En passant

Une exposition de sculpture impressionniste au musée Städel de Francfort, un autoportrait au radiateur. L’art comme miroir de nos vies.

Goethe, par Tischbein 1787.
(Avec deux pieds gauches ! hi hi)

Elle me regarde. Assise de trois quarts, dans une bergère de bois blanc tendue de soie claire et fleurie. Sa robe longue tout aussi blanche et soyeuse a les manches bouffantes transparentes. Un volant flotte sur le décolleté où se niche un pendentif, une ceinture de soie ou de taffetas mauve lui ceint la taille et rappelle les rubans noués à ses manches.

Sa peau claire, presque nacrée se fond dans un camaïeu pastel, mis en valeur par la soie de Chine bleu canard tendue sur le mur et ses cheveux sombres attachés en arrière. Une peau blanche comme la neige, des cheveux noirs comme l’ébène…

Tout semble doux et lisse, fuyant et frais au toucher. Glissant. Un cocon de soies et de soieries.

Elle a l’air fatiguée, lasse, une main posée sur les genoux croisés dans une port à la fois alangui et noble. Un bras qui embrasse l’accoudoir de la bergère, dans une velléité d’évasion du cocon. Un soupçon d’abandon étudié.

Elle pose son regard sur moi, avec un demi sourire. Dans un mimétisme réflexe, je ne peux m’empêcher de pincer légèrement les lèvres. Je regarde sa main et sens dans la mienne la forme sculptée de l’ossature en bois de la bergère. Tout est calme autour de nous. Peut-être va-t-elle me confier ses pensées.

Elle est plus jeune que moi, peut-être 20 ans de moins. Mais aussi 130 ans de plus. Et pourtant nous sommes pareilles. Des femmes, vivantes.

Lady Agnew of Lochnaw, par John Singer Sargent – 1893

Changez-lui ses habits (comme je faisais jadis avec des petites poupées découpées dans du papier), et asseyez-la dans un canapé de velours bleu canard, posez-lui un smartphone dans la main droite. Hop vous avez franchi d’un coup le gros siècle qui ne nous sépare pas.

Elle, Lady Agnew of Lochnaw, une Ecossaise, est en visite à Francfort en ce moment, sous la forme d’un portrait peint à l’huile par John Singer Sargent. La taille de l’œuvre (grandeur nature ou presque), la fraicheur du trait et des couleurs attirent le regard dès qu’on pénètre dans la salle. Ma fille s’est postée d’emblée, aimantée, devant.

Je l’emporte dans mon coeur, et dans une salle voisine, je m’arrête devant une nature morte aux pensées. Des pots de fleurs fraîches depuis près de deux siècles. Les sœurs jumelles de celles que j’ai plantées dans mon jardin ce printemps. Deux cents ans plus tard, je ne les ai jamais vues et pourtant je les connais déjà.

Plus loin, je m’attarde devant une sculpture de la maternité : une jeune femme tient sa petite fille dans les bras. Je lui tourne autour, pour l’observer sous tous ses reliefs, tous ses reflets. Je connais bien sa position, je l’ai encore dans les bras (comme on dit ‘’je l’ai dans les doigts’’ d’un morceau de piano), dans la même position que j’ai utilisée longtemps, souvent, le plus possible, avec mes enfants petits. Si peu de choix finalement dans nos gestes. Des corps qui s’emboitent comme des morceaux de puzzle, les bras de la mère, le corps souple abandonné de l’enfant. Hier, aujourd’hui, demain.

Pour l’une de nos toutes premières évasions post-confinement, nous avons choisi une excursion au musée Städel de Francfort. Ce musée des beaux-arts se situe sur le bord du Main (un affluent du Rhin qui s’y jette au niveau de Mainz) sur la Museumufer – le quai des musées. Le bâtiment sérieux, classique, symétrique, intimide un peu, lorsque on gravit ses marches. Ou peut-être est-ce le gardien masqué qui nous contrôle à l’entrée. Derrière nous, en face, de l’autre côté de l’eau et d’une passerelle, les tours de la City allemande se dessinent sur un ciel nuageux.

L’exposition temporaire qui nous a attirés s’appelle : En passant (en français). Elle porte sur l’impressionnisme dans la sculpture, et présente des œuvres de Degas, Rodin, Rosso, Troubetzkoy et Bugatti (les trois derniers je n’en avais jamais entendu parler, mais ils valent le détour comme leurs confrères). Elle étudie le rendu en pierre et en bronze de la lumière et de l’atmosphère de l’impressionnisme. La matière en relief, libérée, émouvante et lumineuse. Sculptures, dessins, peinture, mises en regard. Superbe ! L’expo est prolongée jusqu’au 25 octobre. Courez-y vite ! https://www.staedelmuseum.de/en/exhibitions/en-passant (avec le masque, le plus tôt possible dans la journée).

J’ai eu le coup de foudre pour Eve, un dessin de Jacques-Ernest Bulloz, d’après une sculpture de Rodin. Dès le mercredi suivant, c’est elle que j’ai modelée en argile, elle qui a été sous mes doigts si conciliante et inspirée.

L’art nous tend le miroir d’autres vies, d’autres émotions et sensibilités – qui nous parlent par-delà les années, les siècles. C’est troublant ce chemin similaire de découverte du monde et de soi, au fil de nos âges, quelle que soit l’époque. Penchez-vous, écoutez… tous les secrets sont là. Rien de bien nouveau en somme.

J’arrive à l’âge où je ressens l’envie et le besoin de lire des biographies. Celui où on a compris qu’il est utile de rebondir sur les découvertes d’autres vies, pour mieux comprendre la sienne. Comme un raccourci vers plus de conscience, une occasion de prendre de la graine (de la graine : je le savais bien que les plantes sont pleines de sagesse). Entendre ces vies qui me parlent au-delà des années, des siècles. Les similitudes, tellement, avec ma vie à moi. On se croit unique, plus malin, différent. Et on l’est. Comme les autres, comme tout le monde. Tous ceux qui nous ont précédés, nos contemporains, ceux qui nous suivront.

Une biographie pour amplifier encore le bonheur de la lecture, redécouvrir des choses que l’on sait, sent, suspecte déjà dans un autre contexte, pour apprendre grâce au décalage combien nous avons en commun nous autres humains. Un autre temps. Une autre vie. Tellement proches des miens.

J’ai lu récemment une biographie de Colette, peut-être mon écrivain préféré. Je m’identifie à elle, pour nos 100 ans d’écart tout pile ou presque et notre amour des violettes dans les chemins creux, notre passion des végétaux et des êtres. Ses mots me font vibrer.

Si j’arrive à mettre la main dessus cet été, dans la maison de mon père, la bibliothèque de ma mère, je lirai peut-être le journal de Delacroix. Je prendrai mon temps, comme si le temps était à moi, pour relire des livres qui me parlent. A chaque passage dans leurs pages, ils me confient des secrets nouveaux.

Tenez, par exemple, j’ai ressorti un livre de Christian Bobin : Autoportrait au radiateur. Il m’a été offert voici 20 ans par une amie ardéchoise, parisienne pour cause d’études. Je l’avais lu dans le TGV du retour, d’une traite, buvant les mots de ce poète que je découvrais. Je le chéris doublement depuis et le lis régulièrement. J’ai dévoré avec gourmandise tous les livres de Bobin qui ont croisé ma route.

A la première lecture j’avais souligné certains passages au feutre noir. J’ai souri ce matin, curieuse de voir combien aujourd’hui j’ai envie d’en distinguer de tout autres. La période de ma vie a changé. Au mois de janvier 2000 ma vie était en transition. Ma mère était partie depuis quelques mois et j’allais bientôt tomber enceinte de mon premier enfant. Ce livre qui parle beaucoup de la mort d’un être cher, m’avait aidé sur ce plan-là. Aujourd’hui je dois avoir à peu près l’âge de l’auteur au moment de son écriture. Ce sont ses intuitions, ses pensées sur la vie qui me parlent le plus. Attraper un peu de maturité et de sagesse avec le filet à papillons de la lecture.

Le miroir tendu par l’art est un miroir magique. Il reflète ce que nous sommes prêts à voir et à entendre. S’il a d’autres secrets à nous révéler, il reviendra c’est sûr. Au moment adéquat.

Alors aujourd’hui, miroir, miroir sur le mur (de ma bibliothèque), quel secret vas-tu me confier ?

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