Mises à jour et mise au point

Quand nos applications se mettent à jour de façon intempestive

On ne leur demande rien, hein, ça se passe plutôt bien entre elles et nous. On a appris à se connaître mutuellement, nos préférences, nos raccourcis favoris. On clique les yeux fermés. On irait même jusqu’à croire que nous sommes les clients d’un service. Et que notre satisfaction est importante pour les fournisseurs.

Grossière erreur. Chaque service se paie à coups de clics, même pour une prestation facturée. Tout le monde le sait, mais on a tendance à l’oublier. Pourtant régulièrement les applications s’appliquent à nous le rappeler : le chef dans cette relation, c’est elles.

Ces derniers jours mes routines sur écran ont été modifiées par des décisions qui m’ont échappées.

Comme vous le savez (voir article : Vous allez rire), je suis une fidèle du site de Radio 4 sur la BBC. J’y écoute des émissions plus ou moins sérieuses, des sitcoms, des livres dramatisés (forts bien faits). Un menu très clair classe les podcasts par type et met en valeur les dernières diffusions (une dizaine de rubriques, 6 ou 7 émissions proposées dans chacune). Il permet aussi un accès lisible et intuitif à la médiathèque pour faire des recherches sur des émissions plus anciennes. Bref jusqu’à voilà peu tout se passait bien. Mes clics étaient pertinents.

Un jour de fin février le service marketing quelque part en Angleterre a décidé de refondre le site. Sans doute pour le bénéfice de la BBC. Cela est tout à fait normal et compréhensible. Mais ladite équipe a-t-elle omis de consulter les utilisateurs ? Ou les Anglais y ont-ils trouvé leur compte et pas moi ? Ou cette évolution est-elle un glissement vers la création obligatoire d’un compte avec fourniture de données personnelles ?

Les changements induits sont importants. Or leurs initiateurs ont négligé de publier une carte avec de belles flèches : vous êtes ici, et si vous voulez aller là c’est par ici. Ils ont aussi omis de préciser qu’ils avaient fait des changements. Alors pendant quelques jours, j’ai cherché la cause de mes errances auprès de mes appareils. Mais elle est où cette sitcom que j’avais commencé à écouter ? Et cette interview entamée ? Attends, toi mon coco je vais te redémarrer. Tu vas faire ce que je te demande.

Peine perdue.

Les modifications venaient d’en haut, du chef de la tribu des sbires du marketing, dans un étage élevé d’une tour en verre, obscurcie par le brouillard des egos et les avalanches de big data.

Mes clics à tâtons n’ont rien pu faire.

Aujourd’hui je ne m’y retrouve plus : ni dans les sélections proposées par le site, ni dans mes recherches actives. Comme Alice perdue dans la forêt des merveilles, je suis les indications contradictoires du chat du Cheshire. Je me retrouve dans des impasses. La rubrique convoitée me file entre les clics. Les mots clefs ont baissé les bras.

La nouvelle page d’accueil, très peu fournie, ne met presque rien en valeur (6 émissions) et le classement thématique s’est envolé. En revanche il dispose d’une rubrique toute neuve : Recommandé pour vous (6 podcasts là aussi) où rien ne me fait envie. Les algorithmes aussi ont dû croiser le chapelier toqué.

Donc, c’est avec regret que je ne peux plus écouter BBC Radio 4 autant que je le souhaite. La prochaine refonte sera peut-être plus favorable à mon mode d’écoute ?

Une autre mise à jour m’a également laissée perplexe : celle d’une application du programme avec lequel je publie mes articles en ligne.

J’avais un tableau de bord, simple et lisible. Il me permettait de suivre l’activité de mon site en fonction des publications. J’étais contente de découvrir les pays de mes lecteurs, de constater si le jour dit, ils étaient plus nombreux en Allemagne ou en France… Oh et tiens, on dirait qu’il y a eu une erreur d’aiguillage au Canada ce dimanche (45 connexions d’un coup, sans doute dans un cours, merci les amis, mais non mon texte n’est pas en anglais – je le sais car j’ai reçu un message). Ah et là mon amie de Nouvelle Calédonie (car c’est forcément elle là-bas aujourd’hui) s’est connectée !

Mainzalors.com est un modeste blog qui n’a d’autre ambition que de partager les articles que j’écris, mes réflexions et émotions. Il n’a rien de lucratif, aucun objectif d’audience, de taux de rebond, et autres indicateurs que l’on m’impose désormais. Et j’ai bien coché la case : site web non commercial. Si j’écoutais les gourous du SEO, mes articles comporteraient 10 lignes, des phrases de 8 mots ‘’compréhensibles par un enfant de 11 ans’’ (c’est le critère retenu pour un voyant vert – véridique), et tourneraient en rond autour de mots-clefs.

En écrivant, je recherche un espace de liberté intime pour traduire des ressentis avec des mots. J’essaie d’être authentique et sincère. J’espère toucher le cœur et l’âme de mes lecteurs. Donc, je ne m’adresse pas à Google, ni aux gens qui n’aiment pas lire des phrases de plus de 8 mots. Je ne pense pas être la seule à aborder la publication sous l’angle du partage et de façon artisanale.

La pléthore de données que me crache le système est contreproductive. L’information que je souhaite, était disponible jusqu’à la semaine dernière sur le premier écran de mon tableau de bord. Maintenant je dois cliquer 10 fois, ouvrir deux nouvelles pages, et faire le tri manuel au milieu de tableaux inutiles débordant de pourcentages, de flèches de tendances… Quelle austérité et sévérité brouillonne dans cette avalanche de chiffres quand on n’en a pas besoin ! Je me suis construit un nouveau tableau de bord personnalisé ; il est moins pratique et synthétique que le précédent et difficile d’accès…

L’essentiel de ce que je voudrais connaître, l’activité de mon site dans ses grandes lignes, se perd dans le flou bouillonnant du big data. C’est dommage, et je regrette surtout de ne pas avoir eu le choix. Quand j’ai accepté la mise à jour, je pensais que c’était une amélioration de l’existant, de ce que j’avais déjà choisi. Pas une refonte complète intempestive, emballée dans un nouveau nom de fournisseur. J’ai fouillé pour en changer complètement. Sans succès encore – faute de motivation. Mais je reste confiante.

Maintenant je me méfie de ces messages qui m’invitent à cliquer pour effectuer une mise à jour, ‘’100% compatible avec le système (selon l’éditeur)’’.

Avec le système peut-être, avec l’intérêt de leurs fournisseurs sûrement. Mais avec mon besoin ?

Dans l’œil du cyclone

Le gâteau aux pistaches d’après le Great British bake off.
(Plus joli que bon.)

Tout est calme.

Après l’assaut irrationnel des commerces de Mainz la semaine où tout a basculé, les rues retrouvent un air de normalité. Pas plus de monde que d’habitude ce samedi matin au supermarché. Certes, les denrées sont plus clairsemées. Nous n’avons pas trouvé assez de pistaches pour le gâteau vert de ma fille. Les gels ou crèmes lavantes pour les mains restent introuvables. Mais dans l’ensemble nous avons pu faire ce matin les courses habituelles.

Quand j’empile mes victuailles sur mon porte-bagages, je pense à ma grand-mère. Voilà trente ans à Avignon, elle bravait le mistral à bicyclette jusqu’aux halles, pour nous trouver des olives vertes cassées au fenouil. Bien pratiques les deux sacoches. Mais à tâcher d’alimenter ainsi une famille, je pédale tous les jours et mon pneu arrière, non homologué pour transports en gros, a dû crever au moins quatre fois.

Entrainée dans le tourbillon de folie de mes concitoyens je me suis découvert des comportements nouveaux.

Mardi, lorsque j’ai rangé la viande hachée pour les tacos dans le frigo, une assiette de pâtes m’a narguée. « Alors, tu vas me jeter ou pas ? » Mon regard a changé. Quelques jours plus tôt je l’aurais vidée dans la poubelle (à compost) en me disant : « Assez vue ». Mais là je l’ai gardée. Nous les avons mangés ces restes précieux.

Le lendemain, dans un autre commerce, j’ai trouvé (contre toute attente) du papier hygiénique. C’est difficile à rapporter sous le manteau, littéralement. Alors je suis rentrée à la maison avec mon paquet dans les bras (ce coup-là j’étais à pied). Cette denrée convoitée allait-elle m’attirer des ennuis sur le trajet, un hold-up ? Un rouleau ou la vie ? J’avais presque honte d’avoir acheté ce dont j’avais besoin (pourquoi ? ce n’est pas moi qui ai tout dévalisé). Et j’ai tenu le paquet aussi serré que mon sac à main dans une rue bondée.

Dans le bus qui roulait vers mon cours de terre (je ne voudrais pas que vous pensiez que je passe mon temps à arpenter les supermarchés), je laissais mon regard traîner par la fenêtre. Là, du gel hydroalcoolique accroché à une poussette ! Elle prend des risques la maman !

C’est donc rassurant cet apaisement relatif de la folie depuis que l’essentiel des placards et des sous-sols sont repus. Est-ce vraiment indispensable d’ajouter des problèmes d’intendance à des inquiétudes sur la santé collective ?

Pendant les courses ‘’normales’’ d’aujourd’hui, j’ai tout de même, pu observer du coin de l’œil et à plusieurs reprises des clientes d’un nouveau genre. Pliées en deux, très concentrées elles faisaient de la spéléologie dans les rayons et entassaient jusqu’à s’étouffer des articles convoités. Elles portaient des gants (en laine).

Alors Amélie*, STOP ! ne glisse pas ta main dans les sacs en toile de jute de lentilles et de pois chiches… ou fais-le dans un saladier, dans l’intimité de ta cuisine. Les graines sèches tu dois encore pouvoir en trouver.

Les mains, dans la famille on se les lave en arrivant : notre protocole n’a pas changé. Ma benjamine, toujours très organisée et pertinente m’a annoncé hier :

– Tu sais maman, il y a à nouveau du désinfectant à DM. Des grosses bouteilles. Comme ça tu peux remplir une petite bouteille quand y’a plus de savon. C’est ma copine R. qui me l’a dit. Sa mère en a acheté huit bouteilles !»

– HUIT ?!

Soupir.

Tu peux lui faire passer un message à ta copine R. ?

A l’école, les élèves de 4ème classe (le CM1) apprennent en ce moment à décoder les journaux : catégoriser les articles selon leurs thèmes (économie, politique, culture…). Ça tombe assez mal. Le coronavirus est bien entendu un sujet traité tous les jours. La bulle d’angoisse gonfle. Nous les grands, essayons de ne pas trop aborder le sujet. Nous communiquons aux enfants des faits avérés (et édulcorés). Ils entendent leur mère râler de ne pas trouver dans les magasins de quoi vivre normalement. Et s’interroger : vais-je pouvoir aller à Paris ce week end comme prévu ? (la réponse est non).

Nous filtrons les infos mais elles bravent nos défenses. Le tourbillon nous rattrape par tous les bouts. Il nous assaille par les courriers reçus de chacun des établissements scolaires de nos trois enfants. Les réunions de parents d’élèves reportées.

De cette tourmente redoutée qui approche nous ne savons pas grand-chose. Le pseudo calme revenu a un côté sidérant. Ne sachant pas trop que faire de nous à part nous laver les mains, nous tentons de mener une vie normale en attendant que la tempête se précise. Nous encourageons donc notre fille à faire son gâteau vert.

Nous sommes dans l’œil du cyclone.

Il sent bon la pistache.

(*Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, film de Jean-Pierre Jeunet)

Lingettes de force majeure

C’est la pénurie.
De tout ce qui sert à désinfecter et à laver. La maison et les mains. Des denrées alimentaires sèches.

J’ai découvert cela par hasard alors que je faisais mes courses au DM (droguerie-épicerie sèche) du coin samedi matin. Attends, je vais chercher des tomates. Tiens, il ne reste que quatre boites !? Et toutes les étagères au-dessus sont vides ?!…

Une affiche temporaire retenue par bout de Scotch (pardon Tesa film) explique aux chers clients, que compte tenu de la situation actuelle, les stocks ont été vidés, et que la direction fait ce qu’elle peut pour réapprovisionner. Je regarde le papier perplexe. Quelle situation actuelle ? Une fiesta italienne géante avec pasta al pomodoro pour tout le quartier ? C’était pour fêter le mercredi des Cendres, la fin de carnaval ? J’ai raté ça.

A mes côté, une jeune femme lit également l’affiche. Elle se tourne vers son compagnon : « Ah ja, China». La Chine ? Quel rapport entre les flocons d’avoine allemands et la Chine ? (A ce stade, le lien ne me saute pas aux yeux. Les journaux n’ont relaté que quelques cas rares de coronavirus dans la région et le pays).

Et soudain, l’ampoule au-dessus de mon cerveau s’illumine. Ça y est ? c’est parti pour la psychose ? La Chine tousse et par un effet domino l’Allemagne attrape la fièvre acheteuse. Allons vérifier cette hypothèse au rayon gel antibactérien.

Le même vide. La même affiche. C’est donc cela.

Bon il reste des graines de chia, du dentifrice et du mascara. Gardons le calme et sourions (de nos dents blanches et nos yeux maquillés).

Vague interrogation et inquiétude latente tout de même. S’ils ont tous peur c’est qu’il doit y avoir du danger, non ? Je relativise, ayant constaté à diverses reprises l’angoisse collective de nos concitoyens et leur anticipation maniaque.

Je répertorie in petto mes stocks de droguerie. L’eau de Javel ça va, j’en ai à la maison (importée de France). Ce n’est pas un détergent utilisé ici. Je n’ai trouvé qu’un seul type de vaporisateur qui contienne du chlore en Allemagne. Et il m’en fallait pour contrer les moisissures le long de la baignoire (les maisons sont tellement isolées que tout y pousse, même quand on aère plusieurs fois par jour, qu’on essuie les fenêtres à 25 vitrages qui ruissellent dès que la température extérieure baisse en dessous de 10°C et qu’on fait tout bien comme dans le manuel de bonne conduite domestique remis aux expatriés).

Lundi, nouvelles courses dans le même magasin (oui il est formidable, on y trouve de tout – d’habitude – sauf le frais, et à un prix défiant toute concurrence, j’y passerais des heures. D’ailleurs, j’y passe des heures, en temps normal.) Mon fils est curieux et veut constater les rayons vides. Ça fait une semaine qu’il est arrivé pour ses vacances et ne sait pas comment c’est en France. Il est parti avant la dégradation de la situation et des comportements.

Comme un agent immobilier, je le dirige vers le coeur de la propriété : le rayon gel antibactérien.

 « Tu vas voir. » Ça vaut le détour. Je veux ménager mon effet. Je tends le bras. « Ah oui !!! Effectivement ! »

Il a besoin de crème pour les mains. Nous retournons sur nos pas. A nouveau du vide, là où sont d’habitude les savons et gels pour les mains.

« Ah quand même ! »

Depuis samedi, le mal a progressé. Les étagères de crèmes lavantes ont été dévalisées. Elles arborent la même petite affiche d’excuse que leurs collègues de derrière. La névrose d’achat de produits de nettoyage efficaces a fait du chemin.

Après avoir respiré plusieurs tubes et évité celle qui sent la soupe chinoise (comme dit ma fille), mon fils a trouvé les crèmes qu’il cherchait. Nous nous dirigeons vers les caisses. Deux files s’allongent (ça aussi c’est inhabituel). Et nous laissent le temps de constater que côté chewing-gums et trousses de toilettes ça va, les stocks résistent.

Soudain je vois arriver un monsieur. Rondouillard, un collier de barbe, la trentaine et demie. Il porte trois paquets de lingettes désinfectantes et trois sprays antibactériens. Rien d’autre. Et puis une dame, le nez en l’air et surtout l’air de ne pas y toucher, qui arrive avec trois articles, trois paquets des mêmes lingettes pour se glisser dans la queue. Tiens ? Le réassort a donc eu lieu ce week-end ?

J’hésite quelques secondes. Que faire quand la population panique et se jette sur les denrées de base ? Garder la tête froide et risquer de ne plus rien avoir à sa disposition ? Ou se jeter dans la mêlée et alimenter le feu de la psychose, mais s’approvisionner un peu ? Je repense – toutes proportions gardées – à la vie de nos grands-parents pendant les guerres, aux habitants de l’URSS (et à la glasnost, cette transparence qui s’appliquait même à l’alimentation). Au vinaigre pendant la Grande Peste. Que va-t-il se passer si ou quand la pandémie a vraiment lieu ?

« Attends-moi. S’il y en a des lingettes, ce serait dommage de ne pas en profiter. On ne sait pas de quoi demain sera fait. »

J’ai cédé. A ma responsabilité de maman et à mon inquiétude (celle-là si elle voulait bien me ficher la paix…) Je laisse mon fils à la caisse avec ses tubes de crème et son jus de fruit (100% pur jus, fruits mélangés car le jus d’orange est en rupture). Et j’allonge mes pas pour retourner au rayon détergents. Je l’arpente dans un sens, dans l’autre. Rien. Je ne veux pas passer pour plus névrosée que les autres (et que je ne suis) à me poster sans bouger pour regarder dans le blanc des rayons des étagères vides.

Complètement dévalisées elles aussi. Pas le moindre paquet bleu de lingettes désinfectantes. Ni bouteille bleu de spray (tue 99,9% des bactéries). Perplexe la consommatrice matinale. Je viens à l’instant d’en voir passer dans les mains de clients avisés et là devant moi : rien. Ni lingettes, ni spray (d’aucune sorte). Il y a peut-être un marché noir, un passage derrière la porte du fond, avec un code secret ?

Une employée réapprovisionne le rayon. J’hésite un instant à lui demander le mot de passe. Elle a des paquets de lessive dans les mains. Ça, ça va, j’en ai assez. On en n’est pas encore à stocker des barils. Quoique ?

Soudain, devant la tête de gondole, je le vois ! Le chariot de la dame encombré de piles de cartons neufs. Surchauffe de l’ampoule sur ma tête. Je m’approche l’air de rien, et surtout pas d’essayer de déchiffrer les emballages. Une boite est entr’ouverte : elle héberge encore des paquets de lingettes. Y’en a pas sur l’étagère et pourtant le carton est entamé. Mon ampoule clignote, EUREKA, je plonge une main leste et en ressort deux paquets, frais et moelleux. Rassurants. YES !

Retour à la caisse, en sifflotant, le nez en l’air, l’air de ne pas y toucher. C’est bon j’en ai. Le spray ? Non, non j’ai pas osé. Je crois que j’avais été repérée. Je repasserai un peu plus tard pour le prendre sur l’étagère – s’il en reste assez dans le carton pour restocker, mais avant que la totalité du réassort n’ait été dévalisée.

Vite on paye, on s’en va. Voir si la situation est la même dans le supermarché voisin.

Nous ressortons nimbés d’une fierté coupable et diffuse mais satisfaits. Quelle joie dans un étui de papiers humides !

Et dire que j’en avais un encore presque neuf à la salle de bains. La fièvre acheteuse est contagieuse.

(Sehr) Kleinanzeigen (toutes petites annonces)A céder :

  • Paquet de lingettes désinfectantes à peine entamé. Bon prix, à débattre. Sonner trois fois, demander Madame Propre. 
  • Inquiétude. Beaucoup trop servi. 0€ (mais ce n’est pas un cadeau). Au cas où.

Spéculation

Vais-je m’en mordre les doigts sales – faute de trouver du savon – à ne pas vouloir être aspirée ?

J’ai écrit l’article ci-dessus il y a à peine une semaine, autant dire des années-lumière. C’était le tout début de la frénésie d’achat de gel antibactérien. Je gardais le sourire et un semblant d’ironie mâtinée de compréhension bienveillante.

Aujourd’hui, à peine quelques jours plus tard, je ris jaune. La farce s’est muée en Apocalypse du caddie. Plus du tout de papier absorbant ni de papier toilette dans mon magasin de quartier. Où et quand les gens du coin (et d’ailleurs) vont-ils cesser de n’écouter que leur trouille et de ne penser qu’à eux ?

La spéculation intensive étendue à tous les articles de première nécessité me donne envie de les interpeler tous ces paniqués de la première heure.

Vous monsieur avec vos trois paquets de lingettes et trois sprays désinfectants. (Deux paquets de lingettes est-ce raisonnable ? dites-moi que oui, je cherche l’absolution). Et vous messieurs dames, avec vos 7 paquets de biscottes. Oui vous. Ne prenez pas cet air innocent. Je suis sûre que d’habitude vous n’en achetez jamais des biscottes.

Vous savez que ce n’est pas bon de passer vos journées au supermarché à guetter les arrivages ? A entraîner les autres (moi la première, à mon corps défendant) dans cette spirale délirante. C’est même indécent par rapport à ceux qui n’ont vraiment rien, aux habitants de pays dont c’est le lot tous les jours.

Partez donc vous mettre au grand air quelques temps, et laissez vivre le plus normalement possible ceux qui ont la naïveté ou l’inconscience de choisir cette réponse au catastrophisme des médias et / ou de la situation (comment savoir ?). Si on doit tous être malade bientôt, a-t-on vraiment envie de consacrer tout notre temps en forme à arpenter des rayonnages vides, à prendre le pouls de la pénurie artificielle, que nous avons nous-même causée, comme un inspecteur hygiène et sécurité sous LSD ?

Et si vous vous tourniez vers la spiritualité plutôt ? Allez trainer dans les églises vides et autres lieux de cultes aux moments creux. Vous ne risquerez pas la contagion. Vous y trouverez peut-être une pépite au fond de vous et qui sait, une miette de générosité. Et côté vide et espace vous serez servis. Buvez-en tout votre soûl !

Ou la nature ?  Vous y avez pensé à la nature ? Allez marcher sous les arbres. Si vous rêvez d’un petit frisson de fin du monde, profitez des épicéas pendant qu’il y en a encore. Les deux derniers étés les ont laissés toutes aiguilles à terre, mélèzes d’hiver. Leurs squelettes déshabillés ne vont pas tarder à tâter de la tronçonneuse made in Germany.

Tiens une idée, partez en croisière !

Je suis sûre qu’en ce moment vous trouverez des promos. Ça vous plait ça non, les promos ? Et les voyages au soleil ? L’air marin, un ciel immense, des repas tout prêts et la possibilité de manger et boire toute la journée, des piscines sans Anglais avec qui se tirer la bourre pour poser sa serviette sur les transats le matin et ré-ser-ver son périmètre et son droit au soleil (eh oui, les mètres carrés de plage ça ne peut pas se stocker sous le lit). Des approvisionnements automatiques car délégués lors du paiement du séjour : plus de course à la conserve et au papier toilette. La panique peut vous aider à trouver la ressource interne pour vous faire violence et partir en voyage au pied levé. De façon spontanée (je prends un risque, je ne sais pas si ce mot est autorisé en Allemagne). Fermez les yeux et imaginez : des vacances non anticipées depuis 4 générations… Avouez que c’est tentant… surtout à ce prix, hein, et tout compris !

Et puis si après votre virée vous ne pouvez rentrer chez vous, car nous, vos voisins irresponsables et non prévenants, sommes malades et tout le quartier est bouclé, vous goûterez peut-être la satisfaction d’avoir commis un acte généreux, en nous laissant, nous, ceux qui veulent juste qu’on leur foute la paix et qu’on les laisse vivre, un peu de vermicelles et de papier hygiénique pour survivre pendant le temps de la fièvre.

Vous dites ? Cela ne vous procure aucune joie ? Vous vous en foutez des autres ?

Mais qu’allez-vous en faire de vos stocks d’épicerie et de droguerie ? Un château fort dans le salon ? Où vous allez vous cacher derrière vos masques, pathétiques chevaliers de papier, armés de biscottes dérisoires et de poudre de perlimpinpin ?

(Eh psst, vous pouvez me filer une ou deux feuilles de papier absorbant, bitteschön ? En échange je crois qu’il me reste une bouteille de vin de Cahors.)

Problème n°1 – (5 points)

Vous avez 10 minutes.

Sachant que :

  • les Allemands anticipent beaucoup leurs achats (beaucoup, vraiment beaucoup),
  • qu’ils n’ont pas encore inventé le placard, ce bon vieux rangement mural, tellement spacieux et pratique,
  • qu’ils ont commencé à dévaliser les magasins de gel hydroalcoolique et des boîtes de conserves et autres farines et pates avant même les premiers cas de coronavirus sur leur territoire,
  • qu’une famille moyenne compte 2 parents, 1,57 enfant*, peut-être un chien ou deux, voire un chat ou un poisson rouge (rarement les deux ensemble). Et dans tous les cas au moins un barbecue géant. Mais sans doute pas de machine à laver le linge reléguée au sous-sol avec ses copines,
  • que les chaussures et les trottinettes sont aussi probablement sur le palier,
  • que les caisses d’eau gazeuse (avec douze lourdes bouteilles chacune, pleines et vides) ont déjà envahi le salon,
  • que sur le calendrier des courses et de la décoration de la maison la fête de Pâques tape à la porte avec insistance,
  • et que carnaval vient juste de s’achever,

Question 1 : Calculer l’espace vital disponible dans l’habitat citadin allemand au 1er mars 2020.

Question 2 : Convertir le chiffre obtenu en temps passé à chercher la porte de la salle de bains la nuit.

NB : L’utilisation d’un catalogue IKEA n’est pas autorisée (ni celui de l’an dernier dans les toilettes du bas au milieu des magazines périmés, ni le nouveau dans la boite aux lettres du voisin).

Viel Spass ! Amusez vous bien !

*taux de natalité 2018 d’après le Statistisches Bundesamt, bureau national de la statistique allemand. Comme vous pouvez le voir, il est vraiment très bas. L’accueil d’immigrés est crucial dans le renouvellement des générations.

L’amitié franco-allemande prend sa source en Espagne

De l’amitié fidèle à distance, et de l’impact de toutes petites actions.

Nos relations sont vivantes, mouvantes et mobiles, calées sur les besoins et envies du moment. On se voit, on échange, on partage. Et puis de matin en matin, on évolue, on change. Peut-être que soi-même on se découvre, enfin, et on se comprend mieux. Les connaissances fluent et refluent en fonction des occupations, des centres d’intérêt.

Nos valeurs s’affirment ou changent radicalement. Nos vies prennent des chemins différents de ceux dont nous avons été proches pendant un temps. Elles s’affranchissent de rails tolérés, se cherchent un sentier humide dans la forêt ou poussiéreux dans la garrigue, peut-être un ruisseau ou un torrent. Nous apprenons à nous connaître, à reconnaître ceux avec qui l’échange peut être le plus vrai après notre nouvelle mue.   

Au fil des métamorphoses, résistent des petits miracles. Les valeurs de certaines personnes progressent en harmonie avec les nôtres. Nous pouvons grandir, changer, et rester proches de cœur et d’âme. Même à distance, ou si la vie s’emmêle.

Le départ à l’étranger impose une distance géographique brutale entre nous et notre cercle de relations du moment : amis, collègues, voisins, copains des enfants et leurs parents. Cet éloignement soudain, gonflé de l’impact émotionnel du changement radical, offre aux relations l’opportunité de se redéfinir.

Certaines légères s’évaporent. D’autres épisodiques jusque-là se précisent. En fait on s’appréciait bien, plus qu’on ne le pensait. Pourquoi ne nous sommes-nous pas plus vus ? Les amitiés vraies se renforcent de cette nouvelle richesse.

Cela se vérifie pour notre famille avec nos amis français, anglais, allemands de France, et par un mouvement de ciseaux, avec mon amie allemande de toujours.

En déménageant en Rhénanie, je me suis rapprochée d’elle. Géographiquement, puis émotionnellement. Cela s’est fait en deux temps, car au début de notre installation, dans ma révolte intime contre un environnement râpeux, j’ai ressenti bien malgré moi, une colère contre cette amitié. Quoi ? L’Allemagne n’est pas cette société moderne, cultivée et férue d’art gai, gourmande des saveurs de Moyen Orient et d’Asie, curieuse, attentionnée, fidèle et discrète ? J’ai appris qu’à envisager un pays à travers le prisme d’une relation particulière, on s’expose à tomber de très haut. En l’espèce, du sommet des tours d’une cathédrale millénaire.

Appelons la Susanne, cette grande amie allemande de Cologne (grande par l’affection que je lui porte, mais elle est aussi plus grande que moi, comme beaucoup d’Allemandes). Elle est le témoin de cette évolution heureuse de l’amitié, en dépit de la distance, et de l’emménagement sans son pays.

Nous nous sommes connues à l’âge de 14 ans en colo en Autriche et malgré les 1000 kilomètres qui nous séparaient, nous sommes restées très liées depuis.

Ados et jeunes adultes nous nous écrivions des lettres. C’était l’époque simple où les fins de matinée étaient tendues vers le passage du facteur. (Tiens regarde c’est mon amoureux. Tu me renvoies la photo s’il te plait, hein ?). Nous étions des Brieffreudinnen (littéralement : amies de lettres, correspondantes) au sens propre, car choisies, pas des correspondantes au sens traditionnel puisque nous n’avions pas été jetées dans les pattes l’une de l’autre par les hasards des jumelages scolaires. Nous nous retrouvions tous les ans, chez l’une ou chez l’autre. Ailleurs, ou plus loin. Nous nous sommes même téléphoné pour les grandes occasions, à l’époque où le téléphone était gris et fixe, trônait en plein milieu du salon et coutait cher.

Et si je suis ici en Allemagne aujourd’hui, c’est grâce à elle et à notre amitié.

Mais si je détricote les tous petits actes et leurs conséquences et que je remonte à la source de cette amitié, c’est à cause de ma mère.

C’est toujours à cause des mères, tous les psys vous le diront (clin d’œil appuyé).  Ou comme le dit avec humour un des personnages de la série des années 90 The golden girls (mamie qui est la mère d’une autre protagoniste) : « I hate psychologists, they blame everything on the mothers ! »*

Reprenons le fil au début de la pelote et de mon histoire d’amitié franco-allemande. Parce que ce n’est pas un club réservé à Emmanuel et Angela.

J’ai 9 ans, un carré coupé maison, des coups de soleil sur les épaules et le bout du nez. Je joue sur la plage aux Baléares, un mois de juillet. Le sable brûle les pieds. Ma grand-mère surveille ses petit-enfants de loin, assise le dos bien droit (mais comment faisait-elle ? je n’arrive déjà plus à rester longtemps assise par terre). A ses côtés trône son sac de plage aux larges bandes bleu marine rayé de blanc, sémaphore de nos explorations.

Je passe l’essentiel de mes journées dans la mer à faire des cabrioles (en avant et en arrière s’il vous plait) avec mon amie anglaise. Ma maman bien intentionnée, passionnée par les rencontres et les autres cultures (ben oui faut bien que ça vienne de quelque part !) concentrait ses efforts pour que ses enfants soient polyglottes au plus jeune âge. A juste titre puisque les langues s’apprennent d’autant mieux et plus facilement quand on est jeune. Elle arpentait la plage pour trouver à son aînée (moi) une camarade de jeu allemande (l’anglaise je l’avais déjà). Et elle avait repéré à quelques serviettes des nôtres une famille germanisante avec deux petites blondinettes bronzées.

Un matin elle me prit par la main et brava ma timidité réticente pour aller aborder la plus grande des deux sœurs en plein pâtés de sable. Elle sortit son plus bel allemand pour lui demander si elle voulait bien d’une compagne de jeu – sérieusement récalcitrante à ce stade.

De coups d’œil furtifs en baignades parallèles, nous avons joué côte à côte puis ensemble. Nous échangions dans notre charabia enfantin fait de mots de français, d’anglais et d’allemand, de mimes et de rires puisque je n’apprenais pas encore vraiment l’allemand, sauf en vacances (autre clin d’œil appuyé) et qu’elle n’avait pas encore de cours de français.

Pour parfaire cet apprentissage estival, et entretenir nos relations naissantes, ma chère maman a organisé des visites. La famille allemande est venue en Ardèche et un voyage a été prévu pour moi à Cologne pour la fin de l’année scolaire de 6ème. J’avais 10 ans.

Je suis donc partie seule en avion pour y passer un mois. Ce fut un désastre. J’y suis restée 10 jours.

J’étais rompue à la séparation d’avec les miens, puisque l’année précédente j’avais passé un trimestre en pension en Angleterre. Ça n’avait pas été facile tous les jours, mais j’en ai gardé d’excellents souvenirs et un amour viscéral du pays. Donc un mois, a priori kein Problem (pas de problème).

C’était sans compter avec ma confrontation aux mœurs allemandes.

J’ai été propulsée dans un environnement rigide (j’ai appris depuis qu’il n’y a rien de pire pour mon équilibre). La maman était sévère, et son idée de la détente était de faire une réussite en fumant une cigarette. Le papa moins strict mais absent. Je me faisais gronder par ma copine de 11 ans quand je traversais la route au mauvais moment (déjà !). Et quand je dormais avec des chaussettes (au mois de juin, oui ; pourquoi ? je n’en sais rien). Elle me rappelait sans cesse à l’ordre : « Nein, Estelle, das darfst du nicht. Nein, das musst du so machen. »** J’étais triste et désemparée. Compter les jours ne les fait pas passer plus vite.

Je l’ai suivie à son collège où je me suis ennuyée à cent deutsche mark de l’heure pendant des matinées interminables, en écoutant mon estomac (manger à 14 heures, non mais franchement !).

Bref, pleurs, angoisse, retour express. Jamais plus je ne remettrai les pieds en Allemagne !

L’été est revenu. Et puis un autre. Avec quelques jeux sur la plage des salines aux Baléares. Des lettres en pointillés et en allemand, puisque je l’apprenais désormais au collège. Nous avons mûri elle et moi.

Deuxième tentative de tâter l’Allemagne en classe de seconde (dans la même famille). J’ai pris le train pour Cologne pour accompagner les filles en colonie en Autriche. La paroisse du quartier organisait un séjour de vacances, cela se fait beaucoup ici. Dans notre cas, nous allions passer trois semaines dans un tout petit village au Tyrol.

Je ne vous cache pas que j’ai eu des états d’âme entre mon arrivée à Cologne et le départ en bus. Les mauvais souvenirs se bousculaient dans ma gorge au moindre échange rigoureux. Mais une fois partis pour le Tyrol, l’échantillon de petits Allemands et donc de copains potentiels avait nettement grandi. J’ai donc pu me rapprocher d’ados avec qui j’avais plus de points communs que celui de s’être croisé un jour sur une plage espagnole.

J’ai rencontré celle qui allait devenir ma grande amie, Susanne. Et sa bande de copains, puisque les jeunes de la colo habitaient tous dans un même quartier. C’était très chouette ! Chaque fois que je suis partie la rejoindre à Cologne, j’y retrouvais toute la clique d’Autriche. Et dans sa famille, qui m’avait accueillie avec une rose sur le quai de la gare lors de ma première visite, je me sentais heureuse et entourée. Une amitié tout en douceur, en Plätzchen (sablés) et raclette à noël, et feux d’artifice sur les pelouses du Rhin à la Saint-Sylvestre, en excursion à Amsterdam (avec capuccino au Café Esprit).

Nous avons fait les 400 coups en France et en Allemagne. Et sommes restées en contact intime malgré les 1000 kilomètres. J’allais régulièrement en Allemagne, et désormais, vraiment pour le plaisir (bon aussi une fois pour un stage, mais ça c’est une autre histoire, pour un autre jour).

C’est grâce à nos échanges que j’ai pu garder un allemand vivant après la fin de mes études (même si les déclinaisons restent ésotériques, et les articles définis der-die-das mystérieux). Et que, lorsque le poste de mon mari a été délocalisé en Rhénanie, nous avons vite dit oui. Si l’un de nous n’avait pas parlé la langue, nous ne serions pas partis dans ces conditions d’intégration complète. 

Donc si je vous écris aujourd’hui depuis mon bureau à Mayence, où la neige tombe enfin en plumes tourbillonnantes, c’est bien grâce à Susanne et à notre amitié fidèle. Et aussi à ma maman qui, sur une plage espagnole dans les jeunes années 80, m’a prise par la main pour aller à la rencontre d’une culture plus différente qu’elle ne le pensait.

Merci à toi Susanne. Merci maman.

*  « Je déteste les psys. Pour eux c’est toujours la faute des mères. »

** « Non Estelle, tu n’as pas le droit de faire cela. Non, ça tu dois le faire comme ça. »

Vous avez demandé l’ouverture d’esprit ?

NEIN !

Un mot prononcé comme on mord, avec toute la force de la mâchoire, des dents acérées qui se resserrent sur une proie démunie et surprise : moi.

Un nein péremptoire qui ne tient pas compte de l’attente et de l’espoir de son interlocutrice et d’une petite fille de 9 ans. Un non sans empathie, sans compréhension, sans accompagnement, sans politesse. 

J’ai pris une claque de bon matin par téléphone interposé. Ça m’apprendra à appeler l’Allemagne quand je suis en vacances en France.

Je voulais juste savoir si ma fille était acceptée au collège à la suite de son entretien. Les courriers devaient être reçus avant les congés. Ma poupée, malade cette semaine-là, avait guetté chaque jour le bruit métallique de la boite aux lettres en vain. Nous sommes partis tôt le samedi, avant le passage du facteur. Pour rejoindre sur la route les cohortes de vacanciers d’Europe du nord, nous avons renoncé à attendre le milieu de matinée. Quelle certitude pouvions-nous avoir que le courrier serait livré ce matin-là plutôt que la semaine suivante ?

Car les copains l’ont reçu le courrier ce samedi. Ils nous ont envoyé des petits messages : c’est bon pour Martin ! C’est OK pour Emma ! Ils sont pris au collège. Et chez vous ? Ah zut, chez nous on ne sait pas. La lettre dort sans doute dans notre boite aux lettres en Allemagne. Nous sommes dans l’Ain quelque part, coincés entre des voitures anglaises. Dans cet exode post-Brexit, il ne doit pas rester un seul habitant outre-Manche. Nous sommes en route pour les Alpes british.

Le GPS nous a fait quitter les bouchons de véhicules néerlandais et allemands à la frontière suisse pour découvrir les forêts du Jura, franchir les cols du Bugey. Dans cette transhumance de vacanciers guidés par un GPS déboussolé, je pense que nous sommes même passés par l’Auvergne et la Bretagne. Et il me semble avoir aperçu un carré bleu de Méditerranée.

Le modèle de diversion du trafic utilisé dans le GPS ne devait pas tenir compte à midi des prévisions de trafic pour l’après-midi. Il nous a fait renoncer à la Suisse à ses sommets chocolatés, ses tunnels et sa vignette, et a rallongé notre trajet de nombreux kilomètres sous prétexte d’éviter de stationner à midi dans un bouchon.

On veut bien lui faire confiance au GPS, on se dit qu’il doit avoir des paillettes d’intelligence artificielle. Ben en fait non. Il ne sait pas ce que sait n’importe quel habitant de la région Rhône-Alpes ou automobiliste féru de sports d’hiver même pas très (bison) futé. Non il ne fait pas bon s’engager sur l’autoroute Lyon-Genève un samedi après-midi de février quand deux zones françaises et toute l’Europe du Nord ont décidé d’aller vérifier par eux-mêmes que la neige ben y’en a pas trop cette année dans les Alpes.

Donc on se retrouve sur de charmantes routes bucoliques à virer dans un sens puis dans l’autre, à la tête d’une caravane tout aussi égarée sur ces chemins de traverse. Le soleil brille. On se dit que la France vraiment c’est beau, que bientôt on va arriver dans un cul de sac, dans la cour d’une ferme, où toute la joyeuse caravane devra faire demi-tour dans deux mètres carrés. Un test grandeur nature de politesse et de savoir-vivre international. Non, il a juste fallu traverser au pas une course à pied dans un village, sous les yeux inquiets des bénévoles en gilets orange qui balisaient le circuit pour les sportifs.

Quittons les troupeaux pressés et revenons à nos moutons noirs.

Le coup de fil impatient du lundi matin, pour savoir, si oui ou non notre fille est prise dans le collège qu’elle convoite – et nous avec elle.

NEIN ! La dame n’a pas le droit de donner l’information à l’oral.

Un petit Email peut-être (ça ne se voit pas là, mais j’ai enguirlandé ma question de fleurs) ? Non elle n’a pas le droit à l’Email non plus. La procédure ne le prévoit pas. Nous n’avions qu’à rester chez nous (à regarder notre boite aux lettres pendant toutes les vacances) ou bien confier notre clef de boite aux lettres à un voisin.

J’hésite à suggérer un pigeon voyageur. Je ne sais pas le dire dans la langue de Goethe (et d’Angela). C’est que l’Allemand tient à son papier, d’où le courrier d’information dans-une-enveloppe-par-la-poste plutôt qu’un Email. Franchement de nos jours, ça fait un peu has been. Et cette manie d’imprimer, est-ce cohérent avec les marches du vendredi pour s’inquiéter de la destruction de la planète ?

Et surtout l’Allemand psychote sur la protection des données. Bien sûr c’est un sujet à prendre au sérieux. Mais n’est-ce pas là exagérer un tant soit peu ? Est-ce un secret d’Etat si un enfant est pris dans un collège ou non ? Il y aura bien un matin où tout le monde (et sa femme, comme disent les Anglais) le verra se diriger dans l’une ou l’autre direction. De mon temps, les résultats du bac étaient affichés devant le lycée. Aujourd’hui ils sont sur internet – sans mot de passe. Ceux des concours aux grandes écoles étaient sur, heu, Minitel. En accès libre. Les résultats des admissions à la Cité scolaire internationale de Lyon sont affichés dans la rue sur les grilles.

Quel est le risque si je ne suis pas la personne que je prétends être au téléphone ? Et surtout quel est le péril à se montrer un peu empathique et à joindre le courrier à un E-mail (puisqu’elle a déjà mon adresse dans le dossier, et qu’on reste dans de l’écrit avec un destinataire précis) ?

Ce sujet dépasse celui de l’impatience légitime. Car le fait de ne pas avoir l’information dès maintenant porte à conséquences.

Si notre fille est acceptée, il semblerait que nous n’ayons rien à confirmer. Mais comment en être sûrs avant de l’avoir lu ce fichu courrier ?  Si elle ne l’est pas, nous allons devoir l’inscrire dans un autre établissement. Et je suppose que les autres collèges fonctionnent sur la base du premier arrivé, premier servi…. Donc, faute d’avoir eu un minimum de compréhension téléphonique (ou d’avoir renoncé à nos vacances mais franchement, n’est-ce pas ridicule en ces temps digitaux ?), nous allons devoir procéder par sécurité à une inscription dans un autre collège. Youpi !

Je n’ai qu’un mot à dire : Dankeschön ! Merci pour la compréhension, pour la collaboration constructive entre êtres humains.

C’est vraiment quelque chose que je ne regretterai pas quand nous quitterons l’Allemagne. Cette incapacité de la majorité à déroger à la règle pour utiliser son intelligence et son bon sens (j’allais ajouter sous le coup de la colère, encore faudrait-il en avoir. Mais comment en être sûr du coup ?).

Suivre aveuglément une procédure dans un contexte ouvert signe la paresse de l’intelligence, l’abdication du libre-arbitre, le flétrissement de l’imagination et le renoncement à exister.

NEIN ! Les négociations sont rompues avant même d’avoir pu commencer. Tout est dit. Veuillez passer votre chemin. Trouver votre voie seule dans les arcanes abscons d’une administration étrangère. Ravaler votre colère, votre frustration, les larmes toutes prêtes. Digérer la claque. Au fait, bonne journée.

Ça révolte hein, cette nécessité de toujours s’adapter, quand on a l’impression de faire trop souvent la totalité du chemin de la compréhension mutuelle. Surtout quand on a une personnalité incompatible avec les murs de béton et qui aborde les échanges humains avec le sourire, de la bonne volonté, des guirlandes de fleurs et l’espoir d’une rencontre.

NEIN !

Tentons ce soir le yoga et la méditation parce que le ski sur des pistes de neige de printemps au milieu de la foule, justement, ça ne défoule pas assez. Car aujourd’hui, comme ma grande fille l’autre jour, triste et frustrée de ne pas toujours se sentir à sa place dans le fameux collège, j’ai envie de crier : « J’en ai marre des Allemands, et de leurs œillères ! »

Vive le jardinage !

Je suis américaine !

Les champions du monde du naturisme *

Vous ne le saviez pas ? Moi non plus. Pourtant ça fait plusieurs fois qu’on me le dit. Quand je partage avec mes nouveaux amis allemands mes surprises et réflexions sur la culture locale et que nous abordons le sujet des loisirs aquatiques. En particulier, celui de la nudité en public à la piscine (dans les douches) ou au spa.

Notre première sortie à la piscine du quartier avait eu lieu lors de nos tous premiers jours en Allemagne (voir article : Help). Canicule, trempette dans l’eau tiédasse d’un bassin bondé, au milieu de corps rouges en surchauffe. Pelouses en apnée et platanes aux feuilles de papier blanchâtre qui crépitent. L’air étouffe.

Lorsque nous en avons eu assez de suffoquer dans cette bouillasse, nous nous sommes dirigées vers les vestiaires. Quelle ne fut pas notre surprise en ouvrant la porte des douches ! Des dames sans maillot occupaient toute la pièce. Des mètres carrés de corps (dés)habillés des seules traces de bronzage, se bousculaient pour se laver. Heu, finalement, nous avions décidé de renoncer à nous doucher sur place, pour préférer notre baignoire et son intimité. C’était notre premier contact avec l’approche au corps humain des Allemands : naturelle et libérée.

Ce premier choc était en grande partie dû au fait que nous n’étions pas prévenues. La découverte passée, la douche collective entre femmes en toute petite tenue (sans aucune tenue en fait) a quelque chose de très humain. Un rappel si besoin que le corps évolue avec l’âge, qu’il vieillit et s’affaisse. Mais qu’il peut encore nager et y prendre du plaisir. Oui tout le monde est pareil, et pourtant différent et unique. On a tous de la chance d’être ici à ce moment-là.

Je partageais l’autre jour avec des amis allemands mon regret de ne pas trouver de hammam à proximité de chez moi. A Lyon je prenais beaucoup de plaisir à mijoter, seule ou avec une amie, dans la vapeur orientale poivrée. Mon corps se détendait dans une bulle humide de pénombre calme. Ici je n’ai pas encore trouvé où aller. C’est un comble dans un pays où les immigrants turcs sont légion. Les Allemands sont férus de sauna – mais pas moi.

On me parle des thermes de Wiesbaden (en face de Mainz, de l’autre côté du Rhin, tout près donc). Je me renseigne. Un bâtiment rétro, piscines, hammams et saunas sur l’emplacement d’anciens thermes romains. Sur le papier, tout pour me plaire. Un p’tit tour sur l’écran : le site web présente le complexe comme sans complexes ou textilfrei (est-il besoin de traduire ? sans textile). Ah, ah. Soit. Cette nouvelle différence culturelle éveille ma curiosité. Ma motivation reste (presque) entière.

Précisons la chose avec des amis. Evitons l’incident diplomatico-aquatique. Il semblerait que le port du maillot de bain soit possible dans la piscine, mais pas ailleurs. Possible ? ça veut dire qu’on fait comme on veut ? Que selon son inspiration du jour on se retrouve tout nu au milieu de gens en textile ou inversement ? Il me semble que ça vaut son pesant de serviette éponge (blanche et moelleuse comme sur les photos du site web). Pour le plaisir de vous relater ici mes aventures, il me semble qu’il faudrait que je fasse violence à mes habitudes et que je teste.

Je fais tout de même part à mes amis de ma réticence spontanée à aller me balader en bord de bassin en tenue d’Eve. Et là j’entends : « Ah tu es comme les Américains ! Je pensais que les Français étaient libérés à la plage. » Oui moi aussi à vrai dire. En y réfléchissant, les Français des années 70 et 80 c’est sûr. Après ça l’est moins.

Donc oui dans un sens, je réagis comme les Américains dont la pruderie extrême m’a toujours semblée déraisonnable. (A tel point qu’adolescente, dans un moment de révolte personnelle secrète, je m’étais baignée nue dans une piscine privée aux Etats-Unis. Toute seule, hein !) Donc une réaction américaine, oui, mais un peu seulement. Je n’en suis pas à courir après mes filles pour enfiler un haut de maillot sur une poitrine d’enfant. (Elles le font toutes seules, mais parce que c’est la mode). C’est intéressant de se voir dans le miroir d’une autre culture.

Les Allemands, surtout ceux de l’Est, apprécient beaucoup le naturisme, la Frei Körper Kultur ou FKK (la culture libre du corps). Enfin la plupart. Car dans un moment d’égarement un été des années 80, j’avais proposé à une amie allemande de passage dans le coin de me retrouver dans un camping naturiste en Corse (une idée de lieu de vacances pour laquelle je n’avais pas eu mon mot à dire). Je ne l’ai jamais retrouvée. Elle était venue jusqu’à l’entrée, avait vu passer des hommes nus sur des vélos, et était repartie (comme elle me l’avait écrit plus tard). Précisons pour l’anecdote, que je n’ai pas tenu longtemps dans cet environnement sans textile 24/7. On ne sait jamais où (ne pas) regarder. Surtout quand on fait les courses à la supérette du camping (une pensée émue pour la caissière…) Donc, Américaine, oui mais juste sur les bords (de la mer).

Lundi je vais aller nager.

Chiche, je me douche comme les autres, sans maillot et en frottant bien pendant de longues minutes dans tous les coins !? Comme à la maison quoi. Ou presque car il y a un panneau qui interdit : de se couper les ongles et les cheveux, de se raser et de se teindre les cheveux. Que font les gens pour que ce soit nécessaire de le préciser ?

Je crois que je vais emporter un peignoir (comme beaucoup de dames ici). Il ne manquera plus qu’un magazine et un thé vert.

Ce sera pour la prochaine baignade, au spa, si je me décide à y aller.

* “Das ist soooo deutsch” : “C’est tellement allemand”. Extrait de la campagne du gouvernement fédéral sur les 30 ans de la réunification du pays. Source : Bundesministerium des Innern für Bau und Heimat, Ministère fédéral de l’Intérieur, du Bâtiment et de la Communauté.

Collège à cocher

Winterlinge jaunes, et perce-neige

Blanc, rose, jaune, blanc encore. Identiques ? Non pas tout à fait. Ah, regarde là en bas, ils ont des numéros. Pourquoi ne pas donner un seul papier et le photocopier ? Et comment les remplir ces formulaires ?

Ils nous ont été remis par l’école primaire avec le bulletin du premier semestre. Nous devons les apporter au collège pour l’entretien de sélection. Charge à nous de mettre quelque part sur ces papiers nos deuxièmes et troisièmes choix. Sans nous tromper sur la stratégie pour que notre benjamine soit acceptée dans un établissement où elle se sente bien. Et de penser à l’extrait de naissance (prends le livret de famille, on ne sait jamais), et à la photo d’identité (tu crois que ça se voit qu’elle a deux ans de moins sur cette photo ? Bienheureuse enfance où l’on grandit sans vieillir.)

Une telle passion de la paperasse on n’avait rarement connu ça avant. Remplir, dater, signer et photocopier, archiver, recommencer. Le tout avec des mots administratifs à rallonge et beaucoup trop de consonnes. Pourtant on s’est donné du mal en changeant de pays ! La semaine dernière nous avons encore dû renvoyer en France un formulaire lié au déménagement (19 mois après notre arrivée). Et quand nous sommes arrivés pour l’inscription à l’école avec les bulletins de deux années avec chacune trois trimestres, le tout en deux langues (français et anglais), on ne savait pas encore qu’on prenait les Allemands à leur propre jeu.

Tout beaux tout propres nous nous rendons au collège avec notre dossier que nous espérons complet (quoi, une tâche sur ta manche !?). C’est la journée d’accueil des candidats, futurs petits nouveaux. Nous avons récupéré notre fille à son école en milieu de matinée. Elle nous a rejoints dans la cour. Bien sûr, la maitresse était prévenue. Et pendant ces journées d’inscriptions, tous les enfants de son niveau s’absentent à tour de rôle pour quelques heures. Les départs et retours se font sous le sceau de la confiance absolue. Pas de portail à ouvrir. Ou de concierge à prévenir. Et, tiens, pas de formulaire à signer.

A l’arrivée au collège nous sommes accueillis par deux dames souriantes, debout derrière une looooongue table couverte de piles de formulaires blancs-roses-jaunes. Peut-être qu’elles vont nous faire un tour de magie ? A moins que ce ne soient les mêmes papiers que ceux que nous avons apportés (partiellement remplis pour compléter sur place avec des conseils avisés) ?

« Vous avez rendez-vous ? » Oui on a fait ça sur internet. La dame plus âgée a l’air d’être la Responsable-paperasses-arc-en-ciel du jour. Elle prend une feuille sur chaque pile et me tend sa récolte. « Tenez, voici des formulaires à remplir ». Encore ? Je jette un œil inquiet à mon mari et un autre à ma montre. Nos quinze minutes d’avance vont-elles suffire ? Pourvu qu’ils se laissent apprivoiser facilement par des étrangers ces formulaires-là. « Vous habitez à plus de X kilomètres ? » Non. Sa main repose les papiers complémentaires qu’elle s’apprêtait à me remettre. Yes ! Ne renonçons pas aux satisfactions minuscules.

Nous trouvons place à une des tables rondes du foyer et sortons nos stylos. Parmi les toutes premières questions auxquelles il faut répondre : pays de naissance et langue(s) parlées à la maison. L’Allemagne a l’habitude d’accueillir des familles immigrées. Nouveau soulagement. On s’en sort. On a nos coordonnées bancaires sur nous. Zut ils veulent deux photos d’identité. Pourquoi ne l’ont-ils pas marqué comme cela sur le document que nous avons ? Tant pis, s’il le faut je reviendrai dans la journée. La prochaine fois j’en prendrai une de plus. Au cas où. La prochaine fois ? Croisons les doigts (serrons les pouces comme on dit ici) très fort pour qu’il n’y en ait pas de sitôt. Suis plus très confiante en ma patience en matière de champs à remplir et de cases à cocher.

L’horloge murale grignote notre attente. Nous regardons discrètement les familles candidates. Ma fille salue d’une main retenue une camarade de classe assise plus loin, dans une parka bleue. Dans le coin, comme à chaque événement dans un établissement scolaire, des mamans tiennent un stand de Kaffee-Kuchen (café-gâteaux). Je suis curieuse de voir les pâtisseries maison. « Tu as faim ? Ou soif ? » Ma fille ne dit jamais non à une gourmandise. Nous allons acheter une part de gâteau au chocolat (avec des Smarties) et un Apfelschorle (jus de pomme additionné d’eau gazeuse), dans une assiette blanche en porcelaine et un verre en verre.

Aussitôt avalés, les lèvres essuyées d’un revers de main, elle est appelée. Nous nous asseyons tous les trois dans le bureau d’un des responsables de l’administration. Il s’adresse à notre minette de neuf ans. « Quelles sont tes matières préférées à l’école ? » Elle sourit, assise sur le dos de ses mains. « La musique, hmmm, l’art et le sport. » Bon… on ne pourra pas l’accuser d’avoir préparé ses réponses. «Tu es arrivée il y a à peine un an et demi en Allemagne et tu t’exprimes déjà aussi bien ? Tu parlais déjà allemand avant de partir, non ? » Non. « Beeindruckend (impressionnant) ! »

Oui impressionnant. D’ailleurs nous aussi sommes impressionnés. Par le talent linguistique de notre fille, mais aussi par ce monsieur et cet entretien. Et par-dessus tout par cette case vide dans le formulaire qu’il nous demande de cocher sur-le-champ. Si votre enfant n’est pas pris dans votre premier choix, souhaitez-vous que le dossier soit transmis à un autre collège G8 (qui prépare le bac en huit ans avec des cours jusqu’à 16 heures) ou faire vous-même la démarche auprès d’un G9 (bac en 9 ans, avec des cours seulement le matin) ?* Autant nous demander de choisir entre une paire de chaussures trop petites et un bonnet qui gratte. C’est que ce collège est le seul avec une section ‘’bilingue’’ française, qu’il est tout près de chez nous, et que la grande sœur y est heureuse.

C’est le moment d’abattre notre atout-passe-partout : “Nous ne sommes pas allemands, et… ” Tentative naïve, sincère et de bonne volonté, de recours à notre ingénuité d’étrangers pour éviter de choisir et de la cocher cette case, là, maintenant. Parce qu’on ne maîtrise pas vraiment l’enjeu des conséquences de cette croix. Peine perdue. Nous échangeons rapidement tous les trois en franglais. Notre fille a un avis tranché (elle a une copine, qui, tu sais…). Il coïncide avec mes recherches. Je coche.

Retour à l’école dans un soleil printanier. Les chapeaux de Pierrot des perce-neige et les joues des minuscules Winterlinge, gonflées au-dessus de leur collerette vinaigrée, éclairent dans un carnaval bon enfant les jardinets de terre noire.

Quinze minutes d’entretien pour une fillette de neuf ans et ses parents gonflés d’un espoir inquiet.

Une ribambelle de formulaires abscons de toutes les couleurs.

Une croix dans une case.

Réponse dans deux semaines.

* C’est la ville de Mainz qui répartit les élèves candidats : d’abord dans les Gymnasium G8, puis dans les G9 et autres types de collèges.

Vous faites quoi en été 2030 ?

L’anticipation, un maître-mot de l’organisation allemande.

« Il me le faut ce nouveau classeur ! Le mien est cassé. J’en veux un, en plastique, rouge dehors, fuchsia dedans !

Pour résister aux transports brusques par tous les temps sur porte-bagage. Pour se distinguer (un peu) de celui des copines.

« Et un jean bleu ».

Pour se fondre dans la faune du collège.

Ces choses à faire facultatives remontent à la surface toutes les semaines, comme des bulles dans une mare. Elles éclatent en urgences avant de s’évaporer dans le quotidien. En raison des conseils de classe de fin janvier, ma grande fille dispose de deux après-midi libres. Descendons en ville, nous libérer de ces achats. Armées d’un sac en tissu (ne jamais l’oublier !) et – pour moi – de la résolution de ne pas traîner.

Mainz compte deux magasins majeurs d’articles de papeterie. Centraux, au pied des bus, regorgeant de bricoles multicolores, ils sont le lieu de rendez-vous fétiche des petites jeunes filles mayençaises. Leurs entrées se frôlent presque.

Nous commençons par le grand magasin où nous trouvons le classeur (vert, pas de rouge/fuchsia). Nous longeons avec gourmandise les étalages du commerce spécialisé en beaux-arts. Nous irons flâner, la main curieuse, sur chacun des trois étages, c’est sûr. La porte automatique s’ouvre entre les tourniquets de cartes postales. Et là, stupéfaction, l’ilot central présente des cartables et des Schultüten (les cornets-de-papier-pochettes-surprises pour les écoliers tout neufs, voir article : L’école 1). Plein de cartables, colorés, équipés de réflecteurs et hypersolides. Des poches pour les cahiers, les classeurs, la gourde, la boite à gouter, le téléphone et ses accessoires, le sac léger pour les affaires de sport….

Prix moyen : beaucoup de trop de centaines d’euros (centaines d’euros !). On pourrait tenter la face nord de l’Everest avec. Le parent avisé se dit que tant mieux la marchandise durera longtemps, résistera aux intempéries et aux atterrissages dans la poussière. Que le cartable fera tous les enfants et même les futures générations. C’est sans compter avec le fait que le sac d’un grand écolier se mue en accessoire de mode. Et que comme tel, il doit être régulièrement assorti aux nouveaux goûts péremptoires de la rue, des copains et donc de son propriétaire.

Ça faisait quelques semaines que je n’étais pas entrée dans ce magasin. Je peux donc juste assumer que les articles de rentrée scolaire ont remplacé sans transition les cadeaux de noël mis en valeur dans l’entrée. De janvier à mi-août, il n’y a qu’un pas, celui de l’AN-TI-CI-PA-TION.

C’est une seconde nature ici, peut-être même la première (ex-aequo avec la rigueur et la ponctualité). Quand je pense qu’en France, il m’est arrivé d’entendre et de soupirer ‘’Déjà…’’ quand les articles scolaires fleurissaient dans les rayons au mois de juin. Même pour déjeuner avec une amie, il est préférable de s’y prendre bien bien à l’avance. Rappelez-vous les restaurants sont complets très tôt.

Mais le pire ce sont les vacances.

Elles sont prises très au sérieux, car précieuses at valorisées. Les Allemands n’éprouvent pas cette culpabilité malsaine à se reposer et à profiter de leur temps libre (et ne cherchent pas à condamner leurs voisins). Il n’est pas rare ici de réserver son voyage 12 voire 18 mois à l’avance.

En bons étrangers, nous avons prévu nos vacances de février courant janvier. Notre semaine de Pâques est encore (en février) ouverte à plein de possibilités chocolatées. Les congés d’été hésitent. Pendant ce temps nos copains teutons finalisent leurs vacances d’automne. Mi-janvier au yoga, la prof affichait des propositions de retraite pour fin octobre. Et le collège organisait une réunion avec pour objet un voyage scolaire en Angleterre prévu lui aussi en octobre (donc dans la classe supérieure).

Vous vous demandiez peut-être pourquoi nous sommes allés deux fois dans les Vosges du nord au cours des derniers mois ? Pour avoir parfois l’illusion d’être en France, certes (illusion seulement, car en raison de la vigueur du dialecte alsacien, la langue par défaut y est plus l’allemand que le français). Pour bien manger. Pour retrouver un peu du charme de l’approximation qui fait défaut au confort allemand. Mais aussi parce que, malgré la liberté de circulation des biens et des personnes et la grande mobilité (en grosse voiture ronflante et rutilante) des Allemands, il reste un tout petit peu plus facile de trouver une chambre à la dernière minute côté sud de la frontière.

Dans notre famille nous ne sommes pas des champions de l’anticipation – mais pas des nuls non plus, attention. En France on était dans une bonne moyenne. Nous laissons mûrir notre envie avant de décider. Et nous aimons nous offrir un dépaysement (au propre comme au figuré) au pied levé. Ici la spontanéité nous a été confisquée. Même pour trouver un carré d’herbe pour planter sa tente (voir article : Vacances en Allemagne). Changer d’avis ? Ecouter un désir neuf ? Nein. Pas de place pour l’impro ou le p’tit coup de folie.

Nous devons choquer bien malgré nous. « Les prochaines vacances ? On ne sait pas encore, on verra ». Après analyses intimes du cœur de chacun et négociations collectives. Et puis nous ferons ce que les enfants souhaitent. On pourrait court-circuiter ces réflexions sinueuses. Mais ça fait du bien de rêver.

Nous avons vu arriver et passer les dates des réservations pour les colos de printemps et d’été. Merci aux mamans qui nous les ont transmises et à leur fidélité malgré notre manque de réactivité. Car nos filles aussi rechignent à anticiper leurs vacances à ce point. Sauf que… si elles veulent partir avec les copines faire du cheval, il va falloir se plier à la coutume locale. Nous avons donc réservé début janvier une colo (et une semaine de calme) pour le mois d’octobre.

Nous apprenons peu à peu à intégrer ce phénomène culturel à notre vie. L’anticipation collective excessive a pour conséquence que les articles de saison disparaissent bien avant le début de ladite saison. Si on attend la dernière minute ce sera pour l’année suivante. Tout le monde s’est équipé depuis longtemps et les commerces sont passés à la saison d’après. Acheter du pain d’épices de noël au mois de décembre ? Vous n’y pensez pas ! (Je le sais, j’ai essayé). Oui prends-les ces bulbes de dahlias. On les plantera dans deux mois, mais si on attend notre prochaine visite à la jardinerie, ils auront sorti les décos d’automne.

A quoi tient ce besoin d’anticipation aussi fort ? On peut être organisé et rigoureux sans vivre à ce point dans le futur. Est-ce un besoin viscéral de faire comme si l’avenir se laissait contrôler ? Pour saisir les meilleures opportunités ? Au meilleur prix ? Pour se rassurer et nier l’incertitude ? S’offrir une garantie sur l’illusion d’être toujours là pour étendre sa serviette à l’été 2030 sur le sable brûlant de la Costa del Sol – parce qu’on a RE-SER-VE ?

Personnellement si je lâche la bride à mon côté anxieux (à vos abris !), il me demandera d’attendre la dernière minute pour choisir et payer mes vacances. Justement pour être sûre d’être toujours là, en forme et surtout d’en avoir envie et besoin de ce voyage précis, à ce moment-là de ma vie.

Avec ma créativité parfois désordonnée et ma spontanéité tempérée de lassitude, ils s’entendent bien tous les trois pour laisser toute latitude aux enfants qui décident alors de nos prochaines vacances.

Alors, mes chéris, on va où cet été ?

Carnaval ou la 5ème saison

Mainz organise l’un des plus célèbres carnavals rhénans

A vos marques, prêts…. Déguisez-vous, maquillez-vous, riez, sautez, chantez, dansez ! En bleu, blanc, rouge et jaune ou ce que vous voulez. Lâchez (presque) tout !

Dès début janvier le carnaval frappe à la porte de Mainz dans une harmonie de couleurs primaires. Les serpentins impatients chassent les guirlandes de noël des rues et des magasins, et même des fenêtres de certaines maisons. Les beignets ronds (Berliner) conquièrent les boulangeries. Déjà en automne, en vertu de la (trop) grande anticipation des Allemands, le maquillage de fête et les bombes à paillettes s’étaient immiscés dans les rayons entre les Lebkuchen (pains d’épices) et les bougies. Confettis, visages et personnages de clowns de rigueur. Le carnaval est une fête de la débauche prise très au sérieux.

Il s’organise pendant de longs mois. Toute l’année pour les plus fanatiques du sujet, les membres des clubs de carnaval. J’en ai compté plus de 20 à Mainz. Pour le reste de la population, Fastnacht est lancé en grande pompe le 11 novembre à 11 heures 11 (vous vous souvenez ? voir article : Décalage horaire). Il fait une trêve pour les fêtes et reprend dès le 1er janvier pour s’achever le mercredi des Cendres (26 février cette année). Car à Mainz, un des fiefs de la fête, le carnaval s’appelle Fastnacht (de Fast : le jeûne, le Carême, et Nacht : la nuit). Ne PAS confondre avec Karneval, ça n’a RIEN à VOIR. Karneval c’est à Köln (Cologne), où le cri de ralliement n’y est pas Helau ! mais Alaaf !. Düsseldorf aussi est prise de folie en février. Chaque ville a ses chants spécifiques que tout le monde entonne. Le carnaval des villes rhénanes est une institution.

Comme ils le disent eux-mêmes, les Mayençais ont les confettis dans le sang. Dans les rues on peut croiser des sculptures de carnaval : le tricorne traditionnel sur un réverbère, un ours déguisé, un arlequin qui danse. L’imposante fontaine des fous, habillée de dizaines de petits personnages déguisés, préside sur la Schillerplatz à l’endroit même où est déclarée ouverte la période de Fastnacht, la cinquième saison.

Fastnachtsbrunnen, la fontaine des fous sur la Schillerplatz

Dès janvier, les Sitzungen commencent. Ce sont des spectacles extrêmement colorés organisés par les clubs de carnaval. Ils tiennent du cabaret et du café-théâtre où politique et rivalités de clochers ont la part belle, avec un fort ancrage local et souvent en dialecte. Un maître de cérémonie, des majorettes en goguette et une fanfare se chargent de l’ambiance. Le Moulin rouge rencontre la Fête de la bière dans un cirque. En patois rhénan. Autant dire que c’est difficile pour un étranger d’apprécier l’ambiance de ces soirées (surtout si on ne boit pas d’alcool). Et les places s’arrachent dès leur mise en vente, le 11.11.

Les clubs de carnaval décorent les chars, organisent les défilés. Pour financer la fête ils organisent des événements toute l’année, donnent des cours, tiennent une buvette à l’une ou l’autre fête, des fraises ou du vin. Leurs membres paradent souvent en costumes authentiques (pas des déguisements) faits main qui peuvent aller chercher des sommes folles. Des parodies d’uniformes militaires des temps napoléoniens. Dès septembre, ils organisent les sélections pour les Sitzungen.

Ces séances investissent tous les lieux d’une certaine capacité. Les grandes salles bien sûr : Palais des Princes Electeurs ou Rheingoldhalle (salle des spectacles) sur les quais du Rhin, mais aussi gymnases, réfectoires. Partout, plusieurs fois par jour. Un peu, à une autre échelle, comme le festival au mois de juillet envahit Avignon.

La cantine du collège a accueilli une soirée. La halle des sports de ma plus jeune est transformée en salle de spectacle depuis début janvier, avec scène, coulisses et décorations sur tous les murs. Les minettes en justaucorps ou legging font de la poutre sous un filet suspendu plein de ballons bleus, blancs, rouges et jaunes. Des organisateurs affairés entrent et sortent du gymnase pendant le cours pour s’assurer que l’ensemble fonctionne. Ils ont un air important et pénétré. Tout est prêt avec plusieurs semaines d’avance. Bien sûr une ou deux séances de gym vont sauter. On ne rigole pas avec les Sitzungen.

Les enfants sont (heureusement) très associés à la fête. Mainz organise le Jugendmaskenzug (défilé des enfants) auxquels participent les écoles et clubs de jeunes. Le plus grand du genre en Europe si on en croit l’office de tourisme. Départ à 14h11 (natürlich) le samedi 8 février dans la vieille ville. Pour ceux qui n’ont pas oublié de rendre leur formulaire au collège et se sont inscrits à temps (suivez mon regard – en même temps c’était avant Noël, et ma fille avait alors d’autres priorités entre autres culinaires ; voir article Gâteaux à gogo).  Donc notre grande aurait pu participer à des séances bricolage pour fabriquer son costume et défiler avec son collège. Notre benjamine peut encore choisir. A son dernier cours de gym, on lui a remis un petit formulaire pour préparer le défilé du coin. Venir avec des ciseaux et du scotch double-face pour créer le plus beaux des déguisements.

Le corso de Mombach (auquel se joint la gym) défile le Mardi Gras. Il clôt les festivités. Car chaque quartier de Mainz a son corso, un jour bien particulier. Gonsenheim ouvre le bal le samedi, suivent Finthen et Bretzenheim le dimanche. Le Lundi des roses (Rosenmontag), la parade des centaines de chars, grosses têtes et groupes folkloriques, point d’orgue de Fastnacht, défile pendant des heures (des heures !) dans le centre-ville de Mainz. Les participants, les Narren (les fous) s’interpellent à coup de Helau ! Helau ! Helau ! et se précipitent pour attraper les bonbons envoyés.

Seul Mardi gras est officiellement férié, mais carnaval commence le jeudi précédent avec le Weiberfastnacht, carnaval des femmes où elles ont le droit de couper les cravates des messieurs … A vos ciseaux mesdames ! La période intensive de déguisements et festivités déborde sur presque deux semaines. Fastnacht, la plus grosse fête dans la vallée du Rhin, est, comme Noël, fêté un peu partout : à l’école, dans tous les clubs de sport, de musique.

Nos amis mayençais ont ressorti leurs caisses de déguisements et perruques de toutes les couleurs, de toutes les tailles (et de tous les goûts) accumulés au fil des années. L’an dernier, nous n’avions rien à la taille des filles. Après réflexion concertée et sondage des copines, elles avaient jeté leur dévolu sur l’Egypte.

J’étais allée, novice, arpenter les allées du principal magasin de carnaval du centre de Mainz. TARATATA, TSOIN-TSOIN, TRIIIIIIT, ZIM BOUMBOUM, POUEEEETTT ! A peine entrée, les couleurs criardes et la musique de foire tapageuse m’avaient tétanisée. Comment trouver Cléopâtre parmi les centaines de déguisements présentés serré-serré sur ce qui semble des kilomètres de tringles sur deux niveaux et sur deux étages ?

Intimidée et un peu dégoutée par la caresse froide et froissée du plastique des emballages et les tissus en vrai synthétique qui me hérissent les cheveux, j’avais plongé les bras entre des tenues de pompiers, d’extra-terrestres et de lions…. Les flonflons m’arrachaient les oreilles. J’aurais eu besoin de passer en noir en blanc et en mode silencieux. Ne fallait pas que ça dure trop longtemps cette spéléologie dissonante, sous peine de repartir avec la migraine…

Cette année mes filles n’ont pas encore choisi leur déguisement phare. Ça ne saurait tarder : j’ai découvert par hasard sur la tablette des recherches d’idées secrètes. Je sens que bientôt je repartirai en croisade au temple de Mardi Gras.

A suivre très bientôt…

Un p’tit avant-goût de Fastnacht à la maison ? Il suffit de cliquer sur l’image des confettis (Konfettitaste) sur cette page . Pas besoin de sortir le balai. HELAU! (hé-la-ou !)