Rentrée et escapade à Monaco



-Ça coûte pas cher de tuer quelqu’un !
C’est moi qui m’exclame sur un coin de trottoir à huit heures en allant au marché, tournée vers mon mari qui attrape les sacs vides dans la voiture.
-Hum, pardon.
Une jeune femme, que je n’avais pas vue, me demande de me décaler. Je m’exécute et porte une main devant ma bouche grande ouverte, dans la réalisation soudaine de l’exclamation qu’elle vient d’entendre : une conclusion d’argumentaire féministe pardon, humaniste, pour expliquer combien j’étais choquée du peu de condamnation des mâles pour féminicides. Je partageais avec mon mari des réflexions du livre de Giulia Foïs Ce que le féminisme m’a fait, réservé à la médiathèque après avoir beaucoup aimé #notallmen. Chaque fois que je lis ou écoute un témoignage de ces femmes qui ont le courage de parler, malgré les injonctions de la société et de leurs proches pour les contraindre au silence, quand elles ont réussi – un peu – à se rafistoler, à s’extraire, un jour à la fois, un mot à la fois, de la terreur sidérante de l’emprise, la réaction collective me fait sauter au plafond. Quelle bande de ****%µ%% ! Quand cessera-t-on de croire les menteurs ? Quand se demandera-t-on qui a intérêt à mentir ? Quand cesserons nous d’accorder aux femmes le triste privilège de mourir deux fois ?
Voilà j’ai poussé mon coup de gueule. Le premier. En voilà un autre. Décidément cet article s’annonce décousu. Tant pis. Veuillez nous excuser pour la réflexion occasionnée.

L’autre soir, je suis rentrée congelée de la réunion de rentrée à la Cité Scolaire Internationale. J’ai tiré du fond du placard la polaire douillette des soirées d’hiver. La professeure principale a prévenu les parents des nouveaux élèves de veiller à ce qu’ils se couvrent bien. Dans ce lycée, l’hiver glace plus à l’intérieur qu’à l’extérieur, l’été cuit la chair fraîche, entre les deux, les pluies ruissellent sur les murs et dans les couloirs. Attention à ne pas courir dans les escaliers. Mes filles s’en plaignent toute l’année. L’ensemble du personnel en pâtit. Des architectes ont dessiné un établissement scolaire sans confort thermique ni sonore, qui enferme sans protéger et éclabousse, depuis trente ans, des centaines, des milliers de personnes grelottantes ou transpirantes. Les concepteurs, eux, bullent dans leur loft insonorisé à 20° toute l’année. Ce bâtiment d’enseignement si peu en accord avec le besoin des utilisateurs, se visite pour les journées du patrimoine. Prenez une petite laine et, si le temps se couvre, un ciré et des bottes. Peut-être apprendrez-vous quels esprits brillants ont rédigé le cahier des charges, validé les plans et réceptionné le chantier, ceux qu’il serait utile de condamner à vivre avec leurs erreurs. Cela ferait-il réfléchir ceux qui tiennent les stylos ?
La rentrée cette année a un goût doux-amer : nous n’avons plus qu’une seule fille scolarisée. Eh oui, ma brave dame, le temps passe. On ne rajeunit pas, que voulez-vous. Dans les couloirs de la CSI qui résonnent encore des exclamations de notre grande et de ses copains, je m’attends à croiser des parents amis : How was your summer ? Nos repères périmés devront repousser dans la section allemande, qui reste nouvelle pour nous, même après trois ans. On s’intègre (s’investit) plus dans la vie de l’école quand les enfants sont très jeunes. Pour la troisième, l’énergie pour pâtisser des gâteaux, les vendre et les acheter s’est tarie. On se contente de les manger.
Dans la foulée de la réunion de rentrée, mon mari m’a confié qu’entendre deux papas échanger en allemand dans la salle de classe, avait éveillé en lui des souvenirs incommodes. Un frisson analogue m’avait parcouru au même moment, souvenir réflexe du combat mené en arrivant à Mayence pour comprendre les codes des écoles allemandes. En plus les divisions ne se font pas du tout comme ça. De toute façon on a oublié. Punaise, c’était dur. Le contexte administrativo-pédagogique a réveillé la cicatrice du choc dans le mur du changement.
Heureusement, l’accueil de nos visiteurs allemands ne suscite pas d’instinct de lutte, cet été c’était doux de cuisiner des soupes au pistou pour des amis de Cologne puis de Mayence. En attendant de sauter dans un train pour monter les voir, bientôt, j’ai regardé cette semaine trois films germains, dont deux portent sur de jeunes écrivains en mal de reconnaissance et d’éditeur. Dans Des places au soleil, tragi-comédie déjantée sur fond des paysages volcaniques de Lanzarote, une jeune écrivaine fauchée et paumée se trouve happée dans une réunion de famille imprévue, électrique et libératoire aux scènes savoureuses. J’ai enchaîné avec Ciel Rouge, que j’avais raté au cinéma à sa sortie, et retrouvé, dès le lendemain, le charme de Paula Beer dans Miroirs n°3 du même Christian Petzold dans ma salle favorite du CNP Terreaux (les vieux reconnaîtront), la minuscule salle du bas, au plafond voûté et où le mur sert d’écran. Émotions et sentiments, désirs refoulés, émois, deuils, rencontres maladroites au sein d’une nature vibrante et de musiques envoûtantes.

À part ces voyages imaginaires sur la Baltique ou aux Canaries, la seule frontière franchie ces dernières semaines fut celle de Monaco pour des retrouvailles familiales. Allez venez, je vous emmène si on arrive à entrer dans ce train, enfin, dans le suivant… Tassons-nous dans le coin sur la plateforme entre un vélo et son cycliste et des touristes canadiens et patientons et essayant d’apercevoir la mer en pointillés par la fenêtre.
Comment se protéger de la pollution machiste d’un gros rustre dont la tête reste cachée mais la voix accapare toute la voiture ? Il s’est lancé dans une conférence à destination d’un type debout dans l’allée, qui acquiesçait à ses affirmations. Et que la France est un pays de ** ?** !#@!*. Et que la libre circulation des marchandises en Europe c’est du pipeau, d’ailleurs le paquet de cigarettes est à 13 euros en France et 5 en Italie. Et qu’il aime se rendre au Portugal parce que c’est moins cher, et aussi en Hongrie parce que là-bas y’a des bars et des nanas à mini jupes. Et qu’il fait régulièrement le trajet de Nice vers Vintimille pour acheter des cigarettes. Il les revend 10 euros, et se fait 5 euros sur chaque paquet et….
Ma fille près de moi ouvrait des grands yeux outrés, j’ai cru qu’elle allait s’approcher pour lui faire avaler le dégueulis dont il inonde des dizaines d’oreilles non consentantes. Faut pas plaisanter avec elle. À Mayence, lors d’un cours d’autodéfense, elle avait coupé une planche en deux à main nue. Les voyageurs alentour se taisent, font semblant d’ignorer. Un instant, l’envie de l’enregistrer pour le dénoncer aux douanes et à la police de la bêtise me démange. Mais ce genre d’individu, inconscient de sa propre violence grossière me terrorise. Dans le pays de ** ?** !#@!* qui le laisse libre d’arrondir ses fins de mois avec son petit trafic minable, il sera libre aussi de voter contre l’Europe et donc pour la fermeture des frontières, avant de réaliser que, ben lui non plus, il ne pourra plus sortir.

Pas l’ombre d’Albert dans les couloirs du palais princier illuminé par le fantôme de Grace Kelly. Elle rayonne dans chaque pièce, dans le salon où son regard a croisé celui de Rainier pour la première fois, et celui, voisin, où leur mariage a été célébré. Les familles royales ou princières m’indiffèrent. Je les considère au mieux comme des mécènes au pire comme des parasites. En revanche l’actrice américaine en noir et blanc échouée sur un rocher de méditerranée, dans une famille de commerçants génois, quelle aura… Et pas seulement parce qu’elle a su jouer à la princesse et répondre aux attendus masculins et médiatiques. Ni parce qu’elle s’est blottie dans les bras de Cary Grant.

En poussant un rideau de velours sombre, on pénètre dans une exposition feutrée, toute de moquette moelleuse, parfum de rose et chants d’oiseaux, où sont présentés, dans une ambiance tamisée, des portraits de la Princesse Grace, des photos prises par elle de ses enfants, des bijoux, chapeaux et sacs. La scénographie est-elle particulièrement inspirée ou la lumière irradie-t-elle de son seul regard là sur le mur ? La magie d’un prénom peut-être…
Je me souviens du jour où j’ai appris son accident de voiture, je jouais seule dans le fond du jardin. Curieux souvenirs qui superposent l’information qu’aucune radio ni télévision n’avait pu m’apporter sous le figuier, avec ses réminiscences quelques heures ou jours plus tard, dans l’émotion de savoir qu’une jeune fille avait failli mourir aux côtés de sa maman dans un ravin.

Dans la chaleur étouffante de la Côte d’azur de fin d’été, le palais offre ombre et courants d’air, des commentaires sur la restauration des fresques des plafonds, et un voyage dans le temps qui évoque un séjour de la reine Elisabeth II à Malte vu dans un documentaire sur le Prince Philip. Les têtes couronnées s’emmêlent.
Sans famille sur place, que je remercie pour l’accueil adorable, je ne serais jamais allée à Monaco. Je fuis le béton et le blingbling, l’étalage des jouets hors de prix de ceux qui pourraient soulager la souffrance d’autres humains mais s’y refusent. Leurs Rolls-Royce leur permettent de rejoindre leur adresse fiscale depuis leur yacht en empruntant des ronds-points cachés dans les tunnels. Des nanas refaites au visage d’IA se promènent attachées à des chiens sur lesquels on trébuche, un plumbago défleuri coûte 120 euros et les tours s’empilent sur une pauvre côte qui n’a rien demandé et menacent de la précipiter dans la mer. Quel curieux modèle économique ! Pourtant le dépaysement est là, dans la villa charmante de la Belle Époque coincée entre deux gratte-ciel, dans l’uniforme d’amiral des policiers, dans les jungles tropicales des moindres lopins de terre, dans le souvenir de mon cher Pagnol y a vécu. L’ambiance fantomatique d’appartements vides est conjurée par le rythme du ressac et l’ascenseur qui emmène à la plage.

Le nez en l’air pour découvrir, le regard fuyant l’éblouissement du tape à l’œil, j’essaie d’adopter les yeux d’une famille locale, qui travaille, va à l’école, prend le bus. D’ailleurs moi aussi je prends le bus et me trompe d’arrêt. Sur un territoire grand comme un mouchoir de poche, on aura tôt fait d’opérer un demi-tour au rythme des bouchons et c’est l’occasion de découvrir le quartier de Fontvieille. Tiens voilà un supermarché Carrefour, c’est peut-être là que les employés de maison, que l’on croise dans la rue encombrés de poussettes, font leurs courses. À moins qu’ils ne soient relégués aux faubourgs de Nice.
Dans ma grande jeunesse, j’ai fait un stage de quelques semaines dans une banque de Philadelphie où je me suis princièrement emmerdée. J’ai mangé pour la première fois du carrot cake, en vivant un curieux instant de déjà entendu. Quand l’employée, qui avait eu la gentillesse de m’emmener déjeuner avec elle, m’avait dit « goûte, ça a un goût de … » je savais, informée par mon intuition, qu’elle allait ajouter « noix de coco ». Pour lui expliquer d’où je venais, j’ai situé l’Ardèche entre Paris et Marseille. Oh m’avait répondu la dame, j’y passe parfois quand je vais rendre visite à des cousins à Monaco. Tiens, tiens, je m’étais dit, une Américaine de Philadelphie qui a de la famille à Monaco… Toujours sous le charme du film Le train sifflera trois fois vu seule, quelques semaines plus tôt, grâce au Cinéma de minuit, j’avais retenu la question qui me brûlait les lèvres.

Mes neveux nous ont accompagnées à l’exposition du Grimaldi Forum, organisée par le Centre Pompidou sur le thème de la couleur selon une riche idée de correspondances entre parfums, sons et couleurs. Il manquait juste des textures pour compléter l’expérience sensorielle. Conçue comme une fleur avec des couloirs rayonnant à partir du cœur, chaque “pétale” était dévoré par une couleur, dans une salle immersive (agrémentée de sons et de parfum), une pièce décorée avec du mobilier du musée, et bien entendu, des peintures et sculptures. Noir, rouge, rose, jaune, vert, bleu et blanc.
Mon petit guide de quatre ans et demi, qui avait déjà vu l’exposition, a parcouru les allées au pas de course. Dans l’expo voisine sur Napoléon, j’ai couru derrière lui en tâchant de ne pas le perdre, et ai réussi à le retenir quelques secondes pour lui montrer un tableau géant qui représentait Monaco en 1813 :

-Regarde le village sur le rocher, le palais, et en bas les champs.
-Mais y’a pas de champs à Monaco !
En attendant les grandes qui lisaient les explications sur les liens entre les Napoléon et Monaco, lui et moi sommes sortis arpenter les sentiers du jardin japonais, entre des touristes russes et asiatiques dont on ne comprend pas la langue, en évitant de plonger avec les carpes dans le bassin. Nous n’avons pas pris le temps d’explorer le seul espace calme car sans voiture de cette ville-pays, le territoire conquis sur la mer, où personne n’a encore osé construire un gratte-ciel. Peut-être que les promoteurs attendent que les propriétaires du littoral clampsent, ceux qui ont payé pour une vue imprenable qu’on leur confisquera dès qu’ils auront le dos tourné, les pieds en l’air.
Regarde l’affiche là ! Zut on sera partis. Dommage, je vais rater le salon du livre de Monaco.
Après toutes ces visites, à l’heure de la glace, je craque pour deux boules, chocolat très noir et stracciatella très blanche. La jeune vendeuse tasse les deux dans un pot minuscule. Bien sûr en quelques secondes sur la place du marché, la glace fond, je l’aspire, tourne le pot, le lèche, le retourne, sort un Kleenex vite inutile, et toujours la glace au chocolat goutte, bien sûr c’est elle qui goutte, par terre, sur mes doigts, mon poignet, mes Birkenstock dorées, sur mon top à bretelles. Maman fait attention, ça ne partira pas. Il est trop joli ce top. Il est ravissant avec ses rayures abricot et blanc et ses broderies anglaises, bariolé de chocolat noir. Il m’accompagnera toute la fin d’après-midi et la soirée, à peine dissimulé par mon sac en bandoulière. Voilà à quoi aurait pu me servir un chienchien à mémère, à cacher les taches de chocolat.
Grace Kelly ne se tache pas.
Grâce Kelly a un chapeau en fleurs, un parfum à son nom, des fleuves de diamants, une admiratrice chocolatée aux doigts qui pèguent.
