pour que la joie des retrouvailles prochaines éteigne le deuil de la séparation. Ce lundi, en rentrant du travail, j’ai poussé la porte du buraliste. Le ciel était bas et gris, glacial. Au milieu des publications de DVD en série dont on avait l’impression qu’elles s’interrompaient au-delà du numéro deux, j’ai attrapé celui que j’avais repéré. Ouf, il y était toujours.

Vite, rentrer. Prendre l’ascenseur qui sentait un produit de ménage aux fleurs synthétiques. Faire tourner la clef dans la serrure. Accrocher mon manteau. Poser mon sac. M’assoir par terre sur le faux parquet devant ma petite télé antique à l’écran cubique, posée à même le sol. Anticiper ce moment de réconfort, de sourires, d’amitié par-delà les kilomètres, les années et un écran. Les personnages sont fictifs, mais le bien-être reçu réel et précieux.

Les séries en général, celles qui font les beaux jours et les gros sous des plateformes, ces histoires diluées qui ne finissent jamais, m’ennuient très vite. Je ne les regarde pas. Par contre j’adore celles qui me font rire, même au 42e visionnage. Ce sont, comme certains romans, mes outils pour dédramatiser et me rassurer. Tu vas t’en sortir Estelle, aie confiance. Qu’importent les obstacles, tu pourras les surmonter. J’ai ainsi acheté un jour l’intégrale de Friends ou commandé celle de la série Frasier, antidotes aux moments de doute. L’humour intelligent des textes, les personnages imparfaits, les mises en scène fines me réconcilient un instant avec le monde. C’est toujours vingt minutes de passées.

Autre série qui me fait du bien : Cabin Pressure, excellente création radiophonique de John Finnemore, découverte sur la BBC et consommée sur CD. Dans notre voiture d’un autre temps équipée d’un lecteur CD, les voix familières distraient nos longs trajets. Nous les connaissons par cœur, mais éclatons toujours de rire. Les acteurs formidables (jeune Benedict Cumberbatch) donnent vie à leurs personnages, qui, conscients de leurs travers, sonnent juste et émeuvent.

Je vous écris cela en sachant que peut-être vous n’y aurez pas accès. BBC Iplayer les diffuse très rarement. Frasier non plus n’est pas facilement accessible en ligne. On reconnait son générique dans la première scène du film Bridget Jones quand, en pleine crise existentielle dans sa chambre, la bouteille de vin à la main, elle chante sur All by myself… Pour elle aussi, c’est une aide anti-déprime. Le personnage principal Fraiser Crane était un rôle secondaire de Cheers (pour les fans de Friends, c’est la série que Joey regarde à Londres et qui lui donne le mal du pays). Je guette la sortie ces jours-ci, près de vingt ans après la 10e saison, d’une suite, où Frasier est désormais le grand-père.

Mon fils, bercé dans mon ventre par des éclats de rire sur canapé, a grandi. Aujourd’hui il déplore dans Friends le manque d’inclusivité ou je ne sais quoi à la mode. Pourquoi ? Pourquoi bouder ce qui fait du bien et de mal à personne ? À force de tout lisser et moyenner, les nouvelles générations (je ne sais plus comment on les appelle, générations X, Y, Z ? Millenials ?) vont rendre le monde gris et triste. Imaginez les albums d’Astérix avec des personnages non laids, non gros, non petits, non-ci non-là, avec les minorités de service… Imaginez le capitaine Haddock sans jurons. Pourquoi toujours bouder son plaisir ? On peut aussi se priver de fleurs.

Planquons jalousement nos versions originales.

Cher Matthew, merci pour cette fragilité dans le regard sous les blagues, ces éclats de rire teintés parfois de larmes.

Je voudrais terminer par la citation d’un auteur que je vénère, pour sa pensée, son humour et sa tendresse : Marcel Pagnol. Sa vision du monde m’aide à pardonner à l’humanité (et parfois aux jeunes qui veulent éteindre les beaux côtés de la vie).

Dans Le schpountz, un brave illuminé (joué par Fernandel) se prend pour un grand acteur. À la suite d’une blague que lui a jouée une équipe de cinéma en tournage dans son village, il finit par passer devant la caméra. Lors de la projection de la première de son film, caché dans les coulisses, les éclats de rire des spectateurs le désespèrent. Être un acteur comique est pour lui le plus grand des échecs. Françoise, son amie du studio, répond à son désespoir :

« Ceux qui font rire sur scène ou sur l’écran ne s’abaissent pas, bien au contraire. […]

Faire rire ceux qui mourront, ceux qui ont perdu la mère ou qui la perdront…

— Et qui c’est ceux-là ?

— Tous. Ceux qui n’ont pas perdu la mère la perdront un jour. Celui qui leur fait oublier un instant les petites misères, la fatigue, l’inquiétude et la mort, celui qui fait rire des êtres qui auraient tant de raisons de pleurer, oui celui-là leur donne la force de vivre et on l’aime comme un bienfaiteur. »

Quand un jour de mars 1999 j’ai appris la maladie grave de ma mère, j’ai couru louer Un dîner de cons. Pour arriver à passer le début de la soirée. Pour survivre.

Bon voyage Matthew. Tu en as fini avec la souffrance. You’ll always be our friend.

Lille sans l’eau

Retrouvailles franco-allemandes à Lille et visite du musée de la Piscine à Roubaix

Assise dans le TGV en attendant le départ de la gare de Lille Europe, je souris en écoutant mes voisins échanger entre eux. Ils sont partis ce matin de Bruxelles. J’adore entendre des accents différents, et des façons étrangères de voir le monde. Adultes plutôt jeunes et collègues de travail, ils partent en déplacement professionnel avec l’entrain d’une classe en sortie scolaire. Deux rangs devant moi, de l’autre côté de l’allée, j’aperçois l’écran de l’ordinateur portable d’une jeune femme. Elle surfe sur un site web à la recherche d’un modèle pour commencer une présentation PowerPoint. Je détourne le regard un instant. Le TGV quitte la gare. Lorsque mes yeux se reposent sur son écran, je lis « faites votre présentation en quelques minutes, grâce à l’IA ».

À ma gauche, ça parle travail. J’entends des mots ronflants, sérieux, austères, importants comme « contrôle de gestion », « département finance », « CA »… Pourtant, à moins de deux mètres devant eux, sur l’écran de leur collègue, l’IA s’infiltre. Comme l’eau sous une porte, elle est impossible à contenir. Ces mots, ces tâches se pensent essentiels et oublient leur vulnérabilité. Enfoncés dans des sables mouvants, ils s’accrochent à des racines dont l’IA ne fera qu’une bouchée.

Au lycée de ma fille, un professeur nous a prévenus : les dissertations seront faites en classe seulement, il ne veut pas « corriger internet ». Pourtant l’IA est un outil amené à rester, ne vaudrait-il pas mieux apprendre à vivre avec de façon raisonnable ? Apprendre à apprendre avec, comme à Hong Kong ou en Australie ?

Ce matin, j’ai renoncé au progrès. À l’accueil SNCF où je suis allée chercher des étiquettes pour mes bagages (oui, les précédentes avaient cédé), on m’a proposé deux versions : traditionnelle ou moderne avec un code QR. Inconditionnelle du papier, j’ai choisi celle que l’on peut écrire et lire sans assistance électronique. En cas de perte de ma valise, j’ai la naïveté de penser que cela sera plus utile. Aujourd’hui je n’écris pas non plus sur un clavier : pour mon échappée, j’ai voulu oublier mon ordinateur qui embarque, même sans ouvrir les fichiers, du travail et des soucis. J’écris donc sur un de mes nombreux carnets à fleurs, avec un stylo Bic bleu, la main bousculée par les hoquets du train.

Aurevoir Lille.

Je me sens triste, je viens de quitter mon amie d’adolescence allemande, Susanne (souvenez-vous : L’amitié franco-allemande prend sa source en Espagne) avec qui j’ai passé quelques jours, pendant les vacances scolaires de Rhénanie du Nord-Westphalie. Ces retrouvailles ont dû être décalées plusieurs fois (depuis Bruxelles en fait : article…). La tristesse qui m’étreint la poitrine, c’est aussi le deuil de cette parenthèse insouciante. Chaque minute, chaque kilomètre me rapproche de mes responsabilités d’adulte. Ces temps-ci, elles foisonnent.

Nous avons choisi Lille comme point de rencontre, facile d’accès pour toutes les deux, sans le tumulte parisien. Nous nous y étions déjà retrouvées en famille il y a déjà sept ans. Peu de temps avant, j’avais découvert la ville lors d’un déplacement professionnel (« contrôle de gestion », « plan marketing »…), à travers les yeux d’une collègue et amie qui y avait vécu. Mes préjugés s’étaient fracassés sur les pavés, j’étais tombée sous le charme. Avant, Lille c’était la frontière du Grand Nord. Un nord gris, mouillé, glacial, avec une majuscule, celui que Michel Galabru décrit dans Les Chtis comme le cauchemar. L’enfer. Quand j’étais adolescente, le nord commençait à Valence, c’est dire. Étape de correspondance sur le chemin (de fer) vers l’Angleterre dans une gare ouverte aux courants d’air, rien ne me préparait à y passer des vacances. La beauté de ses vieux quartiers, son dynamisme, ses musées et ses gaufres ont eu raison de ma résistance.

Retrouvailles dans le hall de gare, marche vers notre hôtel en plein centre-ville, situé à quelques minutes de la gare. Toutes à notre discussion, nous avons triplé la distance. Notre chambre blanche et gris pâle donne sur la façade latérale d’une église. On lui pardonnera les gargouillis nocturnes de tuyauterie. Balades dans le Vieux-Lille, pèlerinage à la librairie immense du Furet du Nord sur la Grand-Place. Bien sûr, bien sûr, en ressortir avec des livres, en anglais, en français, à lire et à offrir.

La coupe du monde de rugby a envahi les vitrines des bars, des restaurants, des commerces. Mon amie n’est pas au courant. Elle ne connait rien au rugby, ce n’est pas un sport prisé par les Allemands. Tiens, regarde, il faut au moins que tu voies une fois le haka des All blacks. Je lui montre une vidéo récente, tout en regrettant que ce ne soit pas l’autre version de la danse maorie, celle qu’imitait mon petit garçon devant la télé en 2007. Dans la bagagerie de l’hôtel, je pointe les étiquettes d’une énorme valise rouge. Cathay Pacific, Sydney Swans (comme quoi, les étiquettes en toutes lettres c’est quand même plus sympathique). Tu vois, pour un ballon ovale, les supporters traversent les océans…

Premier dîner. Nous nous présentons à l’heure à l’estaminet réservé une semaine plus tôt. Nous avons été prévenues : notre table ne serait gardée que quinze minutes. Ç’aurait été dommage, moins pour les plats roboratifs (délicieuse tarte au maroilles) que pour l’ambiance de cette placette du Vieux-Lille, entre pavés, murs de briques et bacs de fleurs violettes. De part et d’autre de notre table, deux couples anglais. Au-delà, deux hommes parlent en allemand. Suis à l’étranger ? En Belgique déjà peut-être ? Je me sens bien. Susanne aussi. Demain, pour varier, nous dînerons de bricks et de couscous dans un restaurant marocain.

Quelques minutes après notre arrivée pourtant déjà, la nuit tombe. La chaleur de cet été interminable trompe. Elle écrase des corps à peine vêtus. Bermudas, T-shirts et sandales, robes à volants passent dans la ruelle. Août en automne.

Autre cliché qui s’effondre à travers les feuilles encore vertes des tulipiers. Le temps à Lille est le même hélas qu’à Lyon. La fraicheur matinale s’évapore en une poignée d’heures. À peine un trait de brume ce matin. Nous avons connu Lille sans l’eau. Je tremperai tout de même de longues minutes dans la courte baignoire de l’hôtel, parce que depuis notre retour de Mainz nous n’avons qu’une douche. Contorsions pour le plaisir de couler toute la tête sous l’eau.

Je lève la tête de mon carnet. La jeune femme a renoncé à sa présentation, ou peut-être est-elle déjà finie – merci qui vous savez. Elle répond à ses mails (non, je ne peux pas lire ce qu’elle écrit). Par la fenêtre, on aperçoit des champs plats et à travers une haie, des éoliennes immobiles. Du soleil. Comme dans la voix du contrôleur qui emporte notre TGV vers Montpellier. Lille, une île amarrée par ses beffrois au cœur d’une plaine agricole.

Hier, mardi dix dix, nous avons mis le cap sur Roubaix. Qui l’eût cru ? Depuis les articles lus lors de son ouverture, je caressais l’envie d’aller du musée de La Piscine, mais sans grand espoir. Quel hasard m’emmènerait là-haut, à la lisière belge, dans une métropole industrielle abîmée par la crise ? L’entrée du couloir du métro embaume la gaufre chaude, bien plus alléchante que l’odeur du maroilles gratiné dans une ruelle la veille. Une vingtaine de minutes plus tard, à la sortie de la gare de Roubaix, j’indique à Susanne, sur un toit de bâtiment, l’enseigne de La Redoute, et ajoute en allemand approximatif, quelques lignes sur l’industrie de la bonneterie. Souvenirs de cours de géographie de classe préparatoire.

On arrive, regarde ! C’est là, sur la droite, derrière un mur de briques, à l’emplacement d’une ancienne usine textile, dont subsiste la base d’une cheminée. Dans l’encadrement de la porte, une mosaïque de gommettes multicolores a été composée par les visiteurs. Notre macaron-badge du jour, violet, les rejoindra à la sortie. Art brut.

La Piscine, fabuleux musée ! Un trésor que je découvre avec une gourmandise ravivée à chaque entrée dans un nouvel espace.

Henri Bouchard1875-1960

Dans l’exposition permanente de sculptures, je retiens ma main qui a envie, besoin de toucher un visage, de tâter un bras, palper un pied, les yeux fermés. Pour comprendre de l’intérieur, par le corps directement, comment créer l’harmonie et corriger le nu féminin sur lequel je travaille en ce moment à l’atelier. Faire déborder légèrement les seins, élargir les lèvres… De nombreux artistes me sont inconnus et je m’en réjouis. La réputation souvent dissimule l’œuvre. Mon amie guette les Picasso, je les évite. Parfois, il court-circuite son talent, les artistes oubliés, non. D’ailleurs quelle surprise de découvrir un buste de Marcel Gimond, sculpteur ardéchois ! Je connaissais bien son nom, pas son œuvre.

Le travail d’artisanat du sculpteur est mis en valeur. Je n’avais jamais vu cela. Dans l’atelier mis en scène de Henri Bouchard, les outils de métal et de bois n’ont pas changé, tout au plus existe-t-il des versions en plastique. Les techniques complexes comme couler un bronze ou un plâtre sont explicitées dans des films pédagogiques fort clairs. Sur des statuettes de terre, esquisses de sculptures majestueuses, commandes d’État, les boulettes d’argile gardent, cent ans plus tard, l’empreinte digitale du pouce qui les collées.

Voilà du concret, du tangible, de l’humain, très humain. Ce sera toujours autant que l’IA ne signera pas.

Les deux expositions temporaires viennent à peine d’être installées. Leur vernissage est prévu en fin de semaine.

La première est consacrée à l’engagement politique de Marc Chagall. Sur un mur bleu indigo est reproduit en lettres blanches le poème (Pour les artistes martyrs, 1950) écrit à l’intention de ses amis artistes victimes de la Shoah, lui qui a survécu réfugié aux États-Unis. Je le lis avec recueillement. Je n’ose pas le photographier. Je découvre que Marc Chagall a illustré une version du Journal d’Anne Franck (dont je rêve, après la lecture du passionnant livre de Lola Lafon, de lire la version non censurée). Je regarde longuement, comme des tableaux, les lettres et les textes écrits de la main de Chagall, en hébreu, en yiddish. Que d’émotions dans un trait, quelle impudeur dans le remplissage d’une page ! Que restera-t-il de nos échanges dématérialisés ?

La deuxième exposition temporaire présente l’œuvre de Georges Arditi. Au fil des murs, rouge brique, son style quitte le figuratif pour l’abstraction. Je n’avais jamais entendu parler de ce peintre. Les légendes murales expliquent comment son atelier parisien a été dévalisé et condamné en 1940, pour cause de judaïté. Nombre de ses toiles n’ont été retrouvées que longtemps après la guerre. Au pied de plusieurs peintures, Arditi a écrit « peint en 1940, signé en 1974 ».

Bien sûr, à la sortie, j’achète l’affiche de l’exposition Chagall. Celle d’Arditi me plait aussi, mais le jaune vif du tableau choisi me fait hésiter.

Enfin, le clou du musée : le bassin.

Construit en 1932, de style art Déco, cet établissement de bains aux visées hygiéniques, palliait les difficiles conditions de vie ouvrières. En 1985, la voûte menace de s’effondrer, la piscine est condamnée. L’attachement des Roubaisiens au lieu encourage sa réhabilitation en musée. Idée géniale, consacrée par un partenariat avec l’État qui transfère des fonds de musées nationaux (dont le musée d’Orsay et le Musée national d’art moderne). Le musée de La Piscine ouvre en 2001. Le succès est tel que le bâtiment doit être agrandi en 2018. Des expositions temporaires pourront être accueillies.

Son architecture évoque la piscine Garibaldi de Lyon, en version géante et artistique (et sans la foule en maillot et l’odeur de javel). Pourquoi ne construit-on plus de beaux bâtiments publics ? Les budgets actuels sont-ils tellement plus étriqués que jadis ?

Autour d’un bassin vidé et comblé, hormis un ruban d’eau-miroir, sous une demi-rosace de verre coloré, le bal des statues continue. La scénographie évoque une cathédrale aux piliers interrompus. Les voix joyeuses et mouillées de baigneurs d’un autre temps résonnent par intermittence. Plongeon dans le passé.

Cabines

En contre-haut, tout autour, deux étages de galeries de cabines individuelles, équipées chacune (en bas) d’une douche. Les murs sont carrelés de faïence crème de type métro parisien (oui, je suis en plein choix de carrelages pour nos travaux de rénovation). Les détails sont soignés : les arrondis des piliers sont carrelés aussi, les porte-manteaux moulés dans la masse, comme les porte-savons. Les joints sont verts. Pourtant, à la vue de ces douches en ligne désuètes, où des milliers de pieds ont pataugé, un vague malaise monte en moi. À une extrémité de la piscine, la fontaine sous laquelle, sur les cartes postales en noir et blanc des enfants s’éclaboussent, monte la garde, muette. Était-il permis de sauter dans la piscine ?

Vite prendre une photo. Une autre. Attendre que le visiteur précédent ait fini son tour. S’effacer pour les suivants. Les gens qui visitent les musées derrière l’écran de leur portable m’agacent. Je fais de même. Comment accueillir, sans aide, tant de beauté ? Je déborde.

Certains coins accueillent des expositions miniatures consacrées à des arts (mode, céramique) ou à des artistes. Autres inconnus. Un panneau intitulé « la main qui dessine – la main qui écrit » sur un écrivain-peintre m’encourage à entrer. Des vasques en terre émaillées attirent mes pas. Pour d’autres, je passe.

Susanne, je suis épuisée. On s’en va ?

On en a fait des blagues sur notre manque d’endurance, nos trous de mémoire.

Devant un cinéma , Susanne me montre l’affiche de Anatomie d’une chute :

– Ah Sandra Hüller, c’est l’actrice de… tu sais le film que tu as bien aimé.

Barbara ?

– Non un autre…

– Ah oui, attends…

Susanne et moi attendrons jusqu’au réveil que ma cervelle livre la solution à notre quiz de quinquagénaire. Toni Erdmann. Peu importe, nous nous sommes très bien comprises. (Sans aide artificielle.)

Mosaïque

Pour quelqu’un de passionné d’Art Déco, de céramique et de sculpture, le musée de la Piscine est un petit paradis. Je n’ai qu’une envie : y retourner. À la sortie, un coup d’œil au plan du musée me souffle que nous n’avons pas visité l’espace-cloître, avec ses statues, ses tissus aux motifs botaniques. Quoi, nous avons raté tout ça ? Chouette, notre prochaine visite n’en sera que plus passionnante !

Quelques jours plus tard, le site internet me montrera que nous avons évité, sans nous en rendre compte, le coin d’exposition d’une artiste qui travaille la céramique avec l’IA. Nous avions zappé le titre, et les créations ne nous avaient attirées ni l’une ni l’autre – car nous visitions chacune à notre rythme. L’IA pour quoi faire ? Pour illustrer les pliages de terres émaillés d’un bestiaire imaginaire. Quel intérêt ? Expérimenter avec un nouveau jouet ? Pourquoi pas ? Néanmoins (et là j’ai envie d’écrire nez en plus hi, hi) que penser de l’artiste qui renonce à la création ? À l’imagination ? À son âme ? Bien sûr, chacun s’inspire des autres, morts et vivants, mais en appliquant le filtre de sa sensibilité propre. Sinon on tombe dans le Jeff Koons, le marketeur-personnage de dessins animés aux dollars dans les yeux.

Le musée aujourd’hui place à notre portée une matière qui transmet une vision d’un monde et des émotions. À nous de moissonner des impressions, nous rassembler, nous opposer, nous rencontrer. Le musée de demain présentera-t-il pour le XXIe siècle des emails dactylographiés et des impressions en 2 ou 3D des productions de l’IA ? Une moyenne sans âme peut-elle émouvoir ? Mais non, Estelle, tu n’as rien compris, ce sera une partie de jeu dans un casque de réalité virtuelle. De quoi te plains-tu, tu pourras « toucher » les statues ?

Brrr. Vite se sustenter dans un café-brocante de ce quartier de Roubaix qui décidément gagne à être arpenté au gré des ruelles.

Le TGV freine, nous arrivons à l’aéroport Charles de Gaulle. Je repense à nos aurevoirs, serrées dans les bras l’une de l’autre, moi écrasant une larme, natürlich, dans ce hall de gare envahi d’affiches de la Coupe du Monde de rugby et où les moindres recoins évoquent mes précédents passages lors de la correspondance pour l’Eurostar. Je m’attends à voir arriver une de mes filles en courant. Dans mon sac à dos, à mes pieds, j’ai plié un sachet de gaufres à la cassonade, celles que j’ai essayé de faire goûter à Susanne dans un café. Elle est restée raisonnable, au grand dam de ma gourmandise. Elle a fini par céder et en a emporté pour sa famille.

Quel beau séjour ! J’ouvre mon agenda (de papier) pour repérer quand je pourrai revenir. Je note (pourtant je sais que je n’oublierai pas) : proposer Lille comme destination à mon amie simultanée de Mainz.

Imploration – Jane Poupelet

P.S. : Le titre de cet article, inspiré d’une si jolie fabulette d’Anne Sylvestre L’île en l’eau, s’est imposé à moi dans les ruelles du Vieux-Lille, ma rengaine des pavés : « L’île en l’eau, l’île en l’eau, moi je voudrais une île, […] pour y vivre tranquille. ».

Les notes bleues

Du théâtre à la coupe du monde de rugby, la différence rendue visible

La lumière vient de s’éteindre. Deux ventilateurs de part et d’autre de la scène brassent l’air chaud dans la pénombre. Ils peinent à rafraichir le modeste théâtre du Splendid. La canicule couve Paris de ses ailes de feu. Comme août a débordé en septembre, mon voisin prend ses aises sur notre accoudoir commun. C’est un homme plutôt jeune, donc barbu, flanqué de ses parents. Il vient de partager ses impressions sur les derniers films vus (Barbie, Indiana Jones, bof, Oppenheimer mieux selon lui). Pourvu qu’il se taise à l’ouverture du rideau. Pourvu qu’il continue d’agiter l’éventail prêté par sa mère.

Froissement de tissus. Raclement de gorge à l’arrière de la salle. Silence. Le rideau s’ouvre.

Intérieur de maison familiale dans les années 1940. Une femme d’âge mûr présente son profil, assise à un piano droit. Elle appuie sur une touche. Depuis la coulisse opposée, une voix de tout jeune homme répond.

– Fa !

– Oui.

Nouvelle touche.

– Ré ! 

Nouvelle touche.

– Si !

– Non, reprends.

La dame rejoue. Je pense : si bémol.

– Si bémol !

– Oui.

Le jeune Glenn Gould fait sa dictée de notes avec maman et moi aussi. Il a l’oreille absolue. Moi je tombe toujours à un ton d’écart. Je le sais donc je corrige. Ça ne me sert pas à grand-chose dans la vie quotidienne, à part chantonner dans ma tête le nom des notes de la mélodie des cloches d’une église. Confié une seule fois à un professeur de piano, ce décalage précis ne l’avait pas ému. Il m’avait répondu que le nom des notes n’était qu’une convention.

De la même façon, leur notation (pardon pour ce jeu de mots involontaire) sur une partition dépend de la clef choisie. Un dessin identique sur une portée correspondra à des tons différents en clef de sol, de fa, ou d’ut. En évoquant ce sujet avec mon mari au petit déjeuner de l’hôtel le lendemain, entre deux gorgées d’orange pressée, je ferai le rapprochement avec la notation des sons du langage. En lisant la lettre A, son cerveau bilingue pensera a en mode français et é en mode anglais.

Pour l’instant, nous ne pensons pas trop, nous écoutons.

Glenn a fini par être autorisé par sa mère à quitter les toilettes où il est enfermé chaque jour pour la dictée et à la rejoindre dans le salon.

Choisie à la dernière minute pour notre week-end parisien improvisé, la pièce Glenn, naissance d’un prodige, nous a tentés. Découvrir la vie d’un pianiste dont je ne connais que le nom (ses chantonnements sur un CD m’avaient découragée). Retrouver l’auteur Ivan Calbérac dont j’avais apprécié le roman Venise n’est pas en Italie, la pièce La dégustation avec Isabelle Carré et Bernard Campan et le film adapté à partir de sa pièce, L’étudiante et monsieur Henri. Le Splendid est accessible à pied depuis notre hôtel. La séance à 16 h 30, même dans un espace non climatisé, nous abrite du pic de chaleur extérieure. Les places ont été achetées en une poignée de clics, dans le TGV du matin (miracle je ne me suis pas trompée de jour).

Dès le début, on le sent. L’acteur par sa façon de tenir son corps recroquevillé, ses gestes précis et répétitifs, donne vie à un texte qui le confirme : Glenn Gould est différent. Il frissonne en plein été (mais comment font les acteurs pour être autant couverts par une chaleur pareille ?). Son talent de musicien le porte, ses angoisses le retiennent, sa mère le pousse au piano, sa fidèle cousine et amie le rappelle à lui-même. Mouvement de balancier contrarié entre intériorité bouillonnante et prestation publique, entre intérieur et extérieur.

Je repense à la bande dessinée lue récemment, offerte par une cousine et amie (merci à elle) La différence invisible de Julie Dachez. L’auteur raconte sa vie dans une société qui concasse la différence et son épanouissement à partir du moment où elle a découvert son syndrome d’Asperger. Enfin, elle a pu commencer à prendre soin de ses besoins. Pour cela, il lui a fallu se battre contre tous ces « sachants » qui ne savaient rien et voulaient l’enfermer dans d’autres cases, contre les voix qui ordonnent, qui violentent, qui classent, qui dénigrent. Contre ses « amis » bien intentionnés, mais déroutés. Elle a trié ses relations pour ne garder que les cœurs bienveillants et ouverts.

Ce témoignage parallèle au mien m’a touchée. Je n’ai pas le syndrome d’Asperger. Je n’ai pas (trop) de manies et suis (plutôt) à l’aise dans les échanges même s’ils me coûtent en énergie. Par contre, je vis au quotidien beaucoup des désagréments analogues (l’intolérance au bruit, aux cacophonies de couleurs, à la lumière, à la foule, aux discussions superficielles, aux matières qui irritent, aux odeurs quelles qu’elles soient, à la bêtise). Je connais l’épuisement à vouloir faire comme les autres, le découragement à se penser cassée parce qu’on n’y arrive pas. L’enfer de l’openspace.

Un beau jour, adulte, une rencontre ou une interview anodine à la radio brise le miroir. Le mode de pensée, une sensibilité et des émotions XXL, l’intensité permanente ne sont pas des défauts, mais le résultat d’un câblage neurologique différent. Le monde s’ouvre. Les difficultés restent entières, mais le regard change d’angle. D’abord cesser de se frapper contre une vitre fermée, se retourner, chercher ailleurs. Puisqu’on est autre, on se doit d’être autrement. Devant l’urgence, inventer sa vie devient un devoir.

Cette bande dessinée a été l’occasion d’échanges en famille lors d’un diner. La différence, pas plus que la « normalité » (si elle existe) ne se catalogue pas dans un répertoire. Elle se peint sur un nuancier aux dégradés infinis.

Les mots de Calbérac sonnent juste. Le spectateur vit la détresse de l’artiste condamné à ne jamais se satisfaire de sa prestation. Ses concerts happent Glenn dans l’angoisse et le libèrent entre colère, frustration et tristesse qui sourd d’on ne sait où.

À chacun des excès de la mère qui couve son fils, le public s’indigne en murmures. Les réparties de la cousine simple et pleine de bon sens et de cœur rassurent. Des soupirs de soulagement fusent. Pourtant la question revient sans cesse dans leurs échanges : Glenn aurait-il été un grand pianiste sans sa mère ? Elle qui, premier prix de piano au conservatoire, n’a pu vivre sa musique, condamnée par les mœurs de l’époque à se marier et à se taire. Gottlieb aurait-il été Amadeus sans son père ? Le talent pourrait-il germer sans une terre propice, un tuteur pour le guider vers la lumière ? Comment savoir que l’on est un grand pianiste si on ne croise pas d’instruments ? Si personne ne nous encourage à travailler ? Parce que le talent n’est rien sans le travail.

Peut-être sa mère a-t-elle étouffé certains aspects de l’homme au profit de l’artiste. Aurait-il été plus heureux différemment ? Comment ne pas se noyer dans son propre bouillonnement ? Des murs, souples, élevés par une âme bienveillante autour d’un esprit qui hurle en silence : « Contiens-moi ! Sauve-moi de moi ! » ne sont-ils pas bouée de sauvetage ?

Jardin des Tuileries

L’accueil de la différence me fait penser à une anecdote citée par Sir Ken Robinson, expert britannique en éducation et grand promoteur de l’encouragement à la créativité dans son livre L’Élément, quand trouver sa voie peut tout changer.

Au Royaume-Uni dans les années 1930, Gillian, une petite fille de huit ans ennuie son professeur. Sur sa chaise, elle gigote, elle papote, elle ergote. L’école s’émeut, soupçonne une difficulté d’apprentissage. Les médocs pour faire rentrer les gosses dans les cases n’ont pas encore été inventés. Il est demandé aux parents de l’emmener chez un psychologue. Lors de la consultation, le psy propose à la mère de sortir un instant du cabinet. Avant de quitter la pièce, il allume la radio. Puis mère et psy observent par la fenêtre. La petite fille se lève et danse. Avec une grâce inhabituelle et un grand sourire. « Madame, votre fille n’est pas malade. Inscrivez-là dans une école de danse. » Gillian Lynne deviendra chorégraphe pour les plus grandes salles anglaises et américaines.

La différence rend visible ce que d’autres ne perçoivent pas.

Ce samedi, dans ce théâtre parisien, nous prenons du bon temps. On sourit, au savoureux parler du journaliste de Radio Canada. On rit. Je pleure. À la fin, Glenn meurt. Bien sûr. Il est enterré depuis 1985 (près de sa mère). Quand les lumières reviennent au plafond, que la salle reprend ses couleurs, je baisse la tête et je renifle. J’essuie mes joues le plus discrètement possible, d’un revers de main, puis de l’autre. Je jette un regard sur les visages qui m’entourent. Je suis la seule dont le cœur déborde. J’ai l’habitude. Comme c’est compliqué parfois les sorties de théâtre ou de cinéma quand on vibre avec les spectacles.

À l’issue d’un long couloir, le T-shirt colle, une chappe de braise nous plaque à terre. Vite acheter deux bouteilles d’eau. Les boire au goulot en toute hâte. Puis, parce qu’il y a deux ou trois arbustes, se précipiter sur un Perrier citron à la terrasse d’un snack-bar russe. La touffeur accable. Condamne à l’immobilité. À la fenêtre, juste derrière moi, un musicien entonne, les yeux clos, avec sa balalaïka des chants traditionnels. Je suis mal à l’aise. La carte ne nous fait pas envie. Nous dinerons au hasard des rues, de tapas péruviens délicieux accompagnés d’un jus de maïs violet à l’infusion de fruits qui évoque la grenade.

Retour vers l’hôtel.

Les fanions des pays invités pour la coupe du monde de rugby dansent devant les terrasses. Quand au fond d’une salle de restaurant grand ouverte danse sur un écran le match en cours, mon mari s’arrête pour découvrir le score. En approchant de l’hôtel, nous longeons un pub australien animé. Tu veux y aller ? Non (c’est lui qui refuse).

Dans un passage couvert des grands boulevards, nous croisons un groupe d’Argentins dont les polos trahissent la nationalité. Dans le métro, nous avons croisé des Australiens. Dans la gare des Africains du Sud, des Namibiens, leur drapeau national accroché au cou en guise de cape. Mon mari leur a souhaité un bon match. « Pourvu que la Namibie gagne au moins un match », a répondu un grand monsieur avec ses petits-enfants.

Formidable coupe du monde de rugby ! Chaque touriste sportif affiche sa nationalité. L’ambiance reste bon enfant entre gens différents qui s’assument et respectent l’autre. On accueille leur altérité avec bienveillance. On respecte leurs besoins.

Les All blacks sont logés à Lyon, la chaîne de télé de rugby néo-zélandaise diffuse depuis les quais du Rhône. Les rues résonnent d’accents anglais des antipodes dans un étrange décalage spatio-temporel. Un peu comme cette canicule parisienne mi-septembre. D’habitude quand on monte à Paris après le quinze août on s’équipe de chaussures fermées et d’une petite laine. Dans le TGV du retour, nous voyagerons avec l’équipe d’Australie qui rentre à Saint-Étienne. C’est ce que nous a confié un policier de la haie d’honneur sur le quai. Notre benjamine, informée par texto, répondra : « Fais une Foto (sic) ! » Pas de photo. Les joueurs sont bien gardés.

La chaleur colmate notre nuit brassée par un ventilateur.

Paris, dimanche matin. Même l’ombre n’offre pas de répit. J’ai réservé une exposition au musée de l’Orangerie. Nous nous y rendons à pied depuis l’hôtel en passant par la place Vendôme. Par moment, pour profiter du calme, mon mari porte la valise pour éviter le frottement des roulettes sur le goudron. Zut la librairie anglaise des arcades de la rue de Rivoli est fermée le dimanche. Nous longeons le rugby village de la place de la Concorde. Les feuilles roussies des marronniers du jardin des Tuileries craquent. Contrôle de sécurité du musée. Tiens, mais ce n’est pas l’expo sur Modigliani ? Non. Elle ne commence que dans un mois. Fâcheuse habitude d’acheter des places en toute hâte…

Auguste Renoir Quelle est l’histoire de ce bouquet dans cette loge ?

Tant pis, tant mieux. La collection du marchand d’art Paul Guillaume est passionnante avec des Picasso, des Renoir, des peintures, des sculptures africaines. L’heure de notre TGV approche. Vite un passage par la boutique du musée. J’achète une biographie de Berthe Morisot, le journal de Sarah Bernhardt, un récit de Stefan Zweig. Vite. Vite. On va jeter un œil aux nymphéas de Monet ? Oui tout de même, puisqu’on est là. Un panneau explique que ces tableaux peints sur mesure ont été offerts par le peintre à l’État français pour célébrer l’armistice en 1918. Monet a conçu les deux salles ovales pensées comme un espace de recueillement. Il est demandé au public de respecter le silence.

Le long du couloir d’accès, deux dames asiatiques règlent leur audio guide. Beaucoup de visiteurs, assis sur les bancs au milieu, debouts, dans un brouhaha de chuchotements. Je tourne et me retourne pour admirer ces peintures pas vues depuis quarante ans. Bleus, violets, ultraviolets que Claude Monet discernait à la fin de sa vie. Et là, choc, surprise, je sens l’émotion monter. Une force appuie sur ma poitrine, une autre me serre la gorge. Je concentre toutes mes forces pour éviter le débordement (un comble au milieu des étangs de Giverny). Mes yeux cèdent. Dans un musée, cela ne m’était jamais arrivé.

L’intensité amplifie-t-elle avec l’âge ?

J’apprendrai dans la biographie de Berthe Morisot de Dominique Bona, que sur le certificat de décès de la première femme peintre, figure de proue du mouvement impressionniste, collègue et amie d’Edouard Manet, d’Auguste Renoir, d’Edgar Degas, Claude Monet et bien d’autres artistes, le préposé a inscrit « sans profession ».

La différence, ça dérange tellement parfois qu’on ne la voit pas.

Marie T., l’amour et les forêts

Aux femmes brisées par une relation qu’elles pensaient amoureuse

Adieu le voyage italien. L’actualité artistique et un certain anniversaire m’ont imposé le sujet de cet article. Il peut blesser les âmes sensibles. Il devrait choquer tout le monde. Moi j’ai failli en mourir.

Lyon, rive gauche, début août, en début de soirée. Il fait un peu frais, j’ai enfilé un gilet blanc de coton sur ma robe verte. Mon mari et moi sommes dans notre antique et fidèle Toyota, enfin réparée après mon accident.

Je tends le bras.

« Là, là. Y’a une place, là aussi, une autre »

Il y en a partout, le stationnement est aisé dans les rues vides. Vite un créneau entre deux platanes. Le film commence dans huit minutes à peine. Je pensais gagner du temps en achetant nos places en ligne, mais la transaction n’a pas fonctionné. Personne devant l’entrée étroite du petit cinéma lumière Fourmi Lafayette. Aucune attente à la caisse. Remonter le couloir, pousser la porte de la salle une. Ouf. La lumière est encore allumée.

Dans la salle de poche attendent une vingtaine de spectateurs. La climatisation n’est pas trop forte. Nous nous installons au fond à droite, le plus loin possible des autres, dans des fauteuils de velours noir au dossier brodé d’une fourmi. J’ai lu que le nom provenait de la proximité avec la salle de spectacle de la Cigale (aujourd’hui le Théâtre Tête d’Or). Quand je pense que je n’y avais encore jamais mis les pieds dans ce cinéma.

Nos soirées en amoureux sont rares. J’ai pourtant décidé de consacrer une sortie exceptionnelle à un sujet difficile. J’avais prévu de voir ce film dès sa sortie, je vous en avais d’ailleurs parlé (dans l’article Silences). J’adore aller seule au cinéma, en journée, dans des salles minuscules. Pour ce film en particulier, mon désir était guidé par un besoin de recueillement. Je savais que j’allais être chahutée, je ne voulais pas être distraite.

Et puis finalement, je n’ai pas pu y aller avant notre voyage. Au retour, il ne passait plus que dans une seule salle. Je l’ai proposé à mon mari, pour notre soirée échappée.

– On va au cinéma ? Y’a un film que je voudrais voir.

-Tous les quatre ? On emmène les filles ?

-Non, ce n’est pas un film pour les enfants.

Je m’entends répondre cela. Oui, c’est horrible pour des enfants, même pour des adolescentes, même pour des adultes. Pourtant, il leur faudra le voir pour savoir. Plus tard, quand elles auront mûri. Ce n’est pas un film pour jouer à se faire peur entre deux bouchées de pop-corn. Dans ce cinéma, il est interdit de manger. Et si le sujet est glaçant, c’est parce qu’il est vrai.

La lumière s’éteint. J’ai hâte que les bandes-annonces de rétrospectives s’achèvent. Le film commence enfin. Virginie Efira est assise bien droite, à côté d’une porte fermée. Elle semble attendre un rendez-vous.

C’est parti Estelle, tu es montée sur le grand huit, maintenant tu n’en descendras pas avant la fin.

L’amour et les forêts de Valérie Donzelli.

Forêt-lumière, forêt verte, forêt-chaleur, forêt ouverte, paroles, ciel.

Amour-charme, amour-désir, amour-famille, amour-maison. Maison-nuit, murs, portes et fenêtres fermées. Maison bâillon. Silence. Flou des repères. Flou de la caméra argentique. Texture de la vie qui s’effrite. La honte, le doute dans les interstices. Le corps et l’esprit qui crient famine. Le cœur aussi tiens si on y pense. Surtout lui le cœur. Lacéré, trompé, mutilé.

Amour-fil de soie, qui enveloppe, retient, réchauffe, entrave, étrangle, étouffe.

Mais les autres que font-ils ? Quels autres ? Les amis-collègues traités de cons ? La famille tenue à longueur d’autoroute ? Que leur dire ? Comment leur dire ? Le fil de soie qui aveugle, les a éblouis.

(Parfois, il est toujours là, à faire hésiter la main lorsqu’on décide de publier un témoignage.)

Dans les dialogues sont glissées des citations d’auteurs classiques sur l’amour douleur, le plaisir de faire couler les larmes. La bande-son chante sur le même thème.

Emprise, enfermement, doute, culpabilité. La violence psychologique, dissimulée aux yeux de tous, tue. Les bleus invisibles saignent à l’intérieur. Hémorragie de souffrance indicible. Si les mots ne suffisent pas, les mains s’en chargent. Alors les bleus apparaissent, visibles à qui accepte d’ouvrir les yeux.

J’ai serré fort la main de mon mari, rassurante et chaude. Je n’ai pas pleuré. Pas trop.

À la sortie, le jour s’attarde.

– Tu sais je suis jalouse de cette avocate. Elle est bienveillante, elle écoute et surtout elle est compétente et elle agit.

Merci Valérie, pour ce film nécessaire.

En passant devant le Théâtre Tête d’Or, nous levons la tête pour étudier le programme de la saison prochaine. J’y suis attachée à ce théâtre où j’ai fait un stage pendant mes études. C’était encore un théâtre artisanal, à l’emplacement du nouveau palais de justice. Je n’y ai encore vu aucun spectacle depuis qu’il a déménagé dans la salle de la Cigale. Je ne suis pas encore à l’âge d’aller écouter des chansonniers. Mais là une actrice attire mon regard : Sylvie Testud, seule en scène. Tiens, on pourrait aller la voir, non ? Puis je lis le titre Tout le monde savait. Je comprends. Je veux d’autant plus y aller.

Plus tard, je lirai une présentation de ce spectacle. C’est encore pire que ce que j’imaginais. Je renoncerai. Le recueillement oui, le traumatisme non.

J’aime feuilleter les podcasts de Radio France, pendant ma pause déjeuner, quand je suis seule. L’autre jour, j’ai pris mon tricot (un gilet vieux bleu comme on dirait vieux rose) qui n’avance pas compte tenu des températures, et pensais lui ajouter quelques rangs. Avant, j’ai donc cherché un podcast et suis tombé sur la rubrique suivante : «Marie Trintignant, inoubliable. 20 ans après sa mort tragique, une sélection de podcasts pour se souvenir de Marie Trintignant, actrice à fleur de peau.»

J’ai posé mes aiguilles et écouté le premier podcast «  Le silence est au cœur de toutes les affaires de féminicides ». Fascinée d’effroi, j’ai écouté la journaliste raconter son enquête et expliquer que les causes du décès de Marie T. n’étaient pas celles que la presse nous avait servies à l’époque. Une chute malencontreuse sur un radiateur ou une table basse (selon les versions), une dispute d’amoureux qui a mal tourné. Marie a été méticuleusement tabassée. Une vingtaine de coups, des os du crâne et du visage fracassés.

J’apprends aussi que la femme de monsieur Cantat, la légitime, celle d’avant et d’après Marie, s’était suicidée. Pauvre homme, il en a de la déveine, deux de ses compagnes, pétillantes jeunes femmes, qui s’éteignent comme ça.

D’un coup.

D’un coup de trop.

Éclats de souvenirs. Un trajet en avion vers Samos, à côté de mon petit garçon et de mon mari d’alors, un homme charmant aux yeux de tous. Je lève le nez de mon roman et jette un œil de l’autre côté de la travée, au journal que lit un passager. Mon regard s’accroche, happé par un titre inattendu : Marie Trintignant est morte, sous les coups de son compagnon.

Le vent n’aura pas eu besoin de l’emporter, un noir désir s’en est chargé.

Surprise. Choc. Peur. Mon corps raidi s’appuie plus fort contre le siège, contre l’appuie-tête, sur l’accoudoir. A l’arrière de mon crâne et de mon coude gauche des blessures me lancent. Ils sont encore tout frais ces bleus.

Ces bleus que je voulais alors cacher.

Chère lectrice, cher lecteur,

Ce sujet qui dérange est sorti par effraction de mon coeur et a fait un hold up dans notre relation. Il lui a fallu 20 ans pour se dire, alors je l’ai accueilli, un peu étonnée, soulagée et avec bienveillance. Souvenons-nous, ce ne sont pas les témoignages qui tuent, c’est le silence.

Un petit clin d’oeil de Venise, pour vous quitter sur une note poétique :

Rue du milieu de la vie

En Italie ~ Venise debout

Suite de notre périple familial en Italie du Nord

Pigeon vole.

Touriste marche.

Debout dans la rue, à hisser une valise sur les marches d’un pont. Monter, descendre. Venise est tout en escaliers.

Debout dans la gondole au traghetto di Santa Sofia. On a encore raté le marché aux poissons, on s’est trompé de jour. Quand on embarque, le gondolier nous prévient : je ne vais que l’autre côté. Tant mieux, nous aussi.

Debout campo San Barnaba à lécher le cône d’une glace à la pistache qui fond trop vite.

Debout dans un cloître à suivre les pas lents et ordonnés des moines du temps jadis. Ombre, lumière, ombre, lumière. Ombre. Pénombre. Laisser la paix infuser.

Debout au musée dans un palais renaissance, pour mieux jouer à la marelle sur les sols aux marbres polychromes. Debout la tête en l’air pour admirer le plafond. D’autres ont emprunté un miroir encadré de bois sombre pour le contempler, la tête penchée. Il est lourd ce miroir, il m’encombre. Je me tords le cou.

Debout esquichée dans le vaporetto à tenter de glisser grâce aux mouvements de foule à chaque arrêt, vers la rambarde, dans l’espoir de ressentir un souffle d’air.

Debout dans la foule de la place Saint-Marc parce qu’il faut bien y passer une fois, une seule. Serrer son sac à main contre son ventre. Voilà, vous avez vu, on ne reviendra pas. Pas cette fois.

Marcher vers l’avant, vers l’ombre, le détour d’un mur. Se laisser aspirer par la beauté le long de canaux secrets, dans les tréfonds d’une ruelle étroite qui exige presque qu’on avance de profil, comme les Égyptiens des hiéroglyphes. Viens par là, regarde cette plante à la fenêtre, physalis magnifique qui emplit l’ouverture. Comme ce doit être mystérieux à l’intérieur, derrière cette jungle de poupée.

Noter le portable du gondolier

Bifurquer pour s’égarer et semer le touriste, l’Autre, celui que nous refusons d’être, celui qui encombre les rues tout occupé à se prendre en photo devant un décor qu’il ne voit qu’en fond d’écran, derrière son visage au sourire forcé. Celui qui s’agglutine à ses congénères sur les ponts qui donnent sur le Pont des soupirs, haut lieu du circuit obligé vénitien, alors que d’autres ponts, anonymes, ont tellement plus de charme. Passons notre chemin. Allons là où les gondoles à 160 euros de l’heure ne glissent pas. Où l’on n’entend pas le cri du canotier à marinière au coin d’un croisement pour prévenir le canal adjacent qu’il arrive, suivi d’une ribambelle de gondoles, train de parc d’attractions.

Théâtre La Fenice

Le Grand Canal grouille d’embarcations vaporetto, gondoles, bateaux à moteur de palissandre, aux allures de taxi pour James Bond. Des voix dans toutes les langues s’emmêlent à nos oreilles. Trop de Français, d’Allemands. Je tolère les Américains et les Anglais. Beaucoup d’Italiens, heureusement. Les poubelles débordent. Des bouteilles vides s’accumulent sur des murets. Les papiers gras s’empilent dans les rigoles. Pourtant globalement, la ville est propre malgré son envahissement. Les pigeons n’ont pas droit de cité, des pics se dressent sur les bords des toits. Le touriste lui marche. Interdit de s’asseoir. Ni pique-nique, ni repos sur des marches ou le bord d’un canal. Des affiches et des menaces d’amendes le lui rappellent. Prière de circuler. Les Vénitiens voudraient bien pouvoir vivre. Per favore.

Venise.

Peu d’émotions pour ce troisième séjour. Trop chaud, trop humide, trop de monde. En plus, c’est la fête annuelle de la ville la Festa del Redentore (Fête du Rédempteur). Les journaux titreront que 100 000 personnes ont assisté aux feux d’artifice (sans nous). Une main moite me plaque au sol et m’étouffe. On s’y attendait. C’est pire. Pourtant, notre logement est climatisé. La ville coule sous les pieds du surtourisme. Je suis la surtouriste.

La lumière trop crue efface les reliefs et confisque le charme. Odeur marine de coquillages bouillants. Cris de goélands. Une cigale égarée annonce un pin parasol bienvenu sur une place.

Nous sommes en pleine tempête de chaleur, en alerte météorologique. On ne m’y prendra plus. On voulait faire découvrir Venise aux filles. C’était l’occasion. Tant pis si c’est en plein été. C’est fait. Elles s’extasient heureusement. J’évoque avec nostalgie mon dernier séjour, avec une arrivée par train de nuit dans la brume de la lagune, au petit jour d’un premier janvier.

Ma plus jeune profite de la climatisation de l’appartement, pendant qu’avec sa sœur nous remontons le courant des transhumances à selfie. Cap sur l’ouest, sur l’église Saint-Nicolas des mendiants et sa petite place dominée par le lion de Venise sur une colonne, entre trois canaux, Venise miniature. Vide. On peut glisser une pièce dans l’interrupteur pour éclairer les plafonds et le chœur. Je m’extasie devant les murets d’une chapelle latérale couverts d’un drapé de marbre. Mais comment font les sculpteurs sur pierre ? Le modelage de la terre m’en apprend bien peu sur un matériau impitoyable. Cette église à l’extérieur modeste abritait un temps des femmes en détresse. Je m’en sens proche.

Comment s’habiller ? Shorts et bretelles interdits pour visiter j’église San Pantaléon (désolée, pas pu m’empêcher). Pourtant il fait si chaud.

Fondation Peggy Guggenhein
Vue sur le Grand Canal depuis la fondation

Fin d’après-midi à la fondation Peggy Guggenheim. Ma grande fille, sous le charme, avide de découvertes, nous suit. Ma benjamine fait l’impasse mais ressortira le soleil couché, pour une glace. Le musée de Peggy est un petit bijou avec vue sur le Grand Canal. Depuis notre dernier passage (avant la naissance des filles), une nouvelle aile a été ajoutée. Qu’aurait pensé Peggy des œuvres sélectionnées ? Une toile blanche lacérée, troisième exemplaire que nous voyons en deux jours. A Vérone elle était rouge. C’est sûr qu’avec un couteau et un stock de toiles on peut assurer une bonne cadence. Le mouvement d’humeur est rentable. Avec la création numérique, la toile lacérée du peintre ou la feuille blanche froissée de l’écrivain a moins de panache. Je n’ai pas daigné lire le nom du fabricant.

Hans Arp chez Peggy

Au pied d’un tableau tout en hauteur, simples rayures bayadère (comme une nappe de linge basque), la légende précise « qu’il n’y a rien à comprendre de plus que ce que l’on voit ». Vraiment ? Mon mari et moi le lisons en même temps et éclatons de rire. C’est de l’art moderne ou de l’art contemporain tu crois ? Le snobisme artistique a de beaux jours devant lui. À chaque occurrence, je repense au conte d’Andersen Les habits neufs de l’empereur. Parfois l’empereur est nu et l’artiste, le critique, et le marchand d’art sont des escrocs. Point.

Je passe mon chemin, pour retourner aux œuvres d’art (des vraies) de l’aile d’origine, en tâchant de rester à distance de trois idiots dont hélas je comprends la langue (des Suisses ou des Belges sans doute) qui déblatèrent des inepties à haute voix. Retournez à vos selfies messieurs. Tout ce qui semble facile à faire ne l’est pas.

Le sein…

À la Gallerie dell’accademia, au Palazzo Ca’ Rezzonico, musées fabuleux sur les rives du Grand Canal, je bois les tableaux, sculptures, décorations intérieures de la Renaissance italienne. Je tâche de reconnaitre les saints à leurs attributs, Sainte-Catherine à la roue, Saint-Pierre à sa clef, et guette les détails, l’œillet dans le bouquet de roses, l’oiseau sur la treille, les incohérences rigolotes comme ce Jésus bébé qui tête un sein trop haut, minuscule, qui sort d’une épaule habillée. Les compositions inhabituelles comme la Vierge enfant, ou la Vierge bébé.

Les miens sont fascinés, mais plus pressés.

Parfois me reviennent les paroles d’Aznavour « Que c’est triste Venise le soir sur la lagune, quand on cherche une main que l’on ne vous tend pas », j’attrape alors la main de mon mari.

Je raconte à mes filles combien je m’étais ennuyée lorsque ma professeur de français de première voulant nous délivrer de « notre ignorance crasse », nous avait emmenés voir Mort à Venise de Visconti d’après le roman de Thomas Mann.

Les questions m’assaillent, comme à chaque visite d’un lieu difficilement accessible. Comment est arrivé ce qui est dans mon assiette ? Où partent les eaux usées ? Où passent les tuyaux d’eau propre ? Comment et où jeter ses déchets ? Oui, hein ? Fais voir le dépliant… Détritus à poser dans la barge sur le canal San Barnaba, avant 8 h 30. Ce qui se traduit par un « pas ce matin chéri, on a poubelle. »

La responsabilité de l’évacuation de ses déchets encourage à les réduire au maximum.

Heureusement le lever tôt permet de se mêler aux Vénitiens, les vrais, ceux qui habillés de frais et de chic (comment font-ils par cette touffeur ?), marchent vers leur arrêt de vaporetto et leur journée de travail, ceux qui gobent, debout, dans une pâtisserie un caffè ristretto et une viennoiserie. Comme eux, nous prenons notre petit-déjeuner à la pasticceria Majer de San Margherita, accoudés à leur comptoir extérieur. Debout.

Mazzorbo

Privilège de touristes, nous sommes habillés confortablement et chaussés de baskets, et prenons le temps d’un deuxième café, d’un deuxième croissant (aux amandes, délicieux, après celui à la pistache). Avant de commander les focaccias pour le pique-nique que nous mangerons sous un pin, sur un banc, sur l’île bucolique de Mazzorbo. Assis.

Burano

À cet arrêt, nous étions les seuls à descendre du vaporetto bondé, où je manquais de suffoquer tout en ventilant ma fille avec mon chapeau. Bloqués par la foule, nous ne pouvions atteindre la sortie. Le bateau a failli repartir sans nous poser. Le monstre à cent têtes, monté à Murano (que nous avons évitée) est descendu à Burano se prendre en photo devant les maisons de toutes les couleurs. Pauvres habitants, contraints de subir, comme Disneyland, les assauts quotidiens de leur gagne-pain. (Nous aussi nous prendrons des photos de Burano, et passerons de longues minutes chez un artisan verrier pour choisir des boucles d’oreilles).

Trempage de tête sous une fontaine. Oh zut on a oublié de se connecter pour tenter d’acheter les billets du concert de Taylor Swift. Cette dame que je ne connaissais pas il y a un mois, s’est invitée pour nos vacances. Tout ça parce qu’une collègue de mon mari a cru bon de rappeler aux parents d’adolescentes qu’elle passait en concert à Lyon l’an prochain. Mes filles se sont découvert une soudaine passion. La rareté reste un outil marketing redoutable.

Fin du séjour. Allez, on fait les valises les demoiselles.

On emballe le classeur grand format à fleurs déniché à Vicenza, le ukulélé transporté pour le plaisir, le pot de menthe parce que nous n’avons pas eu le temps de le cuisiner. Deux grands cabas de courses alimentaires se sont ajoutés aux bagages. Comment est-ce qu’on se débrouille à chaque fois ? C’est ignoble de transporter de la nourriture. Surtout en train. Cette fois, j’ai tiré le trait sur les trois bananes brunissant.

Dans la gare, en attendant le train pour Milan pour rejoindre Gênes, nous mangerons nos focaccias du jour et les tartes au riz (risini). Eux assis, moi debout.

À bientôt Venise aux si belles couleurs décaties, aux détails charmants à chaque coin de ruelle. Nous reviendrons c’est promis.

À la lumière de l’hiver.

Souvenirs d’autres lieux-sourires

En Italie ~ Vérone sans Juliette

Échappée en train vers Vérone, Vicenza et Venise puis Gênes. Première étape : Vérone.

Va-t’en, méchant été !

Tu m’étouffes et m’insupportes. La chaleur irradie de mon corps, ma robe colle à mon dos et mes cuisses à la chaise. Une goutte de sueur coule entre mes seins. Assise à l’ombre, je plisse les yeux pour écrire. La toile du store, voile immobile, fouette dans le vent.

Déjà je ne t’aimais pas trop du temps où ta chaleur restait convenable, et où les moustiques n’étaient pas encore rayés.

Depuis plusieurs années, je guette moins ton frémissement début juin, tes longues soirées et prairies fleuries. Je me réjouissais jadis des premiers coups de soleil sur les épaules et les joues, attrapés lors des baignades dans des rivières encore profondes et fraîches. Je croquais dans la chair immaculée d’une pêche épluchée avec les doigts qui éclatait sur le menton, vite essuyé du dos de la main.

J’aimais l’éternité des jours croissants vers le solstice. Mais pas ses lendemains, début juillet. Les jours s’effondrent alors les uns sur les autres, dominos d’impératifs avant le grand vide estival. Cette pause, long tunnel de dimanches, m’angoisse. Temps suspendu, où la vie glisse entre les doigts. Les repères s’effacent, dilués dans les séjours à la mer des uns, les messages d’absence des autres, la pancarte au feutre noir annonçant les congés sur la porte de la librairie ou du restaurant et la disparition saisonnière du boucher du marché. La radio enchaine les rediffusions. Avant le vingt août, passer son chemin.

Câprier dans un mur

L’anxiété du compte à rebours avant la rupture estivale étreint ma poitrine pendant des jours. Clore des habitudes instaurées en septembre (déjà ? On commençait tout juste à connaître l’emploi du temps des enfants). Savourer un pique-nique avec des copains dans le demi-vertige muet d’une période qui s’achève. Se séparer pour deux mois. Deux mois dans le flou ? Comment vais-je tenir ?

C’est pourtant délicieux la pause, évasion immobile. Des rues vides, ce calme inhabituel, espéré. Mais la violence de la météo le confisque. Un soleil trop haut, trop dru, trop blanc grille les prairies fauchées. L’herbe coupée pique les chevilles.

Apnée.

La prochaine inspiration attendra les orages violets du quinze août (enfin, ceux du siècle dernier). L’air rafraichi au bord de rivières basses, chaudes, mousseuses, éveille un chaos de galets et un élan nouveau. Les premiers jours du mois de septembre rassurent. Ah, tout va rentrer dans l’ordre. La panne générale du dimanche ne se présentera qu’une fois par semaine. Les jours reprendront leur place, les amis aussi, le boucher au marché et moi la mienne.

Sur la page blanche aux carreaux Séyès de la rentrée, tout redevient possible. Retour des repères, mais neufs. Réinventés dans une odeur de crayons de couleur (j’écris odeur mais c’est le goût de leur mine friable qui se présente, pourtant voilà bien longtemps que je ne l’ai grignotée). Sur ma liste des fournitures scolaires, je cherche avec gourmandise la ligne « nouveaux départs ».

Mais avant, il me faut traverser ce désert brûlant. La coupure acérée de la pause estivale. Je fuis tous les soleils et trépigne d’impatience pour retrouver la pluie et le froid. L’automne me rend à moi-même.

J’allais vous parler de mes vacances, un périple captivant dans le nord de l’Italie. Or je vous confie mon appréhension de l’été. Il m’est difficile d’écrire sur ce voyage. Plusieurs fois je me suis assise pour prendre des notes, consigner les textes composés en vaquant à mon quotidien. Séances à chaque fois frustrantes. Mes doigts ne vont pas assez vite pour canaliser les d’émotions qui se bousculent dans mon coeur. Je vais faire de mon mieux.

Vérone

Andiamo. Repartons ensemble.

Dans le train entre Chambéry et Milan, ma benjamine assise derrière moi s’amuse à me (dé) coiffer. L’immobilité l’ennuie vite. Sous ses massages capillaires, je me rends compte qu’en terre étrangère, je compare mes découvertes avec l’Allemagne. Mon dentiste de Mainz, un homme fort sympathique avec beaucoup d’humour (si, si) m’avait confié que les Français étaient ceux qui avaient le plus de mal à s’adapter en Allemagne. Les Anglais, les Italiens du nord, ici c’est comme chez eux, avait-il ajouté. Vraiment ?

Ça faisait longtemps qu’on en rêvait de partir à l’aventure dans un pays dont on ne comprend pas la langue (non, l’italien de pizzeria ne compte pas). Alors nous avons organisé un périple dans le nord de l’Italie. En train, parce que dans les villes de nos étapes une voiture est plus un impôt qu’un atout. Nous avons renoncé à séjourner dans les Dolomites. Les photos de locaux en habit traditionnel évoquent la famille Von Trapp de La mélodie du bonheur, la ressemblance du Tyrol du Sud avec l’Autriche (et pour cause) a eu raison de la séduction des paysages et de leur promesse de fraicheur. Nous n’avons pas envie de reparler allemand.

Correspondance à Milan. Je fonce vers l’accueil. Dans un anglais internationalisé, je demande à la jeune femme où acheter des glaces. Hâte de savourer notre premier gelato. Tant pis s’il faut quitter l’ombre du hall de gare, traverser plusieurs voies de chaussée et prendre un escalator sous un soleil cruel. Là, c’est là. Nous poussons, tirons, trainons nos valises et sacs à dos et entrons dans une boutique élégante de glaces et de chocolats. Le jeune homme en tablier nous regarde. C’est à nous.

– Hallo !

– Buongiorno.

Oups j’ai dérapé. Mes filles haussent les yeux. Mon mari aura le même réflexe le lendemain chez un épicier. (Nous aurons d’autres occasions de les désespérer, avec nos chapeaux Décath assortis).

Lorsqu’en traversant un pont à Vérone, je soufflerai à ma grande fille : « Regarde ces gens, ils sont drôlement élégants. Ils doivent aller à un mariage… ». Elle me répondra : « Non, ça veut dire que tu as vécu trop longtemps en Allemagne. »

À peine la glace avalée dans la lisière d’ombre d’un bâtiment, nous filons à la librairie et repartons avec quelques livres (en anglais). Tant pis pour le poids supplémentaire de nos bagages.

Notre souhait (mon besoin) était de nous nourrir de culture et nous rassasier de beauté. Nous avons sillonné en train la plaine du Pô, entre rizières et champs de maïs, pour arpenter à pied, les vieilles rues de Vérone, Vicenza, Venise et Gênes.

Qu’en ai-je retenu ? Les peintures de la Renaissance italienne dont je ne suis jamais sevrée et trois rencontres.

Lors de mes précédents séjours en Italie, à l’hôtel ou en camping sommaire, j’avais regretté de ne pouvoir goûter aux fruits et légumes des marchés. Ces vacances-là, nous pourrons cuisiner. Hormis la nuit à Vicenza, improvisation hôtelière pour éviter un aller-retour dans la canicule et profiter d’une nuit climatisée, nous avons loué des Airbnb. À Venise, l’appartement, pratique, bien placé, mais sans âme, était dédié aux touristes. À Gênes, nous avons logé chez une femme dont nous ne connaissons que la photo aguicheuse dans la chambre. Un voisin nous a accueillis. L’appartement au rez-de-chaussée, dans un quartier balnéaire résidentiel, était décoré de meubles anciens en bois foncé et brillant. Douillet et classe. Le marché italien de l’aménagement résiste à Ikea.

Notre cage d’escalier

À Vérone, notre première halte, c’est une tout autre ambiance. Antonella nous présente son duplex dans une maison ancienne du quartier de Veronetta, entre colline et fleuve Adige, dans l’ombre des volets fermés. Meubles sombres de bois anciens, murs couverts de livres dans plusieurs langues, peintures, photos de famille. Oh elle a trois enfants, comme nous, oh, elle adore les bouquins, comme nous, oh, ils sont abonnés à The Economist ! Comme nous. J’apprends qu’elle est passionnée par les langues. Comme moi.

Elle nous explique la baignoire capricieuse et la voisine sympathique presque centenaire qui aimerait avoir l’occasion d’échanger en français, le nouveau musée du Palazzo Maffei et les chefs-d’œuvre de marqueterie de l’église Santa Maria in Organo (XVIe siècle) dans un anglais et un français parfaits. Vérone est un haut lieu de l’archéologie. Garder un œil pour les fossiles dans les sols et les trottoirs dallés de marbre rouge des Dolomites. Des trouvailles volées par Napoléon à Vérone ont lancé l’archéologie française, avant de partir pour les États-Unis avec l’archéologue parisien qui fuyait devant les nazis. Les trésors de Vérone ont lancé la discipline en France et aux États-Unis.

Quand Antonella disparait dans les escaliers de pierre en nous souhaitant un bon séjour, une tristesse m’enveloppe. Quoi déjà ? Mais on commençait juste à faire connaissance. Nous nous installons dans sa maison avec l’impression d’être chez des amis de toujours. Les dessins des enfants décorent le réfrigérateur et leurs chambres où s’entassent leurs livres de classe.

Allongée dans le noir, dans la chambre conjugale d’inconnus, je joue avec la poussière du premier rayon de soleil déjà trop chaud. Le ventilateur ronronne et clique. Les cigales vrombissent depuis l’aube. Le bleu des murs disparait dans la pénombre. Les volets de bois à persiennes sont fermés, les rideaux de voile blanc tirés. Le petit jardin charmant à nos pieds reste inaccessible en raison de la touffeur. Au mur gauche, une photo agrandie encadrée de doré attire mon regard. Une maman tient son grand bébé dans les bras. L’enfant fixe l’objectif. Le regard maternel couve l’enfant. Tendresse et éternité de l’amour maternel, le même que celui de tous les murs des églises de Vérone, et d’ailleurs. De tous les foyers. Une cloche sonne, je chantonne les notes de sa mélodie.

La chaleur étouffante nous plaque au sol à peine sortis. Déjeuner délicieux de caffé et de croissant à la crème de pistache à la terrasse d’une pasticceria. L’après-midi nous renvoie à l’ombre et à l’air chaud brassé de l’appartement. Préparer le repas c’est la récompense d’ouvrir plusieurs froids, pardon fois, le frigo. Ça vous dirait les filles de regarder un film ? Letters to Juliet qui se passe à Vérone a disparu des plateformes de streaming. Indiana Jones (le premier) ?

Bien sûr, nous sommes passés à la maison de Juliette, attraction touristique où tout est faux. Le personnage de Juliette est inventé. Le palais dans une cour en retrait d’une ruelle, authentique demeure seigneuriale du XIIe siècle, n’a pas eu de balcon (vrai tombeau ancien suspendu) avant les années 1930. La municipalité a soudain souhaité appâter les amoureux et leurs portefeuilles. Une statue de Juliette grandeur nature, en bronze, arbore des seins, astiqués par des mains innombrables et superstitieuses sur un mur de la cour, au milieu de graffitis multicolores innombrables, une boite aux lettres attend les vœux. Voir, vite, tôt, avant que la horde touristique, monstre idiot à cent têtes n’englue le passage. Voilà, c’est fait.

Ce monstre heureusement délaisse musées et églises. Il se presse aux arènes pour voir Le Barbier de Séville de Rossini. Comme lui, nous partons à la fin du premier acte. Deux heures d’opéra sur des gradins de pierre, ça nous suffit. Nous ne sommes pas assez mélomanes pour ne pas nous ennuyer passé 23 heures. Nous sommes une des têtes du monstre. Notre échappée au lac de Garde restera limitée à un après-midi de baignade. Le Gardasee est une annexe teutonne. Tout est conçu pour leur détente dans le confort. Il y a même un parc d’attractions et un DM (magasin fétiche des Allemands, devenu le nôtre, nous n’avons pas résisté à ses crèmes aux tarifs avantageux à Vicenza).

Lac de Garde

Autre rencontre à Vérone, une âme sœur d’écriture, croisée ici même (que je salue). Intimidation, impatience, joie. Quelle drôle de sensation de rencontrer quelqu’un qui en sait plus sur moi que moi sur elle. Caffè americano décaféiné. Échanges avec une vieille dame à la table voisine qui sirote un verre de grappa me dit en français : « ça fait plaisir de voir deux amies qui se retrouvent. » Pourtant, madame, nous ne nous étions jamais vues avant ce matin. Elle ajoute en se penchant un peu, « ne vous inquiétez pas je n’ai pas écouté. »

Troisième rencontre, une céramiste brésilienne, italienne d’adoption. Les créations dans sa vitrine m’avaient tapé dans l’œil en allant visiter l’église San Zeno. Nous y sommes repassés le lendemain. Échanges sur la terre, les techniques, le festival d’Avignon qu’elle adore (elle en a trois affiches dans son atelier) alors qu’elle ne parle pas français (mais moi aussi j’adore ! Je voudrais tant prendre le temps d’y retourner). Elle m’explique la technique du kintsugi, l’art japonais de mettre en valeur, avec de la poudre d’or souvent, la réparation d’une céramique. Ou comment transformer une fêlure en œuvre d’art.

Écrevisses et cerises

Sur les murs des églises Santa Anastasia, San Fermo, San Zeno, je déchiffre les fresques et leurs messages. San Fermo et San Zeno sont des églises en duplex. En sous-sol, l’église du moyen âge. Au-dessus, celle de la Renaissance. J’ai un vrai coup de cœur pour San Fermo. Tags gravés plusieurs fois centenaires, distributeur d’eau bénite, petit Jésus dans les bras de son père, dernier repas avec écrevisses et cerises. Silence brisé par les cigales, un violoniste qui répète avec l’organiste. Partout au sol du marbre de Vérone, avec des fossiles d’amanites.

Au cœur du Palazzo Maffei, sur une place courue de Vérone, s’est ouvert depuis peu un musée éclectique. Dans l’atmosphère d’une riche demeure, sur trois niveaux, les collections mêlent des œuvres (peintures, sculptures, arts décoratifs) du XIVe à l’époque contemporaine. Les chefs d’œuvres côtoient des pièces surprenantes, comme ce triptyque de la Renaissance à côté d’une toile peinte en rouge et lacérée de trois coups de couteau. Arrivés une heure avant la fermeture, nous avons dû presser le pas, pour pouvoir admirer la vue depuis le toit. Je garde au bras droit la griffure d’une barrière anti-pigeons.

Un autre soir, avant un diner délicieux à la terrasse d’un restaurant installé dans une église déconsacrée, nous avons gravi, suant, buvant, les marches jusqu’au Castel San Pietro et son point de vue superbe sur le ponte Pietra, pont romain sur l’Adige. La brève tourmente de la nuit a gonflé les flots. Les mouettes n’ont plus pied.

Ma glace préférée : amande-abricot-romarin chez QB Gelato à Veronetta. Croquante, crémeuse et parfumée.

Lors de la visite du jardin Giusti, l’un des plus beaux jardins italiens de la fin de la Renaissance, le ciel est couvert. Ma benjamine est restée au fond de son lit. Nous arpentons les allées de cyprès et grimpons les marches de la tour du fond du parterre pour découvrir le panorama sur la vieille ville de Vérone, si pittoresque. Je prends des notes pour mes futures plantations. Et je réponds aux messages de mes frères reçus sur mon téléphone toujours silencieux sur l’avenir proche de notre jardin familial en Ardèche. Comment l’entretenir de loin en loin ? Faut-il le vendre ou le garder ? Une main en avant, une main en arrière. Entre les deux, respirer le jasmin et photographier les fleurs de câprier qui dégoulinent des murs.

Le matin du départ, à l’arrêt du bus qui nous conduira vers la gare, nous avons dix minutes d’avance. Oh, par chance, l’église Santa Maria in Organo est enfin ouverte ! Chiche, allons voir ! Ma grande et moi traversons en courant. Une association propose des visites. Une dame nous accoste. Dans un italo-anglais approximatif, nous transmettons notre urgence. Elle nous fait signe de la suivre. D’un pas rapide, dans la pénombre et l’odeur mélangée de cire et d’encens, elle rejoint par les couloirs secrets du fond, la sacristie et le chœur. Les panneaux, tous différents, sont superbes. Des incrustations de bois d’une grande finesse représentent des vues urbaines, des allégories, des natures mortes. Subjuguée, pressée et intimidée, je n’ose pas prendre de photo. Je voudrais rester des heures.

Vite, le bus, le train.

Vite, un texto. Antonella, nous avons adoré l’âme de votre chez-vous. Et si nous restions en contact ?

À suivre.

Pour le plaisir, des souvenirs de lieux-sourires.

En bonus, un cliché de ma benjamine :

(émoji, yeux aux ciel. Quand je pense que je l’ai grondée…)