Émotions au cinéma pour Les rêveurs

Musique connue chantante de Dalida.
« Monday
Tuesday… »*
La la la la la la la
Wednesday, c’est chouette, on va au ciné…
Voilà plusieurs semaines que le dépliant du programme du petit cinéma de ma bourgade est affiché sur le frigo. Je tiens au charme du format papier. Le film que j’ai repéré ne passera que trois fois et nous ne serons pas disponibles pour les deux projections du week-end : une seule séance est possible. La date et l’heure sont entourées d’un coup de stylo bleu : le mercredi 3 décembre, à 20 h 30.
Un coup de pompe avant le dîner m’a fait hésiter à ressortir, mais ma motivation était plus forte. Nous habitons à cinq minutes en voiture du centre-ville et nous garons au dernier moment juste devant l’entrée de la salle de spectacles. Comme à notre habitude, nous nous installons en haut, en bordure de rangée pour allonger les grandes jambes de mon mari, à distance des gens. Un groupe de jeunes adultes s’assied juste derrière nous, après avoir hésité longtemps devant une salle clairsemée. L’humain est décidément un animal grégaire. Une voix féminine s’étonne de l’odeur de chou, mentionne le chou-fleur de son dîner. Je renifle mon pull, avec lequel j’ai fait revenir le chou chinois pour une soupe de crevettes à la citronnelle. Il semble innocent. La lassitude enfonce mon corps dans le siège en velours confortable et ma tête contre l’épaule de mon amoureux, ma main dans la sienne. Assise dans le noir, je me blottis en laissant fondre sur ma langue les triangles d’un mini Toblerone au chocolat noir. Je l’ai chipé en partant à la poche numéro 3 de notre lutin de tissu – calendrier de l’avent. C’est drôlement bon, j’avais oublié. Nous sommes prêts, la projection peut commencer.
La lumière éteinte, quelques bandes-annonces s’enchaînent sans aucune publicité. Puis le générique. Sur fond noir défilent les financeurs que je suis d’un œil distrait. Le V de France Télévisions m’intrigue, sa police diffère de celle des autres lettres. Les V des mots suivants aussi semblent élégants et doux, dessinés plutôt que tapés. Le générique se clôt sur la première image du film et les V déploient leurs ailes, s’envolent dans le ciel, en une poétique nuée d’oiseaux.
Tiens, je me dis, on va se comprendre, Isabelle et moi. Quand la petite Élisabeth-Isabelle plonge les mains et le visage dans les robes et écharpes de sa mère qui vient de sortir et les respire les yeux fermés, cela se confirme.
C’est curieux cette ambivalence, je m’en doute, l’appelle et la redoute, cette proximité émotionnelle avec la comédienne-réalisatrice. J’aime les films dans lesquels elle tourne, son jeu et ses choix sont des valeurs sûres. Je l’ai vue au théâtre dans La dégustation avec mon amie Cécile, et cet automne dans Un pas de côté au théâtre de la Renaissance, avec mon mari et ma plus jeune fille Adèle, celle que j’avais emmenée l’année précédente voir L’extraordinaire destinée de Sarah Bernhardt au théâtre du Palais-Royal. Présenter des femmes inspirantes à mes filles est essentiel. Isabelle, je l’écoute avec plaisir, même à la radio quand elle s’exprime en son nom propre, avec ses mots, ses idées – ce n’est pas toujours le cas, sans les mots écrits par d’autres, certaines actrices s’effondrent comme des marionnettes dont on a coupé les fils. L’entendre dans le cadre de la promotion de son film Les rêveurs m’a convaincu d’aller le voir, peut-être avec mes filles.
Pourtant, quand le livre dont il est adapté est sorti, j’ai refusé de l’acheter.

Je lis énormément et ne sors jamais d’une librairie les mains vides. J’écris tous les jours, inspirée par le quotidien, des souvenirs, des émotions, et connaissais la démarche parallèle de l’autrice. Mais celui-là, non. À plusieurs reprises, je l’ai attrapé sur un présentoir avant de le reposer. La dernière fois, c’était à la maison de la presse un hiver à Samoëns. La première fois que je l’avais feuilleté, la mention « TS » m’avait effrayée. Malgré l’enthousiasme de mon amie Cécile, également lectrice passionnée, je n’avais pas réussi à passer outre.
Plaquée contre le mur de deux lettres majuscules, j’ai résisté.
Et pourtant. Puisqu’Isabelle témoigne, je sais que l’histoire se termine bien. N’empêche. J’ai peur d’avoir peur. Je crains la contagion par-delà les années, les mots, les feuilles de papier. Je redoute le traumatisme. J’ai appris à vivre avec la particularité d’une sensibilité extrême, ce handicap dans la vie courante, ce miracle dans l’espace protégé de la nature, de l’art et de la création, et de certaines rencontres. Je filtre ce qui menace de l’atteindre.
Et puis, le temps et les émissions de radio sont passés. J’ai eu l’occasion d’entendre Isabelle Carré raconter son histoire, l’histoire de son livre Les rêveurs. Les deux lettres T et S, si effrayantes quand elles sont jumelées, ont perdu son pouvoir maléfique. La vie m’a jeté dans les pattes des parcours de proches en souffrance mentale intense, des visites dans un couloir aux fenêtres fermées, hantées de jeunes aux lacets confisqués. Mon regard sur cette histoire a évolué. J’ai cessé d’être aveuglée par les TS et savouré les cailloux blancs de l’espoir, si merveilleux dans leur simplicité : un film, Une femme à sa fenêtre (que je n’ai jamais vu), une actrice (que j’adore), Romy Schneider, et des mots sages cités de mémoire « Préférer les risques de la vie aux fausses certitudes de la mort ».
Un dimanche soir, mon amie Cécile m’a envoyé le lien vers le podcast Le goût de M, une autre lettre majuscule, non menaçante celle-là, en précisant « Ça m’a fait penser à toi ».
Merci, Cécile, merci pour le cadeau du lien vers l’entretien avec Isabelle Carré au sujet de la promotion de son film – même si je l’avais repéré aussi dans une pub du Monde. Mais surtout, merci pour le cadeau de ton regard juste, neutre, accueillant, qui me laisse libre d’être moi-même et paradoxalement sait me reconnaître dans les mots d’une autre.
Je lui réponds, oui j’ai failli l’écouter cet après-midi. Je l’ai envisagé et puis j’ai renoncé. Le week-end, la maison pétille de demoiselles. Je soupçonne ce rendez-vous d’exiger solitude et calme. Alors, quelques jours plus tard, je m’autorise une parenthèse à la table du salon pour dessiner. Le crayon à la main, je clique avec gourmandise sur le lien. C’est maintenant, je m’offre une friandise en cachette, à l’instar de ma fille Adèle qui piquait des papillotes dans le lutin en tissu quand elle était petite, lutin au pied duquel est toujours suspendue l’alarme-grelot.
J’écoute le podcast avec recueillement en bridant une furieuse envie de prendre des notes. Je l’écouterai une deuxième fois, plus tard, avec mon carnet et un stylo Bic. D’abord vivre la rencontre jusqu’au bout. Je suis prête à l’accueillir. Par écran interposé. Par les mots.
Je suis prête à lire le livre. J’ai grandi. Je ne crains plus les monstres tapis dans ses pages.
Les jeunes, les adolescentes souffrent à grande échelle. Mes filles partagent leurs douleurs et, avec pudeur, celles de leurs amies. Je souhaite placer le témoignage d’Isabelle Carré dans leurs mains pour les rassurer, les encourager à chercher leur place dans le monde, à ne pas se contenter du catalogue conformiste du système scolaire. Afin de désamorcer le sujet, je les préviens : voilà le contenu de ce roman, voilà pourquoi il peut vous aider.
Lors d’un week-end à Lille avec Cécile, à la libraire du Furet du Nord, sur la Grand-Place, je le cherche un moment avant d’apercevoir l’affiche du film dissimulée entre d’autres livres de poche. À mon retour, Les rêveurs rejoint l’étagère du salon. Contrairement à mon habitude, j’ai décidé de découvrir d’abord le film. Mon monde imaginaire s’étonne. Tout est sens dessus dessous. Film par-dessus livre. Images avant les mots.

M’y voilà donc dans la salle de cinéma, dans le noir, à retrouver mes années 1980, car j’ai eu beau grandir dans le vert de l’Ardèche et Isabelle dans un appartement rouge à Paris, nous avons eu les mêmes baskets, les mêmes cassettes enregistrées avec U2 ou The Cure, et presque la même bande-son – je n’avais pas de frère musicien, les mêmes dimanches matin devant Véronique et Davina. La veste en jean, fantasmée, ne m’était pas autorisée, par crainte que je sombre dans la débauche.
Élisabeth de huit ans à patin à roulettes, celle de quatorze ans qui fume en cachette, l’Isabelle adulte m’entraînent dans de longs couloirs. Des couloirs d’appartement, des couloirs d’hôpital psy encombrés des douleurs adolescentes muettes que les corps hurlent. Je la suis sur les chemins tortueux d’une personnalité qui se cherche, suffoquée par ses émotions.
Le chaos du grand huit intérieur m’a aussi projeté sur des murs, mais plus tard. J’ai eu la chance ou la malédiction d’être scolaire et d’aimer l’école. Quand elle s’est arrêtée, il m’a fallu chercher une place dans une société concurrentielle qui impose le pouvoir et l’argent comme ambition, le chaos m’a engloutie. Comment exister quand on ne peut ni dominer ni être dominée ?
Je me suis écrasée sur les murs transparents d’un open-space, les plafonds et les cloisons de verre d’esprits aussi fermés que les fenêtres.
Parce que je l’ai entendue le raconter, j’attends avec impatience le point de bascule de l’histoire, le moment où Élisabeth-Isabelle regarde le film sur la mini télé nomade d’un copain de couloir. Depuis le gouffre de cette dépression, elle donne un coup de pied au fond de l’étang et remonte aspirer l’air à la surface et sauve sa peau. Le choc de sa rencontre avec une actrice, j’allais écrire « une autre actrice », ressuscite le désir de vivre, incendié d’une nouvelle étincelle.
Et puis, et puis tout s’accélère avec les pas d’Élisabeth-Isabelle qui sort de l’hôpital, et quitte le monde protégé et ralenti de l’institution pour plonger hors des murs, dans l’agitation et le bruit de la rue. Dans la vie.
Elle se présente à un cours de théâtre sans aucune expérience, neuve, armée de ses seules curiosité et intuition. Là sur la scène du bien nommé théâtre de la Renaissance, sous le regard du fantôme de Sarah Bernhardt, et celui bienveillant de la professeure, elle monte se présenter.
Je touche le bras de mon mari et lui fais un signe muet. Regarde, regarde Nicole Garcia. Pour qu’on en reparle ensuite. Je l’aime beaucoup, je veux le lui dire, à lui qui, depuis sa culture anglaise, ne la connaît pas. Je la lui souligne vite, en veillant à ne pas me laisser dérouter d’une émotion grandissante. L’éclosion monte en moi, elle me soumet tout entière. Je l’accepte avec bonheur, heureuse et soulagée d’être venue sans mes filles. L’intensité de cette réaction croissante, inattendue même si je connaissais l’histoire et le dénouement, me prend au dépourvu. Je veux la vivre à fond, sans être obligée de la dissimuler, d’interagir avec des demoiselles dont les bonnes intentions peuvent compromettre le recueillement.
Élisabeth-Isabelle monte sur scène. Elle ne connaît pas de texte. Elle connaît peut-être une chanson. Oui. Elle peut chanter. Elle entame un tube de Dalida, qu’elle chantait avec son frère, ses parents, dans les longs couloirs de l’appartement rouge.
« Monday
Tuesday
Day after day, life slips away…
Moi je vis d’amour et de danse… »*
Elle chante sur cette scène vide et les mots éclatent comme des bulles. L’émotion enfle, brouille à peine sa voix et mouille ses yeux. Elle s’interrompt et explique « Je n’y peux rien, je déborde ». Et moi aussi je déborde. Et la professeure Nicole Garcia accueille son émotion, l’encourage à reprendre. La félicite. C’est ça qu’on attend au théâtre, la convocation des émotions. On apprend juste à les canaliser.
L’émotion, bien au-delà de chanter sur une scène, est le premier pied posé sur un sentier à défricher, celui de la rencontre de soi. Le frisson de l’éclosion, ce rapprochement de son trésor d’or pur intérieur. Élisabeth-Isabelle sentait sans doute qu’elle avait beaucoup à offrir sans savoir comment. Le regard de la professeure a percé les remparts de sa cachette et devine son trésor. Elle la voit. Elle le lui confirme : oui, tu es quelqu’un. Tu existes. Fais-toi confiance.
Tu as bien fait de choisir ce chemin moins emprunté, the road less travelled by du poème de Robert Frost.

Fin août, je suis allée chez une sage-femme. C’est rajeunissant, ça me rappelle mes grossesses, mais là j’y vais en quête de clefs pour découvrir ce corps que je ne comprends plus. À peine ai-je enfin décidé, sur le tard et devant son ultimatum, de l’écouter, qu’il se métamorphose encore. J’ai l’impression d’avoir déménagé. La gynéco est toujours pressée. La sage-femme, consultée pour ma fille, m’a rassurée. Il existe un lieu où je serai entendue et vue : son cabinet.
Lors de ma consultation, elle a constitué un dossier médical en conscience, et les moindres sujets ont repris une importance légitime. Je réalisais, en écoutant mes réponses avec ses oreilles, la couleur de mon vécu de femme. Soudain, elle m’a posé une question encore jamais entendue :
-Y a-t-il eu des tentatives de suicide ?
-Euh… non. Non. Non, non.
Non, je n’ai connu que des tentatives de vivre. Des élans réflexes pour, justement, ne pas me laisser suicider par les méchants, les indifférents, les pétris de certitudes, et un jeu social dont je ne comprends pas les règles.
Je ne me souviens plus si je l’ai répondu à haute voix, avec un rire maladroit, un rire qui s’excuse d’avoir osé essayer de vivre dans une société qui étouffe ceux qui débordent des rôles attendus.
Cette dame m’écoute, m’entend, me voit, et ça me fait un bien fou d’exister pendant une demi-heure.
« Moi je vis d’amour et de risque,
Quand ça ne va pas, je tourne le disque… »*
Là sur la scène, une jeune fille chante Dalida, ses joues rosissent et ses yeux se mouillent. Cette jeune fille c’est moi. Moi à cinquante ans quand j’ai enfin osé m’exprimer et écrire. Devenir qui je suis depuis toujours, et que j’ai bâillonné : une artiste. Quand j’ai enfin assumé, osé être qui je suis, celle que les objectifs absurdes de productivité et la malveillance de jaloux minables n’ont pas réussi à tuer.
Le regard de la professeure de théâtre-Nicole Garcia se pose sur Élisabeth-Isabelle et son trésor rayonne soudain. C’est sur moi que se pose son regard d’âme sœur. Et c’est mon trésor en or pur qui m’éclabousse. Cela me rappelle lorsque j’ai échoué dans le cabinet d’un docteur-magicien, détruite par un travail qui ne me convenait pas, des tableaux Excel ineptes, des réunions inutiles. Quand je lui ai chuchoté depuis les abysses de mon trou de souffleur :
-J’ai découvert que je suis différente…
Il m’a répondu :
-Je sais.
-…
-La vie n’est pas facile quand on est tombé de l’astéroïde B612.
Non, elle n’est pas facile.
De très loin, en très loin, un regard se pose sur soi, comprend le voyage interplanétaire quotidien et rallume mon étincelle.
« Moi, je vis d’amour et de rire
Je vis comme si y’avait rien à dire
J’ai tout le temps d’écrire mes mémoires
D’écrire mon histoire, à l’encre bleue
Laissez-moi danser,
Laissez-moi
Aller jusqu’au bout du rêve… »*
Et là face à cet écran dans le noir, ce sont mes yeux qui débordent.
J’ai l’habitude, ça au moins ne change pas avec l’arrivée de la ménopause, les émotions XXL débordent toujours, le volcan intérieur ruisselle et fout le bazar à l’extérieur. Un bazar incompris, interprété de travers par l’humain lambda qui associe larmes et tristesse. Le cinéma exige de rester silencieux, la jeune voix qui entonne Dalida ne couvrira pas mes reniflements, alors, pour ne pas déranger la bande de moutons de Panurge au chou-fleur, dans la rangée derrière, j’arrête de respirer.
J’arrête de respirer parce que ce regard brûle.
Puisqu’enfin, sans un mot, dans la nuit de cette salle, un regard me voit, je retrouve confiance en moi, en mes créations. Soudain un rugissement muet emplit mon crâne « Mais PUT*IN y’en a pas un de fichu éditeur qui va l’ouvrir mon manuscrit ? Y’en a pas un qui va prendre le risque de publier des émotions plus grandes qu’eux ? Qui va comprendre que j’ai du talent ? Merde alors. »
Mon manuscrit, bientôt un livre.
Un livre usé posé sur la table d’un café devant le théâtre. Confié par la professeure à la jeune Élisabeth-Isabelle. Un passage de témoin de papier. Je t’ai vue. Je t’ai reconnue. Tu as des choses à offrir au monde. Et d’ailleurs si tu ne les offres pas, tu en mourras.
Elle ne le sait pas la prof-Nicole Garcia, que tu as failli en mourir.
Et lors de cette finale où tu es toi-même, adulte, sur la scène de ce théâtre, tu plonges ton regard dans celui d’une jeune fille toute cassée de l’intérieur, que tu as essayé d’approcher dans l’hôpital où tu avais été soignée, ou plutôt disons, protégée, de toi-même et des griffes de la société. Cette jeune fille étanche, enroulée sur son corps mutique, sur un trésor éteint, tu lui as laissé sur un fauteuil, confié, le même livre. Un volume corné, aux couleurs passées, d’avoir traversé tant de mains et d’âmes. Là debout sur la scène, malgré les projecteurs, tu l’aperçois ton livre à la main, ouvert. Elle ne peut s’arrêter de le lire, de se lire. Tu la regardes. Tu la vois. Et elle le sent.
C’est son trésor qui s’illumine et son visage sourit, même si son âme hésite encore.
Ton sourire et le sien qui se parlent sans un mot m’inondent de reconnaissance et d’espoir.
Le barrage cède. Les techniques d’urgence, l’apnée, la joue mordue perdent leur magie. Mes larmes coulent, même en traversant le rire offert par une phrase du générique « Tous les jeunes ont crapoté de fausses cigarettes pendant le tournage ».
Vite fuir la salle de cinéma avant les autres spectateurs. Débarbouiller son visage d’un revers de main, des deux mains, ça dégouline. Se cacher derrière sa parka en prolongeant l’enfilage. Courir presque dans le couloir. Saluer de loin la dame de la caisse, sans la regarder, en espérant qu’elle ne verra pas le désordre du visage. Sortir, se jeter dans les bras anonymes de la nuit malgré les halos des réverbères. Devancer son mari sur le parking afin de se réfugier au plus vite dans la voiture.
L’entendre commencer une conversation, comme à chaque sortie du cinéma.
-Il était formidable le jeune qui jouait…
Inspirer.
-Je… je… peux pas parler… là.
Expirer.
Suffoquer.
Engouffrer son cœur feu d’artifice à l’intérieur de la voiture. Anticiper la vibration du démarrage, qui ne vient pas. Sentir des bras autour de ma poitrine secouée de sanglots, qui la serrent. Des bras- prise de terre, pour accueillir l’éclair qui me traverse. Mon corps chaviré a besoin de contenants, un autre corps, un amour, une voiture, la nuit.
Me voilà la plus petite des matriochkas. Celle qui traîne dans un tiroir de la cuisine, décorée de violet et d’or.
Retour en silence, dans le seul ronronnement du moteur.
Vite se blottir au lit, contre un corps, un amour, une couette, la nuit.
« Laissez-moi aller jusqu’au bout du rêve… »*
Assécher les sanglots.
S’endormir et se réveiller les yeux rougis.
Épuisée.
Épuisée de joie, de rencontre par écran, par mots interposés. Épuisée de reconnaissance en la vie.

Faire couler les relents d’émotion dans ses doigts à l’atelier de terre pour modeler une nouvelle tête sympathique à une jeune femme nue assise sur un rocher. Le troisième visage, les autres me rebutaient. Retrouver ses amies Cécile et D. pour déjeuner et s’entendre dire : « Tu as une petite tête. »
Une petite tête et un cœur gros. Un cœur gros comme ça. Tout gonflé d’espoir.
Je ne peux pas expliquer pourquoi. C’est trop intime. Je le tais, mais sais déjà que je l’écrirai.
Apprendre à vivre en se cachant, en bâillonnant son âme et ses émotions pour être acceptée par la société, ça rend étanche dans le mauvais sens. Les agressions rentrent toujours, les talents ne peuvent plus sortir. La société me déçoit vingt fois sur dix. Tant pis, j’y retourne.
« J’ai appris à vivre comme si j’étais libre et en équilibre ».
Si aucune maison d’édition sérieuse ne choisit mon manuscrit, celui où je conte les aventures sur l’astéroïde B612, je le publierai toute seule.
Comme une grande.
Parce que je le vaux bien, c’est Élisabeth-Isabelle qui me l’a soufflé depuis la scène du théâtre de la Renaissance.
*Laissez-moi danser, chanson de Dalida.
* * * * * *
Chère Isabelle,
Je vous remercie pour la richesse des émotions, le rappel de la légitimité d’être soi et l’importance d’aller à sa propre rencontre.
J’ai dévoré Les rêveurs lors d’un aller-retour sur la journée de Lyon vers Paris, je n’ai pas eu peur. Touchée par leur grâce, je me suis envolée avec les V de vivre. Mes V chamboulés se fondent en X, les X d’exister et d’exprimer.
Vous dites écrire pour qu’on vous rencontre.
Je dépose cette lettre à votre porte, vous avez réussi.
Bravo et merci du fond du cœur pour la main tendue.
Pardon de vous avoir tutoyé.