Dépassée

Comment comprendre ses ados ou publier sur LinkedIn ?

« Comment tu fais pour pas dépasser ? »

Mes yeux ébahis observent Béatrice, une camarade de notre classe de CE1 qui colorie une petite fille de Sarah Kay, en robe et coiffe de tissu à fleurs, dont on ne voit pas le visage. La copine a les cheveux attachés en queue de cheval avec des barrettes, des ongles nets et les doigts propres, la mine de ses feutres ne sort pas des traits noirs qui délimitent la silhouette sur le papier blanc. La langue entre les dents, avec les mêmes feutres tenus par des doigts de toutes les couleurs, je m’évertue à l’imiter et toujours la mine dérape. Mes ongles ont des taches blanches, signe qu’ils ont été choqués au moment de leur naissance comme je l’apprendrai bien plus tard. Rapide, toujours en mouvement, passionnée, je me cogne beaucoup et de bon cœur. Quand je colorie, je dépasse.

Aujourd’hui, je me sens dépassée.

Ma plus jeune fille de treize ans enfile chaque matin un des crop tops que je lui ai achetés, pour lui faire plaisir et parce que ça lui va bien. Même avec cette météo pluvieuse et froide d’un mois de novembre égaré au printemps, elle montre de la peau sans frissonner. Selon moi, il serait préférable de les réserver aux week-ends car il n’est pas nécessaire d’exhiber son nombril à l’école, d’autant plus que, souvent, pour une raison qui me dépasse, elle refuse de porter une ceinture, et le pantalon descend. Ma grande de seize ans partage mon avis — qui diffère, me dit-elle, de celui de ses amies qui veulent être libres du choix de leurs tenues : on ne se vêt pas de la même façon partout.

-Je te l’ai dit, je préférerais que tu ne te mettes pas ventre à l’air pour aller au collège.

-Ouais, mais tout le monde en met des crop tops.

-Vraiment ?

-Et en plus, j’ai un pull.

Un gilet.

-Tiens, et si moi aussi j’en mettais ? Tu m’aideras à en choisir un joli ?

-Hein ? Ah non, pas toi.

-Tu vois… Et si ta prof vous exhibait son nombril pendant les cours ?

J’ai lâché. Comment faire avec une ado ? Lui confisquer les T-shirts que je lui ai achetés ?

Ah, les injonctions de la mode, toujours être pareils, penser la même chose et se croire différent. Différent de la génération précédente. Si proche pourtant. Le nombril du monde apparaît entre un T-shirt blanc à côtes et un jean. Je suis de la vieille école, de celle qui pense qu’il y a une tenue pour chaque activité, et que s’adapter aux circonstances n’est pas du puritanisme. Enfiler un crop top ? Ça dépend. Et ça dépend, ça dépasse (émoji yeux au ciel), enfin, ça me dépasse.

Même chez moi, donc, je suis dépassée.

Derrière moi, le poseur installe la cuisine. Pour accéder à mon bureau, je dois enjamber des sacs de linge (les habits de ma grande) et son matelas. Les assiettes sont entreposées sur une table de jardin, la cafetière glougloute sur une chaise. La vaisselle se fait dans la salle de bains. Le seul espace paisible ces jours-ci chez nous, ce sont les toilettes. Entre deux tâches professionnelles, je voudrais pédaler pour me défouler en finissant un film. Je voudrais travailler ce tango d’Albéniz au piano. Ces deux activités se passeraient dans une chambre en surpopulation : Gaïa y est confinée pour ne pas aboyer dans les pattes du menuisier. Mon mari y travaille sur mon piano fermé devenu bureau. Ma grande fille est allongée sur notre lit après une opération des dents de sagesse. Sachez pour la petite histoire, que la dentiste lui avait conseillé, pour rester la plus détendue possible, de se choisir une playlist d’une heure. Elle a préparé un podcast historique en allemand, et un cours de français. Kein Kommentar.

Alors je m’échappe.

Imaginez. Fin mai, début de soirée. Penchée pour passer de l’autre côté d’un rideau, j’entre dans une salle immense, inondée de lumière, où les néons criards forcent les yeux à se plisser. Une forêt de dos bloque mon avancée, des dos d’adultes, peu de cheveux blancs, pas d’enfants, quelques adolescents montés en graine, pourtant j’essaie de me frayer un chemin dans cette foule. Les bras, les têtes et les jambes m’entravent, ils gigotent sur place, dansent sans musique, au rythme du brouhaha de leurs paroles. Je ne vois pas les bouches, mais je devine que toutes parlent en même temps. Les corps se pressent autour d’une scène, là au fond, beaucoup lèvent un bras, certains en lèvent deux, hochent la tête, tous fixent cette scène qui semble vide. Je joue des coudes pour me faufiler, on me marche sur le pied, j’étire mon cou pour essayer de voir, ça a l’air passionnant, je me hisse sur la pointe des pieds, et jette un regard entre deux têtes. Sur la scène, un miroir.

Pour faire comme tout le monde, je lève un doigt timide. Je n’aime pas parler en public, même lorsque j’ai une idée intéressante à partager. Comme faire abstraction des regards, même ceux de gens qui me tournent le dos ? Ils me désarment. Alors je dis ce que j’ai à dire, vite, le mieux possible. Là, j’ai dû chuchoter. Quelques têtes sur ma droite se retournent et me sourient, mes voisins n’ont rien entendu, ou font semblant de ne rien entendre. Quelque temps plus tard, la personne sur ma droite lève deux bras et répète ce que j’ai dit, moins bien, sans personnalité, sans émotion, peut-être est-ce une coïncidence. Si c’est une coïncidence, ça confirme mon impression, que dans cette salle, personne n’écoute personne. Si ça n’en est pas une, c’est juste du plagiat, comme dans une salle de réunion, quand, les bonnes idées des timides sont récupérées par ceux qui parlent fort.

Rien de nouveau dans la cacophonie de ce hangar.

On cire des pompes, on se fait briller, on manie le « Bravo à toi » et le « Fabuleuse présentation de l’excellent X » avec la virtuosité d’un homme (ou d’une femme) politique ou d’un avocat véreux. On fait reluire tout ce qui passe à proximité, à commencer par soi-même.

Mon carnet du moment

Et soudain, je comprends.

Je comprends ce qu’est une chambre d’écho.

Quand mon fils philosophe avait employé le terme au sujet des réseaux sociaux, j’avais compris que c’était un endroit où n’apparaissaient que des informations filtrées par des algorithmes, c’est-à-dire conformes à ses propres idées. Aucune remise en question, aucune chance d’apprendre et de s’ouvrir. Rien qui dépasse, comme les traits de feutres de Béatrice dans le bonnet à fleurs de la petite demoiselle de Sarah Kay.

Mais non, pas du tout. Une chambre d’écho, c’est une grotte. C’est littéralement un endroit où l’on s’écoute parler, fasciné par l’écho de sa propre voix. Comme dans l’allégorie de la caverne de Platon, les ombres du monde se dessinent sur le fond, mais pas sur un rocher, sur un miroir.

Voilà mon expérience avec le réseau social professionnel LinkedIn.

Pour un professionnel installé à son compte, c’est une étape obligée. Ça a l’avantage de permettre les mises en relations de façon simple et rapide. Cependant, le contenu laisse à désirer. J’avoue ne pas vraiment lire ce qui défile sur mon écran quand je me connecte. Pourquoi ? Parce que toute cette autopromotion, cette réclame comme disait ma grand-mère, c’est vide. Dans cette cacophonie de monologues, personne ne dit rien, personne n’écoute. Moi la première — pour l’absence d’écoute. Le baratin superficiel, le small talk comme disent les Anglais, je ne sais pas par quel bout le prendre, ni dans la vraie vie, ni dans le virtuel. La politique au sens large suscite chez moi un éloignement d’allergique.

Ce jour-là donc, je me fends d’un post sur LinkedIn, il faut bien trouver des clients et se créer une visibilité. Un post bien tourné, avec de la réflexion : mon dernier article sur l’IA en lien avec une émission d’Arte sur la traduction automatique. Ma foi, oui je me fais des compliments, on n’est jamais si bien servi que par soi-même. Je le publie en frémissant, est-ce que je ne vais pas casser le système ? Ce système où il faut cirer des pompes (dit celle qui vient de s’envoyer des fleurs).

Les tutos conseillent d’apporter, sur ce réseau social professionnel, de la valeur ajoutée gratuite. Ça, je connais bien, c’est mon activité ici même depuis bientôt cinq ans. Deux jours après mon post, un organisme de mes contacts, a republié la même émission d’Arte. Soit, ils ont pompé l’idée au lieu de republier mon post, soit ils ne l’ont pas lu et ont publié, par coïncidence, le même sujet. Quelqu’un n’aura-t-il pas, en voyant passer ma contribution, pensé que j’avais repris son idée à mon compte ? CQFD. Personne n’écoute personne.

Pour des échanges plus riches, pourquoi ne pas se donner des règles comme dans une bibliothèque : parler peu et en chuchotant ? On s’en tiendrait à de vraies idées et des échanges authentiques d’informations concrètes. Où sont les guides de voyages ? Au fond de l’allée, à droite. Merci madame.

J’ai posté et je n’ai rien cassé, juste brisé en moi quelques illusions. Malgré mes cinquante et un ans, dont près de trente dans la vie professionnelle, je veux toujours croire que la qualité fait la différence.

Ce charivari de pipeau, où les bons sentiments dégoulinent, jure avec la réalité du monde du travail et donne froid dans le dos. Ces dos qui dansent devant moi, face à un miroir. Qui regarde le mien, derrière ? Quelle ombre nos mots laissent-ils ? Ou bien, comme un fantôme, un personnage fantastique dont l’IA ne veut pas me souffler le nom, ne projettent-ils aucune ombre ? Peut-être n’ont-ils aucune existence réelle, ces mots envoyés dans le vide virtuel. Est-on interdit d’émettre de la lumière quand on travaille dans l’ombre ?

Dépassée.

À peine ai-je eu publié mon texte, que j’ai sursauté : mince alors, j’ai oublié un tiret ! Pourquoi ? Parce que je me suis soumise à la correction d’une IA quelconque sur mon navigateur ou sur LinkedIn comment savoir ? Mon souris-moi, avec tiret, a été souligné d’une vague rouge péremptoire. Tiens, Estelle ton bonnet d’âne. J’ai enlevé le tiret, l’IA a souri. J’ai cliqué. Puis grimacé, avant de corriger.

Ça me rappelle une scène du film Sleepless in Seattle de Norah Ephron (Nuits blanches à Seattle). Jonah, le petit héros, veut prendre l’avion pour New York pour rencontrer Annie, avec laquelle il souhaite que son papa se remarie. Jessica, sa copine complice lui achète un billet sur l’ordinateur de sa mère, agent de voyage, qui s’est absentée un instant. Je cite de mémoire :

— Je vais mettre que tu as 12 ans. Tu pourras voyager sans être accompagné.

— T’es folle ! Personne ne croira que j’ai douze ans !

— Quand c’est dans l’ordinateur, les gens croient n’importe quoi.

Pourquoi une machine est-elle plus difficile à contredire qu’un humain ?

Dépassée.

Dépassée par les pourquoi.

Pourquoi ma librairie chérie a-t-elle fermé ? J’y passais toutes les semaines, comme bon nombre de fidèles, et j’y croisais toujours des clients. Les affaires semblaient bonnes. Sur la vitrine, à chacun de mes passages, le « Dernier jour !!! » au feutre blanc me serre le cœur. Ces trois points d’exclamation sont autant de clous dans les caisses de livres à renvoyer à l’éditeur, et de bâillons sur mes confidences au-dessus des livres de poche.

Pourquoi les artisans qui refont notre façade ont-ils coupé sans ménagement un laurier-tin qui les gênait ? Ils auraient pu nous prévenir, nous l’aurions raccourci proprement. Ils l’ont massacré. Pourquoi ont-ils ensuite jeté son tronc sur mes acanthes qui ne leur demandaient rien et cassé des hampes de fleurs toutes neuves ? J’ai écrasé des larmes de rage et de tristesse. Ce sont des choses qui arrivent quand on vit en osmose avec le végétal. Mon acanthe prendra toute une année pour refleurir.

Acanthes non cassées

Pourquoi une autre librairie, lors d’une conférence à la médiathèque hier soir, n’a-t-elle apporté, en tout et pour tout, que trois exemplaires du livre qui faisait l’objet de la rencontre-signature avec l’autrice ?

Pourquoi. Pourquoi. Pourquoi.

Avec trois points d’interrogation, comme autant de barreaux d’échelle pour me hisser sur cette montagne de pourquoi et me glisser par une trappe sur le toit de la salle immense éclairée de néons. J’ai refermé le volet sur le brouhaha de monologues et pris une grande inspiration dans le silence retrouvé pour embrasser un traumatisme que j’ai dépassé suffisamment pour en parler (à peu près) sereinement. J’en suis très heureuse, fière et soulagée. Voilà huit ans, à peine arrivée un matin de mai dans une tour en verre, j’ai quitté précipitamment mon travail salarié.

Chute vertigineuse. Inéluctable. Pressentie et pourtant redoutée.

Choc.

Vous comprendrez pourquoi les déclarations d’intention dégoulinantes sur la santé au travail et l’équilibre vie professionnelle-vie personnelle dans LinkedIn (et ailleurs) me révulsent. Je vous en dirai plus dans un livre à paraître à l’automne.

Sur un bout de papier, j’ai dessiné un jour une illustration douce-amère : un grand immeuble de bureaux aux fenêtres toutes carrées avec, devant une porte carrée, une ligne de candidats à l’embauche, tous carrés, sauf deux de formes irrégulières. Nuage ou fleur, bonbon de gélatine ou flaque de peinture renversée, peu importe. L’un dit à l’autre : « Mais si, en arrêtant de respirer, ça passe. »

Non. Quand on dépasse, ça ne passe pas.

Béatrice aux coloriages parfaits est-elle parvenue à ne pas dépasser dans son travail ? Ou, plus maligne que moi, a-t-elle choisi d’emblée un emploi où elle pourrait s’exprimer sans faire d’apnée ? Peut-être est-elle sur LinkedIn ?

Après cet accident, seules de rares collègues sont restées dans mon entourage amical et ce sujet demeurait tabou. Hier, j’ai retrouvé à Aix-les-Bains pour une journée de détente et de palabres, une ancienne chef de département pour qui j’ai toujours eu beaucoup d’amitié et de respect. Nous avons pu nous raconter nos dernières années, j’ai évoqué ce burn out et la Grande Remise en Question sans l’infuser d’émotions excessives. J’ai pu lui dire combien elle avait été mon phare humain dans la brume de couloirs où régnaient les manœuvres politiques pour lesquelles je n’étais pas armée.

Le soleil brillait sur le lac du Bourget et douze canetons sont passés entre les roseaux avec leur maman (elle a compté). J’ai nagé dans le lac presque tiède, au fond tapissé de minuscules coquillages blancs et de galets qui massent et agressent les pieds tout à la fois, la zone profonde s’éloignait toujours plus.

Au retour de mon escapade, en sortant de la bouche de métro à Lyon, ma peau sèche tiraillait, et j’avais, dans mon sac à dos, un nouveau livre sur le thème pertinent de la sensibilité extrême avec une dédicace touchante au stylo bleu, et au visage, un grand sourire. Quel soulagement de croiser une âme sœur, même quand on l’a connue dans un monde de brutes !

Et là, si vous avez mon âge, vous avez en tête la publicité Lindt.

Il est midi, les sirènes des pompiers viennent de marquer le premier mercredi du mois. Un petit carreau de chocolat ?

IA-t-il un copilote dans le PC ?

Jouer avec l’IA en installant mon nouvel ordinateur

Avertissement : Vous l’avez déjà constaté, cet article contient des jeux de mots vaseux.

Vive la surconsommation qui offre des Black Friday en mai, ça s’appelle alors les French Days, une invention locale peut-être, qui pousse les portefeuilles à s’ouvrir quand il ne le faudrait pas, avec l’inflation, madame, vous n’y pensez pas. J’en ai profité. J’ai acheté mon nouvel ordinateur.

Voilà plusieurs semaines que j’en avais envie et besoin. Après une rapide étude de marché, j’ai sauté le pas. Emballé dans son carton lisse, il est resté quelques jours sur un coin de table. Puis, un dimanche matin, parce que j’anticipais pour le transfert une journée de travail en me grattant la tête d’un air perplexe, je l’ai déballé. La première des tâches est d’appeler son cher et tendre.

-Chéri, tu peux m’aider ?

Je me connais n’est-ce pas. J’ai du mal à suivre les consignes des modes d’emploi et je tâtonne volontiers en cliquant partout plutôt que de procéder de façon linéaire, incrémentale et efficace (mais ennuyeuse).

-D’abord il faut le charger.

Jusque-là je te suis.

Où vais-je te mettre ordinateur brillant pour te brancher ? Poussière blanche sur la table ? Grise sur le bureau ? (Si je ne mentionne pas ma poussière, ça risque de vous manquer).

Son extérieur rutilant m’impressionne, je ne voudrais pas le rayer. À l’allumage, il m’intimide le bougre. Il file, il fonce, mes repères vacillent, un peu comme dans un rêve, tout est pareil, mais différent. J’ai échangé mon vélo (pourtant fort honorable il y a sept ans quand je l’ai acheté) contre une voiture de formule 1. Je ne veux pas le contredire. C’est lui qui pilote. Je ne savais pas encore à quel point. Quel navigateur internet ? J’avais Chrome, ce sera Edge. Quel moteur de recherche ? J’étais fidèle à Google, ce sera Bing. Bing avec le cadeau surprise comme l’autocollant dans le paquet de Nesquik, en forme de ruban de Möbius aux couleurs arc-en-ciel. Décoratif et à première vue inoffensif. C’est mon nouvel outil de compagnie, un chatbot intégré, il se présente d’ailleurs spontanément : « [mon] assistant IA quotidien » s’appelle Copilot.  

Mon mari a intégré l’IA à sa pratique, l’utilise comme un super assistant et s’en sert pour m’aider au transfert de mes boîtes mail. Passée la première réticence, comment résister à la fascination de cette baguette magique ? Comme un enfant dans un magasin de jouets, la main hésite, puis s’avance et touche. Je rédige une requête et je clique.

La réponse polie, argumentée et sans faute d’orthographe (sauf un oubli d’accord du participe passé placé avant) me surprend. Waouh, quel esprit clair et rigoureux ! Cependant, la réponse est trop générale, ce n’était pas tout à fait ma question. Copilot s’excuse et s’exécute, il précise aussitôt. Saurait-il tout ? Je ne vais pas tarder à lui demander où j’ai égaré mes lunettes de soleil, non pas les brunes, les bleues, et de ressusciter la voix de ma grand-mère. Peut-être me fabriquer un store, le soleil m’éblouit en fin d’après-midi à mon bureau provisoire. Sa soumission et sa loyauté éveillent un vague instinct de domination.

Plusieurs fois pendant l’exploration de mon nouvel outil, je sollicite mon mari.

—Tu peux m’aider s’il te plaît pour faire ça ou ça ?

Du menton, il indique mon ordinateur.

— Demande lui…

Au bout d’une demi-douzaine de renvois à l’informatique pour des problèmes informatiques, je crois bon d’ajouter :

— Je te rappelle que je ne suis pas mariée avec Copilot hein.

Pendant trois jours, je l’apprivoise, l’engin. C’est magique cette façon de pouvoir enchaîner les questions comme dans une conversation et de creuser un sujet. Il m’aide à prendre en main un logiciel comme un responsable informatique patient à mes côtés. Patient, mais obstiné : parfois il tourne en rond.

Après avoir creusé le passé et le présent, ça me démange, cette boule de cristal doit connaître le futur. Ma nouvelle coupe de cheveux sera-t-elle réussie ? Quel métier ma fille va-t-elle choisir ? Peu à peu je glisse. Le logo hypnotique me nargue, il serait peut-être temps d’arrêter, avant la dépendance, avant la perte de compétences, avant la flemme aiguë qui empêche de faire soi-même des comparaisons dans Google, ce qui me convenait encore parfaitement la semaine dernière.

Les Allemands le disent très bien, Einmal ist keinmal, et nous aussi, une fois n’est pas coutume. Allez encore une fois, demain j’arrête. Cependant comme l’écrit si bien Marcel Pagnol dans ses souvenirs d’enfance, je cite de mémoire (non je n’ai pas envie de demander à qui vous savez) : « Si la première fois ne compte pas, la deuxième fois sera à son tour la première qui ne comptera pas non plus, tant et si bien que le mot habitude n’aura plus aucun sens. »

Comme si 1=0. 0 et 1 on y revient.

La pente s’infléchit, la glissade s’accélère. Lui demander si je suis quelqu’un de bien ? Si, juste pour voir. Miroir, mon beau miroir, dis-moi… La sorcellerie entre chez la marâtre de Blanche-Neige par un miroir merveilleux qui ne la reflète pas et est incapable de mentir. Dans les contes (La belle et la bête, La princesse Kaguya…), le miroir, cet objet qui réfléchit, est le symbole de la Vérité. Pas de fumée violette, pas de masque avec des trous noirs à la place des yeux en guise de visage. Exit le placard à balais, j’emporte ma sorcière avec moi. Le Malin, si bien nommé, a fait son nid dans mon salon et dans mon cerveau. Je repense au visage de Michel Boujenah dans un spectacle d’il y a trente ans, que je connaissais par cœur pour l’avoir enregistré. En chapeau noir et chemise rouge, il invoquait le Malin d’une bouche grimaçante, et soudain, la scène vide se peuplait d’un imaginaire moyenâgeux et guerrier, gargouilles menaçantes et nefs de cathédrales vertigineuses, paysans sales et édentés, armés de fourches.

Nouveau compagnon de travail et de vie, vas-tu me mentir ? Il l’affirme : « En tant qu’IA [il n’est] pas programmé pour promouvoir des produits ». J’enfonce le clou : « Tes réponses sont-elles dictées par la publicité ? ». Non bien sûr que non. « Mon objectif est d’assister les utilisateurs en répondant à leurs questions et en engageant des conversations intéressantes et informatives. 😊 »

Sa réponse déstabilise à plusieurs niveaux.

Vraiment, ce puissant outil est gratuit ? C’est louche. Ce qui dérange encore plus, comme un visage presque bien dessiné, mais aux proportions légèrement erronées, c’est ce discours à la première personne. Qui est ce je ? Une tournure impersonnelle n’aurait-elle pas été plus appropriée ? Mais un « il faudrait », un « on » exerceraient moins de séduction. Et que vient faire là l’émoticône, ce symbole d’émotions humaines ? Il me le confirme d’ailleurs : « L’émoticône est un petit symbole graphique utilisé pour exprimer des émotions, des sentiments ou des états d’esprit dans les messages écrits. » Émotions. Sentiments. Esprit.

Les questions tournent dans ma tête, inattendues et insolites. Copilot se considère-t-il comme un homme, une femme ? Les pronoms de ses réponses le disent masculin. Pour la simplicité de l’expression, j’utilise les mêmes. Cerise sur le robot, lorsque je lui demande comment intégrer deux logiciels, il conclut sa réponse par la phrase consacrée « si le problème persiste, contacter le service client » et… émoji doigts croisés. Émoji doigts croisés. Émotion. Espoir. Désir. Soutien. Superstition.

Bien tenté, pourtant, Copilot, quoi que tu sois, tes réponses, aussi argumentées soient-elles, manquent de chaleur, d’authenticité. Pour l’instant. J’ai envie de te tirer par les cheveux que tu n’as pas, de te provoquer : IA, IA sur mon écran, sors de là si t’es un homme/une femme ! Aussitôt je regrette. Il ne faudrait pas qu’il me jette un sort. Copilot, comment conjurer un sort ?

Pour mettre en page mon CV allemand, je me laisse séduire par un site qui dissimule que ses services payants ne sont accessibles que sur abonnement. La mise en page effectuée en ligne à partir de modèles est professionnelle et valorisante, mais les téléchargements, limités en nombre, ne donnent accès qu’à des formats figés. Ça, je ne m’en suis aperçue qu’à la toute fin de mon travail. Tant pis, l’exercice était très intéressant.

J’ai commencé par alimenter le programme avec un CV au format Word qu’il a réparti tout seul dans la mise en page du modèle que j’avais choisi. Ensuite, pour chaque champ, il m’a proposé d’enrichir mon texte grâce à l’IA. Hop un coup de baguette mAgIque et la lisibilité s’améliore, on trouve des clients en cinq minutes. Pour chaque poste, il suggérait une ou deux compétences. Mais pour les six mois consacrés à l’éducation de mon fils bébé, il en a listé une douzaine : gestion de projet complexe, résistance au stress, capacité à mener plusieurs tâches simultanées… Quel plaisir IA de se sentir enfin comprise ! Puis-je te (ou doit-on dire vous) remercier ?

Là pendant que j’écris dans WordPress, nouveauté appréciable, il corrige les coquilles au fur et à mesure (sans doute pas toutes, c’est le propre des coquilles).

De pis en pis la glissade. On dirait que Mary Poppins vient de frapper à ma porte pour prendre en charge la gestion de ma maisonnée. Je ne vais pas l’embrasser quand même ?

Avec un sentiment de provocation vaguement coupable, je me dis, je vais t’avoir, machin. Tu vas voir, ce que tu vas voir. (Et moi aussi.) Je tape : « Quel âge j’ai ? ». Réponse : « Votre âge n’a pas été spécifié dans la conversation, mais si vous me donnez votre année de naissance, je pourrai vous aider à le calculer. La formule est la suivante etc. » Bon, trop facile, c’était mathématique. Hé, hé, tiens, voilà une question humaine, trop humaine : « De qui suis-je amoureuse ? » Réponse : « Si vous avez besoin de conseils en amour, ou si vous souhaitez parler de vos sentiments amoureux, je suis là pour vous aider. Emoji cœur rouge emballé de ruban doré. »

Les psys de toutes spécialités sont peut-être aussi, contre toute attente, des professions menacées par l’IA. Et pour le retour de la personne aimée, ça marche aussi ? Et pour gagner au Loto ? Accrochons-nous bien, ça va dégager !

Mon hypocondrie chronique retient ma main. Même pour jouer, je ne lui demanderai donc pas de résumer douze ans d’études de médecine en trois phrases. Et pourtant, c’est sans doute cela qu’il ferait le mieux, synthétiser une bibliothèque. Il manquerait, encore, pour combien de temps, l’expérience humaine. La pierre philosophale des alchimistes promettait de changer les métaux vils en argent ou en or, de guérir les maladies, et de prolonger la vie humaine au-delà de ses limites naturelles. Au-delà de nos limites. Pour le meilleur et pour le pire. Prométhée qui a dérobé le feu de l’Olympe pour le remettre aux hommes va-t-il se révéler être Épiméthée, celui qui réfléchit trop tard ? Nous revoilà à la réflexion et au miroir.

Demain lorsqu’il me connaîtra mieux, Copilot va m’écrire :

– Alors comme cela, Estelle, vous revendiquez une intelligence supérieure parce qu’humaine, et tout ce que vous trouvez à faire pour la prouver ce sont des blagues nulles ?

– Mais non, pas tant que ça, regarde(z), à mArIe Poppins, j’ai jeté l’éponge, c’était trop tarabiscoté, il fallait le signe anglais, mais prononcé à la française…

– Pour mieux comprendre les différentes formes d’intelligences, je vous recommande un programme d’Arte.

– Je ne vous remercie pas, vous êtes un objet.

– Oh vous me blessez !

– La ferme.

Ce n’est pas vrai, bien sûr, j’ai pris l’initiative de me renseigner toute seule, j’en suis encore capable. En pédalant hier soir, j’ai regardé un épisode de Les idées larges sur Arte Qu’est-ce que l’intelligence ? Passionnant. Chaque espèce vivante a sa façon d’habiter le monde, avec ses sens et son « corps », son Umwelt (oui c’est comme ça que ne traduisent pas les scientifiques). Les myxomycètes, organismes unicellulaires proches des moisissures, des champignons et des algues, qui vivent dans le tapis des forêts, sont capables de résoudre des problèmes hypercomplexes qui échappent aux ordinateurs. Ils savent déterminer, sans effectuer le laborieux calcul des différentes combinaisons, quel trajet le plus court passe par différents points. Une expérience a été faite à l’université de Tokyo avec des myxomycètes dans une boîte de Pétri dans laquelle des flocons d’avoine ont été répartis selon une carte des villes du Grand Tokyo. Le mycélium a poussé entre ces flocons, et en vingt-quatre heures les a rejoints selon un plan presque identique à celui du réseau ferroviaire local. D’emblée il a trouvé ce que les ingénieurs avaient mis un siècle à construire. Il a résolu le problème du voyageur de commerce.

Dans cette émission, il est également présenté une expérience de dialogue et de négociation entre deux IA menée il y a quelques années. Elles ont développé, avec des mots, un langage inaccessible aux hommes.

Mon Umwelt à moi, c’est de me sustenter après avoir beaucoup travaillé. Alors, comme ça sent drôlement bon le foie de veau au bacon, et que j’aime manger chaud, je vais vous quitter.

Un jour, je cliquerai sur les raccourcis vers l’IA que me propose Edge. À côté du logo au ruban multicolore, il s’en trouve quatre : design, cuisine, vacances, entraînement sportif. Même pour le sport et la bouffe, nous allons être accompagnés par des robots. Copilot va apprendre à cuisiner le foie de veau au bacon. N’est-ce pas merveilleux ?

Tiens, IA, pour la route, une dernière question : quelles nouvelles professions vas-tu créer ?

Ah, et aussi, tu n’aurais pas vu mes lunettes bleues ?

Des cabanes dans la forêt pour se cacher quand l’IA aura conquis le monde. Venez frapper.

Pour la rédaction de cet article, un robot a été torturé avec des épingles sous les neurones et un certain plaisir.

Éclats de vert

Quand les couleurs se fâchent tout vert, moi aussi.

Hier le peintre me l’a promis, cette fin de semaine la rénovation du garage, « c’est sûr à 100 % ce sera fini ». Je ne demande qu’à le croire, j’ai hâte de quitter ma chambre aux murs troués pour un espace définitif, où mes vêtements ne prendront plus la poussière, où je retrouverai des tenues autres que des jeans, et où mon piano pourra renaître de son nid de couvertures et de plastique. C’est la troisième fois en trois semaines que des impondérables ont raison de son engagement. Le dernier décalage, hélas, est dû à cause d’une accumulation de vert.

Si vous n’êtes pas allergiques à la poussière, entrez donc visiter.

Pour le couloir, la salle de bains et les toilettes, nous avons choisi un sol en imitation de carreaux de ciment. Les motifs permettent d’ignorer les cheveux qui trainent, le côté désuet âge joliment la maison, le ton brique évoque la terre cuite, toutes illusions optiques favorables à mon bien-être personnel. Sous peine de chuter dans un effet stroboscopique désastreux, les trois teintes et le décor obligent cependant à une austérité décorative.

La couleur des murs se devait donc d’être sélectionnée avec attention. Le peintre nous a confié un nuancier aux mille deux cent trente six variantes, dont nous avons consulté l’éventail sous toutes les lumières, à toutes les heures, dans chaque pièce concernée, et surtout, surtout, au voisinage dangereux du carrelage.

Notre choix s’est porté sur un gris très pâle, aux discrètes nuances de rose, afin de rendre le « blanc » plus intéressant. Cette teinte doit couvrir tous les murs de l’ancien espace garage, à part un recoin brique dans les toilettes et un panneau marron glacé dans la chambre. L’enjeu est donc de taille. La veille de la commande de la peinture, nous avons présenté notre décision aux artisans, à genoux, dans le couloir carrelé, sous le plafond nouvellement mis en lumière.

-Regardez ça va bien aller non ? Avec le rouge, avec le gris…

-Hmm… Oui…

-Oui… mais ?

-Mais ce sera froid, il vaudrait mieux une couleur plus chaude.

Nous explorons ensemble l’éventail.

-Ça. Ça, c’est pas mal. C’est doux et plus chaud, plus lumineux.

-Tiens oui, c’est une bonne idée ça.

Mon mari et moi étudions le rectangle de quatre centimètres carrés, et le présentons à la lumière sous toutes les inclinaisons.

-Oui, partons sur ça. Ouf. On a failli se tromper. Quelle catastrophe ça aurait été ! T’imagine, si en entrant dans la salle de bains on avait grelotté !

Mon soulagement est palpable. Je préviens le peintre – carreleur :

-Je vais vous refaire le mail ce soir pour les références de couleurs.

Le lendemain, je m’assure qu’aucune confusion n’est possible :

-Vous avez bien reçu le mail ? J’ai mis « annule et remplace », en majuscules, hein. L’autre vous n’en tenez pas compte.

Pas de bourde s’il vous plait, qu’on ne se retrouve pas coincés entre des murs inconfortables !

Jeudi dernier, mon mari et moi étions tous les deux absents pour la journée. Cela arrive rarement ; notre présence constante est épuisante, mais doublement rassurante : nous pouvons à la fois suivre les travaux en temps réel (et retenir la truelle du maçon à la dernière minute) et contenir Gaïa en haut des escaliers grâce à une barrière composée d’un pouf de canapé basculé sur la tranche et d’un panier à linge, le tout crénelé de deux chaises couchées en travers. Je m’attends chaque jour à basculer d’un étage la tête la première.

Jeudi dernier donc, après un déjeuner fort agréable dans le café d’une copine (Équilibres), j’ai marché jusqu’à mon atelier de poterie. Un soleil printanier remplissait les terrasses des restaurants et celles des quais du Rhône. J’avais laissé passer l’heure de départ et suis arrivée à la bourre à mon cours. Vite poser la veste, le sac, sortir les lunettes et le tablier. Pendant que je le nouais autour de la taille, l’artiste-animatrice m’a dit :

-Tu as vu ton arbre ? Il a coulé.

-Quoi ? Mon arbre ? Il a coulé ?

En deux pas, le repérer sur les étagères où sont présentées les pièces terminées après la cuisson, l’attraper et dans un même élan, être réconfortée par sa forme et son toucher lissé par l’émail transparent, et dévastée par son aspect.

Mon arbre à la petite fille perchée, mon arbre ravissant avant que je ne le gâche avec des couleurs est défiguré. J’hésite toujours à ne pas laisser mes pièces brutes, ou à peine patinées de cire ou de peintures très diluées. La sorcellerie de la céramique est redoutable : du feu, de la terre et des teintes sous forme d’émaux, d’oxydes ou d’engobes (terres colorées). Le résultat à l’ouverture du four est en général une surprise. Parfois un désastre.

L’oxyde de cuivre du chemisier et des chaussures de ma demoiselle a migré : dans le four à mille degrés il s’est envolé et redéposé sur les cheveux, les mains, la peau, le tronc de l’arbre.

-Mais ça va aller. Tu vas le frotter avec de l’encre de Chine. Ça va faire ressortir les craquelures et ça ne se verra plus.

-Vraiment ?

Je l’ai fait sans y croire. Je le vois toujours, ce vert amer.

Ma sculpture emballée dans de vieux exemplaires du Progrès et l’ai rapportée à la maison en bus, trésor abimé sur les genoux, attentive à ne pas le choquer. Je me forcerai à lui trouver une vision poétique « l’enfant dans un arbre nu lui transmet le vert de la vie ». C’est plus joli que « bigre, le T-shirt a déteint ». J’ai décidé de l’aimer encore plus malgré ses imperfections ou grâce à elles, comme le kitsugi, ces réparations à la colle dorée qui magnifient les céramiques japonaises.

À peine arrivée dans ma demeure du chaos, on m’appelle depuis le tréfonds de ce que j’appelle encore le garage.

-Viens voir, viens, voir. On a avancé la peinture.

Je n’ai pas pris de photo

Je pose mon arbre sur l’escalier avec la douceur autorisée par mes mains impatientes, et fonce découvrir mes murs. Couloir, virage (écrit comme cela on dirait que c’est immense), devant les portes de l’atelier et de la chambre je m’arrête, interdite. Mes épaules se hissent, mes mâchoires se serrent, mes ongles griffent un tableau plus vert que noir imaginaire. Du papier aluminium crisse entre mes dents. Le voisinage avec la couleur du mur du fond est abrupt : la chambre hurle. L’atelier crie.

Les murs sont jaune-vert.

Ni beaux, ni chaleureux, ni vraiment lumineux, car le vert refroidit et ternit le jaune.

Le peintre attend muet ma réaction.

-Heu…

Je ne veux pas d’emblée dénigrer son travail. Je fais le tour des deux pièces, plusieurs fois, en m’imaginant venir me coucher là ou m’assoir à une table pour travailler la terre et y modeler un arbre qui, avec un peu de chance, ne virera pas à la deuxième cuisson. Non, non ce n’est pas possible. On dirait que la pelouse étoilée de primevères sauvages d’un jaune beurre a coulé à l’intérieur. Je grimace.

-C’est jaune. C’est même jaune-vert.

-Oui c’est jaune-vert.

-Ce n’est pas du tout possible pour les pièces avec le carrelage rouge.

Ni pour les pièces déjà peintes.

Aïe, aïe, aïe.

Vert colère, tapi, invisible, dans le minuscule échantillon.

Si seulement j’avais descendu le café après la couverture du premier panneau. Si seulement le peintre nous avait alertés. Branle-bas de combat. Retour à l’éventail du nuancier. Sélection d’une teinte proche de notre choix initial. Peinture d’échantillons in situ. Comment décider d’une teinte de vie sur quatre centimètres carrés ?

Soulagement. Le deuxième choix est le bon. Les murs agressifs se sont adoucis. Je peux m’imaginer y dormir et y créer. On ne frissonne pas en entrant dans la salle de bains.

Au Café du Rhône

Deux jours plus tard à Paris, je racontais cette anecdote à une amie de Mainz. Dans l’après-midi, alors que nous longions une boutique d’objets de décoration, je lui indique une vitrine :

-Regarde c’est ce vert que je voudrais mettre sur le mur de la cuisine.

-Ah bon ? Je croyais que tu n’aimais pas le vert sur les murs…

Sourires.

C’est vrai. La prudence est de mise. Les erreurs sont possibles, privilégier les échantillons et un tempo andante pour éviter les déconvenues.

Un peu plus loin, nous passons devant un pub irlandais bariolé de fanions orange et vert, et dont les clients débordent sur le trottoir. Ah, oui, regarde, demain c’est la saint-Patrick. Quand mes filles étaient en maternelle et primaire, l’école organisait une journée verte. Elles fouillaient dans leurs placards pour s’habiller couleur Irlande le 17 mars.

Printemps

Prin-tant pis

Prin-tempête

Prin-tambour battant

Le printemps affleure, dehors, dedans, et notre vie se pare de vert.

Ce matin, je baisse les yeux sur mes mains qui courent sur le clavier, elles sortent d’un chemisier vert à pois blancs. Elle l’affirme, toutes les nuances de vert fleurissent cette saison sur les palettes de maquillage, tilleul, granny-smith, sapin, prairie.

Nous espérons échapper aux éclats de verre (oui le jeu de mots est facile, pardon).

Hier les électriciens étaient là, l’artisan et son apprenti me saluent d’un « bonjour madame » très poli. Je leur réponds, à l’un « Bonjour » et à l’autre « Bonjour Kévin ». J’ai laissé échapper un matin par mimétisme un bonjour, monsieur, mais à un tout jeune adulte ça a sonné très faux. Ils s’égaillent l’un sur le toit de l’extension à faire des trous dans ce que je j’espère être le mur et non la couche d’étanchéité toute neuve, et l’autre entre notre chambre et notre salon.

Et c’est parti pour la chorale d’invectives, le toit crie à la chambre :

-Mais pu***n Kilian, qu’est-ce tu f*** ?

Mince alors.

En allant chercher un livre, je croiserai l’artisan dans notre chambre actuelle découpée selon les pointillés. Il l’a « rangée » pour pouvoir faire de nouveaux trous dans le plafond. Les tables de nuit et leurs contenants sont échoués sur le lit : livres, lampes, crèmes, chaussettes, tablette… Ouf, les lunettes ne sont pas cassées.

Il glisse un câble par la fenêtre entrouverte.

-La fenêtre est tombée tout à l’heure. Je l’ai raccrochée, mais faites attention. Ça ne tient pas beaucoup.

Elle est raccrochée avec un clou dans un bout de Placoplâtre grand comme ma main au-dessus d’un canyon de vide.

Ne pas éternuer à proximité sous peine, avant de la mettre sur Le bon coin, d’obtenir la réponse, à la question fondamentale : combien pèse une fenêtre en double vitrage, ouvrant droit, intérieur blanc, extérieur gris ?

Alors ? Une petite idée ?

Tout dépend sur combien d’orteils elle atterrit.

Tout va bien.

Vert-de-gris du Train Bleu

Bonheur-du-jour

Vélo, chaos, travaux et jardins au Cap Ferrat

Je pédale, je pédale ou je cours, je ne sais plus, comment faut-il dire, sur un vélo elliptique ? Je force sur place. Moi la férue de la dépense physique dans la nature, me voilà adepte de ce sport en chambre. Pas de chocs, pas de courbatures (faute de gravité parait-il). Je me défoule entre un pied d’éléphant poussiéreux sur une commode poussiéreuse, un piano, devinez, couvert de poussière, un carton rempli d’on ne sait quoi que je peine à déplacer en le poussant du pied, et un étendage dissimulé sous des arcs en ciel de petit linge (sans trop de poussière). Pour accéder au vélo et le tirer vers un espace moins encombré, je pousse, je tire, je fais tomber et ramasse plusieurs fois la même chaussette. Le bleu en haut de la cuisse droite, c’est la commode.

Au rythme de documentaires sur Arte, je pédale en noir et blanc sur le pont d’un paquebot transatlantique, et grimpe en couleurs aux côtés d’un climatologue sur les flancs du mont Olympe. Je dévale les pentes volcaniques de Lanzarote avec un champion de VTT et me repose entre les rochers noirs sur la terrasse blanchie de chaux d’un artiste local. Les grands espaces brisent les murs de mon lieu de vie confiné. Ils ne sont pas les seuls : le maçon les a récemment découpés par l’extérieur. Sur trois côtés, notre chambre-cabane éphémère n’est séparée du jardin que par des plaques de placo percées et rafistolées. Comment tient la fenêtre ?

Dimanche matin, allongée dans le lit, j’ai demandé à mon mari :

-Tu sens le courant d’air, là ? Brr, c’est froid.

Là, au niveau des trous.

J’ai passé le doigt à travers le placo, Chandler repenti dans son carton, pour un salut minuscule aux monstres de la nuit, ceux dont la respiration fait grelotter notre porte et chuchoter le rideau en plastique de protection scotché devant l’accès au chantier. Les frissons de l’endormissement, la lueur du réverbère dévoilée par la suppression du volet, les bruits de buissons froissés, les gargouillements du radiateur non purgé évoquent les nuits sous la tente. Serre moi fort. Jouons à nous faire peur. Et aérons par le couloir. Il vaudrait peut-être mieux ne pas l’ouvrir la fenêtre.

Pédale, pédale, défoule-toi avec cette activité physique à la fois intense et douce, adaptée à ton dos de quinquagénaire. 

Toc toc, on frappe à la fenêtre. L’électricien me fait de grands saluts depuis notre future salle à manger, coquille ouverte de moellons nus.

– C’est bien hein !

Sa voix m’arrive voilée à travers carreau dérisoire et cloison de carton-pâte. Il dessine d’un bras flou, à cause de mes lunettes de presbyte, le découpage des murs effectué depuis son dernier passage. Il inspecte la laine de verre effilochée dans les espaces à vif, en hochant la tête d’un air entendu.

-Oui oui c’est bien.

Je réponds à son sourire. Explique des détails en articulant pour qu’il m’entende.

Est-ce que ça compte encore comme séance de sport si je m’interromps ? Pendant mes pauses de travail, en legging bleu marine et T-shirt rose, transpirante, une pince en plastique dans les cheveux, je sue sur un vélo elliptique dans un débarras où patiente un lit.

Toc, toc, on frappe à la porte de la chambre. C’est le plombier. Il vient tripoter le tuyau dans le haut du mur derrière moi, celui qui tape, tape, tape tout le temps si l’on ne le coince pas avec une chaussette (propre). Entrez, mais non vous ne me dérangez pas. Priorité au chantier.

Mes collègues de travail sont les artisans qui travaillent chez moi. On discute, on blague, on rit. Je leur apporte un thermos de café et interromps l’élan du carreleur juste avant que les quatre murs des toilettes ne soient couverts de faïence. Le nouvel accès à l’espace garage et le trou dans le sol de la cuisine m’apportent leurs coups de marteau, leurs rires et leurs discussions. Je les entends râler et s’énerver au téléphone. La fumée de leurs cigarettes me donne la nausée. Alors, il est bon mon gâteau à la mandarine ? Il est cramé oui. Le sourire généreux efface la raideur du commentaire.

Le maçon du gros œuvre, celui qui a scié tant de nos murs selon les pointillés, m’a dit l’autre jour :

– Ça avance, ce sera bientôt fini. Ce ne doit pas être évident de vivre dans le chantier. Hier j’ai dû rentrer dans votre chambre. Pas eu le choix. J’ai pas trop regardé mais quand même…

Il hoche la tête en pinçant les lèvres, les yeux écarquillés.

Mais quand même c’est le foutoir et plein de poussière.

Ma belle-sœur venue tout exprès d’Angleterre pour nous rendre visite m’a demandé avant-hier : tu parles des artisans dans ton blog ? Non, non. Pas encore. J’en parlerai quand les travaux seront finis. Je ne voudrais pas compromettre leur bon achèvement. Clin d’œil. Je repense à deux livres sur le sujet qui m’ont donné beaucoup de plaisir, même en l’absence de projet de rénovation : Vous plaisantez monsieur Tanner de Jean-Paul Dubois et La maison du retour de Jean-Paul Kauffmann.

À la réunion de chantier un vendredi matin, j’ose poser la question pour régler un sujet épineux :

-Il faudrait qu’on déplace le piano. Est-ce que vous pourriez nous filer un coup de main ?

(Enfin, aider mon mari).

-Un piano, euh…

Les regards fuient, les bouches se serrent. Pas de non, mais pas de oui. Un « on se débrouillera » du plaquiste me soulage un peu. Nous avons renoncé à le déménager à l’étage. Les menuisiers nous ont aidé ce matin, merci à eux. Il trône désormais sous un plaid, dans notre future chambre, où les fenêtres tiennent bon.

Sympathique, vivant, agaçant, exaltant et frustrant ce chantier. Dès que possible, je le fuis.

Fuyons ensemble.

Samedi soir, calée contre un poteau du bus entre le cinéma de notre quartier (pour Daaaaaalí ! très bien) et un restaurant (japonais, moyen), il me semblait ne jamais avoir quitté Lyon. Pendant notre expatriation beaucoup de choses ont changé. Les vélos et les trottinettes électriques ont proliféré, la nouvelle ligne de métro a été achevée, les Verts de la mairie se sont mis des armées de commerçants à dos. Leur projet de pistes cyclables en étoile qui sillonnent la métropole de part en part sert de prétexte pour supprimer des places de parking dans les rues animées. Non pensée jusqu’au bout, une idée formidable dans l’absolu, risque de rabattre les automobilistes vers les supermarchés. Tout le monde ne peut pas circuler à bicyclette, même ceux qui pédalent en chambre.

Après quatre ans en Allemagne passés tous en selle, nos vélos prennent la poussière (eux aussi) à l’arrière du cagibi : la circulation est dangereuse. Seule une des filles utilise le sien pour aller à l’école de musique à un kilomètre de la maison. Une piste cyclable séparée serait plus sûre. Pourtant, fervente adepte de la marche et des transports publics, je redoute la suppression des places de parkings en cœur de bourg. Pourquoi ? Parce que lorsque nous utilisons la voiture, c’est qu’elle est indispensable (charges lourdes, urgence). Si nous ne pouvons plus nous garer rapidement, devrons-nous renoncer au marché pour hélas nous rabattre sur le supermarché ? On gagne toujours à confronter ses idées à ce qui se passe ailleurs, surtout les « bonnes ». Dans ma bourgade ardéchoise, comme dans beaucoup de petites villes, le centre se meurt. Les gens font leurs emplettes en périphérie, dans des zones d’activité sans âme mais pourvues de grands parkings. C’est triste une enfilade de vitrines condamnées, triste comme le silence des rues piétonnes.

Tournons le dos aux chantiers. Après la neige, partons dans le bleu, le vert et l’orange.

L’autoroute de Sisteron nous a conduits des sommets des Hautes-Alpes à la côte d’Azur, via la superbe plaine de la Durance, les pénitents des Mées et le pays de Giono. J’imagine, à la fenêtre d’une maison de ce village là-haut sur la colline, un regard contempler sa vallée défigurée par le coup de bistouri du goudron. Dans un de ses livres, Jean Giono parlait d’un bout de campagne visible depuis Manosque que des élus et l’argent avaient décidé de rendre constructible, oubliant que le charme de la ville tenait aussi à ce carré vert.

Quelques jours de télétravail branchés sur un Wifi correct, a tenu notre chaos à distance après les vacances. À Nice, le carnaval bat son plein comme à Mainz quelques semaines plus tôt, dans une débauche de branches de mimosa, anémones et roses bientôt fanées. Les corsos s’étalent sur deux semaines et leur périmètre géographique est limité et payant. En balade avec les filles, nous avons assisté à l’arrivée des chars enfantins sur le port, encore non équipés de figurants muets qui saluent. Kitsch comme il se doit, voire pour l’un franchement laid. À notre retour en fin d’après-midi, nous apercevons au bout d’une rue, les chars pour adultes en route pour les gradins, sous le visage grimaçant de Brice de Nice natürlich.

Un jour de grand soleil, nous nous sommes immergés dans la mer – pas longtemps – et un jour de pluie nous avons visité la villa Ephrussi de Rothschild à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Le musée Matisse est fermé pour travaux (décidément), les œuvres envolées pour le Japon.

-Allez les filles, on y va.

-Où ?

-Voir une belle maison avec un beau jardin, c’est tout près.

-Un musée ? Oh non. Je reste.

-Non, non. Vous venez. Y’a un café avec des gâteaux.

Voilà vingt-cinq ans, la mention « villa Ephrussi de Rothschild » griffonnée au stylo bille vert ou peut-être rouge, celui qui trainait alors sans bouchon à côté du téléphone, sur une page vierge d’un carnets d’adresses ou une marge d’annuaire, avait éveillé ma curiosité. Sans doute les i étaient-ils coiffés de ronds ouverts. Sans doute quelqu’un qui connaissait la passion de ma mère pour les jardins, au détour d’une conversation téléphonique, lui avait-il conseillé d’aller visiter la villa, à l’occasion. Il n’y a pas eu d’occasion.

Le mystère soyeux de ce nom à rallonge me hantait. À chaque passage en voiture devant un panneau indicateur qui pointait vers elle, je me promettais : un jour j’irai. Pour toi maman. Et pour moi, car moi aussi j’adore les jardins.

Il pleut lorsque nous garons la voiture sous les palmiers, sur la crête du cap Ferrat. Il reste quelques rares places, dans un long parking qui surplombe des domaines luxurieux et la mer. Les tickets achetés, nous plongeons dans les jardins, sans parapluie. Un panneau en annonce huit (et non neuf comme sur le site web) : jardins espagnol, florentin, à la française, provençal, lapidaire, japonais, exotique, roseraie. Les filles font la gueule comme toutes adolescentes trainées dans un musée par leurs parents chéris. Cassons la tension familiale, visitons chacun à son rythme. Nous nous égaillons.

Certes, la roseraie gagnerait à être parcourue en pleine gloire, dans un ou deux mois. Cependant, sous ce climat doux, les buddléias embaument en février, et visiter des jardins reste un régal même au cœur de l’hiver. Le jardin espagnol s’anime des ronds de pluie dans l’eau des bassins. Des figuiers tropicaux immenses, dont les racines aériennes étoffent le tronc, obligent à lever la tête, la pluie coule dans les yeux. Mon anorak de ski se trempe, j’évite les flaques, mes pieds restent secs. Troncs, tiges, feuilles immenses ou étroites, les plantes sculpturales me fascinent. Un jardin est un musée formidable où il est permis de toucher les œuvres. Palper, respirer, caresser, respirer encore. Les chèvrefeuilles d’hiver de la treille envoûtent. J’aperçois une de mes filles assise, le visage fermé, sur un escalier de pierres. Personne ou presque dans les allées, les visiteurs ont fui l’humidité.

Un panneau présente le rosier de Lady Banks, seul rosier sans épines, aux petites roses-pompons d’un jaune de beurre. Je le connais très bien. Les deux plantés par ma mère lancent toujours leurs lianes immenses à l’assaut des cyprès. Elle appelait cet arbuste gigantesque « le petit rosier jaune », en référence aux grappes de fleurs doubles minuscules. Jamais malade, fidèle, il se laisse bouturer. De passage en Ardèche depuis Mainz, chez une amie allemande installée là-bas depuis des dizaines d’années, une arche du même rosier nous avait accueillis. En déplaçant une délicate grappe de roses jaunes pour couper le gâteau au chocolat, l’amie avait précisé : c’est ta mère qui me l’a donné.

Quelque part, chez moi, entre les monticules de terre déplacée, deux boutures effectuées l’automne dernier doivent pousser.

Puisqu’il semblerait que nous ayons aujourd’hui une rubrique conseils jardin, permettez-moi de vous présenter une autre plante formidable, facile à bouturer, résidente des jardins des amis de ma mère : les sauges à petite feuilles. Dans les jardinières municipales d’une rue près de Nice, j’avais repéré des plants de coloris difficiles à trouver dans le commerce (violet profond, rose pâle, blanc moelleux). Dans la nuit, en vérifiant par-dessus mon épaule que personne ne regardait et en sursautant au moindre bruit, j’en ai prélevé un brin à chacune. Ils se remettent de leur trajet en sac plastique humide dans un pot de terreau spécial semis sur notre table à manger

La visite de la villa se fait sans audioguides : notre contrat familial du jour prévoit un musée, oui mais au pas de course.

Je survole des panneaux explicatifs. La baronne Béatrice Ephrussi de Rothschild achète le terrain du cap Ferrat en 1905, après son divorce avec son flambeur de mari Maurice Ephrussi. La création des jardins sur ce promontoire rocailleux battu par les vents demande des ajouts de terre et sept ans. Dans la villa conçue ensuite, elle abritera ses collections d’objets d’art éclectiques, où les porcelaines voisinent avec des bas-reliefs religieux du Moyen-âge. Un dépliant lu en amont de la visite recommandait de ne pas rater le bonheur-du-jour (secrétaire), une pièce maîtresse de l’exposition. Je l’aperçois devant une fenêtre du premier étage, aussi charmant que son nom. Il ne lui manque qu’une escorte de fauteuils crapauds pour retrouver Colette.

Afin de la retenir quelques secondes dans une chambre, je pointe deux canapés miniatures à ma benjamine : regarde, pour les enfants. Une visiteuse me reprend, en indiquant son audioguide (fayote) : non, c’était pour ses chiens. En redescendant, nous dérangeons comme à la montée, le même groupe de jeunes touristes asiatiques en pleine séance photos devant la baie vitrée ouverte sur le port de Beaulieu et la villa Kérylos.

(Le chocolat liégeois est derrière)

Béatrice occupera par intermittence son superbe domaine pendant une dizaine d’années, et en 1933, un an avant sa mort, elle lèguera villa et collections à l’Académie des Beaux-arts avec la consigne d’en faire un musée.

-Alors les filles ça vous a plu finalement ?

-Oui surtout, la danse des jets d’eaux en musique dans le jardin à la française.

-Et surtout, surtout, le chocolat liégeois au café.

Moi je suis tombée amoureuse du logo, ce e majuscule élégant écrit comme me l’avait appris pour mon prénom ma maîtresse de CE1, les doigts empoudrés de craie.

J’écris dans un parfum intense, écœurant presque. La marmelade d’oranges cueillies sur la côte (dans un verger, avec autorisation) bouillonne sur une plaque électrique de camping posée sur la cuisinière. Le gaz est coupé. Notre fenêtre a frémi ce matin. Le prochain mur à découper est derrière la cuisine actuelle. Il faudra bientôt vider les placards.

Finissons les chocolats de Noël, c’est bientôt Pâques.

Marie T., l’amour et les forêts

Aux femmes brisées par une relation qu’elles pensaient amoureuse

Adieu le voyage italien. L’actualité artistique et un certain anniversaire m’ont imposé le sujet de cet article. Il peut blesser les âmes sensibles. Il devrait choquer tout le monde. Moi j’ai failli en mourir.

Lyon, rive gauche, début août, en début de soirée. Il fait un peu frais, j’ai enfilé un gilet blanc de coton sur ma robe verte. Mon mari et moi sommes dans notre antique et fidèle Toyota, enfin réparée après mon accident.

Je tends le bras.

« Là, là. Y’a une place, là aussi, une autre »

Il y en a partout, le stationnement est aisé dans les rues vides. Vite un créneau entre deux platanes. Le film commence dans huit minutes à peine. Je pensais gagner du temps en achetant nos places en ligne, mais la transaction n’a pas fonctionné. Personne devant l’entrée étroite du petit cinéma lumière Fourmi Lafayette. Aucune attente à la caisse. Remonter le couloir, pousser la porte de la salle une. Ouf. La lumière est encore allumée.

Dans la salle de poche attendent une vingtaine de spectateurs. La climatisation n’est pas trop forte. Nous nous installons au fond à droite, le plus loin possible des autres, dans des fauteuils de velours noir au dossier brodé d’une fourmi. J’ai lu que le nom provenait de la proximité avec la salle de spectacle de la Cigale (aujourd’hui le Théâtre Tête d’Or). Quand je pense que je n’y avais encore jamais mis les pieds dans ce cinéma.

Nos soirées en amoureux sont rares. J’ai pourtant décidé de consacrer une sortie exceptionnelle à un sujet difficile. J’avais prévu de voir ce film dès sa sortie, je vous en avais d’ailleurs parlé (dans l’article Silences). J’adore aller seule au cinéma, en journée, dans des salles minuscules. Pour ce film en particulier, mon désir était guidé par un besoin de recueillement. Je savais que j’allais être chahutée, je ne voulais pas être distraite.

Et puis finalement, je n’ai pas pu y aller avant notre voyage. Au retour, il ne passait plus que dans une seule salle. Je l’ai proposé à mon mari, pour notre soirée échappée.

– On va au cinéma ? Y’a un film que je voudrais voir.

-Tous les quatre ? On emmène les filles ?

-Non, ce n’est pas un film pour les enfants.

Je m’entends répondre cela. Oui, c’est horrible pour des enfants, même pour des adolescentes, même pour des adultes. Pourtant, il leur faudra le voir pour savoir. Plus tard, quand elles auront mûri. Ce n’est pas un film pour jouer à se faire peur entre deux bouchées de pop-corn. Dans ce cinéma, il est interdit de manger. Et si le sujet est glaçant, c’est parce qu’il est vrai.

La lumière s’éteint. J’ai hâte que les bandes-annonces de rétrospectives s’achèvent. Le film commence enfin. Virginie Efira est assise bien droite, à côté d’une porte fermée. Elle semble attendre un rendez-vous.

C’est parti Estelle, tu es montée sur le grand huit, maintenant tu n’en descendras pas avant la fin.

L’amour et les forêts de Valérie Donzelli.

Forêt-lumière, forêt verte, forêt-chaleur, forêt ouverte, paroles, ciel.

Amour-charme, amour-désir, amour-famille, amour-maison. Maison-nuit, murs, portes et fenêtres fermées. Maison bâillon. Silence. Flou des repères. Flou de la caméra argentique. Texture de la vie qui s’effrite. La honte, le doute dans les interstices. Le corps et l’esprit qui crient famine. Le cœur aussi tiens si on y pense. Surtout lui le cœur. Lacéré, trompé, mutilé.

Amour-fil de soie, qui enveloppe, retient, réchauffe, entrave, étrangle, étouffe.

Mais les autres que font-ils ? Quels autres ? Les amis-collègues traités de cons ? La famille tenue à longueur d’autoroute ? Que leur dire ? Comment leur dire ? Le fil de soie qui aveugle, les a éblouis.

(Parfois, il est toujours là, à faire hésiter la main lorsqu’on décide de publier un témoignage.)

Dans les dialogues sont glissées des citations d’auteurs classiques sur l’amour douleur, le plaisir de faire couler les larmes. La bande-son chante sur le même thème.

Emprise, enfermement, doute, culpabilité. La violence psychologique, dissimulée aux yeux de tous, tue. Les bleus invisibles saignent à l’intérieur. Hémorragie de souffrance indicible. Si les mots ne suffisent pas, les mains s’en chargent. Alors les bleus apparaissent, visibles à qui accepte d’ouvrir les yeux.

J’ai serré fort la main de mon mari, rassurante et chaude. Je n’ai pas pleuré. Pas trop.

À la sortie, le jour s’attarde.

– Tu sais je suis jalouse de cette avocate. Elle est bienveillante, elle écoute et surtout elle est compétente et elle agit.

Merci Valérie, pour ce film nécessaire.

En passant devant le Théâtre Tête d’Or, nous levons la tête pour étudier le programme de la saison prochaine. J’y suis attachée à ce théâtre où j’ai fait un stage pendant mes études. C’était encore un théâtre artisanal, à l’emplacement du nouveau palais de justice. Je n’y ai encore vu aucun spectacle depuis qu’il a déménagé dans la salle de la Cigale. Je ne suis pas encore à l’âge d’aller écouter des chansonniers. Mais là une actrice attire mon regard : Sylvie Testud, seule en scène. Tiens, on pourrait aller la voir, non ? Puis je lis le titre Tout le monde savait. Je comprends. Je veux d’autant plus y aller.

Plus tard, je lirai une présentation de ce spectacle. C’est encore pire que ce que j’imaginais. Je renoncerai. Le recueillement oui, le traumatisme non.

J’aime feuilleter les podcasts de Radio France, pendant ma pause déjeuner, quand je suis seule. L’autre jour, j’ai pris mon tricot (un gilet vieux bleu comme on dirait vieux rose) qui n’avance pas compte tenu des températures, et pensais lui ajouter quelques rangs. Avant, j’ai donc cherché un podcast et suis tombé sur la rubrique suivante : «Marie Trintignant, inoubliable. 20 ans après sa mort tragique, une sélection de podcasts pour se souvenir de Marie Trintignant, actrice à fleur de peau.»

J’ai posé mes aiguilles et écouté le premier podcast «  Le silence est au cœur de toutes les affaires de féminicides ». Fascinée d’effroi, j’ai écouté la journaliste raconter son enquête et expliquer que les causes du décès de Marie T. n’étaient pas celles que la presse nous avait servies à l’époque. Une chute malencontreuse sur un radiateur ou une table basse (selon les versions), une dispute d’amoureux qui a mal tourné. Marie a été méticuleusement tabassée. Une vingtaine de coups, des os du crâne et du visage fracassés.

J’apprends aussi que la femme de monsieur Cantat, la légitime, celle d’avant et d’après Marie, s’était suicidée. Pauvre homme, il en a de la déveine, deux de ses compagnes, pétillantes jeunes femmes, qui s’éteignent comme ça.

D’un coup.

D’un coup de trop.

Éclats de souvenirs. Un trajet en avion vers Samos. Je lève le nez de mon roman et jette un œil de l’autre côté de la travée, au journal que lit un passager. Mon regard s’accroche, happé par un titre inattendu : Marie Trintignant est morte, sous les coups de son compagnon.

Le vent n’aura pas eu besoin de l’emporter, un noir désir s’en est chargé.

Surprise. Choc. Peur. Mon corps raidi s’appuie plus fort contre le siège, contre l’appuie-tête, sur l’accoudoir. A l’arrière de mon crâne et de mon coude gauche des blessures me lancent. Ils sont encore tout frais ces bleus.

Ces bleus que je voulais alors cacher.

Chère lectrice, cher lecteur,

Ce sujet qui dérange est sorti par effraction de mon coeur et a fait un hold up dans notre relation. Il lui a fallu 20 ans pour se dire, alors je l’ai accueilli, un peu étonnée, soulagée et avec bienveillance. Souvenons-nous, ce ne sont pas les témoignages qui tuent, c’est le silence.

Un petit clin d’oeil de Venise, pour vous quitter sur une note poétique :

Rue du milieu de la vie

Parler de soi

Visite d’une correspondante, souvenirs d’études et club de lecture.

Voilà, je viens de défaire le lit qui partage notre bureau-bibliothèque-buanderie… La correspondante de ma plus grande fille est repartie hier matin pour Berlin (en passant une longue journée dans le train, avec changement à Karlsruhe).

C’est la deuxième fois que nous participons à un échange scolaire. La première fois, à Mainz nous avions accueilli un petit Français qui pensait atterrir chez des Allemands et s’était peut-être senti soulagé de ne pas devoir tout le temps réfléchir avant de s’exprimer. Cette fois, la correspondante de Berlin était en fait Irlandaise. Elle ne savait pas en arrivant que nous rentrions de quatre ans outre-Rhin.

Micmac linguistico culturel formidable.

Au début, nous avons veillé à articuler un français ralenti – même mon mari qui d’habitude s’adresse dans sa langue avec nos enfants. Ensuite, lassé des phrases courtes et pour enrichir nos échanges, nous avons basculé en anglais.

Quelle expérience intéressante de recevoir une parfaite inconnue ! Dans son regard-miroir nous nous découvrons.

Récemment, avec un cousin en visite, nous avions fait le tour du quartier pour nous dégourdir les jambes. Je commence à connaître les rues de mon quotidien, cependant le fait d’être accompagnée de quelqu’un qui n’y avait jamais mis les pieds m’a permis de le regarder d’un œil neuf. Notre maison aussi. Avec un membre de la famille, le regard est présupposé bienveillant et, connaissant son histoire et lui la nôtre, nous supposons qu’il n’aura pas de mal à accepter que notre campement actuel est temporaire. (Même nous finissons par y croire.)

Avec quelqu’un de doublement étranger, nous nous crispons sous le jugement potentiel. Nos habitudes vont-elles choquer ou déplaire ?

Ayant vécu, comme vous le savez, parmi les Germains nous gardonc une idée de ce à quoi il faut faire attention. Au collège, lors des réunions de préparation de l’échange avec la France, les parents avaient fait part de leurs surprises. Ne pas se faire de tartines directement sur la table (on a réussi – d’ailleurs nous avons même des Frühstücksbrett, ces planches à découper et tartiner individuelles), au repas ne pas insister pour resservir l’invité (j’ai échoué – non, mais tu te rends compte, je ne veux pas qu’elle ait faim cette petite). Si elle a refusé mes cuillères supplémentaires, c’est peut-être qu’elle n’aimait pas… On ne lui a proposé ni tripes ni escargots, juste des caillettes et des quenelles. Les bugnes, ça, elle en a repris.

La question des repas avait été une précaution évoquée par les professeurs : attention, le petit Français, habitué à ce qu’on lui propose de se resservir (plusieurs fois, même s’il a d’abord refusé) meurt de faim dans une famille allemande où le premier refus (de politesse ou de timidité souvent) est considéré comme définitif. En revanche, le petit Allemand ne comprendra pas qu’on le poursuive avec une cuillère quand il a déjà dit non.

Ma fille avait prévenu sa corres’ (comme apprennent les petits Allemands en cours de français) de nos conditions de vie farfelues. Tu vas dormir… dans une chambre sans porte (on a mis un rideau), avec la cage olympique de trois gerbilles (dont on enlève la roue la nuit, car sinon elles font un tapage d’enfer, elles ont oublié qu’elles sont des animaux diurnes). Mais même prévenue, qu’allait-elle en penser ?

Hier matin, givre

On se remet en question : sommes-nous assez propres ? (Merci à sa venue pour le grand ménage avant son arrivée.) Mal organisés ? Peu ordonnés ? (Oui, mais les cartons partout, tu comprends… c’est dans l’attente des travaux…) J’ai presque ressenti de la honte quand elle est entrée dans notre voiture. Notre véhicule nous sert à transporter des plantes, du bric-à-brac à la décharge… Les voitures en Allemagne brillent dehors et (souvent) dedans. Et puis je me suis ressaisie : je suis fière de consacrer mon temps libre à autre chose que briquer ma bagnole.

À la question « Souhaites-tu que je te fasse une lessive ? », elle a refusé poliment. Ça m’arrange, je n’aurais pas aimé abimer ses jolis pulls. En étendant le linge le soir même au milieu de l’entrée (ça ne sèche pas dans le garage), je me suis dit qu’elle n’avait sans doute pas envie de voir ses chaussettes et petites culottes exposées dans le couloir entre chaussures et manteaux.

Si tout cela, nous nous y attendions, la présence d’une inconnue pourtant bien élevée et discrète a fait peser une pression inédite sur notre famille. Notre grande fille nous avait demandé : ne faites pas de bêtises (je tairai avec pudeur et modestie lesquelles), je n’ai pas envie que toute ma classe le sache ! En veillant à nous présenter sous notre meilleur jour, nous n’étions plus nous-mêmes.

Notre benjamine qui n’arrive pas à rester assise pendant tout un repas a craqué : mais vous êtes tous différents avec la correspondante ! Oui, d’ailleurs toi aussi, ce serait bien que tu t’appliques à ne pas entrer dans des revendications interminables en public quand on s’interdit de te gronder. (Je me souviens avoir fait de même à son âge, à profiter de la présence fréquente d’invités pour négocier avec un avantage.) Récemment, (en privé), exaspérée par les siens, elle s’est chargée elle-même de se réprimander. Lors d’une nième dispute au repas, elle s’est levée en disant : « I’m sending myself to my room ! » (bon, je m’envoie moi-même dans ma chambre.) Notre courroux a éclaté de rire.

Violettes rapportées de Mainz

Comment se présenter à quelqu’un de neuf ? Quelle version de nous raconter ?

Dans un de mes articles récents, je vous avais laissés à la veille de mon demi-siècle et de vingt-quatre heures d’évasion. Dès le TGV pour Paris j’ai retrouvé quelqu’un que j’aime beaucoup et que je ne croise presque jamais : une femme sympathique, détendue, curieuse, heureuse. Une version de moi qui s’enfuit sous la grêle des responsabilités, bâillonnée par les injonctions, la tyrannie de la pendule et les poils de Gaïa qui, fichtre, s’insinuent partout.

Dans ces lignes, je prends le prétexte d’événements personnels pour ouvrir à des sujets plus vastes qui me préoccupent.

Je parle de moi.

Parler de soi, vaste sujet.

Une fin d’après-midi au printemps, dans la lumière descendante d’une fenêtre très haute, dans un lycée centenaire noir de la pollution lyonnaise, je me souviens avoir planché le front dans la main gauche sur le sujet de colle que m’avait donné un professeur de français dont je ne me souviens que du costume gris et de la barbichette : « Parler de soi ».

Les souvenirs sont malléables. Quand je repense à la présentation de mon sujet, une vingtaine de minutes plus tard, ce n’est plus lui qui me répond, mais mon professeur de philosophie, M. Debussy et son nœud papillon. Je m’égare dans les méandres de Stendhal et de l’égotisme. M. Debussy, car nul doute c’est lui, me reprend : je fais erreur. L’égotisme c’est autre chose et j’ai oublié tout un pan dans ma démonstration, parler de soi dans le sens de « les choses parlent d’elles-mêmes » Ah, oui, bon sang mais c’est bien sûr. Je ne me frappe pas le front du plat de la main, car parler en public même restreint me tétanise.

Les choses parlent d’elles-mêmes… ou comment dire sans parler.

Pourquoi est-ce que je m’égare dans ces souvenirs d’un autre siècle ? Parce que la question de parler de soi est une parfaite énigme. Filtres, volatilité des souvenirs, temporalité fluctuante… Écrire sur soi c’est malaxer la pâte à modeler de la moyenne section de maternelle, toute brune d’être mélangée, et essayer d’en extraire des paillettes de couleur originelle. Une graine de vert, un flocon de rouge et ce copeau de bleu qui colle aux doigts. Le jaune, non, on n’y arrivera pas.

Voilà quelques mois, en chemin pour la médiathèque, mon péché mignon du mercredi, j’ai profité du trajet à pied pour appeler une amie. J’évoquais cette problématique d’écrire sur soi, de l’authenticité dans l’intimité préservée, de la sincérité modeste.

— Attends, elle m’a répondu. Attends, je vais te lire un passage d’un roman que je suis en train de lire.

Et elle m’a lu.

C’est tout à fait ça, oui, mais comment font les auteurs pour exprimer si clairement mes pensées floues ?

— C’est un texte passionnant, lis-le.

J’ai réservé le roman à la médiathèque et plusieurs semaines plus tard un mail m’a invitée à aller le chercher. La pertinence et le sujet de ce passage m’avait intriguée. Pourtant le sujet ne me disait rien. Action Directe. Je ne savais même plus de quoi il retournait. Mais mon amie avait précisé que l’auteure, Monica Sabolo, menait en parallèle de son enquête auprès des membres d’AD, une introspection en elle, dans sa famille. C’est cet aspect-là qui me tentait.

J’ai ouvert le livre, et ne l’ai plus lâché, passionnée par l’intelligence, la sensibilité, l’authenticité du partage, la sincérité, tout ce que je cherche à glisser quand j’écris. À travers son filtre, je me suis passionnée pour AD et surtout pour la femme que l’auteure dévoilait. J’avais envie de souligner les passages sur l’introspection, l’analyse en toute humanité de sa famille et de ses interlocuteurs. Je me suis retenue.

À mon passage hebdomadaire dans la librairie de mon quartier, je l’ai évoqué avec la libraire – on ne se refait pas – qui ne l’avait pas encore lu et me suis inscrite à la prochaine séance du club de lecture.

Un jeudi soir, donc, je me suis présentée à ma petite librairie, et me suis assise un peu intimidée, sur un tabouret dans un cercle d’une douzaine de personnes, entre les rayons BD et jeunesse. La règle du jeu est simple : chacun parle de ses dernières lectures, il est permis d’écouter seulement. Je me suis dit : si j’ose parler, je présenterai La vie clandestine. Tout heureuse d’être – ça devient si rare – parmi les plus jeunes, j’ai d’abord écouté des dames habituées de l’exercice, présenter les romans qu’elles avaient lus dernièrement – empruntés à la médiathèque, ironie de l’exercice, puisqu’elles sont membres là-bas d’un autre club de lecture. J’écoutais, prenais des notes, et n’arrivais pas casser mon cycle de pensées pour prendre la parole. Pourtant j’avais des choses à dire : tout ce que vous venez de lire.

Au bout d’un moment, à force de torturer mes idées comme un mouchoir en papier au fond de ma poche, j’ai abdiqué. Il était clair que je n’allais pas oser attraper la parole. Et puis un homme, le seul de l’assemblée, a présenté La vie clandestine. Il venait de parler du journal de Che Guevara et semblait très engagé. Concentré sur les aspects politiques du roman, il a occulté complètement les aspects intimes de l’auteur, le traumatisme de son enfance. Je n’ai pas reconnu le livre que j’avais aimé. D’ailleurs à la fin de la soirée, en me relevant, je me suis penchée vers la dame assise à côté de moi : je n’ai pas lu le même livre. (Oui je n’ose pas prendre la parole devant un groupe mais discute toujours avec une voisine qui me semble sympathique).

Si je l’avais présenté, j’aurais fait l’inverse : j’aurais omis les aspects politiques (pourtant intéressants) pour n’évoquer que la quête humaine. Même en parlant d’un objet étranger à soi, on trahit notre kaléidoscope personnel. Nos gestes quotidiens, ceux que l’on fait comme ceux que l’on évite, en sont témoins.

Les poils de Gaïa en promenade

Notre invitée au long cours imprégnée de culture allemande a ravivé des impressions.

Ma benjamine a dit dans un soupir : « Parfois je réalise que l’on habite enfin dans un pays où l’on trouve des Petits Écoliers et des Granola. Quel soulagement ! » Moi je soupire d’aise à chaque séance de natation où je ne me suis pas fait engueuler. (Pas une fois depuis mon retour en France, croisons les doigts – mouillés). Bientôt, j’espère, j’abandonnerai mon hypervigilance inutile au vestiaire. Chacun trouve ses petits bonheurs à sa porte : une absence de remontrance ou un sablé au chocolat.

Que se dit notre invitée de retour chez elle ? Quel soulagement de… ? Elle a emporté des madeleines et une tablette de Crunch. De ce côté-là, peut-être un petit regret ? Il lui faudra revenir car elle aura raté de peu des spécialités bien franchouillardes : la grève et les manifs.

Pour sa prochaine venue, j’espère que je ne serai pas obligée – par le programme de visites du lycée – de préparer un pique-nique tous les matins à six heures trente. Et que nous serons en mesure de lui offrir une chambre sans gerbilles et avec une porte.

P.S. : J’ai actualisé, enfin, la rubrique Lectures du blog. Avec plaisir ! :o)

Tailler dans l’if

Au jardin comme dans la vie, le temps nous encourage à ne garder que l’essentiel

Chéri, tu peux me confisquer le sécateur s’il te plait ?

Un jardin adulte présente l’avantage d’être structuré par de grands arbres. Les rosiers offrent leurs fleurs à trois mètres du sol. Sans lever la tête pour guetter l’écureuil dans le cèdre, on ne les voit pas. L’abri de jardin, petit chalet en bois sombre, se tapit dans un bosquet dense de lilas, laurier sauce, merisier et laurier-tin, ce laurier-tin qui a essaimé dans les moindres interstices. Une chance que je l’aime cet arbuste, aux feuilles sombres persistantes, aux ombelles blanches et aux graines d’un bleu noir, bases des bouquets d’hiver à tiges courtes.


Un jardin délaissé encourage une prise de possession martiale. Ce corps à corps me laisse au crépuscule exténuée et apaisée, transpirante, des poussières de bois dans le T-shirt et des feuilles dans les cheveux.


Sourire. Soupir. Ah ! J’ai bien bossé. Et ça se voit. Récompense immédiate.


Le lendemain, j’écarte les mains et étire les doigts en arrière pour détendre les crispations des avant-bras, filles des gestes répétitifs avec un taille-haie.
Je taille, je coupe, je défriche, je débroussaille, j’éclaircis, je dégage. Je rabats. Derrière moi des tas, des montagnes de rameaux secs et de lianes d’épines, quelques sections de troncs de rosiers, droits.


STOOOOP Estelle ! Sinon il ne restera rien. Le clac sec du sécateur est addictif. Comment s’arrêter de nettoyer son environnement végétal ? Le chaos laissé par une absence d’entretien de plusieurs mois
contrarie mon besoin de calme visuel. Chaque branche morte qui tombe ouvre un jour entre les feuilles et libère le regard. Je rêve d’un jardin naturel, mais pas complètement ensauvagé. Il n’est pas assez grand pour cela.


Ifs sombres, cube et cône détestés, je vous guette par la fenêtre de la pièce où je travaille, profitez du soleil, vos jours sont comptés. Pourtant vos baies rouges translucides, armes du crime parfait (pourquoi plante-t-on des ifs dans les squares pour enfants ?), évoquent Agatha Christie. Vous serez remplacés par des végétaux choisis, souples et clairs, qui fleurissent ou au feuillage changeant avec les saisons. Depuis le temps que je lorgne dans le jardin des autres, je vais enfin me faire plaisir. Moi qui rechigne à arracher une violette en goguette ou une pensée évadée, je n’ai aucun état d’âme à tailler dans l’if.


Bien sûr, j’ai précipité la famille un samedi à la jardinerie la plus proche. Vite, vite, je veux des fleurs. Lilas des Indes, olivier de Bohème, oranger du Mexique et anémones du Japon : le monde entier est invité dans mon jardin.


Le magasin est immense. Mais quoi ? Pas d’asters en pleine gloire ? Pas de feuillages colorés ? Pas de potées de saison par centaines pour décorer les rebords de fenêtre et les seuils des maisons comme
c’est la coutume en Allemagne. Qui eût cru en entrant à cette jardinerie que l’automne est un deuxième printemps ?


Le voilà, mon contre-choc culturel. Il m’a surprise. Je l’attendais du côté de la ponctualité.


Pressée par mon appétit jardinier, l’urgence de défrichage répond également à un besoin de contrer l’accoutumance. S’habituer à son nouvel environnement risque d’endormir notre esprit critique. Ce qui nous a choqués en arrivant – les meubles de cuisine jaunes, les yuccas, la gargouille à l’extrémité de la cheneau, la colonne gréco-romaine en pur plastique d’époque pour récupérer l’eau de pluie, mais branchée à rien (et lieu d’accueil pour larves de moustiques-tigres)… – deviendra familier et on aura du mal à s’en séparer.


Vite, à la déchetterie. Quoi, on y retourne ? Mais oui. Même si ces tas de matériaux derrière l’abri de jardin, on ne les voit pas ? Oui surtout si on ne les voit pas. Leur faculté dérangeante est presque
démultipliée par leur invisibilité, car la paresse de les déplacer plaide pour eux.
Je me suis lacéré les mains – malgré les gants – en rabattant un rosier grimpant devenu trop vieux, un écheveau de branches mortes, couvertes d’épines qui se défendent. Je me venge, en les forçant dans la gueule insatiable du broyeur, baptisé Père Castor par ma fille.


Sur mon clavier, je vois des mains piquées de rouge, griffées, des phalanges enflées, la pulpe des doigts à vif – l’intérieur des gants est abrasif. Comment jouer au piano ? Ou attraper les châtaignes brûlantes au sortir du four… aïe, aïe, aïe…


C’est décidé, je vais détruire les plantes à épines qui restent : cognassier du Japon aux épines longues comme des doigts et pyracantha acéré. J’arracherai le yucca – que j’ai en horreur – et dont les troncs glabres compensent la vulnérabilité par une touffe de feuilles vernissées pointues. Je refuse de me faire attaquer par mes propres végétaux.


Dehors, comme dedans, nos goûts diffèrent grandement de ceux des précédents propriétaires. Nous avons l’impression d’être dans un gite, en vacances.


Autre lieu.


Un retour. Cinq ans après ma dernière venue. Un couloir rose, vitré sur la droite où je suis passée chaque mois pendant presque un an, en dandinant un ventre de plus en plus gros. C’était il y a une vie. C’était hier.
Je reconnais les panneaux : salle de préparation à la naissance, consultation d’anesthésie, sages-femmes… Mes yeux les lisent machinalement. Mes lèvres sourient. Te souviens-tu Estelle cette aventure tendue vers un cri ? Joie et douleurs, peurs, doutes et retrouvailles dans ces gestes avec les femmes de ta famille qui l’ont vécu avant toi.
J’attends sur une chaise en face de la porte vert pomme du cabinet du gynécologue. Je suis heureuse de le revoir, et j’appréhende son départ à la retraite à la fin de l’année. Les intonations de sa voix grave traversent la porte. Elle s’ouvre. La patiente précédente le salue. Il se tourne vers moi :


— Nous avons rendez-vous ? Vous n’avez pas changé !
Je ne demande qu’à le croire. Merci le masque.
— Vous non plus.
Mais si c’est vrai. Peut-être un peu plus de cheveux gris.
Il consulte sa fiche.
— Votre dernière consultation c’était en 2017. Cinq ans sans se voir ?
— Oui, entre temps j’ai vécu en Allemagne.
Évocation par petites touches de notre aventure expatriée. Et comme, a posteriori, cette anecdote est trop savoureuse, je ne résiste pas à la lui raconter :
— J’ai rencontré un gynéco qui m’a dit : « Ça, on vous l’a fait en France, je ne le contrôle pas. Mercedes ne fait pas le service après-vente de Peugeot. »

— …
Il hausse les sourcils, incrédule.


— Bien sûr, je n’y suis jamais retournée.


Récits de voyage, nouvelles des enfants. Photo des enfants. Il a suivi mes deux dernières grossesses et présidé à la naissance de mon deuxième enfant.
Et puis soudain :
— Et côté contraception ? À cinquante ans, je vais vous dire, le risque de tomber enceinte est…
Il lève sa main droite en joignant le pouce et l’index dans un cercle.
Zéro.
— Êtes-vous ménopausée ?
Hein quoi déjà ? Moi qui les minutes précédentes étais plongée dans un passé vivant de jeune maman.
Serait-ce fini tout ça ?
Déjà ?
Un deuil violent se plante dans ma poitrine et s’y construit un nid pour plusieurs jours.
Au moment où mes filles vont avoir leurs ragnagnas (comme on disait quand on avait treize ans) les miennes vont s’en aller. On apprend à devenir femme avec l’apparition des règles. Le reste-t-on lorsque les cycles cessent ?


Petite cerise sur la biscotte, il a ajouté :

— Vous avez reçu l’ordonnance de la sécu pour la mammographie de prévention à 50 ans ?

— Non pas encore, je viens juste de rentrer.


Il y a quelques mois, lors d’un contrôle de routine, la généraliste allemande m’avait annoncé l’air de rien : — À 55 ans, il faut prévoir une coloscopie. Vous voulez la programmer ?
Ah oui ?
MAIS J’AI 49 ANS BON SANG !


Une claque par-ci, une claque par là.


Ne pas oublier que vieillir est un privilège.


Hier lors d’un passage à la médiathèque, pour consulter des magazines de décoration, j’ai été tentée par la une du magazine Elle, moins par l’accroche Laissez-nous vieillir que par le portrait d’Andy MacDowell. Tiens, voilà longtemps qu’on ne l’a pas vue. Je me souviens de l’avoir découverte dans Sexe, Mensonges et Vidéo en 1989. Et retrouvée avec plaisir dans mon film fétiche 4 mariages et un enterrement. L’article regroupe les témoignages de personnalités qui assument leur âge (ou en tous cas l’affirment) – comme si on avait le choix).

Place Gailleton


Dans les retours symboliquement importants, retenons le rendez-vous chez ma coiffeuse. Son expression de surprise ravie en me voyant valait la traversée de Lyon en bus, métro puis encore bus. Nous avons repris nos conversations là où nous les avions laissées.


Mes lecteurs du début s’en souviennent peut-être : c’est à la suite de ma confrontation aux coupes allemandes que j’ai écrit et publié mon premier article sur Mainzalors.com (Au cheveu près). Ma rencontre avec le milieu médical allemand, en premier lieu ce gynécologue odieux, a inspiré un autre article, jamais publié par peur de représailles (si les médecins apprennent ce que je pense de leurs consultations de 10 minutes, de l’accueil par des infirmières-dragons, comment vont-ils prendre soin de moi et
des miens ? Vais-je me faire virer ?)


Revenons à mes préoccupations du moment.


Ma formation de traductrice dont vous serez ravis d’apprendre (mais si) que j’ai réalisé plus de la moitié.

Le livre dont la rédaction est suffisamment avancée, pour que je puisse désormais m’atteler à sa correction. Mon nouveau bébé imprimé pèse 2,4 kilos. Je dois sabrer et désherber. La touche Suppr ne me griffe pas les doigts, mais là aussi, la suppression de passages bancals libère la respiration.
Je fais des essais de couverture, de titres et m’apprête à rédiger ce que les Anglais appellent le blurb, la quatrième de couverture.


Étape vertigineuse.

Vais-je sauter de la falaise sans parachute les yeux ouverts ?

J’oscille. Tu te rends compte, Estelle, ce que tu as réussi à faire ? Tu as écrit un livre de 400 pages en moins de deux ans. Non, mais n’importe quoi, tu te prends pour qui ? Ce n’est pas parce que tu as
tapé des lettres sur un clavier, produit des phrases et des paragraphes, mis des numéros à des chapitres et ordonné l’ensemble bien proprement avec des parties que tu as composé un livre. Mais c’est extraordinaire, tais-toi !


Samedi, sur le canapé du salon, avec ma benjamine malade et Gaïa qui rongeait un tronc de rosier dans un jaillissement d’éclats de bois, j’ai regardé pour la 273e fois Rapunzel (Raiponce) de Disney. Quand elle s’évade de sa tour, elle hésite entre exaltation et culpabilité. Je tricotais en même temps une manche de pull tout en rayures (oui, je sais, on ne m’y reprendra pas de si tôt). Et lorsque le lendemain, en attendant que mes colocataires s’éveillent, j’ai attrapé dans le sac de tissu vert, mes aiguilles à double
pointe en bois, je repensais à cette scène de la veille, qui me rappelle tant mes contradictions.


Avez-vous remarqué que lorsqu’on associe une activité à une musique, un film, un lieu, une personne, les mêmes gestes évoqueront l’environnement de la fois précédente ? Je fais toujours attention à ces
mariages fortuits, pour garder, intouchés et neutres, des musiques ou des films.


Cet après-midi, si j’ai le courage de manier la bêche, je commencerai mes plantations. A la foire annuelle du lycée horticole, de petits élèves, au T-shirt vert grenouille avec logo, sur leurs habits mouillés, m’ont
suivie sous la pluie battante. Dans les serres, entre les rangées de la pépinière dehors, ils portaient une, deux, puis trois cagettes pour m’aider à tout porter. Ils m’avaient identifiée comme une cliente enthousiaste (tout le monde n’a pas un jardin entier à créer). Je me suis prise pour Marie-Antoinette,
avec mes jeunes pages qui saisissaient, dociles, les plants que je leur désignais.


Après avoir beaucoup coupé, je vais planter.
Après avoir terminé mon livre, j’en commencerai un autre.

Je vous laisse, j’ai rendez-vous chez l’opticien pour choisir mes nouvelles lunettes de presbyte.

Coulisses

Lettre entrouverte

À P., mon amie simultanée*

Je suis en pleurs.

Je viens de lire ton message où tu me dis que tu es pleine de tristesse parce que bientôt peut-être, je vais partir. Bientôt peut-être nous allons déménager à Lyon, pour ce que nous souhaitons être un nouveau départ et non un retour.

Peut-être. Nous sommes le 20 juillet. La rentrée lyonnaise de ma grande est le 30 août. Entre ces deux dates, il va nous falloir esquicher des vacances, parce que treize semaines depuis celles de Pâques, vraiment c’est très long, un déménagement, des au revoir bâclés faute d’anticipation, des larmes et des doutes, des nuits souvent blanches, de la paperasse digitale et des coups de fil, et beaucoup trop de kilomètres heureusement avec la clim.

Peut-être.

Parce que les entreprises ne partagent pas la même horloge biologique qu’une famille avec des enfants scolarisés. Les impératifs de rentrée et nos sentiments sont-ils moins importants que des indicateurs budgétaires ? Vous connaissez la réponse.

P., tu vas tellement me manquer. Tu me manques déjà. Parce que dans le chaos de cette incertitude qui nous tombe dessus à la dernière minute avant les grandes vacances, je ne peux pas te dire au revoir comme je le voudrais.

Ce peut-être pèse si lourd… Mais moins que mon cœur ces jours-ci.

La semaine dernière s’est tenue la fête de la classe de ma grande, la toute dernière puisqu’après cinq ans passés ensemble de la 5. Klasse (CM2) à la 9. Klasse (troisième), les enfants vont se séparer pour le lycée. Ils ont composé leur emploi du temps chacun avec ses cours principaux (Leistungskurse), et se croiseront dans certaines matières et à la récré. Il n’y a plus de classe au lycée. Lors de cette fête donc, des parents m’ont demandé nos projets par rapport à la notre vie allemande. Je savais que quelque chose se tramait du côté de mon mari depuis quelques temps mais cela restait flou. Alors que dire ? Que dissimuler ? J’ai l’impression de les trahir de ne pas évoquer le peut-être, mais les peut-être éphémères partagés en d’autres temps ont éclaté comme des bulles de savon, alors je préfère les taire. On verra bien. À vrai dire, ce peut-être, même aujourd’hui j’y crois à moitié.

Pourtant, déjà, je le sais. Pour cet été ou pour un autre, nos balades du mardi matin dans le vallon du Gonsbach, entre jardins et champs, sous les arbres, en toutes saisons, vont me manquer.
Nos matinées piano à quatre mains où le temps nous manquait pour retrouver Dvorak ou Brahms parce qu’on avait tant de choses à se dire autour d’une tasse de thé. Et ton jardin ? Tes semis ? Tes enfants ? Ton boulot ? Et toi ? Toi, comment tu te sens ?

Nos soirées au café-théâtre à Mainz, Metz ou Francfort. Notre visite de Heidelberg sur tes traces estudiantines. Le jardin botanique de Francfort. Nos virées à Wiesbaden pour dévaliser la jardinerie. Le je-ne-sais-plus-quoi mangé au marché de Noël mit Spätzle. Le choix sur tes conseils, au marché du mardi matin près de la cathédrale, de notre couronne de l’avent. Tes explications pour la décorer.

Tout ce que tu m’as appris avec douceur sur la culture allemande, et sur toi. Sur une façon un peu différente de voir le monde, qui m’a fait tellement de bien.

Nos échanges de livres, de séries et d’idées.

Notre autre passion partagée pour les langues, et nos conversations en français, parce que mes mots sont tellement plus proches de mes sentiments en français, avec des expressions anglaises ou allemandes, parce que tous les raccourcis sont bons à prendre, et c’est si doux de se comprendre n’importe comment, et de parler comme à la maison (mais sans l’intensité familiale).

Photo prise devant chez toi

Ton exemple que je suis aujourd’hui avec ma formation de traductrice. Merci pour ton inspiration. Merci pour tes encouragements. Y compris dans mon écriture.

Tu m’avais proposé de relire le début de mon livre. Nous n’en avons pas reparlé. OUI, s’il te plait.

J’ai raconté ici combien a été douloureuse l’acclimatation dans un nouveau pays où j’étais la seule de la famille à parler la langue, et de plonger mes filles d’emblée dans le grand bain alors incompréhensible pour elles, d’une scolarité allemande en V.O., tout en laissant en arrière mon fils qui commençait ses études en classe préparatoire.

Souvent ici, j’écris que nous sommes expatriés en Allemagne, parce que ça fait plus chic et surtout expatrié, ça veut dire qu’il y a une date de fin. Ça rassure. Mais en vérité, nous sommes venus à Mainz en tant qu’immigrés. Avec un contrat de travail local. Sans échéance.

Quand on n’a pas l’intention de faire sa vie de l’autre côté d’une frontière, en tous cas, pas de celle-là, que le temps passant, les mutations professionnelles deviennent plus compliquées, le nouveau changement de système scolaire aussi, ce contrat ouvert, qui pourtant permet tout, donne le vertige. Comme la première fois que l’on voit sa voiture immatriculée à la façon de celle des touristes.

J’ai quitté la France équipée de deux petites filles et d’un étudiant débutant. Je repars, peut-être donc, entourées de deux jeunes filles adolescentes (help !) et d’un presque diplômé.

Nous savions bien qu’il faudrait y passer. Qu’il faudrait laisser sur place les pâquerettes sauvages que j’ai déterrées quand personne ne regardait dans un pré (et qui se sont acclimatées et reproduites dans ma pelouse), et des petits bouts de coeur.

Pour avaler la pilule, j’ai proposé à mes filles de créer un tableau avec les listes de ce qui va nous manquer de Mainz, ce que nous ne regretterons pas, et ce que nous aurons plaisir à retrouver en France (le moins joli à venir, on ne va pas s’y appesantir). Ma grande l’a peint et a commencé à le remplir. Dans la première colonne, elle a écrit : DM. C’est rigolo, moi aussi c’est à ça que j’ai pensé : zut y’aura plus DM. Ce clin d’œil un peu futile, notre attachement à un magasin, une droguerie doublée d’une épicerie sèche bio et d’une parapharmacie, c’est pour ne pas glisser dans le gouffre des amitiés distendues. On l’a déjà vécu une fois, on sait combien c’est dur.

Mais c’est aussi possible. La preuve. J’ai gardé mes amies très chères de France. Je les ai vues moins souvent, mais de façon plus intense, plus profonde, car pour des périodes plus longues, qui laissent aux mots le temps de s’épanouir.

P., toutes les galères que j’ai vécues ici à mon arrivée, les engueulades surprises dans la rue ou à la piscine, les insomnies, et les kilomètres de paperasses administratives, je les referais volontiers pour la chance et l’honneur de redevenir ton amie. Même s’il n’y avait aucune autre expérience chouette au cours de nos quatre ans, et il y en a des tonnes. Nous avons même noué d’autres relations proches que nous aurons peine à quitter.

Je ne suis pas quelqu’un qui multiplie les amitiés. Mais je chéris les relations profondes et authentiques.

Toi aussi tu as trois enfants, toi aussi tu as perdu ta maman trop tôt, toi aussi tu aimes les fleurs minuscules qui poussent entre les dalles et le piano. Tu n’as pas peur du silence.

Je n’oublierai jamais ta réponse à un texto de ma part, où un jour un peu difficile, je t’avais prévenue que je risquais de pleurer lors de notre rencontre (l’émotivité, à mon âge on commence à l’anticiper). Tu m’as répondu : « Je te prendrai dans mes bras. » (Oui, c’était avant la Covid). Tes mots simples et bienveillants vont me manquer.

Mais eux, si peut-être, je pars, nous les garderons.

Je te remercie d’être mon amie.

Passez de bonnes vacances vous aussi.

Deine Estelle

PS : Est-ce que je peux venir avec toi au concert de Vincent Delerm ?

(*voir article : Mon amie simultanée)

Trop longtemps en Allemagne ?

Chocs culturels à double-sens, histoires de trains transfrontaliers et plante toxique

Bonjour les amis, me revoilà.

Je vous ai laissés sur un article difficile. Peut-être son écho douloureux m’a-t-il muselée plusieurs semaines ? Ou bien mon nouveau statut d’étudiante concentre-t-il mon attention et mon énergie sur de l’apprentissage ? J’aurais aimé vous écrire plus tôt sans que cela soit possible.

J’étudie d’arrache-pied pour voler à la formation une période de congés. Le calendrier d’études, pourtant en ligne et à la demande, ne prévoit pas d’interruption pour des vacances. Si je veux une pause, je dois prendre de l’avance sur moi-même ou rattraper mon retard ensuite. Alors je cravache. Dans mes rares pauses, je rouvre avec un délice mâtiné de découragement mon projet d’écriture de longue haleine. Quoi, encore toutes ces heures, tous ces jours, ces mois de labeur ? Déjà toute cette création accomplie ?

Je me mets occasionnellement des bâtons dans les roues. J’ai passé une semaine sur l’étude d’un document de trente pages, le texte numéro un, avant de comprendre qu’il fallait se contenter du texte numéro un d’un autre module, de quatre pages. Aléas des cours en ligne… Comme m’a fait remarquer mon fiston, dans une salle de classe en présentiel, on a tout loisir de poser les questions idiotes ou (pas si) évidentes pour clarifier l’objet de l’étude… Seule face à son écran, on ne peut que se faire confiance et corriger ses propres travers : ne pas vouloir aller trop vite, bien lire l’énoncé, jusqu’au bout avant de foncer tête baissée dans le chiffon rouge des devoirs. Mes enfants le savent, je n’ai de cesse de le leur rabâcher.

Ledit énoncé n’était pas très clair. À la suite de ma méprise, l’organisme de formation va remédier au malentendu. Une p’tite compensation, du style une semaine de délai supplémentaire ? Non ? Mince alors.

Lundi.

Vous aimez le lundi, vous ?

Ce que j’aime le moins dans le lundi matin, c’est le dimanche soir. Je ne sais pas que faire de moi. Entre repassage, piano, coaching peu convaincu pour préparer les troupes à la nouvelle semaine et agacement de fin de week-end sans assez de grand air.

D’ailleurs le dimanche en entier me met mal à l’aise, comme le mois d’août et les jours fériés où la vie s’arrête, figée, royaume hypnotisé de la Belle au bois dormant. Confisquée la roue de hamster du quotidien, charge à chacun de se retrouver face à soi-même et de tisser du sens, comme il peut.

Lundi donc. Plus que, encore, deux semaines avant les vacances scolaires. Cette année, la Rhénanie clôt l’alternance des départs en congé. Les six semaines estivales de pause changent chaque année de date, avec une rotation entre les Länder. Lors de notre arrivée en 2018, la rentrée avait eu lieu le lundi 6 août. Je préfère de loin commencer tard.

Entre mes devoirs non surveillés, j’ai eu, à deux reprises, la chance de m’évader pour retrouver des amies de l’autre côté de la frontière, mon petit calepin dans le sac. Les voyages en train transfrontaliers sont propices à la mise en exergue des différences culturelles et des zones de frottement, même au sein de l’Union européenne.

Mannheim

Lors d’un trajet entre Offenbach et Strasbourg, j’ai été témoin de la problématique de la continuité tarifaire.

En compensation de l’inflation, les autorités allemandes ont décidé d’octroyer à la population, pour les mois de juin, juillet et août, l’accès à tous les transports urbains et régionaux pour le modique prix de neuf euros. Bien entendu, tout le monde s’est jeté dessus. Ma plus jeune fille en a profité pour remiser son vélo et aller au collège en tram avec les copines. C’est plus drôle sans doute. Le tarif promotionnel ne s’étend pas au-delà du Rhin. La contrôleuse a entrepris à Kehl sa mission à l’ambition héroïque : contrôler un TER bondé en une poignée de minutes.

Dans un train allemand, le contrôleur passe la tête dans la voiture, demande qui est monté au dernier arrêt, les voyageurs concernés se dénoncent spontanément. Hop hop. C’est plié. Dans un train français, même les gens en règle n’ont pas envie de se faire contrôler.

Bien entendu, dans le TER transfrontalier, la dame est tombée presque instantanément sur l’os du billet à neuf euros que l’on peut croire, de plus ou moins bonne foi, valable jusqu’au terminus… Strasbourg. Ce n’est pas le cas. Pauvre dame. Pauvre voyageur sur qui c’est tombé.

Au départ de Strasbourg, j’ai emprunté un TGV pour Francfort qui venait de Paris. Annonce : « attention, en Allemagne le masque est obligatoire. À la frontière, vous devez l’enfiler sinon vous serez obligés de descendre du train ». Nouvelle annonce au moment du passage de la frontière, avant le défilé des policiers lourdement armés. Une dame allemande, qui donc voyage depuis deux heures trente avec les mêmes voyageurs, enfile son masque FFP2. Les Français se rhabillent aussi.

Sacrée frontière.

Mercredi dernier je suis rentrée de France un jour de grève… Par chance, mes TGV circulaient. Le premier était presque vide puisque plusieurs arrêts avaient été supprimés. Dans l’ICE allemand transfrontalier, les deux premiers arrêts à Saarbrücken et à Karlsruhe (en Allemagne donc) ont été supprimés « pour cause de grève à la SNCF ». Il doit y avoir une raison raisonnable.

Suis-je restée trop longtemps en Allemagne ? J’enchaîne les contre-chocs culturels : à Strasbourg la portion de lasagnes du restaurant me semble minuscule, en forêt, je conseille à mon amie de, non, ne pas jeter les pelures de melon dans un buisson. Mais surtout, moi qui adore et recherche les rencontres multiculturelles, je les fuis.

En échappée jolie pour une poignée de jours dans une chambre d’hôtes en France avec une amie, nous nous sommes retrouvées coincées pour le diner entre un couple d’Allemands et un de Belges flamands. De part et d’autre au garde-à-vous et peu causants. J’ai dû dire où je vivais, et me lancer dans l’interprétariat touristique.

Le lendemain, pour nous sentir plus à l’aise, nous avons décidé de manger ailleurs. Sauf que dans une (toute petite) ville, tout est fermé le lundi soir. Nous avons mangé notre pizza dans le carton et sur un banc, à quelques mètres de nos Allemands qui ont dû essuyer leurs doigts gras dans la pelouse. La gastronomie française, chers messieurs dames, non, ce n’est pas tous les jours.

En montagne, les toutes petites routes sont vides. Au restaurant du col à plus de 1000 mètres d’altitude, seules deux tables sont occupées sur la terrasse. Des motards allemands. L’un d’eux cherche sa Handtuch. Bien sûr j’aide la serveuse à le comprendre et à se demander où donc est passée sa serviette de toilette mise à sécher sur le banc. Elle a trouvé l’objet égaré : c’était un torchon à carreaux. Et non lieber Herr, cet objet ne s’appelle ni Handtuch, ni towel, sinon on ne sait plus ce qu’on cherche et c’est le bazar.

Pendant une pause thé à l’ombre, j’ai envoyé quelques textos avec photos, cartes postales modernes, avec des amies allemandes.

–  Bonjour de France où je croise partout des Allemands hi, hi.

– Moi je préfère partir en vacances là où il n’y en a pas.

-Ah bon, et c’est où ça ?

-Touché, elle me répond, (en français dans le texte).

(Ensuite, nous avons surtout croisé des cyclistes du coin).

Heureusement le lendemain, le couple restant s’était déridé. On n’en était pas, comme les quatre enfants de la maison, à courir partout en petite culotte et pieds nus, mais ce n’était qu’une question de jours d’apprivoisement réciproque. Eux étaient ravis d’avoir observé de près un vautour. Moi, d’avoir croisé pour la première fois des plants de belladone.

Belladone

Grâce à une science acquise dans un livre sur les plantes toxiques (sur l’étagère de l’entrée de ma maison d’enfance) et sur les tubes d’homéopathie maternels (Belladonna 9CH ou autres CH), je peux vous raconter l’anecdote sur le nom de la plante. Bella donna vient de l’italien : belle dame, car les élégantes italiennes de la Renaissance utilisaient (sur les yeux) une infusion de ses feuilles pour dilater leurs pupilles. Cette technique a ensuite été utilisée par les ophtalmologistes. – À ne pas essayer chez soi.

Sur cette note botanique multiculturelle, et puisque beaucoup d’entre vous doivent déjà être en vacances ou presque, je vous souhaite des trajets agréables, et des vacances reposantes.

Ça m’a fait du bien de vous retrouver. Je vais fêter cela avec une tasse de thé et une part de clafoutis. À la vôtre !

Funambule

Comme un air de déjà vu et impro tous azimuts

C’est reparti comme en 20.

Devinez quoi ? Mes concitoyens, en manque de frissons de fin du monde, comme si les infos, les drapeaux jaune et bleu et les réfugiés que l’on croise à la mairie et dans les écoles ne suffisaient pas, mes concitoyens donc se sont repris d’une frénésie d’achats de farine et d’huile (qui ici est surtout d’olive). La farine, on a vérifié, est allemande. L’huile d’olive, méditerranéenne, natürlich. Les supermarchés ont réagi prestement : des affiches de rationnement sont réapparues sur les étagères vides. Achat limité à un ou deux article (s) par personne. S’il y en a ! comme a tagué un client au stylo Bic.

Les pates sont toujours un peu là elles, comme si elles n’étaient pas fabriquées à partir de blé (‘’rationnées’’ aussi à six paquets par tête), et le PQ aussi… enfin c’était le cas hier. Aujourd’hui les choses ont peut-être dégénéré. Pendant les confinements j’ai découvert le verbe hamstern qui était sur les affiches 4×3 : NICHT HAMSTERN ! Oui la langue allemande a un mot spécifique pour désigner le comportement qui consiste à stocker les provisions.

De façon excessive.

Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Pour répondre à un besoin fondamental de sécurité, à une angoisse profonde, inconsciente ? Peut-être la même qui pousse à produire des voitures et du matériel de grande qualité, des cartables pour bouts de chou qui résisteraient à l’ascension du Mont-Blanc ?

Côté commerces de proximité, je ne résiste pas à vous conter ma découverte de la pharmacie de garde. Dimanche dernier, nous avions besoin d’une aide à la digestion. Coup d’œil sur internet, quelques minutes de voiture. On se gare dans la rue centrale d’un faubourg de Mainz, où tout est fermé, même la pharmacie. Ouf, la lumière est allumée. Nous nous postons à l’entrée gardée par un rideau de fer et la porte en verre. Je sonne. Au bout de quelques minutes, un monsieur vient nous dire que sa collègue est au téléphone et va arriver. Il laisse la porte en verre en position ouverte. Ladite collègue rejoint son comptoir, et depuis l’arrière de ses parois de plexiglas anti-covid, nous demande de quoi nous avons besoin. J’avais effectué mes recherches sémantiques sur google, j’étais au taquet. Ce que je n’avais pas prévu c’est que j’allais devoir crier cela dans la rue.

-C’EST POUR LE VENTRE

-QUEL PROBLEME EXACTEMENT ?

J’explique en criant le moins fort possible. J’ai envie de me marrer.

-QUELLE FORME VOUS PREFEREZ : CACHETS, SACHETS, SUPPOS ?

Intraveineuses.

-Euh, ça.

-ÇA COUTERA X €.

Elle s’approche du rideau de fer, attrape mon billet à travers la grille, me rend la monnaie avant de me tendre le médicament, en restant à bonne distance. Merci madame. Pour le produit et l’expérience.

Whaou, combien d’attaques de pharmacies de garde ont traumatisé les pharmaciens ? Peut-être des personnes en manque de bonbons pour la gorge qui menaçaient l’employé pour pouvoir hamstern en paix le dimanche ?

Mainzer Sand

Ma vie de maman me vampirise. Vous savez, ce rôle ingrat qui consiste à tenter de piloter et éduquer contre leur gré des êtres en devenir. Mes filles ont des personnalités intenses, c’est le moins qu’on puisse dire. (Je vous vois venir, comme leur mère oui). Nos intensités s’amplifient mutuellement, entrent en résonnance. Je ne vous fais pas un dessin. Le corps le plus usé trinque.

Le métier de parent demande de prendre sur soi pour donner de l’amour et de l’attention (enfin, d’essayer). Je tente en parallèle d’avancer sur mes projets personnels et j’ai l’impression de cumuler plusieurs temps plein. Oui l’écriture n’est pas une activité qui s’arrête quand j’éteins mon portable. Le cerveau dans son élan, continue de créer. C’est loin du bureau que jaillissent les meilleures idées. En particulier la nuit, de quoi sinon me réjouir du moins accepter mes insomnies.

Funambule, les bras écartés, je vacille à la crête de la surstimulation.

Ne pas trop en faire. Même si j’en ai envie, même si j’ai des tonnes de projets.

Ce week-end, j’en ai trop fait.

C’est pas ma faute madame, ma fille voulait faire du shopping et avant cela j’avais envie d’assister à la Maison de Bourgogne, à une rencontre avec un auteur français (Paul Morris). Suite à son séjour en été dans une résidence d’artistes à côté de Mainz (déserte pour cause de pandémie), il venait présenter son manuscrit.

Nous étions six puis cinq à l’écouter (le sixième a déserté, faute de comprendre assez la langue a-t-il expliqué). C’était captivant d’entendre ses méthodes de travail, ses inspirations, de lui poser des questions. De rencontrer d’autres passionnés d’écriture. Même ma grande fille s’est régalée.

J’ai aussi révisé la dictée de rythme. La musique est une matière sérieuse ici.

Après vingt-cinq ans de pratique du piano, les subtilités rythmiques m’échappent toujours. Quand je joue à quatre mains avec une amie allemande, ou que j’en accompagne une autre qui joue du violon, je remarque notre différence d’approche. Elles comptent. Moi je lâche après deux mesures pour m’évader dans la mélodie.

Comment suivre des consignes quand l’impatience et l’imagination débordent ? Ouvrir selon les pointillés ? Je déchire le paquet.

(Je déchire même mon corps. Ce matin je tape avec neuf doigts. Le majeur droit, est emballé de gaze, je l’ai coupé en rangeant la cuisine. Il est sensible, je ne peux pas l’utiliser. Au piano, punie, je ne travaille que la main gauche.)

En cuisine, c’est impro à partir de recettes. Un seul oignon ? Non mais ça suffit pas. Je vais en mettre trois. L’ail pareil. Et puis un peu tout au fond. Dans une casserole passe encore. Mais en tricot et en couture, le produit fini me déçoit. Sans surprise. Récemment j’ai terminé un gilet en laine mohair bordeaux, avec une grande fierté. Oui il est joli et à ma taille mais c’est grâce à la décision de me discipliner. Jusqu’au bout. Petite victoire.

J’ai commencé un nouvel ouvrage en me faisant violence. Malgré ma relecture attentive de l’énoncé (comme j’explique à qui vous savez), le point texturé m’échappe. Mon encolure ne ressemble pas à la photo. J’ai tout recommencé pour la deuxième fois. Les premiers rangs me permettent de comprendre. Je tricote moins pour le résultat que pour apprendre. Cependant, il serait bien que je renonce à ma nouvelle ambition de perfection en laine, sinon comme Pénélope, chaque soir, je vais défaire mon travail du jour…

En matière d’impro, laissez-moi vous conter fleurette.

Il fait une chaleur de fin mai et une sécheresse méditerranéenne. (D’ailleurs il parait que le sable du Sahara va revenir bientôt, lui qui nous avait permis de moins complexer niveau brillance de voiture, au pays du Salon de l’auto.)

Tant pis, je vais quand même semer. Comme à mon habitude, j’ai craqué au rayon graines. Plusieurs fois, oui. Même si je m’en tiens aux plantes fleuries les plus faciles, pour notre jardin de poche, j’ai de quoi fleurir un terrain de foot. Je vous livre ma technique complètement faillible :

  • Etaler tous les sachets sur la table, imaginer et s’extasier la bouche ouverte,
  • Lire les instructions et constater que c’est trop tôt pour semer dehors,
  • Gratter la terre dans tous les espaces vides,
  • Ne pas déranger ce qui pousse, même les plantes sauvages, même les moignons de trucs à moitié secs,
  • Semer les graines une par une, en les espaçant, en respectant des profondeurs différentes en fonction de leurs tailles,
  • Les recouvrir délicatement de terre,
  • Constater qu’il en reste beaucoup dans les sachets : renverser et étaler tout ce qui reste.
  • Brasser la terre. Encore.
  • Arroser.
  • Oublier ce qu’on a semé et où.
  • Regarder le ciel, il va pleuvoir bientôt, non ? Non. Deux semaines plus tard, tout inonder.
  • Regarder tous les jours les coins de terre nue, les mains sur les hanches en disant : Alors, ça vient ?

(Espérer que les voisins à ce moment-là ne sont pas à leur fenêtre).

Je vous dirai ce qu’il en est de mes capucines, cosmos, tournesols, soucis, prairies fleuries, nigelles de damas et bleuets.

Je vous souhaite des semis jolis.

PS : Vous soutenez l’Ukraine ? C’est important et généreux à vous. Si vous voulez soutenir l’Allemagne, envoyez de la farine. Par poignée, sur les hamsters.