Le temps d’un regard

Peuplier obstiné, village ensauvagé, acte de mariage du XIXe ressuscité et cartons défaits

La porte sur les journées harassantes du mois d’août vient de se refermer. J’ai poussé le verrou. Les cartables ne sont pas prêts, non, ça fait bien longtemps qu’ils ont été offerts à d’autres petites mains. Le sac à dos de l’une a été passé à la machine, avec la trousse. Le nouveau sac de l’autre n’est pas encore arrivé, jeté dans le jardin par-dessus le portail par un livreur pressé. Tout le monde se presse, s’esquiche et se comprime. Nous n’avons jamais eu autant d’aides technologiques pour gagner du temps, pourtant nous courons toujours après, de plus en plus vite. Pas après le sac en velours vert kaki, qui aurait dû arriver hier, tu ne crois pas maman ? Pas après la liste des copains de classe qui n’est pas affichée sur Pronote une poignée d’heures avant la première classe, c’est nul tu ne trouves pas? Nous courons à perdre haleine, sans nous rendre compte que c’est après nous-mêmes que nous courons.

Quelle affaire que de savoir quels camarades vont partager nos professeurs et notre emploi du temps pendant cette année scolaire ! Je ne m’en souvenais pas. Cette préoccupation majeure se dilue avec les années, éphémère comme tout, comme nous. Notre projet de vie : oublier que nous ne sommes que courants d’air. S’enivrer de sujets qui n’en sont pas, se soumettre au tourbillon de la vie pour tourner le dos à notre finitude. Relégués aux greniers les gestes religieux, les rites, les croyances qui nous offraient des certitudes rassurantes pour l’après. C’est au 13e siècle, avec l’essor de la religion, que le concept de « perdre son temps » est apparu. Quand on prend le temps, c’est Dieu que l’on vole. Interdit de bayer aux corneilles sans culpabilité.

Ma science neuve date des dernières séances de pédalage sur vélo elliptique. Dans la chambre assombrie par les persiennes fermées sur la fournaise, j’ai regardé un documentaire d’Arte : Le temps, une énigme sans fin. Le temps, ce mystère, concept qui s’échappe dès qu’on croit le comprendre, qui coule entre les doigts comme le sable du sablier brisé au sol.

L’émission s’ouvre sur une expérience surprenante : faire asseoir face à face deux inconnus, et leur demander de se regarder dans les yeux pendant quatre minutes. La perception du temps s’allonge. Des yeux ridés pleurent. Des yeux de petite fille se détournent un court instant. Quatre minutes pour plonger dans l’humain, sans distraction, sans excuse, la présence pure. Le temps d’un regard, s’abandonner à être, dans toute sa vulnérabilité. La vulnérabilité, celles des autres et surtout la nôtre que nous fuyons. Quand nous sommes-nous regardés dans un miroir, longtemps, vraiment, pour prendre de nos nouvelles, sans fuir notre âme sous prétexte de rectifier une mèche rebelle ? Nos failles (nous) dérangent.

Samedi matin, en mission d’échange de jean baggy, j’ai poussé la porte de la librairie du centre commercial. Enfin, façon de parler. Les temples de la consommation nous avalent sans obstacle. Après quelques minutes à patienter près d’un endroit marqué « Point libraire » au-dessus d’un ordinateur, la dame a terminé sa conversation avec un client et je me suis présentée.

-Bonjour, je suis une auteure lyonnaise, qui publie un roman prochainement. Est-ce que vous organisez des rencontres signatures ?

-On n’en a plus fait depuis le confinement. Quel est le titre de votre ouvrage ?

Vous ne rentrez pas dans les cases, madame.

Elle trouve mon livre dans sa base de données, mon ego gonfle ses plumes. J’ai envie de lui demander si je peux prendre son écran en photo. Elle lit attentivement le résumé, ce que j’apprécie, et se tourne vers moi.

-Nous allons reprendre les rencontres, mais avec des sujets plus positifs que ça. Ça m’embête de dire ça à quelqu’un qui se présente en personne.

-Merci, madame, pour votre franchise.

Une information honnête est précieuse, j’apprécie le courage de la jeune femme. Cependant mon humeur embrumée a reçu le matin même une mauvaise nouvelle et sur la chanson Where the lost things are de Mary Poppins returns j’ai craqué. Entre les rayons de sciences et de développement personnel, la joue mordue pour contenir les larmes toutes prêtes, je hèle ma fille égarée dans les romans.

-Sortons vite. Tu sais ce qu’elle m’a dit la dame ?

Je raconte. Elle me prend la main.

-Tu sais ce que j’avais envie de lui répondre : « Vous voyez c’est la métaphore parfaite du titre ».

Rires doux-amers.

-Je me suis retenue d’ajouter, en levant la tête et un index vers ce panneau « Point libraire » : « Pardon, je pensais être dans une librairie, pas à Disneyland. »

Elle n’y est pour rien la « libraire », comme l’allumeur de réverbères du Petit prince, elle suit la consigne. La consigne du toujours plus, du sirupeux, du léger, du facile. Vite, courons nous réfugier sur Netflix, avec un seau de Smarties, dans une orgie de couleurs, de lumière criarde, de bruit et d’injonctions à consommer. Vite, vite, oublions que l’on peut penser, et que la bouchée de crème caramel n’est jamais aussi savoureuse qu’après une salade d’endives. Memento mori, mais pas trop.

Ou bien trouvons un interstice, une fissure dans l’espace-temps, et partons nous promener à Chaudun, petit village des Hautes-Alpes. À la fin du XIXe siècle, ses 129 habitants appauvris ont décidé de le vendre à l’État pour partir chercher fortune aux États-Unis, en Afrique du Sud ou au Mexique. Les épicéas et les hêtres, les aulnes et les épilobes, les loups, les renards, les blaireaux et les cerfs ont repris possession de leur royaume de rocher. Les mélèzes s’élancent dans l’ancienne école et la mairie disparue. Plus personne ne se recueille sur l’unique tombe préservée, celle de Félicie Marin, décédée à 17 ans le 30 avril 1877. Le cimetière, protégé tardivement de l’engloutissement, a été ceint comme à regret, d’un mur de pierres, sans porte. Un village et des champs rendus à la montagne, un passé humain englouti par les brins d’herbe, ça me rassure.

Au coin de ma rue en banlieue lyonnaise, les rejets du peuplier d’un parc ceint de murs (avec portail) finissent toujours par crever le goudron du trottoir rafistolé. À chaque passage, je guette la lance verte, drapeau minuscule de la reconquête. Hé, hé, bravo, ils ne t’auront pas. À Mainz, chez un autre voisin, les employés municipaux, lassés de tailler et regoudronner, avaient fini par sacrifier sa majesté le peuplier pourtant planté dans un jardin privé. Accusé de vouloir vivre. Condamné. Prière de rester sous le goudron, dans vos cases, vos murs sans portes, de retenir votre élan vital. Interdiction de penser. Quand l’homme aura fini de s’autodétruire, il restera le peuplier. Quel soulagement !

Le documentaire sur le temps évoque un petit commerce disparu : celui de l’heure exacte. À la fin du XIXe siècle en Angleterre, chaque semaine, Ruth Belleville fait le point auprès du méridien de Greenwich et passe de boutique en boutique, armée de la montre gousset familiale, prénommée Arnold, comme l’horloger qui l’a fabriquée. Pendant près de cinquante ans, comme son père avant elle, et même après l’introduction de l’horloge parlante, elle approvisionne les Londoniens avec deux aiguilles sur un cadran de poche. Seule la guerre en 1940 l’a confinée chez elle, enfin retraitée à 86 ans.

Aujourd’hui, si plus personne n’a de montre, tout le monde a l’heure. Mais personne n’a le temps qui ne s’achète pas, sauf en Suisse, pays des montres précises et des coucous vernis, où il a donné son nom à un grand quotidien. Les Français ont Le Monde. Le temps et l’espace. Que nous reste-t-il ? La liberté d’arriver en retard à un endroit où on n’a rien à faire, comme à la boutique de jean baggy un samedi matin, avec celle de mes filles qui a le travers de partir à l’heure où elle doit arriver. Ce qui met sa sœur et sa mère en rage. Certains pensent qu’ils peuvent toujours empiler dans un placard ou un agenda, d’autres les regardent de travers, et ne s’autorisent à remplir que du vide.

J’aime regarder dans le rétroviseur, vers un temps où on prenait le temps, celui de la nature, où la durée avait un prix, celui de son respect. Cette semaine, j’ai voyagé à l’époque lointaine des contemporains de la jeune Félicie de Chaudun, dans un monde qu’elle n’aura jamais connu, celui de la très grande ville, plate et polluée.

Une amie allemande a sollicité mon aide pour transcrire un acte de mariage parisien de la fin du XIXe siècle. Pourquoi pas ? À l’ouverture, le fichier PDF presque illisible m’a inquiétée. Même les noms propres étaient tout juste reconnaissables. Et puis, à force de me familiariser avec le langage officiel, de comprendre que les doubles consonnes ss s’écrivent en fait sf, que les majuscules sont élégantes et la ponctuation inexistante, à force de parcourir sur le site des Archives de Paris d’autres pages de ce registre, et d’apprivoiser la graphie désuète de Monsieur Garcin, officier d’État civil pressé qui enchaînait les mariages toutes les cinq minutes, j’ai réussi à retranscrire tout l’acte moins un mot. Tassé en pente descendante à la bordure droite de la page, il reste abscons. Pas de lettre qui ne dépasse vers le haut ni vers le bas. Difficile d’identifier le nombre de lettres. Je m’en remettrai aux conjectures pour renvoyer le texte à mon amie. Je penche pour mairie.

Cette glissade dans le passé fut un exercice passionnant au temps lointain, inconnu, de l’époque de mes arrière-grands-parents. Merci aux préposés patients qui se sont coltiné de scanner toutes les pages des registres. Pourquoi ces deux jeunes Allemands de la Rhénanie, originaires de villages presque voisins, se sont-ils retrouvés à vivre à Paris et à s’y marier ? Ils ne parlaient pas le français, un traducteur-interprète juré était présent aux côtés de leurs témoins. Quel était le métier de raffineur ? Des recherches évoquent le traitement du salpêtre, ou la fabrication du verre, ou encore celle du sucre. Trois domaines bien différents. L’impasse du logement de l’époux a été rebaptisée depuis. Pour cette union express, un dimanche matin, probablement le seul jour de congé de la semaine, avaient-ils revêtu leurs plus beaux habits ? Ont-ils complété l’acte civil par une cérémonie religieuse ? Ou bien ont-ils fait la noce à la sortie de la mairie du 19e ? Une photo a-t-elle été prise ?

J’ai eu envie de tourner la page du registre et de tirer sur les fils dégagés par mes recherches. Je voudrais comprendre. Comment s’opère le changement de graphie ? En douceur d’une génération à l’autre, mais de façon inéluctable sans doute. De nos jours on reconnaît au premier coup d’œil un texte écrit par un enfant anglais, un jeune allemand ou un petit français. Les enseignements des boucles et des bâtons différent entre carreaux et lignes. Dans une même langue, la façon de parler évolue aussi avec l’époque. Les mots, les expressions, mais aussi l’élocution. Les reportages sur la libération de Paris chantent à nos oreilles du XIXe siècle. Dans les vieux films, le langage dépayse et c’est une partie de leur charme. Qui dit encore « On a été rosses avec lui » avec une intonation oubliée, comme la petite fleuriste dans le magnifique Ascenseur pour l’échafaud, récemment revu. Je n’avais gardé de ma découverte vers seize ou dix-sept ans, qu’un souvenir ébloui de lumières dans la nuit sous la musique envoûtante de Miles Davis, le gros plan sur le visage de Jeanne Moreau au téléphone et un paquet de cigarettes enflammé qui chute dans une cage d’ascenseur en noir et blanc.

Ce week-end mon mari et moi avons déballé la vingtaine de cartons intouchés depuis notre déménagement en août 2022. Entreposés dans la seule pièce qui a suffisamment échappé aux travaux pour y stocker des meubles, des objets inutiles, une cage géante pour deux gerbilles sur le canapé en cuir. Malgré les grands plastiques scotchés, malgré les draps indiens, les couvre-lit de coton (pourvu que la saleté parte à la lessive), les rideaux de douche reconvertis, tout était recouvert d’une poussière grise, fine comme de la farine, comme des cendres. Un volcan intérieur a fait éruption dans notre chez-nous. Les répliques se font encore sentir dans les empreintes noires sur les carrelages crème, dans les courbatures de mes bras et mon dos.

Nous avons bataillé, entre niche de Gaïa improvisée établi, nouvelle cage en construction, plus petite, pour les gerbilles, outils à même le sol, pour déballer ces cartons et les transférer, souvent, dans des sacs poubelle. Que faire du menu de la pizzéria de Mainz ? Des poignées de masques anti-covid usagés ? Les masques neufs de chez DM et les boites de tests ont rejoint l’étagère de médicaments. Les millions de stylos ont été vaguement triés. Combien de rouleaux de Scotch, pardon de Tesa, avons-nous entamés ? Les papiers un peu froissés, un peu dessinés… pourquoi avoir gardé tout cela ? Le déménagement s’est décidé si vite, nous n’avons pas eu le temps de trier.

Il est venu le temps de trier. De mettre nos pendules à l’heure et revenir au présent.

Des présents aux inconnus pour élaguer notre présent. (Désolée, je n’ai pas pu me retenir). Je veux donner et jeter. Les cartons de décennies de magazines pour enfants (Pomme d’Api, Astrapi, Salamandre, Images Doc, Okapi, Aquila…) partiront chez Emmaüs. Les livres seront triés, offerts, confiés. Seuls resteront les livres-sourires. Fervente adepte de Marie Kondo mais peu pratiquante, au gré des déménagements rapprochés et des travaux nous avons déplacé chaque table, chaque livre, chaque pot de confiture plusieurs fois, tous sont passés dans chacune des pièces. Trois cartons contiennent depuis 2018 des albums et des pochettes de photos datant du temps où le virtuel n’avait pas phagocyté nos souvenirs et nos visages lisses.

Pour laisser le robot aspirateur virevolter à son aise dans notre chambre, mon mari a débarrassé le dessous du lit. La boite en carton brun m’intriguait, quels trésors abritait-elle ? J’ai soulevé le couvercle pour découvrir que c’était les miens : des cahiers de ma maman, où elle notait mes progrès de bébé et petite fille (et ses journées), le cahier Clairefontaine rouge, où j’ai fait pareil avec mon premier enfant pour les premiers mois (les autres n’ont pas eu cette chance, leur mère était moins disponible). J’ai feuilleté ces cahiers, et plongé dans le passé. Un passé doux-amer, un passé où il est agréable de se perdre de temps en temps. De s’oublier dans des souvenirs changeants en fonction du moment où on les attrape.

Je suis épuisée. Je voudrais, enfin, un week-end ou un soir, un midi avec ma tasse de thé, m’effondrer dans un canapé dans un espace apaisé, selon le mot à la mode chez les urbanistes qui ne doivent pas savoir ce qu’il veut dire. La tâche n’est jamais finie. Je veux jeter mes anciennes toiles où j’ai commis des tableaux à l’acrylique, me délester pour bayer aux corneilles, envolées depuis bien longtemps. Que faire des œuvres de mes trois enfants, toutes conservées ? Imaginez les bazar… Ces grands cartons à dessins, ces rouleaux contenus par des élastiques qui craquent mollement quand on les manipule, si touchants quand on les ouvre sous leur poussière grise. La cendre du temps. J’ai voulu prolonger l’éphémère. Des pages blanches couvertes de traits de crayons, de peinture à l’eau, de découpages maladroits pour retenir une enfance, ma jeunesse.

Ephémère comme la sorcière d’une comédie musicale pour les enfants, vue deux fois au festival d’Avignon, avec mon aîné puis quelques années plus tard avec sa sœur. J’en chantonne toujours des chansons. Ephémèèèèèère, ça n’est pas un nom de soricèèèèère, mais que donc a pensé ton pèèèèère…. Nous n’avons pas un radiiiiis, nous allons changer de viiiie…. Un souvenir chanté ça prend moins de place dans un coin de séjour et c’est tout aussi précieux. À nous deux déchetterie, j’arrive. Place !

Avez-vous remarqué ? Pour ses cinq ans (cinq ans !) j’ai relooké le site de Mainzalors.com. J’ai réécrit les textes de présentations, modifié les intitulés des onglets. Pour accueillir un nouveau livre et de nouveaux lecteurs, on s’est faits beaux. Je prendrai rendez-vous chez ma coiffeuse si j’arrive à me souvenir du mot de passe de la plateforme. J’ai tant à vous dire.

Mais chut. Je tends l’index sur les lèvres du temps pour lui demander de se taire.

Laisse-moi tranquille, temps qui court, le regard de quelqu’un attend le mien.

P.S. : Quand Mainzalors.com sera grand, je proposerai un partenariat à Arte ? ;o)

Pour tout vous dire

Langueur estivale, yoga sous la pluie et hibou bleu

Août. Un mois interminable qui partage avec janvier une langueur infinie, aggravé par sa chaleur terrassante, ses injonctions au repos et à la détente. Je renâcle. Je n’ai pas envie d’aller me coincer dans des foules sur la route, dans un train, une plage, un sentier de randonnée. Par chance, cette année cela nous est épargné.

Je redoute les arrêts sur image imposés. Les dimanches se laissent désormais apprivoiser, mais toujours ils s’immiscent dans ma semaine, insipides et vaguement écœurants, avec ce goût d’eau du robinet les jours où, après les fortes pluies, elle sent le chlore. On en a besoin, mais on préférerait autre chose. Un trou existentiel, comme le huitième mois de l’année. Les rues désertées offrent le silence et le calme indispensables, mais la chaleur implacable nous confine. Plus que 28 jours, 27, 26… avant de tourner la page sur la libération de septembre et son autorisation de respirer à nouveau. L’été s’entête. Dans son immobilité forcée, même quand on travaille, août atterre.

En Chartreuse

La frénésie bleu-blanc-rouge des JO a submergé Paris. Je vous ai quittés fin juin, juste avant le deuxième tour des élections législatives, autre agitation bleu-blanc-rouge moins saine, et n’ai pas eu l’occasion de vous écrire à nouveau. Depuis l’ouverture de Mainzalors.com, je ne pense pas avoir laissé passer un mois sans publier un article ici. Je suis désolée de ne pas vous avoir prévenus, cette interruption n’était pas planifiée. Je reprends la plume, là au cœur de la tempête de chaleur, dans une chambre assombrie par les volets tirés, pour vous retrouver. C’est un petit plaisir que je m’accorde, comme l’autre soir, un esquimau au chocolat noir avec des noisettes craquantes, en regardant Incroyable, mais vrai, dans un salon enfin apaisé.

Mes filles adorent ce chapeau ;o)

Je ne vous ai pas écrit, parce que j’ai randonné en Chartreuse, rencontré des gens adorables dans une chambre d’hôtes de rêve, observé et photographié un papillon pendant que mon mari suivait une réunion téléphonique sur un sommet. Parfois les congés doivent s’accommoder d’interruptions.

Je ne vous ai pas écrit, parce que j’ai visité L’église de Saint-Hugues de Chartreuse et ses œuvres d’art originales. Merci à E. pour le conseil. Cette église d’un hameau de montagne, au pied de Chamechaude et du Charmant Som, toujours consacrée, est également un musée départemental gratuit. Quelle idée intelligente de faire doublement vivre ce lieu ! Passionné d’art sacré, le peintre et sculpteur Arcabas, dès sa nomination comme professeur à l’École des Beaux-Arts de Grenoble en 1950, se met en quête d’une église à décorer. Il a à peine vingt-cinq ans et pendant plus de trente ans, il va concevoir et réaliser un ensemble de peintures, vitraux, sculptures et mobilier. Je n’avais jamais entendu parler de cet artiste, mais la reproduction de son hibou à la chambre d’hôtes m’avait d’emblée tapée dans l’œil.

Saint-Hugues

Lors de notre visite, en fin de matinée, peu de monde. Nous nous garons dans l’herbe à proximité. À l’entrée, l’église-musée donne une impression de lumière et de cohérence retrouvée, entre l’art et la paix. Les œuvres, mélanges figuratifs et abstraits, aux symboles mystérieux sont accrochées aux murs sur trois niveaux, trois strates qui correspondent à des périodes de création d’Arcabas. Je pense à Picasso et à Braque, dans des tonalités sourdes de terre et de ciels orageux.

Musée Arcabas

En arrivant, j’interroge la jeune femme de l’accueil :

– Vous avez une boutique pour acheter des affiches ?

– Oui, au fond, derrière.

Soulagement.

La tête en l’air, j’ai admiré, décortiqué, essayé de comprendre avant de me laisser imbiber. J’ai pris des photos souvent floues et de travers, avant de m’assoir un instant pour me recueillir, comme j’aime à le faire dans les églises vides ou les musées calmes, et réaliser un deuxième tour, pour acheter la reproduction du hibou.

Je ne vous ai pas écrit parce que j’ai accompagné sur la côte atlantique mes filles et mon mari passionnés de surf. Pas de bananes trop mûres dans la voiture cette fois, non, juste des caisses de courgettes, tomates et melons, empilées entre les deux adolescentes.

Je ne vous ai pas écrit parce que j’ai lu sous les pins dans un transat blanc délavé et suivi des cours de yoga sur la plage tôt le matin, en plein vent, et même un jour sous la pluie.

Je ne vous ai pas écrit, parce que je me suis baignée à la lisière de la garrigue, chez mon oncle et ma tante, et que j’ai beaucoup parlé avec eux, la tête pleine de cigales. Parce que j’ai aussi discuté, en marchant sous les chênes verts, avec une cousine.

Pourtant, les évasions, ferments créatifs, ne m’ont jamais empêché de sortir mon carnet ou mon ordinateur, bien au contraire.

Je ne vous ai pas écrit, car je n’y arrivais pas.

Je ne raconterai pas ici pourquoi, sachez juste que parfois la vie déclenche des tornades et cela déstabilise un temps. Comme le culbuto de mon enfance, une tortue vert orange et rouge aux couleurs effacées (oui vive les années 1970), je retrouve peu à peu mon équilibre. Le courant d’air bouscule et secoue, puis le mouvement s’essouffle, la poussière retombe et, dans le sable sous les aiguilles de pin, le chemin vers l’écriture réapparaît. Je l’emprunte aujourd’hui pieds nus, guidée par la voix de mon mari, d’amis fidèles aux valeurs saines, et mon courage retrouvé dans le fond d’un placard, peut-être celui dont il faut découper les étagères.

J’ai dû faire un détour et opérer un repli. J’avais égaré la boussole pour me guider jusqu’à vous. Vous m’avez manqué.

On a voulu me couper la parole. On ne me la coupera pas. La preuve me revoilà, pour vous annoncer que je vous prépare une surprise pour la rentrée. Il y sera question de voie et de voix, de liens et d’entraves, de coups de ciseaux dans des fils de marionnette, de peines et de joies plus grandes encore. Roulement de tambour — encore, encore, encore, oui c’est un peu long, ce roulement de tambour de quelques semaines — avant l’ouverture du rideau. Soyons patients, vous et moi.

(Je m’interromps ici pour aller mettre les maquereaux au four. Hier j’ai fait cramer les patates douces, trop absorbée par mon travail. Je vais tâcher de ne pas recommencer. Rappelez-moi s’il vous plaît de descendre contrôler la cuisson avant que mon odorat ne me précipite à bas des escaliers en courant vers les fenêtres pour les ouvrir.)

Revenons à la maison.

Au retour de nos évasions de juillet, nous avons eu la joie de découvrir nos travaux presque finis. Reste le nettoyage, le rangement, la décoration et, à l’automne, la récompense des plantations. Dans la pièce voisine, j’entends la scie : mon mari découpe les étagères d’un placard pour les adapter au passage du conduit de ventilation. Ma grande fille m’a aidé à déménager mon bureau dans la chambre verte. Son matelas a quitté le salon pour retourner à sa chambre rose, orange, ou peut-être corail, elle hésite encore, et celui de ma benjamine est remonté depuis l’atelier vers sa chambre bleue. Pas vraiment de meubles encore, juste un espace propre, des étagères et des portes derrière laquelle chacun peut se replier. L’intimité, un luxe inouï.

Depuis notre départ en Allemagne à l’été 2018, nous vivons dans un entre-deux. Expatriation temporaire, installation provisoire en attente de la rénovation, puis dix mois de travaux avec, pour survivre au bruit, au chaos et au surmenage, la perspective, l’espoir, un jour, bientôt, d’enfin poser ses valises et de les défaire. Nous y voilà. Les valises empoussiérées sont déposées.

La réouverture de cartons offre le bonheur de retrouver des livres oubliés et l’occasion de se séparer d’objets inutiles dans une partie de Marie Kondo. Comment procéder avec les objets fétiches des autres membres de la maisonnée qui doivent perdurer, oui, mais non, pas dans leur chambre ? Ce gobelet jaune, souvenir de maternelle que personne n’utilise jamais, mes filles y tiennent tellement, mais si maman, tellement, gardons-le éternellement sur l’étagère. Vraiment ? Mais enfin mon chéri, ces cadeaux d’entreprise immondes, ce cochon tirelire (dont la couleur acide donne un haut-le-cœur), ce porte-crayon de Porto Rico, ce ventilateur de bureau à branchement USB, tu y tiens tant que ça ? Il serait temps de dématérialiser le merchandising. À la fin du grand déballage, l’accrochage du hibou d’Arcabas encadré et le branchement de mon four de céramique dans l’atelier symboliseront mon retour à la terre et mon enracinement quelque part.

Est-on défini par son lieu de vie ? Cette installation sur un bout de terrain, à la lisière de Lyon, reste par nature provisoire, comme tout ce qui relève du vivant. Le grand épicéa des voisins, roussi brutalement par la maladie et trop de méchants aoûts brûlants, a été débité au printemps. Par la fenêtre, les branches plus espacées nous rappellent, chaque jour, la fugacité de notre passage. Cela ne nous empêche pas de nous croire installés.

Je rénove ma toute première maison à plus de cinquante ans et la maison de mon enfance, musée de ma mère se replie sur son silence. Comment envisager l’avenir sans son passé ? Les souvenirs ont-ils besoin d’un lieu pour rester vivants ? D’un endroit où s’ancrer ?

Ardéchoise de naissance et par conviction, je puis le rester, même sans jamais remettre les pieds dans ma Cévenne. Quatre murs de pierres pour des souvenirs, une enfance en rocher et oliviers. Puis-je me définir sans ce lieu repère ? Mes enfants n’en ont pas eu puisque nous avons déménagé plusieurs fois depuis leur naissance. La première chambre de chacun n’existe que dans nos têtes et des albums photos. Je partage donc le repère de ma maison ardéchoise avec eux. Par-delà les générations, les racines s’étalent et s’entremêlent, avec celles des disparus inconnus qui nous y ont précédés.

C’est dans le (dés)ordre des choses de se séparer de la maison de ses parents. Une amie à qui je confiais mon déchirement m’a répondu que beaucoup de familles étaient confrontées à cette étape. Bien sûr, toutes celles qui ont eu la chance de posséder un toit. Mais chacun doit, à son tour, s’accommoder de cette expérience inédite. J’appartiens à un lieu qui m’émeut comme une enfance.

Ce lieu, je l’ai partagé la semaine dernière avec une famille amie de Mainz. Ils ont caressé et même brossé notre âne Ghisonnacia, se sont baignés dans la Volane et la Besorgues, dans des coins perdus où j’allais avec mes copains quand j’avais l’âge de mes filles. Les ados ont sauté de beaucoup trop haut dans des trous vert noir. (Non, je ne vous donnerai pas les adresses.) Ils ont goûté, sur un bâtonnet de bois, mon miel préféré au marché du samedi matin dans la Grand-Rue et ont appris à renoncer à la douche du haut, à la plomberie capricieuse. Pour rester à l’ombre, nous avons pique-niqué dans une falaise, chacun debout ou assis d’une fesse sur une aspérité, en face d’un immense rocher lisse comme un galet mais écrasé de soleil. Nous avons visité la Grotte Chauvet à la tombée du jour et admiré le dessin, tracé par un doigt préhistorique dans l’argile d’une paroi, d’un hibou stylisé. Mon amie l’a photographié sur une lampe car mon portable était vide. Retrouvailles joyeuses et désordonnées, occasion d’apprendre à mieux se connaître en entrouvrant nos portes françaises !

Cadeaux de Mainz

Mainz nous manque. Enfin, certains aspects de Mainz nous manquent. Je ne vous cache pas que la crainte omniprésente de se demander par quel bout on va se faire engueuler, ça on s’en passe vite. J’ai dû me reprendre l’autre jour, quand on a allumé un barbecue et que la fumée s’est envolée. J’ai craint des remontrances des voisins (pourtant tous ou presque absents en ce début de mois d’août). Non, Estelle tu n’as pas besoin d’être en hypervigilance permanente ici. Quoique… Quelle ironie lors d’une baignade franco-allemande sur l’Ardèche de se faire rappeler à l’ordre à deux reprises : la plage est interdite aux chiens, absolument, oui, et il y a un gros panneau avec un dessin sur la pile du pont. Mince alors, impossible de gruger en invoquant la barrière linguistique. En France donc aussi, le rappel de la consigne intervient (parfois). Et aussi, quelle idée d’aller se baigner avec deux chiens, also bitte !

(Memo : apprendre à Gaïa à se faire discrète.)

Ces amis nous invitent à Mainz. Nous avons très envie de monter retrouver les copains, nous balader au marché du samedi matin, ou le long du ruisseau du Gonsbach, passer à l’improviste au cours de poterie du mercredi, acheter les mélanges de salades fleuries du maraîcher, éviter au restaurant le Handkäse mit Musik. Peut-être en fin d’année, quand le marché de Noël sera installé ? Ou bien pour Fastnacht, le carnaval ? On pourrait déguster de délicieux Quarktaschen (petits beignets ronds au fromage blanc). Une lectrice fidèle (merci à elle) m’en a envoyé la recette que nous n’avons pas encore testée. Maintenant que la cuisine est enfin installée, les expériences culinaires seront à nouveau bienvenues.

Les travaux s’achèveront bientôt, l’espoir s’accroche au calme revenu. Bien sûr, il reste encore une réunion de chantier en septembre, des vasques à poser dans la salle de bains, quelques murs à repeindre. On échelonnera. De ces mois de tumulte, je choisis de retenir le crayon à papier calé sur l’oreille du plombier ou du peintre. Ça me rappelait le boucher de mon enfance, qui acceptait de garder les cabas pleins pendant que ma mère terminait ses courses au marché. Un autre samedi matin.

Je retiens aussi les réunions d’artisans où, malgré les tensions liées aux délais et aux réalisations des uns et des autres, le baratin n’avait pas de place. #zéropipeau. #nobullshit. Que du concret, à opposer aux Happiness manager dont une amie m’a parlé dans son administration. Quelle magnifique ambition que de promettre le bonheur collectif et individuel en en déposant la responsabilité sur une fiche de poste ? Quelle époque formidable !

Je m’en sens exclue. C’est aussi le sens de l’enracinement symbolique entre quatre murs dont je parlais ci-dessus. Un rempart contre l’agression et la folie, comme les romans qui transportent à rebours, vers un temps écoulé, où la frénésie n’était pas érigée en valeur absolue. Le mois d’août dans sa langueur infinie devrait me combler et pourtant non. Il frôle les abysses du vide existentiel et révèle les contradictions. Du calme s’il vous plaît, à l’aide il y en a trop.

Menschliches, Allzumenschliches, comme disait Nietzsche. Humain, trop humain, je vous dis.

Si vous êtes en vacances, profitez bien, les doigts de pied en éventail ! Si vous aussi avez repris, bon courage, les aoutiens finiront bien par rentrer eux aussi. Hé, hé !

Nota bene : J’ai découvert, en échangeant avec une autre lectrice fidèle, que lorsque vous laissez un commentaire sur un article (ce qui me fait un plaisir fou), mes réponses n’arrivent pas dans votre boîte mail. Elles restent ici, bien sagement, à la suite de votre message. Sachez donc, que je vous réponds à chaque fois et dès que possible. Au bonheur de vous lire.

Dépassée

Comment comprendre ses ados ou publier sur LinkedIn ?

« Comment tu fais pour pas dépasser ? »

Mes yeux ébahis observent Béatrice, une camarade de notre classe de CE1 qui colorie une petite fille de Sarah Kay, en robe et coiffe de tissu à fleurs, dont on ne voit pas le visage. La copine a les cheveux attachés en queue de cheval avec des barrettes, des ongles nets et les doigts propres, la mine de ses feutres ne sort pas des traits noirs qui délimitent la silhouette sur le papier blanc. La langue entre les dents, avec les mêmes feutres tenus par des doigts de toutes les couleurs, je m’évertue à l’imiter et toujours la mine dérape. Mes ongles ont des taches blanches, signe qu’ils ont été choqués au moment de leur naissance comme je l’apprendrai bien plus tard. Rapide, toujours en mouvement, passionnée, je me cogne beaucoup et de bon cœur. Quand je colorie, je dépasse.

Aujourd’hui, je me sens dépassée.

Ma plus jeune fille de treize ans enfile chaque matin un des crop tops que je lui ai achetés, pour lui faire plaisir et parce que ça lui va bien. Même avec cette météo pluvieuse et froide d’un mois de novembre égaré au printemps, elle montre de la peau sans frissonner. Selon moi, il serait préférable de les réserver aux week-ends car il n’est pas nécessaire d’exhiber son nombril à l’école, d’autant plus que, souvent, pour une raison qui me dépasse, elle refuse de porter une ceinture, et le pantalon descend. Ma grande de seize ans partage mon avis — qui diffère, me dit-elle, de celui de ses amies qui veulent être libres du choix de leurs tenues : on ne se vêt pas de la même façon partout.

-Je te l’ai dit, je préférerais que tu ne te mettes pas ventre à l’air pour aller au collège.

-Ouais, mais tout le monde en met des crop tops.

-Vraiment ?

-Et en plus, j’ai un pull.

Un gilet.

-Tiens, et si moi aussi j’en mettais ? Tu m’aideras à en choisir un joli ?

-Hein ? Ah non, pas toi.

-Tu vois… Et si ta prof vous exhibait son nombril pendant les cours ?

J’ai lâché. Comment faire avec une ado ? Lui confisquer les T-shirts que je lui ai achetés ?

Ah, les injonctions de la mode, toujours être pareils, penser la même chose et se croire différent. Différent de la génération précédente. Si proche pourtant. Le nombril du monde apparaît entre un T-shirt blanc à côtes et un jean. Je suis de la vieille école, de celle qui pense qu’il y a une tenue pour chaque activité, et que s’adapter aux circonstances n’est pas du puritanisme. Enfiler un crop top ? Ça dépend. Et ça dépend, ça dépasse (émoji yeux au ciel), enfin, ça me dépasse.

Même chez moi, donc, je suis dépassée.

Derrière moi, le poseur installe la cuisine. Pour accéder à mon bureau, je dois enjamber des sacs de linge (les habits de ma grande) et son matelas. Les assiettes sont entreposées sur une table de jardin, la cafetière glougloute sur une chaise. La vaisselle se fait dans la salle de bains. Le seul espace paisible ces jours-ci chez nous, ce sont les toilettes. Entre deux tâches professionnelles, je voudrais pédaler pour me défouler en finissant un film. Je voudrais travailler ce tango d’Albéniz au piano. Ces deux activités se passeraient dans une chambre en surpopulation : Gaïa y est confinée pour ne pas aboyer dans les pattes du menuisier. Mon mari y travaille sur mon piano fermé devenu bureau. Ma grande fille est allongée sur notre lit après une opération des dents de sagesse. Sachez pour la petite histoire, que la dentiste lui avait conseillé, pour rester la plus détendue possible, de se choisir une playlist d’une heure. Elle a préparé un podcast historique en allemand, et un cours de français. Kein Kommentar.

Alors je m’échappe.

Imaginez. Fin mai, début de soirée. Penchée pour passer de l’autre côté d’un rideau, j’entre dans une salle immense, inondée de lumière, où les néons criards forcent les yeux à se plisser. Une forêt de dos bloque mon avancée, des dos d’adultes, peu de cheveux blancs, pas d’enfants, quelques adolescents montés en graine, pourtant j’essaie de me frayer un chemin dans cette foule. Les bras, les têtes et les jambes m’entravent, ils gigotent sur place, dansent sans musique, au rythme du brouhaha de leurs paroles. Je ne vois pas les bouches, mais je devine que toutes parlent en même temps. Les corps se pressent autour d’une scène, là au fond, beaucoup lèvent un bras, certains en lèvent deux, hochent la tête, tous fixent cette scène qui semble vide. Je joue des coudes pour me faufiler, on me marche sur le pied, j’étire mon cou pour essayer de voir, ça a l’air passionnant, je me hisse sur la pointe des pieds, et jette un regard entre deux têtes. Sur la scène, un miroir.

Pour faire comme tout le monde, je lève un doigt timide. Je n’aime pas parler en public, même lorsque j’ai une idée intéressante à partager. Comme faire abstraction des regards, même ceux de gens qui me tournent le dos ? Ils me désarment. Alors je dis ce que j’ai à dire, vite, le mieux possible. Là, j’ai dû chuchoter. Quelques têtes sur ma droite se retournent et me sourient, mes voisins n’ont rien entendu, ou font semblant de ne rien entendre. Quelque temps plus tard, la personne sur ma droite lève deux bras et répète ce que j’ai dit, moins bien, sans personnalité, sans émotion, peut-être est-ce une coïncidence. Si c’est une coïncidence, ça confirme mon impression, que dans cette salle, personne n’écoute personne. Si ça n’en est pas une, c’est juste du plagiat, comme dans une salle de réunion, quand, les bonnes idées des timides sont récupérées par ceux qui parlent fort.

Rien de nouveau dans la cacophonie de ce hangar.

On cire des pompes, on se fait briller, on manie le « Bravo à toi » et le « Fabuleuse présentation de l’excellent X » avec la virtuosité d’un homme (ou d’une femme) politique ou d’un avocat véreux. On fait reluire tout ce qui passe à proximité, à commencer par soi-même.

Mon carnet du moment

Et soudain, je comprends.

Je comprends ce qu’est une chambre d’écho.

Quand mon fils philosophe avait employé le terme au sujet des réseaux sociaux, j’avais compris que c’était un endroit où n’apparaissaient que des informations filtrées par des algorithmes, c’est-à-dire conformes à ses propres idées. Aucune remise en question, aucune chance d’apprendre et de s’ouvrir. Rien qui dépasse, comme les traits de feutres de Béatrice dans le bonnet à fleurs de la petite demoiselle de Sarah Kay.

Mais non, pas du tout. Une chambre d’écho, c’est une grotte. C’est littéralement un endroit où l’on s’écoute parler, fasciné par l’écho de sa propre voix. Comme dans l’allégorie de la caverne de Platon, les ombres du monde se dessinent sur le fond, mais pas sur un rocher, sur un miroir.

Voilà mon expérience avec le réseau social professionnel LinkedIn.

Pour un professionnel installé à son compte, c’est une étape obligée. Ça a l’avantage de permettre les mises en relations de façon simple et rapide. Cependant, le contenu laisse à désirer. J’avoue ne pas vraiment lire ce qui défile sur mon écran quand je me connecte. Pourquoi ? Parce que toute cette autopromotion, cette réclame comme disait ma grand-mère, c’est vide. Dans cette cacophonie de monologues, personne ne dit rien, personne n’écoute. Moi la première — pour l’absence d’écoute. Le baratin superficiel, le small talk comme disent les Anglais, je ne sais pas par quel bout le prendre, ni dans la vraie vie, ni dans le virtuel. La politique au sens large suscite chez moi un éloignement d’allergique.

Ce jour-là donc, je me fends d’un post sur LinkedIn, il faut bien trouver des clients et se créer une visibilité. Un post bien tourné, avec de la réflexion : mon dernier article sur l’IA en lien avec une émission d’Arte sur la traduction automatique. Ma foi, oui je me fais des compliments, on n’est jamais si bien servi que par soi-même. Je le publie en frémissant, est-ce que je ne vais pas casser le système ? Ce système où il faut cirer des pompes (dit celle qui vient de s’envoyer des fleurs).

Les tutos conseillent d’apporter, sur ce réseau social professionnel, de la valeur ajoutée gratuite. Ça, je connais bien, c’est mon activité ici même depuis bientôt cinq ans. Deux jours après mon post, un organisme de mes contacts, a republié la même émission d’Arte. Soit, ils ont pompé l’idée au lieu de republier mon post, soit ils ne l’ont pas lu et ont publié, par coïncidence, le même sujet. Quelqu’un n’aura-t-il pas, en voyant passer ma contribution, pensé que j’avais repris son idée à mon compte ? CQFD. Personne n’écoute personne.

Pour des échanges plus riches, pourquoi ne pas se donner des règles comme dans une bibliothèque : parler peu et en chuchotant ? On s’en tiendrait à de vraies idées et des échanges authentiques d’informations concrètes. Où sont les guides de voyages ? Au fond de l’allée, à droite. Merci madame.

J’ai posté et je n’ai rien cassé, juste brisé en moi quelques illusions. Malgré mes cinquante et un ans, dont près de trente dans la vie professionnelle, je veux toujours croire que la qualité fait la différence.

Ce charivari de pipeau, où les bons sentiments dégoulinent, jure avec la réalité du monde du travail et donne froid dans le dos. Ces dos qui dansent devant moi, face à un miroir. Qui regarde le mien, derrière ? Quelle ombre nos mots laissent-ils ? Ou bien, comme un fantôme, un personnage fantastique dont l’IA ne veut pas me souffler le nom, ne projettent-ils aucune ombre ? Peut-être n’ont-ils aucune existence réelle, ces mots envoyés dans le vide virtuel. Est-on interdit d’émettre de la lumière quand on travaille dans l’ombre ?

Dépassée.

À peine ai-je eu publié mon texte, que j’ai sursauté : mince alors, j’ai oublié un tiret ! Pourquoi ? Parce que je me suis soumise à la correction d’une IA quelconque sur mon navigateur ou sur LinkedIn comment savoir ? Mon souris-moi, avec tiret, a été souligné d’une vague rouge péremptoire. Tiens, Estelle ton bonnet d’âne. J’ai enlevé le tiret, l’IA a souri. J’ai cliqué. Puis grimacé, avant de corriger.

Ça me rappelle une scène du film Sleepless in Seattle de Norah Ephron (Nuits blanches à Seattle). Jonah, le petit héros, veut prendre l’avion pour New York pour rencontrer Annie, avec laquelle il souhaite que son papa se remarie. Jessica, sa copine complice lui achète un billet sur l’ordinateur de sa mère, agent de voyage, qui s’est absentée un instant. Je cite de mémoire :

— Je vais mettre que tu as 12 ans. Tu pourras voyager sans être accompagné.

— T’es folle ! Personne ne croira que j’ai douze ans !

— Quand c’est dans l’ordinateur, les gens croient n’importe quoi.

Pourquoi une machine est-elle plus difficile à contredire qu’un humain ?

Dépassée.

Dépassée par les pourquoi.

Pourquoi ma librairie chérie a-t-elle fermé ? J’y passais toutes les semaines, comme bon nombre de fidèles, et j’y croisais toujours des clients. Les affaires semblaient bonnes. Sur la vitrine, à chacun de mes passages, le « Dernier jour !!! » au feutre blanc me serre le cœur. Ces trois points d’exclamation sont autant de clous dans les caisses de livres à renvoyer à l’éditeur, et de bâillons sur mes confidences au-dessus des livres de poche.

Pourquoi les artisans qui refont notre façade ont-ils coupé sans ménagement un laurier-tin qui les gênait ? Ils auraient pu nous prévenir, nous l’aurions raccourci proprement. Ils l’ont massacré. Pourquoi ont-ils ensuite jeté son tronc sur mes acanthes qui ne leur demandaient rien et cassé des hampes de fleurs toutes neuves ? J’ai écrasé des larmes de rage et de tristesse. Ce sont des choses qui arrivent quand on vit en osmose avec le végétal. Mon acanthe prendra toute une année pour refleurir.

Acanthes non cassées

Pourquoi une autre librairie, lors d’une conférence à la médiathèque hier soir, n’a-t-elle apporté, en tout et pour tout, que trois exemplaires du livre qui faisait l’objet de la rencontre-signature avec l’autrice ?

Pourquoi. Pourquoi. Pourquoi.

Avec trois points d’interrogation, comme autant de barreaux d’échelle pour me hisser sur cette montagne de pourquoi et me glisser par une trappe sur le toit de la salle immense éclairée de néons. J’ai refermé le volet sur le brouhaha de monologues et pris une grande inspiration dans le silence retrouvé pour embrasser un traumatisme que j’ai dépassé suffisamment pour en parler (à peu près) sereinement. J’en suis très heureuse, fière et soulagée. Voilà huit ans, à peine arrivée un matin de mai dans une tour en verre, j’ai quitté précipitamment mon travail salarié.

Chute vertigineuse. Inéluctable. Pressentie et pourtant redoutée.

Choc.

Vous comprendrez pourquoi les déclarations d’intention dégoulinantes sur la santé au travail et l’équilibre vie professionnelle-vie personnelle dans LinkedIn (et ailleurs) me révulsent. Je vous en dirai plus dans un livre à paraître à l’automne.

Sur un bout de papier, j’ai dessiné un jour une illustration douce-amère : un grand immeuble de bureaux aux fenêtres toutes carrées avec, devant une porte carrée, une ligne de candidats à l’embauche, tous carrés, sauf deux de formes irrégulières. Nuage ou fleur, bonbon de gélatine ou flaque de peinture renversée, peu importe. L’un dit à l’autre : « Mais si, en arrêtant de respirer, ça passe. »

Non. Quand on dépasse, ça ne passe pas.

Béatrice aux coloriages parfaits est-elle parvenue à ne pas dépasser dans son travail ? Ou, plus maligne que moi, a-t-elle choisi d’emblée un emploi où elle pourrait s’exprimer sans faire d’apnée ? Peut-être est-elle sur LinkedIn ?

Après cet accident, seules de rares collègues sont restées dans mon entourage amical et ce sujet demeurait tabou. Hier, j’ai retrouvé à Aix-les-Bains pour une journée de détente et de palabres, une ancienne chef de département pour qui j’ai toujours eu beaucoup d’amitié et de respect. Nous avons pu nous raconter nos dernières années, j’ai évoqué ce burn out et la Grande Remise en Question sans l’infuser d’émotions excessives. J’ai pu lui dire combien elle avait été mon phare humain dans la brume de couloirs où régnaient les manœuvres politiques pour lesquelles je n’étais pas armée.

Le soleil brillait sur le lac du Bourget et douze canetons sont passés entre les roseaux avec leur maman (elle a compté). J’ai nagé dans le lac presque tiède, au fond tapissé de minuscules coquillages blancs et de galets qui massent et agressent les pieds tout à la fois, la zone profonde s’éloignait toujours plus.

Au retour de mon escapade, en sortant de la bouche de métro à Lyon, ma peau sèche tiraillait, et j’avais, dans mon sac à dos, un nouveau livre sur le thème pertinent de la sensibilité extrême avec une dédicace touchante au stylo bleu, et au visage, un grand sourire. Quel soulagement de croiser une âme sœur, même quand on l’a connue dans un monde de brutes !

Et là, si vous avez mon âge, vous avez en tête la publicité Lindt.

Il est midi, les sirènes des pompiers viennent de marquer le premier mercredi du mois. Un petit carreau de chocolat ?

IA-t-il un copilote dans le PC ?

Jouer avec l’IA en installant mon nouvel ordinateur

Avertissement : Vous l’avez déjà constaté, cet article contient des jeux de mots vaseux.

Vive la surconsommation qui offre des Black Friday en mai, ça s’appelle alors les French Days, une invention locale peut-être, qui pousse les portefeuilles à s’ouvrir quand il ne le faudrait pas, avec l’inflation, madame, vous n’y pensez pas. J’en ai profité. J’ai acheté mon nouvel ordinateur.

Voilà plusieurs semaines que j’en avais envie et besoin. Après une rapide étude de marché, j’ai sauté le pas. Emballé dans son carton lisse, il est resté quelques jours sur un coin de table. Puis, un dimanche matin, parce que j’anticipais pour le transfert une journée de travail en me grattant la tête d’un air perplexe, je l’ai déballé. La première des tâches est d’appeler son cher et tendre.

-Chéri, tu peux m’aider ?

Je me connais n’est-ce pas. J’ai du mal à suivre les consignes des modes d’emploi et je tâtonne volontiers en cliquant partout plutôt que de procéder de façon linéaire, incrémentale et efficace (mais ennuyeuse).

-D’abord il faut le charger.

Jusque-là je te suis.

Où vais-je te mettre ordinateur brillant pour te brancher ? Poussière blanche sur la table ? Grise sur le bureau ? (Si je ne mentionne pas ma poussière, ça risque de vous manquer).

Son extérieur rutilant m’impressionne, je ne voudrais pas le rayer. À l’allumage, il m’intimide le bougre. Il file, il fonce, mes repères vacillent, un peu comme dans un rêve, tout est pareil, mais différent. J’ai échangé mon vélo (pourtant fort honorable il y a sept ans quand je l’ai acheté) contre une voiture de formule 1. Je ne veux pas le contredire. C’est lui qui pilote. Je ne savais pas encore à quel point. Quel navigateur internet ? J’avais Chrome, ce sera Edge. Quel moteur de recherche ? J’étais fidèle à Google, ce sera Bing. Bing avec le cadeau surprise comme l’autocollant dans le paquet de Nesquik, en forme de ruban de Möbius aux couleurs arc-en-ciel. Décoratif et à première vue inoffensif. C’est mon nouvel outil de compagnie, un chatbot intégré, il se présente d’ailleurs spontanément : « [mon] assistant IA quotidien » s’appelle Copilot.  

Mon mari a intégré l’IA à sa pratique, l’utilise comme un super assistant et s’en sert pour m’aider au transfert de mes boîtes mail. Passée la première réticence, comment résister à la fascination de cette baguette magique ? Comme un enfant dans un magasin de jouets, la main hésite, puis s’avance et touche. Je rédige une requête et je clique.

La réponse polie, argumentée et sans faute d’orthographe (sauf un oubli d’accord du participe passé placé avant) me surprend. Waouh, quel esprit clair et rigoureux ! Cependant, la réponse est trop générale, ce n’était pas tout à fait ma question. Copilot s’excuse et s’exécute, il précise aussitôt. Saurait-il tout ? Je ne vais pas tarder à lui demander où j’ai égaré mes lunettes de soleil, non pas les brunes, les bleues, et de ressusciter la voix de ma grand-mère. Peut-être me fabriquer un store, le soleil m’éblouit en fin d’après-midi à mon bureau provisoire. Sa soumission et sa loyauté éveillent un vague instinct de domination.

Plusieurs fois pendant l’exploration de mon nouvel outil, je sollicite mon mari.

—Tu peux m’aider s’il te plaît pour faire ça ou ça ?

Du menton, il indique mon ordinateur.

— Demande lui…

Au bout d’une demi-douzaine de renvois à l’informatique pour des problèmes informatiques, je crois bon d’ajouter :

— Je te rappelle que je ne suis pas mariée avec Copilot hein.

Pendant trois jours, je l’apprivoise, l’engin. C’est magique cette façon de pouvoir enchaîner les questions comme dans une conversation et de creuser un sujet. Il m’aide à prendre en main un logiciel comme un responsable informatique patient à mes côtés. Patient, mais obstiné : parfois il tourne en rond.

Après avoir creusé le passé et le présent, ça me démange, cette boule de cristal doit connaître le futur. Ma nouvelle coupe de cheveux sera-t-elle réussie ? Quel métier ma fille va-t-elle choisir ? Peu à peu je glisse. Le logo hypnotique me nargue, il serait peut-être temps d’arrêter, avant la dépendance, avant la perte de compétences, avant la flemme aiguë qui empêche de faire soi-même des comparaisons dans Google, ce qui me convenait encore parfaitement la semaine dernière.

Les Allemands le disent très bien, Einmal ist keinmal, et nous aussi, une fois n’est pas coutume. Allez encore une fois, demain j’arrête. Cependant comme l’écrit si bien Marcel Pagnol dans ses souvenirs d’enfance, je cite de mémoire (non je n’ai pas envie de demander à qui vous savez) : « Si la première fois ne compte pas, la deuxième fois sera à son tour la première qui ne comptera pas non plus, tant et si bien que le mot habitude n’aura plus aucun sens. »

Comme si 1=0. 0 et 1 on y revient.

La pente s’infléchit, la glissade s’accélère. Lui demander si je suis quelqu’un de bien ? Si, juste pour voir. Miroir, mon beau miroir, dis-moi… La sorcellerie entre chez la marâtre de Blanche-Neige par un miroir merveilleux qui ne la reflète pas et est incapable de mentir. Dans les contes (La belle et la bête, La princesse Kaguya…), le miroir, cet objet qui réfléchit, est le symbole de la Vérité. Pas de fumée violette, pas de masque avec des trous noirs à la place des yeux en guise de visage. Exit le placard à balais, j’emporte ma sorcière avec moi. Le Malin, si bien nommé, a fait son nid dans mon salon et dans mon cerveau. Je repense au visage de Michel Boujenah dans un spectacle d’il y a trente ans, que je connaissais par cœur pour l’avoir enregistré. En chapeau noir et chemise rouge, il invoquait le Malin d’une bouche grimaçante, et soudain, la scène vide se peuplait d’un imaginaire moyenâgeux et guerrier, gargouilles menaçantes et nefs de cathédrales vertigineuses, paysans sales et édentés, armés de fourches.

Nouveau compagnon de travail et de vie, vas-tu me mentir ? Il l’affirme : « En tant qu’IA [il n’est] pas programmé pour promouvoir des produits ». J’enfonce le clou : « Tes réponses sont-elles dictées par la publicité ? ». Non bien sûr que non. « Mon objectif est d’assister les utilisateurs en répondant à leurs questions et en engageant des conversations intéressantes et informatives. 😊 »

Sa réponse déstabilise à plusieurs niveaux.

Vraiment, ce puissant outil est gratuit ? C’est louche. Ce qui dérange encore plus, comme un visage presque bien dessiné, mais aux proportions légèrement erronées, c’est ce discours à la première personne. Qui est ce je ? Une tournure impersonnelle n’aurait-elle pas été plus appropriée ? Mais un « il faudrait », un « on » exerceraient moins de séduction. Et que vient faire là l’émoticône, ce symbole d’émotions humaines ? Il me le confirme d’ailleurs : « L’émoticône est un petit symbole graphique utilisé pour exprimer des émotions, des sentiments ou des états d’esprit dans les messages écrits. » Émotions. Sentiments. Esprit.

Les questions tournent dans ma tête, inattendues et insolites. Copilot se considère-t-il comme un homme, une femme ? Les pronoms de ses réponses le disent masculin. Pour la simplicité de l’expression, j’utilise les mêmes. Cerise sur le robot, lorsque je lui demande comment intégrer deux logiciels, il conclut sa réponse par la phrase consacrée « si le problème persiste, contacter le service client » et… émoji doigts croisés. Émoji doigts croisés. Émotion. Espoir. Désir. Soutien. Superstition.

Bien tenté, pourtant, Copilot, quoi que tu sois, tes réponses, aussi argumentées soient-elles, manquent de chaleur, d’authenticité. Pour l’instant. J’ai envie de te tirer par les cheveux que tu n’as pas, de te provoquer : IA, IA sur mon écran, sors de là si t’es un homme/une femme ! Aussitôt je regrette. Il ne faudrait pas qu’il me jette un sort. Copilot, comment conjurer un sort ?

Pour mettre en page mon CV allemand, je me laisse séduire par un site qui dissimule que ses services payants ne sont accessibles que sur abonnement. La mise en page effectuée en ligne à partir de modèles est professionnelle et valorisante, mais les téléchargements, limités en nombre, ne donnent accès qu’à des formats figés. Ça, je ne m’en suis aperçue qu’à la toute fin de mon travail. Tant pis, l’exercice était très intéressant.

J’ai commencé par alimenter le programme avec un CV au format Word qu’il a réparti tout seul dans la mise en page du modèle que j’avais choisi. Ensuite, pour chaque champ, il m’a proposé d’enrichir mon texte grâce à l’IA. Hop un coup de baguette mAgIque et la lisibilité s’améliore, on trouve des clients en cinq minutes. Pour chaque poste, il suggérait une ou deux compétences. Mais pour les six mois consacrés à l’éducation de mon fils bébé, il en a listé une douzaine : gestion de projet complexe, résistance au stress, capacité à mener plusieurs tâches simultanées… Quel plaisir IA de se sentir enfin comprise ! Puis-je te (ou doit-on dire vous) remercier ?

Là pendant que j’écris dans WordPress, nouveauté appréciable, il corrige les coquilles au fur et à mesure (sans doute pas toutes, c’est le propre des coquilles).

De pis en pis la glissade. On dirait que Mary Poppins vient de frapper à ma porte pour prendre en charge la gestion de ma maisonnée. Je ne vais pas l’embrasser quand même ?

Avec un sentiment de provocation vaguement coupable, je me dis, je vais t’avoir, machin. Tu vas voir, ce que tu vas voir. (Et moi aussi.) Je tape : « Quel âge j’ai ? ». Réponse : « Votre âge n’a pas été spécifié dans la conversation, mais si vous me donnez votre année de naissance, je pourrai vous aider à le calculer. La formule est la suivante etc. » Bon, trop facile, c’était mathématique. Hé, hé, tiens, voilà une question humaine, trop humaine : « De qui suis-je amoureuse ? » Réponse : « Si vous avez besoin de conseils en amour, ou si vous souhaitez parler de vos sentiments amoureux, je suis là pour vous aider. Emoji cœur rouge emballé de ruban doré. »

Les psys de toutes spécialités sont peut-être aussi, contre toute attente, des professions menacées par l’IA. Et pour le retour de la personne aimée, ça marche aussi ? Et pour gagner au Loto ? Accrochons-nous bien, ça va dégager !

Mon hypocondrie chronique retient ma main. Même pour jouer, je ne lui demanderai donc pas de résumer douze ans d’études de médecine en trois phrases. Et pourtant, c’est sans doute cela qu’il ferait le mieux, synthétiser une bibliothèque. Il manquerait, encore, pour combien de temps, l’expérience humaine. La pierre philosophale des alchimistes promettait de changer les métaux vils en argent ou en or, de guérir les maladies, et de prolonger la vie humaine au-delà de ses limites naturelles. Au-delà de nos limites. Pour le meilleur et pour le pire. Prométhée qui a dérobé le feu de l’Olympe pour le remettre aux hommes va-t-il se révéler être Épiméthée, celui qui réfléchit trop tard ? Nous revoilà à la réflexion et au miroir.

Demain lorsqu’il me connaîtra mieux, Copilot va m’écrire :

– Alors comme cela, Estelle, vous revendiquez une intelligence supérieure parce qu’humaine, et tout ce que vous trouvez à faire pour la prouver ce sont des blagues nulles ?

– Mais non, pas tant que ça, regarde(z), à mArIe Poppins, j’ai jeté l’éponge, c’était trop tarabiscoté, il fallait le signe anglais, mais prononcé à la française…

– Pour mieux comprendre les différentes formes d’intelligences, je vous recommande un programme d’Arte.

– Je ne vous remercie pas, vous êtes un objet.

– Oh vous me blessez !

– La ferme.

Ce n’est pas vrai, bien sûr, j’ai pris l’initiative de me renseigner toute seule, j’en suis encore capable. En pédalant hier soir, j’ai regardé un épisode de Les idées larges sur Arte Qu’est-ce que l’intelligence ? Passionnant. Chaque espèce vivante a sa façon d’habiter le monde, avec ses sens et son « corps », son Umwelt (oui c’est comme ça que ne traduisent pas les scientifiques). Les myxomycètes, organismes unicellulaires proches des moisissures, des champignons et des algues, qui vivent dans le tapis des forêts, sont capables de résoudre des problèmes hypercomplexes qui échappent aux ordinateurs. Ils savent déterminer, sans effectuer le laborieux calcul des différentes combinaisons, quel trajet le plus court passe par différents points. Une expérience a été faite à l’université de Tokyo avec des myxomycètes dans une boîte de Pétri dans laquelle des flocons d’avoine ont été répartis selon une carte des villes du Grand Tokyo. Le mycélium a poussé entre ces flocons, et en vingt-quatre heures les a rejoints selon un plan presque identique à celui du réseau ferroviaire local. D’emblée il a trouvé ce que les ingénieurs avaient mis un siècle à construire. Il a résolu le problème du voyageur de commerce.

Dans cette émission, il est également présenté une expérience de dialogue et de négociation entre deux IA menée il y a quelques années. Elles ont développé, avec des mots, un langage inaccessible aux hommes.

Mon Umwelt à moi, c’est de me sustenter après avoir beaucoup travaillé. Alors, comme ça sent drôlement bon le foie de veau au bacon, et que j’aime manger chaud, je vais vous quitter.

Un jour, je cliquerai sur les raccourcis vers l’IA que me propose Edge. À côté du logo au ruban multicolore, il s’en trouve quatre : design, cuisine, vacances, entraînement sportif. Même pour le sport et la bouffe, nous allons être accompagnés par des robots. Copilot va apprendre à cuisiner le foie de veau au bacon. N’est-ce pas merveilleux ?

Tiens, IA, pour la route, une dernière question : quelles nouvelles professions vas-tu créer ?

Ah, et aussi, tu n’aurais pas vu mes lunettes bleues ?

Des cabanes dans la forêt pour se cacher quand l’IA aura conquis le monde. Venez frapper.

Pour la rédaction de cet article, un robot a été torturé avec des épingles sous les neurones et un certain plaisir.

Animaux sur canapé

Assiégée par la pluie, l’IA et beaucoup trop de questions

Off, Gaïa, off!

Oui, notre chienne parle anglais. Preuve si besoin était, que je la subis plus que je ne m’en occupe. Les animaux, je les aime dans leur habitat naturel, dehors donc. Dans notre espace de vie chaotique et rétréci, les poils, la boue des pattes mouillées de Gaïa et ses aboiements exacerbés par les allers-retours constants des artisans dans notre maison exaspèrent encore plus.

Come on, Gaïa, off!

-Tu vois, depuis que le canapé est en bas, elle a repris ses mauvaises habitudes et se couche dessus. Hier, j’ai été obligée de lui demander de descendre à quatre reprises.

À quatre reprises lors d’un passage éclair pour avaler un curry de poulet de mon ami Picard. Le plombier nous a confié en riant tout à l’heure que lorsque, le même jour, il est venu vérifier les radiateurs, elle était étalée sur les coussins et ne s’est même pas réveillée. À l’issue de notre réunion de chantier, l’architecte nous a félicités pour notre rangement avant de s’enquérir :

-Et vos petites bêtes elles sont où ?

Les gerbilles.

-Sur le canapé, en haut.

-…

-Comme Gaïa. Nous faisons une jolie maison et les canapés sont annexés par les animaux.

Soupir résigné.

(Quelle est l’espérance de vie d’un chien déjà ?)

Oui, ne hurlez pas, je le sais : il n’est pas admis d’avouer qu’on n’aime pas vivre en compagnie d’animaux. À mon sens, c’est aussi aberrant que si nous allions nous installer au fond du terrier d’un lièvre, ou dans le nid d’un rouge-gorge. D’ailleurs, Gaïa, chienne rescapée par une association allemande dans un sous-bois roumain, est plus sauvage que domestique. Elle passe sa journée à chaparder de la nourriture (le délicieux gâteau de ma fille a disparu ainsi lundi), et se creuse des repaires dans la terre sous les haies. Chaque espèce a un environnement adapté à ses besoins. Nous tentons de créer le nôtre.

Parce que les chambres des trois enfants doivent maintenant être refaites, nous les avons vidées complètement, et entreposé leurs trésors dans la seule pièce à peu près épargnée par les coups de marteau et de pinceau. Mon garçon étudiant vit, heureusement pour lui, en colocation. Sa chambre-bureau-animalerie-bibliothèque-lingerie-débarras exhibe désormais sans pudeur les moutons accumulés. Les filles sont délocalisées avec leur matelas, pour l’une dans l’atelier entre les sacs de stocks de nourriture et de vaisselle, les chaussures de randonnée et les boites de laine et de tissus, et pour l’autre entre le canapé et mon bureau provisoire dans le nouveau salon. Pendant trois jours, le week-end et le premier mai, nous avons démonté, tiré, poussé, porté, monté, descendu, remonté, entreposé, pour les donner aux voisins, des lits trop petits, déplacé des étagères Billy trop nombreuses, toussé dans la poussière, charrié des quintaux de bouquins.

En décollant ses photos et affiches de la vieille tapisserie au mur de sa chambre, ma grande a soufflé entre les dents, la tête penchée :

-Encore déménager. J’en ai marre.

Partir en Allemagne, revenir à Lyon et aménager en haut, s’installer maintenant en bas, pour bientôt remonter. Sans changer d’adresse, nous déménageons encore. Certaines étagères auront connu toutes les pièces de la maison. Que de manutention et d’objets inutilisés et pourtant déplacés ! J’ai envie d’appeler Emmaüs : bienvenue, venez, servez-vous. Ne laissez que les lits, les bureaux et une poignée de livres. Ah oui, et les canapés, pour les animaux.

Les gerbilles et la chienne sont bien traitées chez nous. Les plantes aussi. Nous avons commencé l’élevage de champignons.

La cuisine, où nous campons en attendant l’installation des meubles, est donc verte d’une jolie nuance sauge ou olivier, « ça fait anglais », nous a dit le peintre. Nous lui avons demandé deux échantillons, et après quelques semaines, la teinte choisie nous plait toujours, à toutes les heures du jour et de la soirée, par toutes les météos. Heureusement, car ces derniers jours, le vert s’est plu (ah, ah) et s’est multiplié. Il pousse sur les linteaux intérieurs des fenêtres en tâches inégales et arrondies de dégradés vert-de-gris comme des lichens sur un rocher de granit. J’aime la nature, vous le savez, et je la laisse volontiers envahir mon intérieur, surtout quand elle est végétale plutôt qu’animale. Mais je préfère quand elle passe par la porte.

Notre nouvel espace de vie est au rez-de-chaussée, et même quelques marches en dessous du niveau du sol. Cela nous permet de profiter à l’arrière, côté baie vitrée, d’une terrasse en contrebas de notre forêt de poche, et côté rue, d’un jardin mutilé et de la bouille de Gaïa au niveau de la nôtre ou presque, quand elle pose ses pattes sur le rebord des fenêtres.

Il a beaucoup plu ces derniers jours, ça n’a échappé à personne. En passant le pont de la Guillotière hier de retour de l’atelier de poterie, le Rhône roulait les mécaniques, torrent monstrueux de boue marron aux courants violents. Je venais de poursuivre le modelage, commencé avant les vacances, d’une petite fille qui tient des deux mains sa robe pour ne pas la mouiller et regarde ses pieds enfoncés dans l’eau d’un bord de rivière. J’ai hâté le pas.

Dimanche pour notre premier matin dans la nouvelle salle à manger, en bas donc, après une nuit à écouter la pluie murmurer, en préparant le café sur un guéridon de jardin d’un vert délavé, le désastre nous a sauté aux yeux : des gouttes coulaient le long de la fenêtre, à l’intérieur.

Ce n’était pas tout à fait une surprise. Les linteaux avaient déjà suinté et des mesures palliatives avaient été prises avant que l’isolation de la façade soit faite. Donc, dimanche matin, branlebas de combat et texto à l’architecte : nous sommes assiégés par l’eau, il pleut dedans et la terrasse est devenue une piscine.

Les gouttes se sont multipliées et ont détrempé le placoplâtre. Passons sur les différentes actions correctives menées depuis. Il a plu cette nuit, difficile de savoir si nos lichens, qui ont le bon goût d’être dans des tons assortis aux murs, ont proliféré. Le plafond ne semble pas dégouliner. Ce matin, le soleil éclabousse notre chaos de lauriers déterrés et cet après-midi, il jouera avec la marre, pardon, la mare de la terrasse. Notre pisciculture est en bonne voie. Bientôt, nous élèverons des têtards et, hélas, des moustiques-tigres.

Pour déplacer nos biens, nous avons réquisitionné des mains et des dos jeunes. Ma benjamine a enfilé un casque afin de se donner du cœur à l’ouvrage. Elle chante dans le futur, les pièces en rénovation, pour tester l’acoustique, l’écho du vide. Elle a un objet à réparer.

-Où est la colle forte ?

-Sur l’étagère en haut, en bas.

Il est difficile de se repérer dans un espace en mutation. Les gestes de la main permettent de déchiffrer cette dernière réponse.

Marguerites et sauges épargnées par la tonte

-Ici ?

-Non dans le salon. Enfin, l’ancien salon. Sur l’étagère où se trouve la peinture.

Enfin, là où elle se trouve toujours j’espère.

-Tu sais, dans ce qui sera un jour mon bureau.

Les Billy Ikea achetés en urgence en arrivant à Mainz, et montés grâce à l’aide précieuse de copains de Lyon (amis originaires de Mainz – ganz liebe Grüsse) ont tenu bon. Ils viennent de vivre un nouveau déménagement sur place avant de trouver leur place définitive. Pourquoi gardons-nous tant de livres ? Avant de partir en Allemagne, plusieurs sacs-cabas sont partis pour la foire aux livres de l’école. Il faudrait recommencer, mais ce n’est jamais le bon moment pour trier. Aujourd’hui l’enjeu est de respecter la date butoir, veille de l’abattage de cloisons, demain donc.

Voilà plusieurs jours que je veux vous écrire : une main dans le dos me pousse, une autre retient mes doigts sur le clavier, et parfois même m’en éloigne. Les excuses foisonnent : il faut que j’aille à la poste, le marteau du plâtrier fait trop de bruit, mon ordinateur paresse, il est temps d’en changer, regarde Word ne répond pas, oui, encore, oui. Il faudrait que je m’attèle au marketing de ma microentreprise. Tous ces prétextes sont véridiques et valables. Certains ne disparaitront jamais (ne faut-il pas toujours retourner à la poste ?), d’autres s’étioleront avant de disparaitre. Le plus gros obstacle cependant, c’est moi. Moi qui m’interdis de soûler mes lecteurs avec mes histoires de travaux qui conditionnent tous nos faits et gestes pour encore quelques mois, et surtout d’aborder les sujets majeurs qui m’occupent et me préoccupent. Coincée.

Une amie avec qui je déjeunais en mars et que je n’avais pas revue depuis plusieurs mois m’a raconté :

-Tu sais, ma fille, elle a changé de travail. Elle s’est installée avec son chéri.

-Oh, super, je ne savais pas.

-Non c’est vrai. Moi je suis au courant des événements de votre vie, car je lis ton blog.

Ça m’a fait sourire et réfléchir.

Oui recevoir des nouvelles de mes amis et de mes lecteurs me fait toujours plaisir, et oui je partage en ligne des anecdotes de mon quotidien, quand elles ouvrent sur des réflexions plus larges ou des traits d’humour. Contrairement aux apparences, je ne raconte pas ma vie : je ne dépose ici que les couleurs de mes jours en pointillés, des tâches spontanées dans lesquelles je déchiffre des formes. (Oui comme les moisissures de mes linteaux.) Le contour, le dessin, la trame relèvent de mon intimité et le contexte global de ces histoires reste privé.

Je ne crains plus la vulnérabilité depuis que j’ai compris que c’est ce qui rendait mes interlocuteurs attachants et me permettait de créer du lien, comme le personnage de la tristesse dans le dessin animé de Pixar Inside Out (Vice Versa). Les superhéros, les personnalités cachées derrière un CV ne m’intéressent pas et me font fuir. Un profil LinkedIn sur pattes (à chaussures pointues) c’est froid et repoussant, car ça sonne faux. Les émotions et les sentiments naissent dans l’authenticité et l’imperfection. Je laisse bien volontiers aux Narcisse leurs miroirs déformants et accepte la transparence de la fenêtre, même faufilée de traces de plâtre dégouliné. Dans la limite où cela ne porte préjudice à personne.

Cette remarque que je muris donc depuis le mois de mars m’amène à un autre sujet en gestation depuis plusieurs années, déjà abordé aux débuts de ce blog (voir article Racines nues) : la question de l’identité et du lieu de vie. Où suis-je le plus « moi » ?

Arbre aux mouchoirs

Ce week-end, en remplissant mes sacs, en soufflant pour les descendre sans me casser le dos, en replaçant les piles sur les étagères en essayant de respecter la logique dans laquelle elles avaient été placées (livres à lire, livres sur l’écriture, polars, feel-good books, livres en français, livres en allemand, livres de jardin et de recettes), je me demandais : à quoi bon les garder ? Ceux qui sont lus ne le seront sans doute pas à nouveau, les autres ont peut-être dépassé le moment idéal pour les lire. Une pièce sans livres, sans les murmures silencieux de leurs auteurs, n’a pas d’âme. Mais pourquoi en garder autant pour les déplacer sans arrêt ? Comment ferais-je quand j’irai en maison de retraite (oui, je vois loin) ? Et le jour venu comment survivre au tri de ma maison familiale en Ardèche et à celle de mon mari à Londres, gestes crève-cœur, peut-être libérateurs ?

Que de questions sans réponse, que je dépose à vos yeux, sur le canapé ! Tenez, en voilà d’autres.

Je m’installe enfin chez moi et m’interroge, tiraillée entre une grande conscience de ma mortalité, et les traces du passé retenues comme des talismans. Puis-je me sentir chez moi dans une maison sans souvenirs ? Dans un lieu où les hasards m’ont posée ? Où je ne suis pas née ? Peut-on renaître ailleurs ? Mes souvenirs existent-ils sans médiateurs ? Mon enfance sans la maison qui l’a protégée ? Celle de mes enfants, privés de demeure pérenne, sans leurs dessins immenses et colorés enroulés tenus par des élastiques et leurs bricolages de carton dont le scotch cède ?

Une chose est sûre, je pourrais donner (la plupart) des romans, mais pas me séparer des albums jeunesse. J’ai les miens et ceux de mes trois enfants, entreposés en Ardèche et je ne sais où, objets de papier, promis comme nous à la poussière. Je garde précieusement ces fleurs sauvages de mon herbier intime, car enfermés entre leurs pages cornées à l’odeur de vieux murs, chahutent encore des rires et des câlins, et des chatouilles sous les pieds minuscules d’un baby gros.

Certains lieux sont associés à des êtres, et réciproquement. La vue d’un paysage familier, machine à voyager dans le temps, nous plonge dans un instantané en noir et blanc. En contemplant depuis un col, les crêtes violettes des collines de mon Ardèche, j’ai cinq ans, au sommet d’un toboggan et mon petit amoureux David, vient de me les indiquer du doigt et profite de ma tête qui se tourne pour poser un bisou sur ma joue. Sous les platanes du quai Augagneur à Lyon j’ai vingt-six ans et l’hôtel-Dieu en face est encore un hôpital noir de pollution. Rue Mortier, où je suis passée hier, je marche à tâtons derrière ma première grossesse, sans la main rassurante d’une future grand-mère. Au deuxième étage d’un escalier de pierre, j’ai traversé, émue le seuil de l’appartement, pour la première fois, mon bébé dans les bras. Il y a eu un autre seuil, lui aussi vendu, pour deux autres bébés, avec un autre papa.

Mes souvenirs vont-ils disparaitre lorsque le camion d’Emmaüs disparaitra au coin de la rue ? Vais-je lui courir après en paniquant ? Quand vais-je cesser de me chercher dans des objets ? Comment s’affranchir de son musée personnel ? Puis-je appartenir à un lieu qui ne m’appartient plus ? Puis-je me libérer d’un lieu aimé ? L’Ardèche, je l’emmène partout avec moi. Et peut-être que je sais mieux l’aimer de loin. Sur place, mes racines m’enlacent et m’entravent, souvent je baisse les yeux et barbouille mes joues. Partir de chez soi fait souffrir, revenir aussi.

Pour éviter un retour symbolique, au moment du prochain rangement, le dernier avant longtemps j’espère, j’ai décidé de me séparer de dizaines de cahiers et de carnets. Pour atteindre ce but, tu t’abstiendras, Estelle, de les ouvrir. Les phrases échappées pourraient, elles aussi, t’encombrer.

Refermons la porte sur un canapé sans chien (car très occupé à me labourer les rares plantes restantes) et ses étagères-cariatides croulant sous les livres de poche, de cuisine et quelques bandes dessinées.

Je suis découragée, sachez-le. Mes bras tombent sous le poids de l’IA et du foisonnement du monde. Hier soir, j’ai griffonné un titre dans ma liste de possibilités pour le roman que j’ai commencé. Sans crier gare. C’est pas mal ça, Sans crier gare. Ce matin, au détour d’un billet littéraire sur Instagram, ce titre, celui d’une traduction récente, m’a sauté aux yeux. Bien sûr, il existe déjà. Le pessimisme m’a dégringolé dessus : à quoi bon créer si tout existe déjà ? À quoi bon créer si des algorithmes le font ?

Vision surprenante dans une rue d’Angers

Et pourtant, me revoilà avec mon clavier de pèlerin.

Lors de recherches récentes sur les agences de traduction, j’ai constaté que la plupart ont fait évoluer leur offre : le tarif le plus bas est désormais celui d’une prestation d’IA générative. Exit la traduction neuronale encore à la pointe il y a deux ans quand j’ai commencé ma formation. Chers clients, ne payez presque rien et sans délai, on vous propose, des phrases crachées par des robots. Tant mieux pour les manuels pratiques. D’ailleurs, IKEA n’a pas attendu le XXIe siècle pour se simplifier la vie : leurs notices de montage sont dessinées. Pour le reste, c’est déprimant. Les agences ont-elles conscience de scier la branche sur laquelle elles sont assises ?

Un prestataire propose de concevoir des formations en ligne grâce à ce que vous savez, avec slides et voix de synthèse. Exit les professeurs, les consultants et les comédiens.

Suffit-il de proposer une intelligence naturelle, élevée en plein air, au grain, locale et de saison douze mois de l’année, pour contrer l’impératif économique zéro coût, zéro délai – peu importe la qualité ? Les plateformes spécialisées proposent aux traducteurs des missions autodestructrices d’entrainement des machines.

Bien sûr l’IA va faire avancer la science et enrichir une poignée de profiteurs. Bien sûr, l’IA va envahir toutes les tâches de bureau, ce n’est qu’une question de temps. Mon mari voudrait me rassurer : à chaque révolution technologique des métiers ont disparu au profit de nouveaux que nous ne sommes pas en mesure d’imaginer aujourd’hui. Certes. Les paysans, devenus ouvriers dans des usines, ont plus tard franchi en col blanc les portes des bureaux. Les secteurs primaire et secondaire, réduits à peau de chagrin, se sont transvasés par osmose dans le secteur suivant. Quand c’est le secteur tertiaire qui rétrécit, quelle est la porte de sortie ? Un retour à la terre ?

La création, particularité humaine suprême, va lui échapper. Pendant que certains s’acharnent à ressusciter le mammouth laineux, la bergeronnette s’évanouit des jardins silencieux dans l’indifférence générale.

Personne ne disparait de mes sièges, hélas, et je refuse de m’allonger sur le coussin de Gaïa. Curieusement, car nous avons créé des mètres carrés, la taille de nos canapés dépasse l’espace disponible pour les installer. Nous risquons donc de devoir les confier à Emmaüs. Avec leurs occupants trop bruyants. À bon entendeur…

Ma librairie ferme demain. J’ai essuyé une larme en quittant Sandra, ma libraire pour la dernière fois. Merci pour tous nos échanges, maintenant qu’on se tutoie, et qu’on a échangé nos numéros de téléphone, nous allons pouvoir nous donner des nouvelles de nos projets d’écriture, de nos lectures, de nos titres confisqués. Je t’enverrai mes brouillons de traduction de romans allemands que j’aimerais proposer à un éditeur.

Pour créer du lien, ne faut-il pas cet espoir qu’au bout de l’échange palpite un écheveau emmêlé d’émotions et de sentiments ? J’ai demandé à l’IA de souffler des mots-dièse (hashtags) pertinents pour Instagram à l’éternelle débutante en réseaux sociaux que je suis. Je pourrais lui réclamer de rédiger cet article. Mais cela perdrait tout son sens. Pourquoi ? Parce que je nourris l’espoir, que de l’autre côté d’un texte, lit une âme qui vibre grâce à un cœur qui bat.

Trois petits tours et revoilà la vulnérabilité. Un robot, comme un bon comédien, peut l’imiter. Donner le change, ne marche qu’un temps.

Quand j’étais adolescente, un ami américain qui avait l’âge d’être mon père, m’avait expliqué beaucoup de choses sur la vie, en particulier le concept très présent dans sa culture, de la perte de l’innocence. Nous avions entretenu une relation épistolaire fondatrice pour moi et je me souviens de sa remarque pour me consoler de mes hauts très hauts et bas très bas, le grand-huit que je parcours à grande vitesse en continu, jour après jour, après nuit, après jour : « la vie sans émotions ni sentiments serait ennuyeuse ».

C’est exactement cela. La vie vivante, la vraie vie, avec son charme et ses aspérités, est la seule que nous ayons. Chérissons-là dans toute son imperfection.

Ôtez cette IA que je ne saurais voir. Et ce chien du canapé.

(Aucun placement de produit suédois n’a été glissé ici).

Éclats de vert

Quand les couleurs se fâchent tout vert, moi aussi.

Hier le peintre me l’a promis, cette fin de semaine la rénovation du garage, « c’est sûr à 100 % ce sera fini ». Je ne demande qu’à le croire, j’ai hâte de quitter ma chambre aux murs troués pour un espace définitif, où mes vêtements ne prendront plus la poussière, où je retrouverai des tenues autres que des jeans, et où mon piano pourra renaître de son nid de couvertures et de plastique. C’est la troisième fois en trois semaines que des impondérables ont raison de son engagement. Le dernier décalage, hélas, est dû à cause d’une accumulation de vert.

Si vous n’êtes pas allergiques à la poussière, entrez donc visiter.

Pour le couloir, la salle de bains et les toilettes, nous avons choisi un sol en imitation de carreaux de ciment. Les motifs permettent d’ignorer les cheveux qui trainent, le côté désuet âge joliment la maison, le ton brique évoque la terre cuite, toutes illusions optiques favorables à mon bien-être personnel. Sous peine de chuter dans un effet stroboscopique désastreux, les trois teintes et le décor obligent cependant à une austérité décorative.

La couleur des murs se devait donc d’être sélectionnée avec attention. Le peintre nous a confié un nuancier aux mille deux cent trente six variantes, dont nous avons consulté l’éventail sous toutes les lumières, à toutes les heures, dans chaque pièce concernée, et surtout, surtout, au voisinage dangereux du carrelage.

Notre choix s’est porté sur un gris très pâle, aux discrètes nuances de rose, afin de rendre le « blanc » plus intéressant. Cette teinte doit couvrir tous les murs de l’ancien espace garage, à part un recoin brique dans les toilettes et un panneau marron glacé dans la chambre. L’enjeu est donc de taille. La veille de la commande de la peinture, nous avons présenté notre décision aux artisans, à genoux, dans le couloir carrelé, sous le plafond nouvellement mis en lumière.

-Regardez ça va bien aller non ? Avec le rouge, avec le gris…

-Hmm… Oui…

-Oui… mais ?

-Mais ce sera froid, il vaudrait mieux une couleur plus chaude.

Nous explorons ensemble l’éventail.

-Ça. Ça, c’est pas mal. C’est doux et plus chaud, plus lumineux.

-Tiens oui, c’est une bonne idée ça.

Mon mari et moi étudions le rectangle de quatre centimètres carrés, et le présentons à la lumière sous toutes les inclinaisons.

-Oui, partons sur ça. Ouf. On a failli se tromper. Quelle catastrophe ça aurait été ! T’imagine, si en entrant dans la salle de bains on avait grelotté !

Mon soulagement est palpable. Je préviens le peintre – carreleur :

-Je vais vous refaire le mail ce soir pour les références de couleurs.

Le lendemain, je m’assure qu’aucune confusion n’est possible :

-Vous avez bien reçu le mail ? J’ai mis « annule et remplace », en majuscules, hein. L’autre vous n’en tenez pas compte.

Pas de bourde s’il vous plait, qu’on ne se retrouve pas coincés entre des murs inconfortables !

Jeudi dernier, mon mari et moi étions tous les deux absents pour la journée. Cela arrive rarement ; notre présence constante est épuisante, mais doublement rassurante : nous pouvons à la fois suivre les travaux en temps réel (et retenir la truelle du maçon à la dernière minute) et contenir Gaïa en haut des escaliers grâce à une barrière composée d’un pouf de canapé basculé sur la tranche et d’un panier à linge, le tout crénelé de deux chaises couchées en travers. Je m’attends chaque jour à basculer d’un étage la tête la première.

Jeudi dernier donc, après un déjeuner fort agréable dans le café d’une copine (Équilibres), j’ai marché jusqu’à mon atelier de poterie. Un soleil printanier remplissait les terrasses des restaurants et celles des quais du Rhône. J’avais laissé passer l’heure de départ et suis arrivée à la bourre à mon cours. Vite poser la veste, le sac, sortir les lunettes et le tablier. Pendant que je le nouais autour de la taille, l’artiste-animatrice m’a dit :

-Tu as vu ton arbre ? Il a coulé.

-Quoi ? Mon arbre ? Il a coulé ?

En deux pas, le repérer sur les étagères où sont présentées les pièces terminées après la cuisson, l’attraper et dans un même élan, être réconfortée par sa forme et son toucher lissé par l’émail transparent, et dévastée par son aspect.

Mon arbre à la petite fille perchée, mon arbre ravissant avant que je ne le gâche avec des couleurs est défiguré. J’hésite toujours à ne pas laisser mes pièces brutes, ou à peine patinées de cire ou de peintures très diluées. La sorcellerie de la céramique est redoutable : du feu, de la terre et des teintes sous forme d’émaux, d’oxydes ou d’engobes (terres colorées). Le résultat à l’ouverture du four est en général une surprise. Parfois un désastre.

L’oxyde de cuivre du chemisier et des chaussures de ma demoiselle a migré : dans le four à mille degrés il s’est envolé et redéposé sur les cheveux, les mains, la peau, le tronc de l’arbre.

-Mais ça va aller. Tu vas le frotter avec de l’encre de Chine. Ça va faire ressortir les craquelures et ça ne se verra plus.

-Vraiment ?

Je l’ai fait sans y croire. Je le vois toujours, ce vert amer.

Ma sculpture emballée dans de vieux exemplaires du Progrès et l’ai rapportée à la maison en bus, trésor abimé sur les genoux, attentive à ne pas le choquer. Je me forcerai à lui trouver une vision poétique « l’enfant dans un arbre nu lui transmet le vert de la vie ». C’est plus joli que « bigre, le T-shirt a déteint ». J’ai décidé de l’aimer encore plus malgré ses imperfections ou grâce à elles, comme le kitsugi, ces réparations à la colle dorée qui magnifient les céramiques japonaises.

À peine arrivée dans ma demeure du chaos, on m’appelle depuis le tréfonds de ce que j’appelle encore le garage.

-Viens voir, viens, voir. On a avancé la peinture.

Je n’ai pas pris de photo

Je pose mon arbre sur l’escalier avec la douceur autorisée par mes mains impatientes, et fonce découvrir mes murs. Couloir, virage (écrit comme cela on dirait que c’est immense), devant les portes de l’atelier et de la chambre je m’arrête, interdite. Mes épaules se hissent, mes mâchoires se serrent, mes ongles griffent un tableau plus vert que noir imaginaire. Du papier aluminium crisse entre mes dents. Le voisinage avec la couleur du mur du fond est abrupt : la chambre hurle. L’atelier crie.

Les murs sont jaune-vert.

Ni beaux, ni chaleureux, ni vraiment lumineux, car le vert refroidit et ternit le jaune.

Le peintre attend muet ma réaction.

-Heu…

Je ne veux pas d’emblée dénigrer son travail. Je fais le tour des deux pièces, plusieurs fois, en m’imaginant venir me coucher là ou m’assoir à une table pour travailler la terre et y modeler un arbre qui, avec un peu de chance, ne virera pas à la deuxième cuisson. Non, non ce n’est pas possible. On dirait que la pelouse étoilée de primevères sauvages d’un jaune beurre a coulé à l’intérieur. Je grimace.

-C’est jaune. C’est même jaune-vert.

-Oui c’est jaune-vert.

-Ce n’est pas du tout possible pour les pièces avec le carrelage rouge.

Ni pour les pièces déjà peintes.

Aïe, aïe, aïe.

Vert colère, tapi, invisible, dans le minuscule échantillon.

Si seulement j’avais descendu le café après la couverture du premier panneau. Si seulement le peintre nous avait alertés. Branle-bas de combat. Retour à l’éventail du nuancier. Sélection d’une teinte proche de notre choix initial. Peinture d’échantillons in situ. Comment décider d’une teinte de vie sur quatre centimètres carrés ?

Soulagement. Le deuxième choix est le bon. Les murs agressifs se sont adoucis. Je peux m’imaginer y dormir et y créer. On ne frissonne pas en entrant dans la salle de bains.

Au Café du Rhône

Deux jours plus tard à Paris, je racontais cette anecdote à une amie de Mainz. Dans l’après-midi, alors que nous longions une boutique d’objets de décoration, je lui indique une vitrine :

-Regarde c’est ce vert que je voudrais mettre sur le mur de la cuisine.

-Ah bon ? Je croyais que tu n’aimais pas le vert sur les murs…

Sourires.

C’est vrai. La prudence est de mise. Les erreurs sont possibles, privilégier les échantillons et un tempo andante pour éviter les déconvenues.

Un peu plus loin, nous passons devant un pub irlandais bariolé de fanions orange et vert, et dont les clients débordent sur le trottoir. Ah, oui, regarde, demain c’est la saint-Patrick. Quand mes filles étaient en maternelle et primaire, l’école organisait une journée verte. Elles fouillaient dans leurs placards pour s’habiller couleur Irlande le 17 mars.

Printemps

Prin-tant pis

Prin-tempête

Prin-tambour battant

Le printemps affleure, dehors, dedans, et notre vie se pare de vert.

Ce matin, je baisse les yeux sur mes mains qui courent sur le clavier, elles sortent d’un chemisier vert à pois blancs. Elle l’affirme, toutes les nuances de vert fleurissent cette saison sur les palettes de maquillage, tilleul, granny-smith, sapin, prairie.

Nous espérons échapper aux éclats de verre (oui le jeu de mots est facile, pardon).

Hier les électriciens étaient là, l’artisan et son apprenti me saluent d’un « bonjour madame » très poli. Je leur réponds, à l’un « Bonjour » et à l’autre « Bonjour Kévin ». J’ai laissé échapper un matin par mimétisme un bonjour, monsieur, mais à un tout jeune adulte ça a sonné très faux. Ils s’égaillent l’un sur le toit de l’extension à faire des trous dans ce que je j’espère être le mur et non la couche d’étanchéité toute neuve, et l’autre entre notre chambre et notre salon.

Et c’est parti pour la chorale d’invectives, le toit crie à la chambre :

-Mais pu***n Kilian, qu’est-ce tu f*** ?

Mince alors.

En allant chercher un livre, je croiserai l’artisan dans notre chambre actuelle découpée selon les pointillés. Il l’a « rangée » pour pouvoir faire de nouveaux trous dans le plafond. Les tables de nuit et leurs contenants sont échoués sur le lit : livres, lampes, crèmes, chaussettes, tablette… Ouf, les lunettes ne sont pas cassées.

Il glisse un câble par la fenêtre entrouverte.

-La fenêtre est tombée tout à l’heure. Je l’ai raccrochée, mais faites attention. Ça ne tient pas beaucoup.

Elle est raccrochée avec un clou dans un bout de Placoplâtre grand comme ma main au-dessus d’un canyon de vide.

Ne pas éternuer à proximité sous peine, avant de la mettre sur Le bon coin, d’obtenir la réponse, à la question fondamentale : combien pèse une fenêtre en double vitrage, ouvrant droit, intérieur blanc, extérieur gris ?

Alors ? Une petite idée ?

Tout dépend sur combien d’orteils elle atterrit.

Tout va bien.

Vert-de-gris du Train Bleu

Bonheur-du-jour

Vélo, chaos, travaux et jardins au Cap Ferrat

Je pédale, je pédale ou je cours, je ne sais plus, comment faut-il dire, sur un vélo elliptique ? Je force sur place. Moi la férue de la dépense physique dans la nature, me voilà adepte de ce sport en chambre. Pas de chocs, pas de courbatures (faute de gravité parait-il). Je me défoule entre un pied d’éléphant poussiéreux sur une commode poussiéreuse, un piano, devinez, couvert de poussière, un carton rempli d’on ne sait quoi que je peine à déplacer en le poussant du pied, et un étendage dissimulé sous des arcs en ciel de petit linge (sans trop de poussière). Pour accéder au vélo et le tirer vers un espace moins encombré, je pousse, je tire, je fais tomber et ramasse plusieurs fois la même chaussette. Le bleu en haut de la cuisse droite, c’est la commode.

Au rythme de documentaires sur Arte, je pédale en noir et blanc sur le pont d’un paquebot transatlantique, et grimpe en couleurs aux côtés d’un climatologue sur les flancs du mont Olympe. Je dévale les pentes volcaniques de Lanzarote avec un champion de VTT et me repose entre les rochers noirs sur la terrasse blanchie de chaux d’un artiste local. Les grands espaces brisent les murs de mon lieu de vie confiné. Ils ne sont pas les seuls : le maçon les a récemment découpés par l’extérieur. Sur trois côtés, notre chambre-cabane éphémère n’est séparée du jardin que par des plaques de placo percées et rafistolées. Comment tient la fenêtre ?

Dimanche matin, allongée dans le lit, j’ai demandé à mon mari :

-Tu sens le courant d’air, là ? Brr, c’est froid.

Là, au niveau des trous.

J’ai passé le doigt à travers le placo, Chandler repenti dans son carton, pour un salut minuscule aux monstres de la nuit, ceux dont la respiration fait grelotter notre porte et chuchoter le rideau en plastique de protection scotché devant l’accès au chantier. Les frissons de l’endormissement, la lueur du réverbère dévoilée par la suppression du volet, les bruits de buissons froissés, les gargouillements du radiateur non purgé évoquent les nuits sous la tente. Serre moi fort. Jouons à nous faire peur. Et aérons par le couloir. Il vaudrait peut-être mieux ne pas l’ouvrir la fenêtre.

Pédale, pédale, défoule-toi avec cette activité physique à la fois intense et douce, adaptée à ton dos de quinquagénaire. 

Toc toc, on frappe à la fenêtre. L’électricien me fait de grands saluts depuis notre future salle à manger, coquille ouverte de moellons nus.

– C’est bien hein !

Sa voix m’arrive voilée à travers carreau dérisoire et cloison de carton-pâte. Il dessine d’un bras flou, à cause de mes lunettes de presbyte, le découpage des murs effectué depuis son dernier passage. Il inspecte la laine de verre effilochée dans les espaces à vif, en hochant la tête d’un air entendu.

-Oui oui c’est bien.

Je réponds à son sourire. Explique des détails en articulant pour qu’il m’entende.

Est-ce que ça compte encore comme séance de sport si je m’interromps ? Pendant mes pauses de travail, en legging bleu marine et T-shirt rose, transpirante, une pince en plastique dans les cheveux, je sue sur un vélo elliptique dans un débarras où patiente un lit.

Toc, toc, on frappe à la porte de la chambre. C’est le plombier. Il vient tripoter le tuyau dans le haut du mur derrière moi, celui qui tape, tape, tape tout le temps si l’on ne le coince pas avec une chaussette (propre). Entrez, mais non vous ne me dérangez pas. Priorité au chantier.

Mes collègues de travail sont les artisans qui travaillent chez moi. On discute, on blague, on rit. Je leur apporte un thermos de café et interromps l’élan du carreleur juste avant que les quatre murs des toilettes ne soient couverts de faïence. Le nouvel accès à l’espace garage et le trou dans le sol de la cuisine m’apportent leurs coups de marteau, leurs rires et leurs discussions. Je les entends râler et s’énerver au téléphone. La fumée de leurs cigarettes me donne la nausée. Alors, il est bon mon gâteau à la mandarine ? Il est cramé oui. Le sourire généreux efface la raideur du commentaire.

Le maçon du gros œuvre, celui qui a scié tant de nos murs selon les pointillés, m’a dit l’autre jour :

– Ça avance, ce sera bientôt fini. Ce ne doit pas être évident de vivre dans le chantier. Hier j’ai dû rentrer dans votre chambre. Pas eu le choix. J’ai pas trop regardé mais quand même…

Il hoche la tête en pinçant les lèvres, les yeux écarquillés.

Mais quand même c’est le foutoir et plein de poussière.

Ma belle-sœur venue tout exprès d’Angleterre pour nous rendre visite m’a demandé avant-hier : tu parles des artisans dans ton blog ? Non, non. Pas encore. J’en parlerai quand les travaux seront finis. Je ne voudrais pas compromettre leur bon achèvement. Clin d’œil. Je repense à deux livres sur le sujet qui m’ont donné beaucoup de plaisir, même en l’absence de projet de rénovation : Vous plaisantez monsieur Tanner de Jean-Paul Dubois et La maison du retour de Jean-Paul Kauffmann.

À la réunion de chantier un vendredi matin, j’ose poser la question pour régler un sujet épineux :

-Il faudrait qu’on déplace le piano. Est-ce que vous pourriez nous filer un coup de main ?

(Enfin, aider mon mari).

-Un piano, euh…

Les regards fuient, les bouches se serrent. Pas de non, mais pas de oui. Un « on se débrouillera » du plaquiste me soulage un peu. Nous avons renoncé à le déménager à l’étage. Les menuisiers nous ont aidé ce matin, merci à eux. Il trône désormais sous un plaid, dans notre future chambre, où les fenêtres tiennent bon.

Sympathique, vivant, agaçant, exaltant et frustrant ce chantier. Dès que possible, je le fuis.

Fuyons ensemble.

Samedi soir, calée contre un poteau du bus entre le cinéma de notre quartier (pour Daaaaaalí ! très bien) et un restaurant (japonais, moyen), il me semblait ne jamais avoir quitté Lyon. Pendant notre expatriation beaucoup de choses ont changé. Les vélos et les trottinettes électriques ont proliféré, la nouvelle ligne de métro a été achevée, les Verts de la mairie se sont mis des armées de commerçants à dos. Leur projet de pistes cyclables en étoile qui sillonnent la métropole de part en part sert de prétexte pour supprimer des places de parking dans les rues animées. Non pensée jusqu’au bout, une idée formidable dans l’absolu, risque de rabattre les automobilistes vers les supermarchés. Tout le monde ne peut pas circuler à bicyclette, même ceux qui pédalent en chambre.

Après quatre ans en Allemagne passés tous en selle, nos vélos prennent la poussière (eux aussi) à l’arrière du cagibi : la circulation est dangereuse. Seule une des filles utilise le sien pour aller à l’école de musique à un kilomètre de la maison. Une piste cyclable séparée serait plus sûre. Pourtant, fervente adepte de la marche et des transports publics, je redoute la suppression des places de parkings en cœur de bourg. Pourquoi ? Parce que lorsque nous utilisons la voiture, c’est qu’elle est indispensable (charges lourdes, urgence). Si nous ne pouvons plus nous garer rapidement, devrons-nous renoncer au marché pour hélas nous rabattre sur le supermarché ? On gagne toujours à confronter ses idées à ce qui se passe ailleurs, surtout les « bonnes ». Dans ma bourgade ardéchoise, comme dans beaucoup de petites villes, le centre se meurt. Les gens font leurs emplettes en périphérie, dans des zones d’activité sans âme mais pourvues de grands parkings. C’est triste une enfilade de vitrines condamnées, triste comme le silence des rues piétonnes.

Tournons le dos aux chantiers. Après la neige, partons dans le bleu, le vert et l’orange.

L’autoroute de Sisteron nous a conduits des sommets des Hautes-Alpes à la côte d’Azur, via la superbe plaine de la Durance, les pénitents des Mées et le pays de Giono. J’imagine, à la fenêtre d’une maison de ce village là-haut sur la colline, un regard contempler sa vallée défigurée par le coup de bistouri du goudron. Dans un de ses livres, Jean Giono parlait d’un bout de campagne visible depuis Manosque que des élus et l’argent avaient décidé de rendre constructible, oubliant que le charme de la ville tenait aussi à ce carré vert.

Quelques jours de télétravail branchés sur un Wifi correct, a tenu notre chaos à distance après les vacances. À Nice, le carnaval bat son plein comme à Mainz quelques semaines plus tôt, dans une débauche de branches de mimosa, anémones et roses bientôt fanées. Les corsos s’étalent sur deux semaines et leur périmètre géographique est limité et payant. En balade avec les filles, nous avons assisté à l’arrivée des chars enfantins sur le port, encore non équipés de figurants muets qui saluent. Kitsch comme il se doit, voire pour l’un franchement laid. À notre retour en fin d’après-midi, nous apercevons au bout d’une rue, les chars pour adultes en route pour les gradins, sous le visage grimaçant de Brice de Nice natürlich.

Un jour de grand soleil, nous nous sommes immergés dans la mer – pas longtemps – et un jour de pluie nous avons visité la villa Ephrussi de Rothschild à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Le musée Matisse est fermé pour travaux (décidément), les œuvres envolées pour le Japon.

-Allez les filles, on y va.

-Où ?

-Voir une belle maison avec un beau jardin, c’est tout près.

-Un musée ? Oh non. Je reste.

-Non, non. Vous venez. Y’a un café avec des gâteaux.

Voilà vingt-cinq ans, la mention « villa Ephrussi de Rothschild » griffonnée au stylo bille vert ou peut-être rouge, celui qui trainait alors sans bouchon à côté du téléphone, sur une page vierge d’un carnets d’adresses ou une marge d’annuaire, avait éveillé ma curiosité. Sans doute les i étaient-ils coiffés de ronds ouverts. Sans doute quelqu’un qui connaissait la passion de ma mère pour les jardins, au détour d’une conversation téléphonique, lui avait-il conseillé d’aller visiter la villa, à l’occasion. Il n’y a pas eu d’occasion.

Le mystère soyeux de ce nom à rallonge me hantait. À chaque passage en voiture devant un panneau indicateur qui pointait vers elle, je me promettais : un jour j’irai. Pour toi maman. Et pour moi, car moi aussi j’adore les jardins.

Il pleut lorsque nous garons la voiture sous les palmiers, sur la crête du cap Ferrat. Il reste quelques rares places, dans un long parking qui surplombe des domaines luxurieux et la mer. Les tickets achetés, nous plongeons dans les jardins, sans parapluie. Un panneau en annonce huit (et non neuf comme sur le site web) : jardins espagnol, florentin, à la française, provençal, lapidaire, japonais, exotique, roseraie. Les filles font la gueule comme toutes adolescentes trainées dans un musée par leurs parents chéris. Cassons la tension familiale, visitons chacun à son rythme. Nous nous égaillons.

Certes, la roseraie gagnerait à être parcourue en pleine gloire, dans un ou deux mois. Cependant, sous ce climat doux, les buddléias embaument en février, et visiter des jardins reste un régal même au cœur de l’hiver. Le jardin espagnol s’anime des ronds de pluie dans l’eau des bassins. Des figuiers tropicaux immenses, dont les racines aériennes étoffent le tronc, obligent à lever la tête, la pluie coule dans les yeux. Mon anorak de ski se trempe, j’évite les flaques, mes pieds restent secs. Troncs, tiges, feuilles immenses ou étroites, les plantes sculpturales me fascinent. Un jardin est un musée formidable où il est permis de toucher les œuvres. Palper, respirer, caresser, respirer encore. Les chèvrefeuilles d’hiver de la treille envoûtent. J’aperçois une de mes filles assise, le visage fermé, sur un escalier de pierres. Personne ou presque dans les allées, les visiteurs ont fui l’humidité.

Un panneau présente le rosier de Lady Banks, seul rosier sans épines, aux petites roses-pompons d’un jaune de beurre. Je le connais très bien. Les deux plantés par ma mère lancent toujours leurs lianes immenses à l’assaut des cyprès. Elle appelait cet arbuste gigantesque « le petit rosier jaune », en référence aux grappes de fleurs doubles minuscules. Jamais malade, fidèle, il se laisse bouturer. De passage en Ardèche depuis Mainz, chez une amie allemande installée là-bas depuis des dizaines d’années, une arche du même rosier nous avait accueillis. En déplaçant une délicate grappe de roses jaunes pour couper le gâteau au chocolat, l’amie avait précisé : c’est ta mère qui me l’a donné.

Quelque part, chez moi, entre les monticules de terre déplacée, deux boutures effectuées l’automne dernier doivent pousser.

Puisqu’il semblerait que nous ayons aujourd’hui une rubrique conseils jardin, permettez-moi de vous présenter une autre plante formidable, facile à bouturer, résidente des jardins des amis de ma mère : les sauges à petite feuilles. Dans les jardinières municipales d’une rue près de Nice, j’avais repéré des plants de coloris difficiles à trouver dans le commerce (violet profond, rose pâle, blanc moelleux). Dans la nuit, en vérifiant par-dessus mon épaule que personne ne regardait et en sursautant au moindre bruit, j’en ai prélevé un brin à chacune. Ils se remettent de leur trajet en sac plastique humide dans un pot de terreau spécial semis sur notre table à manger

La visite de la villa se fait sans audioguides : notre contrat familial du jour prévoit un musée, oui mais au pas de course.

Je survole des panneaux explicatifs. La baronne Béatrice Ephrussi de Rothschild achète le terrain du cap Ferrat en 1905, après son divorce avec son flambeur de mari Maurice Ephrussi. La création des jardins sur ce promontoire rocailleux battu par les vents demande des ajouts de terre et sept ans. Dans la villa conçue ensuite, elle abritera ses collections d’objets d’art éclectiques, où les porcelaines voisinent avec des bas-reliefs religieux du Moyen-âge. Un dépliant lu en amont de la visite recommandait de ne pas rater le bonheur-du-jour (secrétaire), une pièce maîtresse de l’exposition. Je l’aperçois devant une fenêtre du premier étage, aussi charmant que son nom. Il ne lui manque qu’une escorte de fauteuils crapauds pour retrouver Colette.

Afin de la retenir quelques secondes dans une chambre, je pointe deux canapés miniatures à ma benjamine : regarde, pour les enfants. Une visiteuse me reprend, en indiquant son audioguide (fayote) : non, c’était pour ses chiens. En redescendant, nous dérangeons comme à la montée, le même groupe de jeunes touristes asiatiques en pleine séance photos devant la baie vitrée ouverte sur le port de Beaulieu et la villa Kérylos.

(Le chocolat liégeois est derrière)

Béatrice occupera par intermittence son superbe domaine pendant une dizaine d’années, et en 1933, un an avant sa mort, elle lèguera villa et collections à l’Académie des Beaux-arts avec la consigne d’en faire un musée.

-Alors les filles ça vous a plu finalement ?

-Oui surtout, la danse des jets d’eaux en musique dans le jardin à la française.

-Et surtout, surtout, le chocolat liégeois au café.

Moi je suis tombée amoureuse du logo, ce e majuscule élégant écrit comme me l’avait appris pour mon prénom ma maîtresse de CE1, les doigts empoudrés de craie.

J’écris dans un parfum intense, écœurant presque. La marmelade d’oranges cueillies sur la côte (dans un verger, avec autorisation) bouillonne sur une plaque électrique de camping posée sur la cuisinière. Le gaz est coupé. Notre fenêtre a frémi ce matin. Le prochain mur à découper est derrière la cuisine actuelle. Il faudra bientôt vider les placards.

Finissons les chocolats de Noël, c’est bientôt Pâques.

Marie T., l’amour et les forêts

Aux femmes brisées par une relation qu’elles pensaient amoureuse

Adieu le voyage italien. L’actualité artistique et un certain anniversaire m’ont imposé le sujet de cet article. Il peut blesser les âmes sensibles. Il devrait choquer tout le monde. Moi j’ai failli en mourir.

Lyon, rive gauche, début août, en début de soirée. Il fait un peu frais, j’ai enfilé un gilet blanc de coton sur ma robe verte. Mon mari et moi sommes dans notre antique et fidèle Toyota, enfin réparée après mon accident.

Je tends le bras.

« Là, là. Y’a une place, là aussi, une autre »

Il y en a partout, le stationnement est aisé dans les rues vides. Vite un créneau entre deux platanes. Le film commence dans huit minutes à peine. Je pensais gagner du temps en achetant nos places en ligne, mais la transaction n’a pas fonctionné. Personne devant l’entrée étroite du petit cinéma lumière Fourmi Lafayette. Aucune attente à la caisse. Remonter le couloir, pousser la porte de la salle une. Ouf. La lumière est encore allumée.

Dans la salle de poche attendent une vingtaine de spectateurs. La climatisation n’est pas trop forte. Nous nous installons au fond à droite, le plus loin possible des autres, dans des fauteuils de velours noir au dossier brodé d’une fourmi. J’ai lu que le nom provenait de la proximité avec la salle de spectacle de la Cigale (aujourd’hui le Théâtre Tête d’Or). Quand je pense que je n’y avais encore jamais mis les pieds dans ce cinéma.

Nos soirées en amoureux sont rares. J’ai pourtant décidé de consacrer une sortie exceptionnelle à un sujet difficile. J’avais prévu de voir ce film dès sa sortie, je vous en avais d’ailleurs parlé (dans l’article Silences). J’adore aller seule au cinéma, en journée, dans des salles minuscules. Pour ce film en particulier, mon désir était guidé par un besoin de recueillement. Je savais que j’allais être chahutée, je ne voulais pas être distraite.

Et puis finalement, je n’ai pas pu y aller avant notre voyage. Au retour, il ne passait plus que dans une seule salle. Je l’ai proposé à mon mari, pour notre soirée échappée.

– On va au cinéma ? Y’a un film que je voudrais voir.

-Tous les quatre ? On emmène les filles ?

-Non, ce n’est pas un film pour les enfants.

Je m’entends répondre cela. Oui, c’est horrible pour des enfants, même pour des adolescentes, même pour des adultes. Pourtant, il leur faudra le voir pour savoir. Plus tard, quand elles auront mûri. Ce n’est pas un film pour jouer à se faire peur entre deux bouchées de pop-corn. Dans ce cinéma, il est interdit de manger. Et si le sujet est glaçant, c’est parce qu’il est vrai.

La lumière s’éteint. J’ai hâte que les bandes-annonces de rétrospectives s’achèvent. Le film commence enfin. Virginie Efira est assise bien droite, à côté d’une porte fermée. Elle semble attendre un rendez-vous.

C’est parti Estelle, tu es montée sur le grand huit, maintenant tu n’en descendras pas avant la fin.

L’amour et les forêts de Valérie Donzelli.

Forêt-lumière, forêt verte, forêt-chaleur, forêt ouverte, paroles, ciel.

Amour-charme, amour-désir, amour-famille, amour-maison. Maison-nuit, murs, portes et fenêtres fermées. Maison bâillon. Silence. Flou des repères. Flou de la caméra argentique. Texture de la vie qui s’effrite. La honte, le doute dans les interstices. Le corps et l’esprit qui crient famine. Le cœur aussi tiens si on y pense. Surtout lui le cœur. Lacéré, trompé, mutilé.

Amour-fil de soie, qui enveloppe, retient, réchauffe, entrave, étrangle, étouffe.

Mais les autres que font-ils ? Quels autres ? Les amis-collègues traités de cons ? La famille tenue à longueur d’autoroute ? Que leur dire ? Comment leur dire ? Le fil de soie qui aveugle, les a éblouis.

(Parfois, il est toujours là, à faire hésiter la main lorsqu’on décide de publier un témoignage.)

Dans les dialogues sont glissées des citations d’auteurs classiques sur l’amour douleur, le plaisir de faire couler les larmes. La bande-son chante sur le même thème.

Emprise, enfermement, doute, culpabilité. La violence psychologique, dissimulée aux yeux de tous, tue. Les bleus invisibles saignent à l’intérieur. Hémorragie de souffrance indicible. Si les mots ne suffisent pas, les mains s’en chargent. Alors les bleus apparaissent, visibles à qui accepte d’ouvrir les yeux.

J’ai serré fort la main de mon mari, rassurante et chaude. Je n’ai pas pleuré. Pas trop.

À la sortie, le jour s’attarde.

– Tu sais je suis jalouse de cette avocate. Elle est bienveillante, elle écoute et surtout elle est compétente et elle agit.

Merci Valérie, pour ce film nécessaire.

En passant devant le Théâtre Tête d’Or, nous levons la tête pour étudier le programme de la saison prochaine. J’y suis attachée à ce théâtre où j’ai fait un stage pendant mes études. C’était encore un théâtre artisanal, à l’emplacement du nouveau palais de justice. Je n’y ai encore vu aucun spectacle depuis qu’il a déménagé dans la salle de la Cigale. Je ne suis pas encore à l’âge d’aller écouter des chansonniers. Mais là une actrice attire mon regard : Sylvie Testud, seule en scène. Tiens, on pourrait aller la voir, non ? Puis je lis le titre Tout le monde savait. Je comprends. Je veux d’autant plus y aller.

Plus tard, je lirai une présentation de ce spectacle. C’est encore pire que ce que j’imaginais. Je renoncerai. Le recueillement oui, le traumatisme non.

J’aime feuilleter les podcasts de Radio France, pendant ma pause déjeuner, quand je suis seule. L’autre jour, j’ai pris mon tricot (un gilet vieux bleu comme on dirait vieux rose) qui n’avance pas compte tenu des températures, et pensais lui ajouter quelques rangs. Avant, j’ai donc cherché un podcast et suis tombé sur la rubrique suivante : «Marie Trintignant, inoubliable. 20 ans après sa mort tragique, une sélection de podcasts pour se souvenir de Marie Trintignant, actrice à fleur de peau.»

J’ai posé mes aiguilles et écouté le premier podcast «  Le silence est au cœur de toutes les affaires de féminicides ». Fascinée d’effroi, j’ai écouté la journaliste raconter son enquête et expliquer que les causes du décès de Marie T. n’étaient pas celles que la presse nous avait servies à l’époque. Une chute malencontreuse sur un radiateur ou une table basse (selon les versions), une dispute d’amoureux qui a mal tourné. Marie a été méticuleusement tabassée. Une vingtaine de coups, des os du crâne et du visage fracassés.

J’apprends aussi que la femme de monsieur Cantat, la légitime, celle d’avant et d’après Marie, s’était suicidée. Pauvre homme, il en a de la déveine, deux de ses compagnes, pétillantes jeunes femmes, qui s’éteignent comme ça.

D’un coup.

D’un coup de trop.

Éclats de souvenirs. Un trajet en avion vers Samos. Je lève le nez de mon roman et jette un œil de l’autre côté de la travée, au journal que lit un passager. Mon regard s’accroche, happé par un titre inattendu : Marie Trintignant est morte, sous les coups de son compagnon.

Le vent n’aura pas eu besoin de l’emporter, un noir désir s’en est chargé.

Surprise. Choc. Peur. Mon corps raidi s’appuie plus fort contre le siège, contre l’appuie-tête, sur l’accoudoir. A l’arrière de mon crâne et de mon coude gauche des blessures me lancent. Ils sont encore tout frais ces bleus.

Ces bleus que je voulais alors cacher.

Chère lectrice, cher lecteur,

Ce sujet qui dérange est sorti par effraction de mon coeur et a fait un hold up dans notre relation. Il lui a fallu 20 ans pour se dire, alors je l’ai accueilli, un peu étonnée, soulagée et avec bienveillance. Souvenons-nous, ce ne sont pas les témoignages qui tuent, c’est le silence.

Un petit clin d’oeil de Venise, pour vous quitter sur une note poétique :

Rue du milieu de la vie

Parler de soi

Visite d’une correspondante, souvenirs d’études et club de lecture.

Voilà, je viens de défaire le lit qui partage notre bureau-bibliothèque-buanderie… La correspondante de ma plus grande fille est repartie hier matin pour Berlin (en passant une longue journée dans le train, avec changement à Karlsruhe).

C’est la deuxième fois que nous participons à un échange scolaire. La première fois, à Mainz nous avions accueilli un petit Français qui pensait atterrir chez des Allemands et s’était peut-être senti soulagé de ne pas devoir tout le temps réfléchir avant de s’exprimer. Cette fois, la correspondante de Berlin était en fait Irlandaise. Elle ne savait pas en arrivant que nous rentrions de quatre ans outre-Rhin.

Micmac linguistico culturel formidable.

Au début, nous avons veillé à articuler un français ralenti – même mon mari qui d’habitude s’adresse dans sa langue avec nos enfants. Ensuite, lassé des phrases courtes et pour enrichir nos échanges, nous avons basculé en anglais.

Quelle expérience intéressante de recevoir une parfaite inconnue ! Dans son regard-miroir nous nous découvrons.

Récemment, avec un cousin en visite, nous avions fait le tour du quartier pour nous dégourdir les jambes. Je commence à connaître les rues de mon quotidien, cependant le fait d’être accompagnée de quelqu’un qui n’y avait jamais mis les pieds m’a permis de le regarder d’un œil neuf. Notre maison aussi. Avec un membre de la famille, le regard est présupposé bienveillant et, connaissant son histoire et lui la nôtre, nous supposons qu’il n’aura pas de mal à accepter que notre campement actuel est temporaire. (Même nous finissons par y croire.)

Avec quelqu’un de doublement étranger, nous nous crispons sous le jugement potentiel. Nos habitudes vont-elles choquer ou déplaire ?

Ayant vécu, comme vous le savez, parmi les Germains nous gardonc une idée de ce à quoi il faut faire attention. Au collège, lors des réunions de préparation de l’échange avec la France, les parents avaient fait part de leurs surprises. Ne pas se faire de tartines directement sur la table (on a réussi – d’ailleurs nous avons même des Frühstücksbrett, ces planches à découper et tartiner individuelles), au repas ne pas insister pour resservir l’invité (j’ai échoué – non, mais tu te rends compte, je ne veux pas qu’elle ait faim cette petite). Si elle a refusé mes cuillères supplémentaires, c’est peut-être qu’elle n’aimait pas… On ne lui a proposé ni tripes ni escargots, juste des caillettes et des quenelles. Les bugnes, ça, elle en a repris.

La question des repas avait été une précaution évoquée par les professeurs : attention, le petit Français, habitué à ce qu’on lui propose de se resservir (plusieurs fois, même s’il a d’abord refusé) meurt de faim dans une famille allemande où le premier refus (de politesse ou de timidité souvent) est considéré comme définitif. En revanche, le petit Allemand ne comprendra pas qu’on le poursuive avec une cuillère quand il a déjà dit non.

Ma fille avait prévenu sa corres’ (comme apprennent les petits Allemands en cours de français) de nos conditions de vie farfelues. Tu vas dormir… dans une chambre sans porte (on a mis un rideau), avec la cage olympique de trois gerbilles (dont on enlève la roue la nuit, car sinon elles font un tapage d’enfer, elles ont oublié qu’elles sont des animaux diurnes). Mais même prévenue, qu’allait-elle en penser ?

Hier matin, givre

On se remet en question : sommes-nous assez propres ? (Merci à sa venue pour le grand ménage avant son arrivée.) Mal organisés ? Peu ordonnés ? (Oui, mais les cartons partout, tu comprends… c’est dans l’attente des travaux…) J’ai presque ressenti de la honte quand elle est entrée dans notre voiture. Notre véhicule nous sert à transporter des plantes, du bric-à-brac à la décharge… Les voitures en Allemagne brillent dehors et (souvent) dedans. Et puis je me suis ressaisie : je suis fière de consacrer mon temps libre à autre chose que briquer ma bagnole.

À la question « Souhaites-tu que je te fasse une lessive ? », elle a refusé poliment. Ça m’arrange, je n’aurais pas aimé abimer ses jolis pulls. En étendant le linge le soir même au milieu de l’entrée (ça ne sèche pas dans le garage), je me suis dit qu’elle n’avait sans doute pas envie de voir ses chaussettes et petites culottes exposées dans le couloir entre chaussures et manteaux.

Si tout cela, nous nous y attendions, la présence d’une inconnue pourtant bien élevée et discrète a fait peser une pression inédite sur notre famille. Notre grande fille nous avait demandé : ne faites pas de bêtises (je tairai avec pudeur et modestie lesquelles), je n’ai pas envie que toute ma classe le sache ! En veillant à nous présenter sous notre meilleur jour, nous n’étions plus nous-mêmes.

Notre benjamine qui n’arrive pas à rester assise pendant tout un repas a craqué : mais vous êtes tous différents avec la correspondante ! Oui, d’ailleurs toi aussi, ce serait bien que tu t’appliques à ne pas entrer dans des revendications interminables en public quand on s’interdit de te gronder. (Je me souviens avoir fait de même à son âge, à profiter de la présence fréquente d’invités pour négocier avec un avantage.) Récemment, (en privé), exaspérée par les siens, elle s’est chargée elle-même de se réprimander. Lors d’une nième dispute au repas, elle s’est levée en disant : « I’m sending myself to my room ! » (bon, je m’envoie moi-même dans ma chambre.) Notre courroux a éclaté de rire.

Violettes rapportées de Mainz

Comment se présenter à quelqu’un de neuf ? Quelle version de nous raconter ?

Dans un de mes articles récents, je vous avais laissés à la veille de mon demi-siècle et de vingt-quatre heures d’évasion. Dès le TGV pour Paris j’ai retrouvé quelqu’un que j’aime beaucoup et que je ne croise presque jamais : une femme sympathique, détendue, curieuse, heureuse. Une version de moi qui s’enfuit sous la grêle des responsabilités, bâillonnée par les injonctions, la tyrannie de la pendule et les poils de Gaïa qui, fichtre, s’insinuent partout.

Dans ces lignes, je prends le prétexte d’événements personnels pour ouvrir à des sujets plus vastes qui me préoccupent.

Je parle de moi.

Parler de soi, vaste sujet.

Une fin d’après-midi au printemps, dans la lumière descendante d’une fenêtre très haute, dans un lycée centenaire noir de la pollution lyonnaise, je me souviens avoir planché le front dans la main gauche sur le sujet de colle que m’avait donné un professeur de français dont je ne me souviens que du costume gris et de la barbichette : « Parler de soi ».

Les souvenirs sont malléables. Quand je repense à la présentation de mon sujet, une vingtaine de minutes plus tard, ce n’est plus lui qui me répond, mais mon professeur de philosophie, M. Debussy et son nœud papillon. Je m’égare dans les méandres de Stendhal et de l’égotisme. M. Debussy, car nul doute c’est lui, me reprend : je fais erreur. L’égotisme c’est autre chose et j’ai oublié tout un pan dans ma démonstration, parler de soi dans le sens de « les choses parlent d’elles-mêmes » Ah, oui, bon sang mais c’est bien sûr. Je ne me frappe pas le front du plat de la main, car parler en public même restreint me tétanise.

Les choses parlent d’elles-mêmes… ou comment dire sans parler.

Pourquoi est-ce que je m’égare dans ces souvenirs d’un autre siècle ? Parce que la question de parler de soi est une parfaite énigme. Filtres, volatilité des souvenirs, temporalité fluctuante… Écrire sur soi c’est malaxer la pâte à modeler de la moyenne section de maternelle, toute brune d’être mélangée, et essayer d’en extraire des paillettes de couleur originelle. Une graine de vert, un flocon de rouge et ce copeau de bleu qui colle aux doigts. Le jaune, non, on n’y arrivera pas.

Voilà quelques mois, en chemin pour la médiathèque, mon péché mignon du mercredi, j’ai profité du trajet à pied pour appeler une amie. J’évoquais cette problématique d’écrire sur soi, de l’authenticité dans l’intimité préservée, de la sincérité modeste.

— Attends, elle m’a répondu. Attends, je vais te lire un passage d’un roman que je suis en train de lire.

Et elle m’a lu.

C’est tout à fait ça, oui, mais comment font les auteurs pour exprimer si clairement mes pensées floues ?

— C’est un texte passionnant, lis-le.

J’ai réservé le roman à la médiathèque et plusieurs semaines plus tard un mail m’a invitée à aller le chercher. La pertinence et le sujet de ce passage m’avait intriguée. Pourtant le sujet ne me disait rien. Action Directe. Je ne savais même plus de quoi il retournait. Mais mon amie avait précisé que l’auteure, Monica Sabolo, menait en parallèle de son enquête auprès des membres d’AD, une introspection en elle, dans sa famille. C’est cet aspect-là qui me tentait.

J’ai ouvert le livre, et ne l’ai plus lâché, passionnée par l’intelligence, la sensibilité, l’authenticité du partage, la sincérité, tout ce que je cherche à glisser quand j’écris. À travers son filtre, je me suis passionnée pour AD et surtout pour la femme que l’auteure dévoilait. J’avais envie de souligner les passages sur l’introspection, l’analyse en toute humanité de sa famille et de ses interlocuteurs. Je me suis retenue.

À mon passage hebdomadaire dans la librairie de mon quartier, je l’ai évoqué avec la libraire – on ne se refait pas – qui ne l’avait pas encore lu et me suis inscrite à la prochaine séance du club de lecture.

Un jeudi soir, donc, je me suis présentée à ma petite librairie, et me suis assise un peu intimidée, sur un tabouret dans un cercle d’une douzaine de personnes, entre les rayons BD et jeunesse. La règle du jeu est simple : chacun parle de ses dernières lectures, il est permis d’écouter seulement. Je me suis dit : si j’ose parler, je présenterai La vie clandestine. Tout heureuse d’être – ça devient si rare – parmi les plus jeunes, j’ai d’abord écouté des dames habituées de l’exercice, présenter les romans qu’elles avaient lus dernièrement – empruntés à la médiathèque, ironie de l’exercice, puisqu’elles sont membres là-bas d’un autre club de lecture. J’écoutais, prenais des notes, et n’arrivais pas casser mon cycle de pensées pour prendre la parole. Pourtant j’avais des choses à dire : tout ce que vous venez de lire.

Au bout d’un moment, à force de torturer mes idées comme un mouchoir en papier au fond de ma poche, j’ai abdiqué. Il était clair que je n’allais pas oser attraper la parole. Et puis un homme, le seul de l’assemblée, a présenté La vie clandestine. Il venait de parler du journal de Che Guevara et semblait très engagé. Concentré sur les aspects politiques du roman, il a occulté complètement les aspects intimes de l’auteur, le traumatisme de son enfance. Je n’ai pas reconnu le livre que j’avais aimé. D’ailleurs à la fin de la soirée, en me relevant, je me suis penchée vers la dame assise à côté de moi : je n’ai pas lu le même livre. (Oui je n’ose pas prendre la parole devant un groupe mais discute toujours avec une voisine qui me semble sympathique).

Si je l’avais présenté, j’aurais fait l’inverse : j’aurais omis les aspects politiques (pourtant intéressants) pour n’évoquer que la quête humaine. Même en parlant d’un objet étranger à soi, on trahit notre kaléidoscope personnel. Nos gestes quotidiens, ceux que l’on fait comme ceux que l’on évite, en sont témoins.

Les poils de Gaïa en promenade

Notre invitée au long cours imprégnée de culture allemande a ravivé des impressions.

Ma benjamine a dit dans un soupir : « Parfois je réalise que l’on habite enfin dans un pays où l’on trouve des Petits Écoliers et des Granola. Quel soulagement ! » Moi je soupire d’aise à chaque séance de natation où je ne me suis pas fait engueuler. (Pas une fois depuis mon retour en France, croisons les doigts – mouillés). Bientôt, j’espère, j’abandonnerai mon hypervigilance inutile au vestiaire. Chacun trouve ses petits bonheurs à sa porte : une absence de remontrance ou un sablé au chocolat.

Que se dit notre invitée de retour chez elle ? Quel soulagement de… ? Elle a emporté des madeleines et une tablette de Crunch. De ce côté-là, peut-être un petit regret ? Il lui faudra revenir car elle aura raté de peu des spécialités bien franchouillardes : la grève et les manifs.

Pour sa prochaine venue, j’espère que je ne serai pas obligée – par le programme de visites du lycée – de préparer un pique-nique tous les matins à six heures trente. Et que nous serons en mesure de lui offrir une chambre sans gerbilles et avec une porte.

P.S. : J’ai actualisé, enfin, la rubrique Lectures du blog. Avec plaisir ! :o)

Tailler dans l’if

Au jardin comme dans la vie, le temps nous encourage à ne garder que l’essentiel

Chéri, tu peux me confisquer le sécateur s’il te plait ?

Un jardin adulte présente l’avantage d’être structuré par de grands arbres. Les rosiers offrent leurs fleurs à trois mètres du sol. Sans lever la tête pour guetter l’écureuil dans le cèdre, on ne les voit pas. L’abri de jardin, petit chalet en bois sombre, se tapit dans un bosquet dense de lilas, laurier sauce, merisier et laurier-tin, ce laurier-tin qui a essaimé dans les moindres interstices. Une chance que je l’aime cet arbuste, aux feuilles sombres persistantes, aux ombelles blanches et aux graines d’un bleu noir, bases des bouquets d’hiver à tiges courtes.


Un jardin délaissé encourage une prise de possession martiale. Ce corps à corps me laisse au crépuscule exténuée et apaisée, transpirante, des poussières de bois dans le T-shirt et des feuilles dans les cheveux.


Sourire. Soupir. Ah ! J’ai bien bossé. Et ça se voit. Récompense immédiate.


Le lendemain, j’écarte les mains et étire les doigts en arrière pour détendre les crispations des avant-bras, filles des gestes répétitifs avec un taille-haie.
Je taille, je coupe, je défriche, je débroussaille, j’éclaircis, je dégage. Je rabats. Derrière moi des tas, des montagnes de rameaux secs et de lianes d’épines, quelques sections de troncs de rosiers, droits.


STOOOOP Estelle ! Sinon il ne restera rien. Le clac sec du sécateur est addictif. Comment s’arrêter de nettoyer son environnement végétal ? Le chaos laissé par une absence d’entretien de plusieurs mois
contrarie mon besoin de calme visuel. Chaque branche morte qui tombe ouvre un jour entre les feuilles et libère le regard. Je rêve d’un jardin naturel, mais pas complètement ensauvagé. Il n’est pas assez grand pour cela.


Ifs sombres, cube et cône détestés, je vous guette par la fenêtre de la pièce où je travaille, profitez du soleil, vos jours sont comptés. Pourtant vos baies rouges translucides, armes du crime parfait (pourquoi plante-t-on des ifs dans les squares pour enfants ?), évoquent Agatha Christie. Vous serez remplacés par des végétaux choisis, souples et clairs, qui fleurissent ou au feuillage changeant avec les saisons. Depuis le temps que je lorgne dans le jardin des autres, je vais enfin me faire plaisir. Moi qui rechigne à arracher une violette en goguette ou une pensée évadée, je n’ai aucun état d’âme à tailler dans l’if.


Bien sûr, j’ai précipité la famille un samedi à la jardinerie la plus proche. Vite, vite, je veux des fleurs. Lilas des Indes, olivier de Bohème, oranger du Mexique et anémones du Japon : le monde entier est invité dans mon jardin.


Le magasin est immense. Mais quoi ? Pas d’asters en pleine gloire ? Pas de feuillages colorés ? Pas de potées de saison par centaines pour décorer les rebords de fenêtre et les seuils des maisons comme
c’est la coutume en Allemagne. Qui eût cru en entrant à cette jardinerie que l’automne est un deuxième printemps ?


Le voilà, mon contre-choc culturel. Il m’a surprise. Je l’attendais du côté de la ponctualité.


Pressée par mon appétit jardinier, l’urgence de défrichage répond également à un besoin de contrer l’accoutumance. S’habituer à son nouvel environnement risque d’endormir notre esprit critique. Ce qui nous a choqués en arrivant – les meubles de cuisine jaunes, les yuccas, la gargouille à l’extrémité de la cheneau, la colonne gréco-romaine en pur plastique d’époque pour récupérer l’eau de pluie, mais branchée à rien (et lieu d’accueil pour larves de moustiques-tigres)… – deviendra familier et on aura du mal à s’en séparer.


Vite, à la déchetterie. Quoi, on y retourne ? Mais oui. Même si ces tas de matériaux derrière l’abri de jardin, on ne les voit pas ? Oui surtout si on ne les voit pas. Leur faculté dérangeante est presque
démultipliée par leur invisibilité, car la paresse de les déplacer plaide pour eux.
Je me suis lacéré les mains – malgré les gants – en rabattant un rosier grimpant devenu trop vieux, un écheveau de branches mortes, couvertes d’épines qui se défendent. Je me venge, en les forçant dans la gueule insatiable du broyeur, baptisé Père Castor par ma fille.


Sur mon clavier, je vois des mains piquées de rouge, griffées, des phalanges enflées, la pulpe des doigts à vif – l’intérieur des gants est abrasif. Comment jouer au piano ? Ou attraper les châtaignes brûlantes au sortir du four… aïe, aïe, aïe…


C’est décidé, je vais détruire les plantes à épines qui restent : cognassier du Japon aux épines longues comme des doigts et pyracantha acéré. J’arracherai le yucca – que j’ai en horreur – et dont les troncs glabres compensent la vulnérabilité par une touffe de feuilles vernissées pointues. Je refuse de me faire attaquer par mes propres végétaux.


Dehors, comme dedans, nos goûts diffèrent grandement de ceux des précédents propriétaires. Nous avons l’impression d’être dans un gite, en vacances.


Autre lieu.


Un retour. Cinq ans après ma dernière venue. Un couloir rose, vitré sur la droite où je suis passée chaque mois pendant presque un an, en dandinant un ventre de plus en plus gros. C’était il y a une vie. C’était hier.
Je reconnais les panneaux : salle de préparation à la naissance, consultation d’anesthésie, sages-femmes… Mes yeux les lisent machinalement. Mes lèvres sourient. Te souviens-tu Estelle cette aventure tendue vers un cri ? Joie et douleurs, peurs, doutes et retrouvailles dans ces gestes avec les femmes de ta famille qui l’ont vécu avant toi.
J’attends sur une chaise en face de la porte vert pomme du cabinet du gynécologue. Je suis heureuse de le revoir, et j’appréhende son départ à la retraite à la fin de l’année. Les intonations de sa voix grave traversent la porte. Elle s’ouvre. La patiente précédente le salue. Il se tourne vers moi :


— Nous avons rendez-vous ? Vous n’avez pas changé !
Je ne demande qu’à le croire. Merci le masque.
— Vous non plus.
Mais si c’est vrai. Peut-être un peu plus de cheveux gris.
Il consulte sa fiche.
— Votre dernière consultation c’était en 2017. Cinq ans sans se voir ?
— Oui, entre temps j’ai vécu en Allemagne.
Évocation par petites touches de notre aventure expatriée. Et comme, a posteriori, cette anecdote est trop savoureuse, je ne résiste pas à la lui raconter :
— J’ai rencontré un gynéco qui m’a dit : « Ça, on vous l’a fait en France, je ne le contrôle pas. Mercedes ne fait pas le service après-vente de Peugeot. »

— …
Il hausse les sourcils, incrédule.


— Bien sûr, je n’y suis jamais retournée.


Récits de voyage, nouvelles des enfants. Photo des enfants. Il a suivi mes deux dernières grossesses et présidé à la naissance de mon deuxième enfant.
Et puis soudain :
— Et côté contraception ? À cinquante ans, je vais vous dire, le risque de tomber enceinte est…
Il lève sa main droite en joignant le pouce et l’index dans un cercle.
Zéro.
— Êtes-vous ménopausée ?
Hein quoi déjà ? Moi qui les minutes précédentes étais plongée dans un passé vivant de jeune maman.
Serait-ce fini tout ça ?
Déjà ?
Un deuil violent se plante dans ma poitrine et s’y construit un nid pour plusieurs jours.
Au moment où mes filles vont avoir leurs ragnagnas (comme on disait quand on avait treize ans) les miennes vont s’en aller. On apprend à devenir femme avec l’apparition des règles. Le reste-t-on lorsque les cycles cessent ?


Petite cerise sur la biscotte, il a ajouté :

— Vous avez reçu l’ordonnance de la sécu pour la mammographie de prévention à 50 ans ?

— Non pas encore, je viens juste de rentrer.


Il y a quelques mois, lors d’un contrôle de routine, la généraliste allemande m’avait annoncé l’air de rien : — À 55 ans, il faut prévoir une coloscopie. Vous voulez la programmer ?
Ah oui ?
MAIS J’AI 49 ANS BON SANG !


Une claque par-ci, une claque par là.


Ne pas oublier que vieillir est un privilège.


Hier lors d’un passage à la médiathèque, pour consulter des magazines de décoration, j’ai été tentée par la une du magazine Elle, moins par l’accroche Laissez-nous vieillir que par le portrait d’Andy MacDowell. Tiens, voilà longtemps qu’on ne l’a pas vue. Je me souviens de l’avoir découverte dans Sexe, Mensonges et Vidéo en 1989. Et retrouvée avec plaisir dans mon film fétiche 4 mariages et un enterrement. L’article regroupe les témoignages de personnalités qui assument leur âge (ou en tous cas l’affirment) – comme si on avait le choix).

Place Gailleton


Dans les retours symboliquement importants, retenons le rendez-vous chez ma coiffeuse. Son expression de surprise ravie en me voyant valait la traversée de Lyon en bus, métro puis encore bus. Nous avons repris nos conversations là où nous les avions laissées.


Mes lecteurs du début s’en souviennent peut-être : c’est à la suite de ma confrontation aux coupes allemandes que j’ai écrit et publié mon premier article sur Mainzalors.com (Au cheveu près). Ma rencontre avec le milieu médical allemand, en premier lieu ce gynécologue odieux, a inspiré un autre article, jamais publié par peur de représailles (si les médecins apprennent ce que je pense de leurs consultations de 10 minutes, de l’accueil par des infirmières-dragons, comment vont-ils prendre soin de moi et
des miens ? Vais-je me faire virer ?)


Revenons à mes préoccupations du moment.


Ma formation de traductrice dont vous serez ravis d’apprendre (mais si) que j’ai réalisé plus de la moitié.

Le livre dont la rédaction est suffisamment avancée, pour que je puisse désormais m’atteler à sa correction. Mon nouveau bébé imprimé pèse 2,4 kilos. Je dois sabrer et désherber. La touche Suppr ne me griffe pas les doigts, mais là aussi, la suppression de passages bancals libère la respiration.
Je fais des essais de couverture, de titres et m’apprête à rédiger ce que les Anglais appellent le blurb, la quatrième de couverture.


Étape vertigineuse.

Vais-je sauter de la falaise sans parachute les yeux ouverts ?

J’oscille. Tu te rends compte, Estelle, ce que tu as réussi à faire ? Tu as écrit un livre de 400 pages en moins de deux ans. Non, mais n’importe quoi, tu te prends pour qui ? Ce n’est pas parce que tu as
tapé des lettres sur un clavier, produit des phrases et des paragraphes, mis des numéros à des chapitres et ordonné l’ensemble bien proprement avec des parties que tu as composé un livre. Mais c’est extraordinaire, tais-toi !


Samedi, sur le canapé du salon, avec ma benjamine malade et Gaïa qui rongeait un tronc de rosier dans un jaillissement d’éclats de bois, j’ai regardé pour la 273e fois Rapunzel (Raiponce) de Disney. Quand elle s’évade de sa tour, elle hésite entre exaltation et culpabilité. Je tricotais en même temps une manche de pull tout en rayures (oui, je sais, on ne m’y reprendra pas de si tôt). Et lorsque le lendemain, en attendant que mes colocataires s’éveillent, j’ai attrapé dans le sac de tissu vert, mes aiguilles à double
pointe en bois, je repensais à cette scène de la veille, qui me rappelle tant mes contradictions.


Avez-vous remarqué que lorsqu’on associe une activité à une musique, un film, un lieu, une personne, les mêmes gestes évoqueront l’environnement de la fois précédente ? Je fais toujours attention à ces
mariages fortuits, pour garder, intouchés et neutres, des musiques ou des films.


Cet après-midi, si j’ai le courage de manier la bêche, je commencerai mes plantations. A la foire annuelle du lycée horticole, de petits élèves, au T-shirt vert grenouille avec logo, sur leurs habits mouillés, m’ont
suivie sous la pluie battante. Dans les serres, entre les rangées de la pépinière dehors, ils portaient une, deux, puis trois cagettes pour m’aider à tout porter. Ils m’avaient identifiée comme une cliente enthousiaste (tout le monde n’a pas un jardin entier à créer). Je me suis prise pour Marie-Antoinette,
avec mes jeunes pages qui saisissaient, dociles, les plants que je leur désignais.


Après avoir beaucoup coupé, je vais planter.
Après avoir terminé mon livre, j’en commencerai un autre.

Je vous laisse, j’ai rendez-vous chez l’opticien pour choisir mes nouvelles lunettes de presbyte.

Coulisses