La chasse à l’ours

Troisième semaine de confinement, arbres-droits vaudous, matriochkas et galets.

Je partage le bureau sur lequel je travaille avec ma plus jeune fille. A ma gauche nos coudes se touchent. Elle fait ses devoirs et veut être près de moi au cas où elle ait besoin d’aide. Et moi j’aime bien sa compagnie rieuse-râleuse (quand je corrige son travail).

Elle dessine sur un papier A3 une bulle de bande dessinée et tire des traits parallèles dans le nuage. De quoi retranscrire la pensée du héros du roman qu’elle lit pour son cours d’allemand. Dans sa main un crayon à papier coiffé d’un petit mouton vert comme la Saint-Patrick, souvenir d’Irlande rapporté par une grande cousine. De temps en temps elle se lève pour faire un arbre droit. Tu comprends, maman, mon corps a besoin de bouger !

Les corps d‘enfants qui se défoulent à l’intérieur augmentent la probabilité de désastres. A peine le confinement commencé, une roulade tonique sur notre lit a eu raison d’une de mes sculptures. C’était une modeste copie d’une naïade à genoux de Rodin, d’une solidité éprouvée par plusieurs déménagements depuis sa cuisson. Son atterrissage en deux morceaux et des poussières au pied de la table de nuit m’a permis de découvrir son pouvoir vaudou. Son corps était coupé en deux à la taille. Le dos avait cédé le long des pointillés : là où j’avais coupé la sculpture crue pour la creuser.

J’entends la voix étouffée de ma grande fille à l’étage du dessous qui lit ou récite une leçon. Mon mari s’est replié dans son nouveau bureau, la chambre de mon étudiant de fils.

Depuis hier mon lumbago s’est mis en sourdine (et pourtant la statue n’est pas réparée). Toujours là mais moins lancinant. Le traitement fait peu à peu effet. Quand je m’allonge mon mari n’est plus certain de me retrouver là où il m’a entreposée. Ce matin j’ai même enfilé seule mes chaussettes (surtout la gauche). Une LIBERATION !

Au 16ème jour de confinement en abîme, dans ma maison et dans un corps douloureux, coincée sous plusieurs couches de prison, je me sens comme la plus petite des poupées russes. Celle qui ne s’ouvre pas. Une matriochka minuscule et raide, interdite de sortie, comme celle qui traine, toute en volutes dorées et violettes, dans le tiroir de la cuisine. Je ne sais pas où sont ses sœurs, toutes rapportées de Saint-Pétersbourg par mes parents, dans une période de vie qui semblait alors normale. La benjamine de la série nous a suivi dans tous nos déménagements emportée dans le flots des petites cuillères. Mascotte dérisoire.

Après cette punition intime et permanente, le confinement seul semble doux. Presque une récompense car le droit au repos me semble accessible. Le lumbago m’a autorisée à ne pas me faire trop de souci pour le coronavirus, étant clouée par chaque inspiration au moment présent. Il m’a encouragée à demander de l’aide pour les gestes du quotidien et libérée des objectifs de nettoyage de printemps. Ça n’a l’air de rien, mais pour moi ce sont des gros changements. Affranchie de corvée de supermarché, je ne suis plus confrontée aux crocs de mes concitoyens (et toc !). Je ne vais qu’au marché où les vendeurs sont avenants, et les autres clients à bonne distance. Les sourires sont plus nombreux et l’espoir est revenu. C’est toujours ça de pris.

J’ai bien conscience que certains vivent depuis longtemps confinés dans leur corps pour différentes raisons, avec ou sans espoir de s’en libérer. Mais on connaît tous des changements en cette période étrange, même sans la torture immédiate du lumbago.

Enfermés involontaires nous nous affranchissons du même coup de la contrainte sociale. De ses horaires et du paraitre. Les masques invisibles, ceux derrière lesquels on se cache et qui ne sont jamais en rupture d’approvisionnement, ont glissé. On se dissimule moins bien, peut-être qu’on en a juste moins envie et moins besoin. Tous ceux qui le peuvent travaillent de chez eux et révèlent à leurs collègues des bouts d’intime, la couleur de leur salon, le désordre spontané des cris de leurs enfants. Si tout le monde cesse un peu de tricher, on peut s’offrir une trêve aussi.

Nous voilà confrontés à nous-même.

Sans l’agitation de l’urgence, le flou bouillonnant des rapides, le cours d’eau de notre quotidien redevient clair et transparent. Le sable en suspension se dépose. Nos valeurs et nos choix, comme les galets posés au fond, réapparaissent.

C’est le moment de les ramasser, de les soupeser, de les retourner pour regarder sur toutes les faces. De les reposer délicatement au fond, ou de les jeter sur la plage. De les empiler sur la rive pour en faire un petit cairn, histoire de ne plus se perdre ou de se retrouver.  

La prochaine tranche de vie normale sera-t-elle identique à celle que nous avons quittée ?

Le temps d’attente et d’observation que nous vivons ces jours-ci ne nous permet pas encore de le savoir ou de le décider. D’abord parce que le changement prend du temps. Ensuite parce que le futur immédiat lourd de nuages noirs reste un gros mystère : le tsunami du virus ne nous a pas encore touché de près. Je suis très curieuse de savoir comment nous allons en ressortir.

Les humoristes ont décortiqué tout ce qu’ils pouvaient de cette nouvelle vie. Nos fous rires nerveux presque hystériques nous ont bien soulagé au début. Maintenant le soufflé est retombé. Les comédiens font des émissions sérieuses depuis chez eux. Là aussi les masques de la comédie sont tombés. Les informations sont un terrain de jeu moins propice aux blagues. Même la bêtise insondable et arrogante de Trump ne fait plus rire. Elle a des conséquences trop graves.

Jusqu’à présent, faute de pouvoir m’affranchir de mon corps douloureux, je n’avais pas l’énergie de faire quoi que ce soit pour moi pendant le temps scolaire (ni pendant le reste de la journée). Ma disponibilité était acquise. Les douleurs m’interdisaient aussi de m’énerver. Curieux effet secondaire, bénéfique pour mes proches je suppose. Ce matin j’essaie d’écrire sur mon ordinateur à côté de mes filles qui se sont invitées toutes les deux dans mon espace de travail (il faut savoir qu’elles ont chacune une chambre, avec un bureau et une porte qui se ferme). J’ai beau tenter de m’isoler sous un casque avec un fond sonore doux (la mer et les grillons, Noisli vous connaissez ?), je suis sollicitée sur ma gauche pour des histogrammes (sur les parfums de glace préférés de la famille, merci à tous pour vos réponses) et sur ma droite par ma grande fille qui fait des exos de maths en ligne (et chantonne). Ma patience s’érode. Planquez-vous, mon corps va bientôt m’autoriser à m’énerver. 

Dans mon casque, l’eau de pluie s’écoule, les grillons grillonnent. Les vagues me lèchent les pieds dans cette nuit virtuelle. Les rafales de vent agitent les branches. J’ai l’envie furieuse d’un ailleurs. Pas forcément loin. Mais dans la nature, vraiment. Tapis dans les plis de ce quotidien qui bégaie, s’emmêlent deux sentiments contradictoires et complémentaires. L’envie de retrouver mon pays, de rentrer chez moi, pour vivre cette période violente dans un cadre humain familier. Et le furieux besoin d’évasion pour vivre tout simplement.

Les Allemands ont des expressions bien pratiques qui n’existent pas en français. Heimweh haben, ou comme on dit chez les anglophones, to be homesick. Languir, avoir le mal du pays. Et ils ont aussi le contraire : Fernweh haben, autre expression de la Wanderlust. L’envie, le besoin de partir à l’aventure, découvrir le monde. Slogan favori des agences de voyages.

J’ai envie de filer à l’anglaise. Mais pour aller où ?

Serait-ce ça aussi un des drames de la pandémie ? Cette impression d’impasse absolue. Nulle part où aller. La terre entière tousse. Un futur consolé dort encore dans les limbes des hypothèses. Le passé résolu est inaccessible.  Comme dans l’album illustré pour enfants We’re going on a bear hunt de Michael Rosen et Helen Oxenbury …. « We can’t go over it. We can’t go under it. Oh no ! We’ve got to go through it ». On ne peut pas passer par-dessus. On ne peut pas passer par-dessous. Oh non ! il va falloir passer à travers. A travers la boue collante, la rivière profonde, la forêt touffue, la crise sanitaire mondiale.

Car si tout fout le camp, nous ne le pouvons pas.

Nous, nous sommes consignés. Dans la grotte de l’ours. Avec l’ours.

Reste l’imagination.

Et WhatsApp.

PS : Bon rétablissement à Michael Rosen. J’ai appris ce matin qu’il était touché et en soins intensifs.

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