La valse des asperges

Retour de courses, où l’on apprend sur le tas le code de conduite du jour et les entrechats gantés.

Ce matin au marché la queue était longue chez le boucher. Mais bon enfant et au soleil oblique, sous les arbres du parc où une partie des stands a été redéployée. Les steaks marinés pour le barbecue m’ont mis l’eau à la bouche. Les vendeurs étaient souriants (“Alors ce saumon pour les sushis ?“).

C’est chouette le marché. Tant qu’on fait attention à son rang dans la queue qui serpente sur des dizaines de mètres, on ne se fait pas engueuler. Ça permet de prendre deux fois par semaine un bain de normalité approximative. Comme avant, quand on avait le droit d’embrasser les gens qu’on aime.

Pourvu que ça dure.

Et ce matin, nous n’avons pas croisé Monsieur Gnagnagna, celui qui râle et rapporte à la maitresse.

(Ni sa femme.)

On a les victoires qu’on peut.

Sur le chemin du retour, nous sommes passés chez un maraicher – pépiniériste, pour le plaisir des papilles et du tout petit changement. Pour avoir l’impression de choisir notre emploi du temps.

Je m’y rends de temps en temps par gourmandise. Pour flâner entre les rayons de fleurs de saison et plants d’herbes parfumées. Pour acheter des bulbes de fenouils miniatures, croquants et anisés. Ou des salades d’herbes et feuilles, couronnées de fleurs. J’aime beaucoup les végétaux et je m’y connais un peu. Mais ces mélanges aux goûts très variés gardent leur mystère. S’y mêlent au moins une douzaine de plantes différentes où je n’ai reconnu que le plantain, le pissenlit, le pourpier et la pimprenelle au nom si charmant.

D’habitude, enfin l’habitude d’avant, quand j’arrive chez ce pépiniériste, c’est désert. Le portail entr’ouvert est le signe que l’on peut entrer. Seuls deux ou trois employés vaquent à l’entretien des plants.

Ce matin il y avait foule. Et un ‘’gardien’’ au niveau du portail. Soit les gens mangent beaucoup plus (bien sûr avec les cantines scolaires et professionnelles au chômage), soit ils s’ennuient, soit ils profitent de l’enthousiasme de la météo pour fleurir leur carré d’herbe ou leur rebord de fenêtre. Probablement tout ça à la fois.

Nous avons donc emprunté une petite cariole pour faire notre sélection et payé les plants élus à la nouvelle caisse extérieure (que d’innovations en ce moment). Y’avait pas mal de pots (comment se retenir devant un étalage parfumé et fleuri ?). Au vu du nombre de panneaux partout, le mode d’emploi des courses a l’air complexe. Il vaut mieux avoir les mains libres pour les rayons de fruits et légumes. Alors nous avons entreposé nos achats dans la voiture, avant de poursuivre, enfin, de recommencer.

La photo rapide depuis derrière le scotch, avec le gant en plastique

Nous sommes repassés par la case départ-portail, et nous sommes parqués dans la longue file d’attente pour le magasin.

Pas plus de quatre personnes à la fois à l’intérieur.

Nous avons compris la leçon. Nous ne rentrerons pas ensemble mon mari et moi. Promis. Ce matin c’est moi qui m’y colle.

Une fois sur le seuil, j’ai ressenti une vague sensation d’angoisse.

Tous ces gens (au moins une vingtaine) plus ou moins masqués attendaient que j’entre pour avancer d’un rang dans la queue. Plusieurs affiches manuscrites grandes et petites encadraient la porte, rappels d’injonctions sécuritaires. Sur un tonneau était posée une boite de gants jetables (oups je ne les avais pas vus la semaine dernière).

J’ai le temps de toutes les lire à peu près. La perplexité monte et je suis sur mes gardes. Comment d’une main choisir les fruits et légumes, de l’autre porter un panier assez lourd, tout en gardant à l’œil les mouvements des autres clients pour rester à distance suffisante ?

J’entre et me lance dans la chorégraphie improvisée et maladroite du chaland qui se sait observé par des dizaines d’yeux et ne sait plus comment s’y prendre. Un saut-de-chat par-ci pour les salades, un pas chassé par-là vers les navets. Zut les pommes ! Ah non tant pis, je suis déjà passée dans leur coin. De rapides calculs de géométrie dans l’espace (rhubarbe x oignons / blettes) m’indique que le client qui vient d’entrer serait trop proche de mon visage non masqué. Je ne peux pas y retourner. Tant pis. L’apnée et le garde à vous n’ont qu’un temps.

Aux caisses, une paroi sépare désormais les deux clients qui paient de front. Une ligne en scotch au sol délimite la zone d’attente. Un écran vitré sépare des caissiers. Aïe ! Tout un nouveau code du cheminement qu’il faut apprendre sur le terrain, et qui évolue chaque jour. Je suis entourée par une forêt d’injonctions probablement paradoxales (mais je n’arrive pas à les retenir toutes), des frontières qui n’en sont pas mais qu’il ne faut pas franchir….

Pas confortable, non.

C’est où qu’on se met pour payer maintenant ?

Je me sens empruntée et gauche. Même de la main droite gantée.

Au moins certains légumes ne sont plus en self-service, malgré les doigts déguisés. Ce sera autant de gestes hésitants et potentiellement ridicules économisés.

  • Je voudrais un kilo d’asperges.

La jeune caissière aux cheveux courts (jolie coupe ! j’ai envie de lui demander le nom de son coiffeur ; ne nous déconcentrons pas) sourit. Elle part me les chercher.

  • XFSKHEYTJHSVNV ?
  • … ?

Sourcils haussés (les miens), regard perplexe (perdu) dans un geste interrogatif que j’espère international.

  • XFSKHEYTJHSVNV ?
  • Comment je n’ai pas compris ?
  • Les asperges, de catégorie deux ou trois ?
  • Les petites
  • GHJLK%ML%MJKGD ?
  • Comment ?
  • Elles sont de même taille.
  • Ah, catégorie trois alors.

La paroi vitrée nimbe les sons. Difficile de savoir de quelle bouche ils proviennent et à qui ils s’adressent. Comment allons-nous communiquer quand nous aurons tous des masques bien épais sur la moitié du visage  (c’est pour après-demain l’obligation) ?

Et pour payer ? Il faut garder le gant en plastoc ou pas ?

Je l’enlève pour sortir la monnaie de ma poche. Paf y’a une pièce qui tombe par terre. Je me baisse pour la ramasser (en pliant bien les genoux, vous noterez la souplesse relative retrouvée dans les mouvements du quotidien). Hou la la, non seulement j’ai touché de l’argent liquide, mais en plus j’ai frôlé le sol de mes doigts.

Je remets le gant à droite, de toute façon c’était la main gauche par terre. Zut j’ai touché le gant avec des doigts sales.

Je sens mes épaules se crisper. Mes oreilles se hérissent. C’est sûr je vais me prendre une remarque, j’ai dû faire un truc de traviolle. Je m’attends à ce que quelqu’un fasse mon éducation en matière de courses-avec-un-seul-gant-en-plastique, dans un isoloir aux parois plus ou moins symboliques. 

En fait non. La caissière sourit et me souhaite un bon week end. Je lui réponds de même (enfin je crois).

Je m’éclipse vite. Mes deux barquettes des premières fraises (hollandaises) se sont à peine renversées dans mon sac.

Ah tiens, j’ai gardé le gant.

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