Grace Kelly ne se tache pas

Rentrée et escapade à Monaco

-Ça coûte pas cher de tuer quelqu’un !

C’est moi qui m’exclame sur un coin de trottoir à huit heures en allant au marché, tournée vers mon mari qui attrape les sacs vides dans la voiture.

-Hum, pardon.

Une jeune femme, que je n’avais pas vue, me demande de me décaler. Je m’exécute et porte une main devant ma bouche grande ouverte, dans la réalisation soudaine de l’exclamation qu’elle vient d’entendre : une conclusion d’argumentaire féministe pardon, humaniste, pour expliquer combien j’étais choquée du peu de condamnation des mâles pour féminicides. Je partageais avec mon mari des réflexions du livre de Giulia Foïs Ce que le féminisme m’a fait, réservé à la médiathèque après avoir beaucoup aimé #notallmen. Chaque fois que je lis ou écoute un témoignage de ces femmes qui ont le courage de parler, malgré les injonctions de la société et de leurs proches pour les contraindre au silence, quand elles ont réussi – un peu – à se rafistoler, à s’extraire, un jour à la fois, un mot à la fois, de la terreur sidérante de l’emprise, la réaction collective me fait sauter au plafond. Quelle bande de ****%µ%% ! Quand cessera-t-on de croire les menteurs ? Quand se demandera-t-on qui a intérêt à mentir ? Quand arrêterons-nous d’accorder aux femmes le triste privilège de mourir deux fois ?

Voilà j’ai poussé mon coup de gueule. Le premier. En voilà un autre. Décidément cet article s’annonce décousu. Tant pis. Veuillez nous excuser pour la réflexion occasionnée.

L’autre soir, je suis rentrée congelée de la réunion de rentrée à la Cité Scolaire Internationale. J’ai tiré du fond du placard la polaire douillette des soirées d’hiver. La professeure principale a prévenu les parents des nouveaux élèves de veiller à ce qu’ils se couvrent bien. Dans ce lycée, l’hiver glace plus à l’intérieur qu’à l’extérieur, l’été cuit la chair fraîche, entre les deux, les pluies ruissellent sur les murs et dans les couloirs. Attention à ne pas courir dans les escaliers. Mes filles s’en plaignent toute l’année. L’ensemble du personnel en pâtit. Des architectes ont dessiné un établissement scolaire sans confort thermique ni sonore, qui enferme sans protéger et éclabousse, depuis trente ans, des centaines, des milliers de personnes grelottantes ou transpirantes. Les concepteurs, eux, bullent dans leur loft insonorisé à 20° toute l’année. Ce bâtiment d’enseignement si peu en accord avec le besoin des utilisateurs, se visite pour les journées du patrimoine. Prenez une petite laine et, si le temps se couvre, un ciré et des bottes. Peut-être apprendrez-vous quels esprits brillants ont rédigé le cahier des charges, validé les plans et réceptionné le chantier, ceux qu’il serait utile de condamner à vivre avec leurs erreurs. Cela ferait-il réfléchir ceux qui tiennent les stylos ?

La rentrée cette année a un goût doux-amer : nous n’avons plus qu’une seule fille scolarisée. Eh oui, ma brave dame, le temps passe. On ne rajeunit pas, que voulez-vous. Dans les couloirs de la CSI qui résonnent encore des exclamations de notre grande et de ses copains, je m’attends à croiser des parents amis : How was your summer ? Nos repères périmés devront repousser dans la section allemande, qui reste nouvelle pour nous, même après trois ans. On s’intègre (s’investit) plus dans la vie de l’école quand les enfants sont très jeunes. Pour la troisième, l’énergie pour pâtisser des gâteaux, les vendre et les acheter s’est tarie. On se contente de les manger.

Dans la foulée de la réunion de rentrée, mon mari m’a confié qu’entendre deux papas échanger en allemand dans la salle de classe, avait éveillé en lui des souvenirs incommodes. Un frisson analogue m’avait parcouru au même moment, souvenir réflexe du combat mené en arrivant à Mayence pour comprendre les codes des écoles allemandes. En plus les divisions ne se font pas du tout comme ça. De toute façon on a oublié. Punaise, c’était dur. Le contexte administrativo-pédagogique a réveillé la cicatrice du choc dans le mur du changement.

Heureusement, l’accueil de nos visiteurs allemands ne suscite pas d’instinct de lutte, cet été c’était doux de cuisiner des soupes au pistou pour des amis de Cologne puis de Mayence. En attendant de sauter dans un train pour monter les voir, bientôt, j’ai regardé cette semaine trois films germains, dont deux portent sur de jeunes écrivains en mal de reconnaissance et d’éditeur. Dans Des places au soleil, tragi-comédie déjantée sur fond des paysages volcaniques de Lanzarote, une jeune écrivaine fauchée et paumée se trouve happée dans une réunion de famille imprévue, électrique et libératoire aux scènes savoureuses. J’ai enchaîné avec Ciel Rouge, que j’avais raté au cinéma à sa sortie, et retrouvé, dès le lendemain, le charme de Paula Beer dans Miroirs n°3 du même Christian Petzold dans ma salle favorite du CNP Terreaux (les vieux reconnaîtront), la minuscule salle du bas, au plafond voûté et où le mur sert d’écran. Émotions et sentiments, désirs refoulés, émois, deuils, rencontres maladroites au sein d’une nature vibrante et de musiques envoûtantes.

À part ces voyages imaginaires sur la Baltique ou aux Canaries, la seule frontière franchie ces dernières semaines fut celle de Monaco pour des retrouvailles familiales. Allez venez, je vous emmène si on arrive à entrer dans ce train, enfin, dans le suivant… Tassons-nous dans le coin sur la plateforme entre un vélo et son cycliste et des touristes canadiens et patientons et essayant d’apercevoir la mer en pointillés par la fenêtre.

Comment se protéger de la pollution machiste d’un gros rustre dont la tête reste cachée mais la voix accapare toute la voiture ? Il s’est lancé dans une conférence à destination d’un type debout dans l’allée, qui acquiesçait à ses affirmations. Et que la France est un pays de ** ?** !#@!*. Et que la libre circulation des marchandises en Europe c’est du pipeau, d’ailleurs le paquet de cigarettes est à 13 euros en France et 5 en Italie. Et qu’il aime se rendre au Portugal parce que c’est moins cher, et aussi en Hongrie parce que là-bas y’a des bars et des nanas à mini jupes. Et qu’il fait régulièrement le trajet de Nice vers Vintimille pour acheter des cigarettes. Il les revend 10 euros, et se fait 5 euros sur chaque paquet et….

Ma fille près de moi ouvrait des grands yeux outrés, j’ai cru qu’elle allait s’approcher pour lui faire avaler le dégueulis dont il inonde des dizaines d’oreilles non consentantes. Faut pas plaisanter avec elle. À Mayence, lors d’un cours d’autodéfense, elle avait coupé une planche en deux à main nue. Les voyageurs alentour se taisent, font semblant d’ignorer. Un instant, l’envie de l’enregistrer pour le dénoncer aux douanes et à la police de la bêtise me démange. Mais ce genre d’individu, inconscient de sa propre violence grossière me terrorise. Dans le pays de ** ?** !#@!* qui le laisse libre d’arrondir ses fins de mois avec son petit trafic minable, il sera libre aussi de voter contre l’Europe et donc pour la fermeture des frontières, avant de réaliser que, ben lui non plus, il ne pourra plus sortir.

Pas l’ombre d’Albert dans les couloirs du palais princier illuminé par le fantôme de Grace Kelly. Elle rayonne dans chaque pièce, dans le salon où son regard a croisé celui de Rainier pour la première fois, et celui, voisin, où leur mariage a été célébré. Les familles royales ou princières m’indiffèrent. Je les considère au mieux comme des mécènes au pire comme des parasites. En revanche l’actrice américaine en noir et blanc échouée sur un rocher de méditerranée, dans une famille de commerçants génois, quelle aura… Et pas seulement parce qu’elle a su jouer à la princesse et répondre aux attendus masculins et médiatiques. Ni parce qu’elle s’est blottie dans les bras de Cary Grant.

En poussant un rideau de velours sombre, on pénètre dans une exposition feutrée, toute de moquette moelleuse, parfum de rose et chants d’oiseaux, où sont présentés, dans une ambiance tamisée, des portraits de la Princesse Grace, des photos prises par elle de ses enfants, des bijoux, chapeaux et sacs. La scénographie est-elle particulièrement inspirée ou la lumière irradie-t-elle de son seul regard là sur le mur ? La magie d’un prénom peut-être…

Je me souviens du jour où j’ai appris son accident de voiture, je jouais seule dans le fond du jardin. Curieux souvenirs qui superposent l’information qu’aucune radio ni télévision n’avait pu m’apporter sous le figuier, avec des réminiscences quelques heures ou jours plus tard, dans l’émotion de savoir qu’une jeune fille avait failli mourir aux côtés de sa maman dans un ravin.

Dans la chaleur étouffante de la Côte d’azur de fin d’été, le palais offre ombre et courants d’air, des commentaires sur la restauration des fresques des plafonds, et un voyage dans le temps qui évoque un séjour de la reine Elisabeth II à Malte vu dans un documentaire sur le Prince Philip. Les têtes couronnées s’emmêlent.

Sans famille sur place, que je remercie pour l’accueil adorable, je ne serais jamais allée à Monaco. Je fuis le béton et le blingbling, l’étalage des jouets hors de prix de ceux qui pourraient soulager la souffrance d’autres humains mais s’y refusent. Leurs Rolls-Royce leur permettent de rejoindre leur adresse fiscale depuis leur yacht en empruntant des ronds-points cachés dans les tunnels. Des nanas refaites au visage d’IA se promènent attachées à des chiens sur lesquels on trébuche, un plumbago défleuri coûte 120 euros et les tours s’empilent sur une pauvre côte qui n’a rien demandé et menacent de la précipiter dans la mer. Quel curieux modèle économique ! Pourtant le dépaysement est là, dans la villa charmante de la Belle Époque coincée entre deux gratte-ciel, dans l’uniforme d’amiral des policiers, dans les jungles tropicales des moindres lopins de terre, dans le souvenir de mon cher Pagnol y a vécu. L’ambiance fantomatique d’appartements vides est conjurée par le rythme du ressac et l’ascenseur qui emmène à la plage.

Le nez en l’air pour découvrir, le regard fuyant l’éblouissement du tape à l’œil, j’essaie d’adopter les yeux d’une famille locale, qui travaille, va à l’école, prend le bus. D’ailleurs moi aussi je prends le bus et me trompe d’arrêt. Sur un territoire grand comme un mouchoir de poche, on aura tôt fait d’opérer un demi-tour au rythme des bouchons et c’est l’occasion de découvrir le quartier de Fontvieille. Tiens voilà un supermarché Carrefour, c’est peut-être là que les employés de maison, que l’on croise dans la rue encombrés de poussettes, font leurs courses. À moins qu’ils ne soient relégués aux faubourgs de Nice.

Dans ma grande jeunesse, j’ai fait un stage de quelques semaines dans une banque de Philadelphie où je me suis princièrement emmerdée. J’ai mangé pour la première fois du carrot cake, en vivant un curieux instant de déjà entendu. Quand l’employée, qui avait eu la gentillesse de m’emmener déjeuner avec elle, m’avait dit « goûte, ça a un goût de … » je savais, informée par mon intuition, qu’elle allait ajouter « noix de coco ». Pour lui expliquer d’où je venais, j’ai situé l’Ardèche entre Paris et Marseille. Oh m’avait répondu la dame, j’y passe parfois quand je vais rendre visite à des cousins à Monaco. Tiens, tiens, je m’étais dit, une Américaine de Philadelphie qui a de la famille à Monaco… Toujours sous le charme du film Le train sifflera trois fois vu seule, quelques semaines plus tôt, grâce au Cinéma de minuit, j’avais retenu la question qui me brûlait les lèvres.

Mes neveux nous ont accompagnées à l’exposition du Grimaldi Forum, organisée par le Centre Pompidou sur le thème de la couleur selon une riche idée de correspondances entre parfums, sons et couleurs. Il manquait juste des textures pour compléter l’expérience sensorielle. Conçue comme une fleur avec des couloirs rayonnant à partir du cœur, chaque “pétale” était dévoré par une couleur, dans une salle immersive (agrémentée de sons et de parfum), une pièce décorée avec du mobilier du musée, et bien entendu, des peintures et sculptures. Noir, rouge, rose, jaune, vert, bleu et blanc.

Mon petit guide de quatre ans et demi, qui avait déjà vu l’exposition, a parcouru les allées au pas de course. Dans l’expo voisine sur Napoléon, j’ai couru derrière lui en tâchant de ne pas le perdre, et ai réussi à le retenir quelques secondes pour lui montrer un tableau géant qui représentait Monaco en 1813 :

-Regarde le village sur le rocher, le palais, et en bas les champs.

-Mais y’a pas de champs à Monaco !

En attendant les grandes qui lisaient les explications sur les liens entre les Napoléon et Monaco, lui et moi sommes sortis arpenter les sentiers du jardin japonais, entre des touristes russes et asiatiques dont on ne comprend pas la langue, en évitant de plonger avec les carpes dans le bassin. Nous n’avons pas pris le temps d’explorer le seul espace calme car sans voiture de cette ville-pays, le territoire conquis sur la mer, où personne n’a encore osé construire un gratte-ciel. Peut-être que les promoteurs attendent que les propriétaires du littoral clampsent, ceux qui ont payé pour une vue imprenable qu’on leur confisquera dès qu’ils auront le dos tourné, les pieds en l’air.

Regarde l’affiche là ! Zut on sera partis. Dommage, je vais rater le salon du livre de Monaco.

Après toutes ces visites, à l’heure de la glace, je craque pour deux boules, chocolat très noir et stracciatella très blanche. La jeune vendeuse tasse les deux dans un pot minuscule. Bien sûr en quelques secondes sur la place du marché, la glace fond, je l’aspire, tourne le pot, le lèche, le retourne, sort un Kleenex vite inutile, et toujours la glace au chocolat goutte, bien sûr c’est elle qui goutte, par terre, sur mes doigts, mon poignet, mes Birkenstock dorées, sur mon top à bretelles. Maman fait attention, ça ne partira pas. Il est trop joli ce top. Il est ravissant avec ses rayures abricot et blanc et ses broderies anglaises, bariolé de chocolat noir. Il m’accompagnera toute la fin d’après-midi et la soirée, à peine dissimulé par mon sac en bandoulière. Voilà à quoi aurait pu me servir un chienchien à mémère, à cacher les taches de chocolat.

Grace Kelly ne se tache pas.

Grâce Kelly a un chapeau en fleurs, un parfum à son nom, des fleuves de diamants, une admiratrice chocolatée aux doigts qui pèguent.

Vous serez gentille

Pourquoi a-t-on tant de mal à entendre les victimes ?

Pour mieux entendre, mettez le son.

Dans cette pièce étroite aux plafonds hauts, tout est nouveau. La luminosité blafarde d’un rez-de-chaussée voué au nord, les barreaux aux fenêtres, le ronronnement de l’autoroute urbaine au sortir du tristement célèbre tunnel de Fourvière, l’odeur de poussière sale de ce capharnaüm de dossiers, rouleaux d’affiches et cartons de flyers, Thierry Martel, le responsable de ce service de deux personnes dont le bureau touche le mien. Je suis peu sûre de moi, de ce que je fais là, du poste que j’occupe. Avant d’être embauchée dans ce rez-de-chaussée, j’occupais un poste équivalent de celui de Martel dans une autre entreprise, dans un bureau individuel à l’étage ensoleillé d’un bâtiment bas avec vue sur un jardin intérieur et des chants d’oiseaux. Le potentiel d’évolution, qui n’existait pas dans une entreprise plus petite, justifie-t-il le renoncement au confort quotidien ? Nous verrons.

Le téléphone fixe, noir et à touches du début des années 2000, sonne. Deux coups, trois peut-être, pour me laisser le temps de réfléchir, en tendant le bras, à comment me présenter. À peine ai-je le temps d’ouvrir la bouche, qu’une jeune voix féminine m’injective, celle d’une employée d’un prestataire de services dont je ne connais encore que le nom.

– Passez-moi Thierry Martel, vous serez gentille.

Vous serez gentille.

Soufflée par la condescendance de cette injonction, à trente ans, nouvellement arrivée sur ce poste dans une entreprise dont les codes m’échappent, je n’ose rien dire. Plus de vingt ans plus tard, ces trois mots résonnent encore à mes oreilles.

Vous serez gentille.

Ce serait aujourd’hui, je le lui ferais répéter avant de l’envoyer paître. Elle a sûrement le numéro direct de Martel. Je ne suis pas son assistante. Ou bien, parce que mon prédécesseur était un homme, le poste a-t-il insidieusement glissé, avec l’arrivée d’une femme, vers celui d’assistante du monsieur ?

La femme peut être une louve pour la femme. Les chipies de cour d’école le sentent bien. Celles qui tirent les cheveux et, lorsqu’on se rebiffe, larmoient en pointant un index accusateur vers leur cible et chougnent, en lui faisant un croche-pied discret. « Elle m’a fait maaaaal. » Snif.  Pour un peu on les plaindrait, les petites garces. Qui ne s’est pas fait attraper à leurs simagrées hypocrites ?

Voilà que, adultes, elles se rendent complices de l’objectification de leurs consœurs par le système patriarcal. Elles miment le « Vous serez gentille » du vieux dégueulasse à la petite stagiaire rougissante. Ils n’ont pourtant pas besoin d’assistantes pour les abîmer de leur regard, les saligauds.

Hier en faisant le repassage, un chemisier après l’autre, j’ai écouté un podcast de France Inter, Affaires sensibles, émission qui nourrit la curiosité, dans un suspense de thriller apaisé par la voix de Fabrice Drouelle. Le titre m’évoquait un plaisir facile de voyeurisme, vaguement malsain, et il m’a fallu attendre, pour la découvrir, de lire La vie clandestine de Monica Sabolo, où elle relate que l’idée de l’enquête auprès des membres d’Action directe lui était venue lors de l’écoute de cette émission. (Dans ce livre, elle raconte la vie clandestine de tous les terroristes, publics ou privés, et évoque l’inceste subi lorsqu’elle était gamine.)

Dans la liste des nouveaux thèmes, un sujet incongru : un podcast sur Taylor Swift, en prévision des élections américaines. Après tout, pourquoi ne pas me renseigner sur ce phénomène planétaire ? Devant ma pile de linge froissé, donc, je n’ai rien appris de bien passionnant, si ce n’est qu’aucun des extraits de musique proposés n’avait de personnalité. De la soupe telle qu’on nous en sert au kilomètre à la radio et dans les ascenseurs. Pardon pour les inconditionnels. Ou alors j’ai pris un coup de vieux. Il semble évident que l’artiste est la reine de l’autopromotion et de la manipulation des foules par les réseaux sociaux. Chef des moutons de Panurge que nous sommes. Cela en dit autant sur la malléabilité des foules que sur la dame. Elle, comme d’autres figures en vue, illustre le lien entre nous, la masse, et les milieux autorisés, qui nous gouvernent.

Pourtant dans cette complicité volontaire ou non, le rapport hommes-femmes grippe la courroie par ailleurs bien huilée. Taylor Swift, qui a réussi à s’imposer dans le milieu de la musique country américaine, fief éminemment masculin (il paraît que les radios ne programment pas deux chansons de femmes d’affilée), redevient brusquement juste une femme comme le chante Anne Sylvestre, lorsqu’un gars, dans les coulisses d’un concert, lui met la main sous la jupe. Elle relate, il en perd son boulot, mais ça lui semble injuste au monsieur, il porte plainte contre la dame. Ben voyons.

Rappelons-nous les sages mots de Marcel Pagnol dans son film Manon des Sources : « Le mâle dépité appelle toujours salope la femme qui refuse précisément de l’être. »

Vous serez gentille, arrêtez de nous faire perdre notre temps pour cette bagatelle.

Taylor ne se laisse pas démonter, et porte plainte à son tour mais doit répéter les faits au procès. Je cite de mémoire : « Vous voudriez me faire changer ma version des faits, mais je ne le ferai pas. Parce que c’est la vérité.  Il m’a mis la main au cul. »

Elle demande un dollar symbolique de dédommagement. Là, je dis bravo et merci, madame, de n’avoir pas été « gentille ». C’était avant la vague #metoo.

Autre épisode de Affaires sensibles sur David Hamilton, un midi, en train de réchauffer un reste de pâtes au thon — de temps en temps, rassurez-vous, j’écoute des sujets plus légers.

Ce nom évoque le charme romantique d’une affiche dans les toilettes chez mon grand-père, peut-être de lui, peut-être pas. Une odeur de savon à la lavande, une jeune fille en robe fleurie Laura Ashley sous une capeline de paille ou alors avec une queue de cheval basse et blonde, comme le champ de graminées, couleurs pastel, flou artistique…

Gros flou et bien peu artistique. Le photographe star des années 1970 et 1980, prédateur caché derrière son objectif, a violé ses modèles prépubères, que leurs mères flattées poussaient dans ses bras. Flavie Flament, animatrice télévisuelle, raconte son traumatisme qui fait froid dans le dos dans La consolation. Dans le podcast, donc, est diffusé un extrait d’une interview réalisée à la sortie du livre, avant le suicide de David Hamilton. Le journaliste demande à Flavie Flament de citer à l’antenne le nom du violeur que tout le monde connaît. Elle refuse en ajoutant « J’ai été victime, je ne voudrais pas être accusée de diffamation ».

Relisez.

Toujours pas ? Lisez encore.

Voilà la réalité de la société et du système judiciaire. Les monstres mettent la main sous les jupes, déflorent des gamines dans des chambres noires mais si, courageuses, elles osent briser le silence, on les casse à coup de « Taisez-vous, vous serez gentille ».

On les montre du doigt.

On leur claque la porte sur cette bouche qu’elles ont osé ouvrir.

On les écrase.

On, la société.

Les monstres font ce qu’ils veulent, mais il ne faut pas que ça se sache. En parler constitue un délit. Ne pas déranger.

Ce sont juste des femmes à bafouer.

Vraiment ?

Ce ne sont pas les sujets d’actualité sur ce thème qui manquent.

Ne parlons pas du procès de Mazan. Je ne suis pas l’affaire dont je cherche à me protéger. Je ne l’écouterai pas lorsqu’il sera traité dans Affaires sensibles. J’en entends assez par ce qui transparaît sur les comptes des artistes engagées que je suis sur Instagram et par de rares évocations de mon entourage. À chaque évocation l’horreur semble encore être noircie. Je salue le courage de Gisèle qui a forcé les portes du huis clos.

Pourquoi la monstruosité brute a-t-elle besoin de tant de mois de procès pour être sanctionnée ? Quelles circonstances atténuantes peut-on trouver à des hommes qui transforment, de façon aussi odieuse et évidente, une femme en objet ?

Dans les contes, le maléfice est jeté par une méchante sorcière. Aujourd’hui on n’a plus le droit de dire méchante ni sorcière. Tout le monde est égal, semble-t-il, dans notre société qui pense que coller des smileys roses sur nos miroirs transforme les crapauds en prince charmant. Enfin, tout le monde est égal mais dans le troupeau de Panurge. Les milieux autorisés continuent de s’autoriser à faire ce qu’ils veulent. Eux n’ont pas besoin d’être gentils. De toute façon, qui a besoin de sorcière quand c’est le prince charmant qui se colle à l’horreur ?

Dans ce cauchemar qui accumule les violences, le jeu des avocats, hommes et femmes, donne la nausée. Salir la victime pour discréditer sa parole. C’est pas grave, c’est juste une femme. Il n’y a pas mort d’homme. Rien de nouveau en somme. Diminuer le crime, le transformer en égarement passager d’un coup de baguette magique.

Un nouveau coup.

Les milieux qui s’autorisent laissent au vestiaire du Palais de l’Injustice, le déguisement d’homme ou de femme avec lequel ils traversent les jours et les rues. Ils enfilent des robes d’avocats, de juges, attributs de superpouvoirs comme la combinaison de Superman du petit garçon. Dominer grâce à des robes noires, des signatures noires. Attributs d’une foi dangereuse en sa propre supériorité. Des robes sous lesquelles est commis le crime immense, celui de se croire différent, de se séparer de l’humanité. De son humanité.

Là je pense au gorille de Brassens qui court après le juge qui crie maman et pleure beaucoup, comme le condamné auquel il a fait le jour même trancher le cou. Georges, nous avons un besoin urgent de gorilles, qui eux épargnent les femmes.

Toutes les victimes ne sont pas des femmes bien sûr, mais leur parole semble encore plus difficile à entendre. Pourquoi ?
Est-ce la peur d’une contagion, une superstition, un déni volontaire pour se préserver du pire ? Tourner le dos pour ne pas regarder la victime en face, cette pauvre folle. Refuser de remettre en question ses repères, ses croyances, son reflet dans le miroir ? Une cage de certitudes contrastées, noir, blanc, noir, blanc, rassure.

La victime est préjugée sale. Elle l’a cherché. Ou alors elle veut attirer l’attention, elle se victimise, la pauvrette. L’agresseur le clame et, ce faisant, détourne les regards de ses propres manœuvres. Il fait exactement ce qu’il reproche à l’autre. Alors si en plus la victime est une femme…

J’écoutais une vidéo de Sophie Lambda (sur Instagram) au sujet de sa remarquable BD Tant pis pour l’amour. Elle raconte comment l’ex, le manipulateur qui l’a traumatisée, utilisait son livre pour se victimiser encore. Intéressant, non ?

La victime dérange. Elle casse les bricolages bancals qu’on a mis en place pour survivre à la dureté du quotidien. La victime c’est l’autre face de ce lien entre milieux autorisés et foules consentantes, le côté pile de Taylor Swift.

La victime dérange. Alors on refuse de lui donner ce statut.

Notre culture chrétienne, baignée de saints martyrs, crée-t-elle la confusion : victime égale parfaite ? Non. Une victime n’est pas quelqu’un de parfait. C’est juste quelqu’un qui a eu la malchance de croiser le chemin d’un monstre (ou d’un troupeau de monstres). Quand on se vante sur LinkedIn de ses moindres réalisations, on a tendance à oublier le rôle de la chance dans la vie. Hissé sur la pointe de notre CV, on veut croire au libre arbitre. Mais non. La victime dérange car son témoignage hurle que tout est question de chance ou de malchance dans nos vies. J’aurais pu être à sa place.

Traumatisée, brassée d’émotions, elle se raconte en colère et en angoisse. Ses larmes discréditent-elles son discours, hélas ? Parler ce n’est pas sale, parler ce n’est pas se venger. Parler c’est exister. Dans tout le désordre de son humanité.

À l’autre bout de la confidence, l’interlocuteur interroge : « Mais pourquoi ? ». Un esprit « normal » cherche à comprendre le mobile de l’agresseur. Étant lui-même dans une logique d’échanges banals, la volonté de nuire à tout prix lui reste inaccessible et incompréhensible. On a tôt fait de détourner le regard et, ce faisant, on marche une nouvelle fois sur la victime.

Y a-t-il une catégorie de victimes plus acceptée que d’autres ? La victime de « pas de chance », la malade grave, et encore, on va lui chercher des torts, critiquer son style de vie. La victime d’un acte d’agression, elle, est présumée coupable. Rappelons-nous que les agressions sexuelles, que la vague #metoo dénonce très justement, ne sont pas les seules à tuer à petit feu. Les violences physiques non plus. Comme le rappelle Barbara Pravi dans son excellente vidéo Notes pour trop tard – à montrer à nos filles :

« Et y’a pas que les gestes qui feront des dégâts.
Les mots sont comme des balles qui resteront bloquées en toi.
Laisse personne croire que c’est de ta faute que t’as mérité la violence.
Stoppe l’influence quelle qu’elle soit des gens toxiques qui évolueront près de toi.
Tu es trop forte. »

Les mots sont parfois pires et les bleus à l’âme invisibles.

Face à l’absence de preuve, le confident peut craindre de se faire manipuler, alors, comme l’agresseur pervers, il répond : « Arrête de faire ta victime. Arrête de faire ton intéressante. Mais non bien sûr, ça ne s’est pas passé comme ça. » Même s’il n’y était pas. Même s’il était à mille kilomètres lors des faits. Par lâcheté, par peur — ce qui revient au même — ou enferré dans ses certitudes, noir, blanc, noir, blanc, oubliant que l’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence, il tombe tout cru dans la gueule du manipulateur, et fait son boulot à sa place.

Nier le vécu de l’autre, autre grand classique de la violence.

Certains préfèrent croire en un dieu qu’ils n’ont jamais vu plutôt que la femme qu’ils ont devant eux. Cachez ce traumatisme que je ne saurais voir car trop vaste, trop horrible, et qui interroge : pourquoi n’ai-je rien fait pour la protéger ?

Pour faire le ménage entre les chipies de cour d’école devenues grandes menteuses et les victimes authentiques, de tous les âges, il suffit de suivre ses intuitions, d’ouvrir grand les yeux et de se méfier des mots mielleux. Le traumatisme ne s’improvise pas. Se souvenir de la question simple : qui a le plus intérêt à mentir ? Celui qui violente ou celle qui saigne ?

Peut-être qu’on attend trop de la Justice. Malgré sa majuscule, elle ne délivre pas la Vérité. La Justice cherche à condamner l’auteur de faits répréhensibles tout en évitant de mettre des innocents en prison, avec des outils humains, trop humains. La Justice, c’est juste (!) des hommes et des femmes, douze hommes en colère et quelques femmes pas assez en colère.

Dans une autre émission sérieuse regardée avec ma fille, qui s’intéresse au monde de la Justice, Envoyé Spécial, les enquêteurs relatent comment des femmes ont été assassinées par leurs conjoints, malgré leurs dépôts de plainte répétés… Les conjoints sont libres. Les juges font carrière.

Comment écouter mieux, comment vouloir entendre, sans accepter sa propre vulnérabilité ?

Pour entendre une victime et lui offrir ce regard neutre dont elle a tant besoin, qui reconnaît son traumatisme, simplement, sans en faire toute une histoire, sans la victim shamer (oui j’ai fait une adaptation linguistique), pour lui proposer cette oreille bienveillante qui lui rend son humanité, il faut être conscient de sa propre vulnérabilité et affronter l’idée que peut-être, un jour, on sera à sa place. Et que si on ne le fait pas, on est complice du bourreau.

Entendons les victimes, les yeux dans les yeux. Sinon rien ne changera : la raison du plus fort sera toujours la meilleure. Les hommes seront toujours physiquement plus forts que les femmes, les femmes toujours plus absorbées par la maternité qui envahit leurs corps que par la violence, n’en déplaise à ceux qui voudraient tout lisser. L’intention ne suffira jamais. Certaines femmes bien sûr peuvent être perverses, elles tirent des couettes virtuelles, démolissent leur entourage en se faisant plaindre et en grimpant les échelons.

Mais les dizaines de milliers d’années d’évolution de nos civilisations le montrent : combien de femmes aux commandes dans les guerres ? Combien de femmes vibrent en regardant un pistolet, à part, peut-être, Miss Maggie comme le chantait Renaud en 1985 ?

Entendons le silence se briser.

N’ayons pas peur d’entendre Gisèle ou Anne (Sylvestre),

Mais dès qu’une femme
Messieurs mesdames
Est traitée comme un paillasson
Et quelle que soit la façon
Quelle que soit la femme
Dites-vous qu’il y a mort d’âme

Ou Barbara (Pravi)

« N’aie pas peur de parler, n’aie pas peur de le dire.
Fais-moi confiance, c’est en parlant qu’on commence à guérir »

N’ayons pas peur d’entendre la courageuse parole terrorisée.

Préservons les âmes.

Ne soyons pas gentilles.

Bras d’honneur ?

Revoyons Le Roi Lion de Disney. Oui, oui, Le Roi Lion. En observant le comportement de Scar à l’égard de son neveu.

Réécoutons des chansons qui, à plus de quarante ans d’écart, évoquent les mêmes mécanismes de prédation.

Angel Eyes de Abba

Look into his angel eyes
One look and you’re hypnotized
He’ll take your heart and you must pay the price
Look into his angel eyes
You’ll think you’re in paradise
And one day you’ll find out he wears a disguise
Don’t look too deep into those angel eyes

Pervers narcissique de Black M. avec Barbara Pravi

Comme quoi je peux encore être dans le coup — (quiconque a besoin de l’affirmer ainsi ne l’est pas).

P.P.S. : Je vais maintenant aller chanter avec Angèle dans la cuisine, en préparant des pâtes au thon, excusez-moi auprès de Fabrice Drouelle.

Je le sais, maintenant vous aimeriez bien l’avoir ma recette de pâtes au thon hein ?

C’est une recette de Jamie Oliver : working girl’s pasta. Je réalise, en la cherchant sur internet, que le nom italien est pasta alla puttanesca. Je ne parle pas italien mais j’en comprends assez pour deviner que ce que je pensais être la recette de yuppies en col blanc des quartiers d’affaires de Milan est en réalité celle des travailleuses des rues. Cette envie qui germe lors de la rédaction d’un article sur la violence faite aux femmes est-elle une coïncidence ? Je veux croire que non.

Je n’ai pas trouvé ce que je cherchais en ligne, je vous donnerai la recette la prochaine fois, promis.