Mauvaise pioche

Colère enterrée, thé à la guimauve et lettres de jadis

Elle empoigne le manche en bois de la pioche et elle tape. La pioche tape, fend l’argile collante. Elle la soulève haut, la pioche touche le ciel. Elle l’abat sur un galet. Étincelle. Odeur de soufre. Griffure blanche sur la pierre. Recommencer. En haut, très haut. Ça cambre son dos. Elle aura mal demain, c’est sûr. Tant pis. L’anticipation de la douleur s’invite et elle repousse la pensée du dos du poignet, il laisse une trace de terre sèche sur son front.

Pioche en haut. Vlan. Pioche en bas. Coup. Avec violence. Avec le plus de force possible. La lame s’enfonce, le choc vibre dans ses dents, dans ses omoplates, dans le sommet de son crâne. La pioche voudrait hacher la colère. Pour l’instant, elle tue.

Elle pioche son éruption.

Voilà plusieurs semaines qu’elle enfle cette colère, tapie dans un recoin des jours, elle se fait la plus petite possible, pour se faire oublier. Mais comment oublier ce cœur qui tambourine plusieurs fois par jour à la porte de la conscience ? Eh, je te parle, tu m’écoutes ? Non, elle ne l’écoute pas.

À quatre pattes dans la terre, elle tape, racle pour déloger un galet, un autre. Puis elle se relève, retire un gant, s’essuie la main sur le jean dédié au jardin, déchiré dans l’entrejambes, boueux aux genoux, relève une mèche, renfile le gant. Essoufflée, elle attend quelques secondes debout que le métronome dans sa poitrine s’apaise, que la vague de la respiration lui rende ses forces, avant d’agripper à deux mains des pavés entassés le long du muret pour les jeter sur la bande terrassée.

Elle aussi, elle est terrassée par le volcan de colère qui l’a plaquée au sol, armée d’une pioche.

Encore, elle déterre des galets, les jette sur les bords de son chantier de poche. Elle se lève pour attraper des pavés et les jette à la place des galets. Des cubes râpeux remplacent des billes oblongues, lisses et irrégulières. Sa mâchoire lui fait mal. Elle desserre les dents exprès.

Elle compose, avec une énergie décuplée par cette envie d’en découdre, un opus qui se veut romain, et qui fait ce qu’il peut, là, à ras de terre, avec ses parallélépipèdes rectangles de différents formats. Comment éviter la monotonie, la symétrie ? Elle tâtonne avec son puzzle en 3D entre argile et galets, douleurs aux genoux et besoin de mordre. Une ombre s’approche, des mots lui tombent dessus. Elle les entend sans les écouter. Elle ne peut pas répondre, elle ne veut pas lâcher la bride à la colère. Elle sait combien elle risque de le regretter plus tard. Elle essaie d’être une grande fille, de ne rien dire à haute voix, mais tout écouter à l’intérieur, pour comprendre pourquoi cette colère a enflé autant, pourquoi elle ne l’a pas entendue avant.

Paf un coup. Paf un autre. Se baisser, se relever, le geste brutal et libérateur du terrassier. Pour poser les pavés démontés de l’ancienne terrasse, celle d’avant les travaux. Le sol n’est pas aplani, elle n’a pas les outils pour. Elle fait au mieux pour respecter un semblant de plan, sans niveau, pour éviter les accrocs dans le mikado de pavés. C’est de l’impro et c’est très bien comme ça. Ce sera mieux que ce passage dénudé qui devient boue glissante à la pluie et ce monticule de terre entreposé on ne sait plus pourquoi.

Un pavé après l’autre. Un coup après l’autre. Le feu du mouvement violent brûle. Il lacère le souffle. Elle se sent vivante.

La zone est délimitée tout entière, à vif sur les bords, pavée au milieu. Les coups s’espacent. Elle se lève, marche dessus pour éprouver le confort, la stabilité. Tapote avec la pioche, regrette de ne pas avoir de maillet assez gros. Enfonce du talon. Ça ne bouge pas. Sur le contour, elle tasse des seaux de galets et de la terre. Deux monticules parallèles longent le passage pavé. Elle y plante deux saponaires et un serpolet en attente, achetés la semaine précédente à Botanic, la veille du début de la période des promotions. Bien sûr. Arrose les jeunes plants dont elle espère des flaques roses au printemps et un sillage de thym au passage. Dans un autre coin du jardin, elle tire délicatement sur les feuilles de plants de violettes et de fraisiers des bois qui poussent à travers les graviers blancs. Elle les replante en bordure du nouveau chemin, en tassant la terre autour de leurs racines, et les prie, de ses doigts dénudés, de bien vouloir prendre.

Debout, les mains sur les hanches, entre de grandes inspirations, elle inspecte son travail. Elle est satisfaite de son œuvre de la fin de matinée.

Elle, c’est moi, les doigts endoloris par les coups ce sont les miens. La colère a laissé des traces dans mes os, les muscles du dos et le bord d’un ongle légèrement fendu malgré les gants. C’est rare que je mette des gants pour jardiner. Je suis quelqu’un de très peau à terre, les griffures sur mes mains en témoignent. Ce dimanche matin-là, j’ai senti qu’il était de mon intérêt de protéger mes extrémités.

La colère m’a aussi offert le remplissage d’un sac de linge à donner, le tri des livres sur le départ en fonction de leur destinataire et, donc, cette avancée notable en matière d’architecture paysagère. Avec en prime, une journée de silence. La colère physique, explosée par les coups de pioche, s’est retrouvée enterrée dans l’argile sous les pavés. La colère mentale, boudeuse, elle a eu besoin de plus de temps pour s’effilocher. Elle m’a guidée vers la médiathèque qui a la bonne idée d’être ouverte le dimanche.

Sous les étagères des biographies, j’ai griffonné des pages, des pages, encore des pages dans mon carnet vert aux bords dentelés, d’une écriture de plus en plus irrégulière qui s’est peu à peu affranchie des lignes. J’ai écrit un texte qui n’est pas cet article. Un texte qui évoque les causes de cette explosion intérieure, ce débordement. La lutte avec un monstre qui, même s’il ne me concerne pas directement, me dévore plusieurs fois par jour et par nuit depuis plusieurs années, et laisse peu de bande passante pour démêler les autres frustrations. Elles sont nombreuses et partent dans tous les sens. Les pires sont celles sur lesquelles on penserait avoir le contrôle.

Je vous les livre en vrac.

L’écoute d’une série de True crime sur la BBC. Parce que la journaliste avait fait une enquête respectable, semblait sérieuse et vendait bien sa sauce, je me suis laissé gaver d’une poignée d’idées sans intérêt diluée sur dix épisodes. Le harcèlement en ligne de la jeune femme a commencé lors de sa rencontre avec Kin et devinez quoi, spolier alert, c’était Kin tout le long — voilà, vous avez gagné du temps.

J’ai enchaîné, pour mes trajets et mes tâches ménagères, des introductions de podcast. Souvent, le début suffit, mais papillonner de sujet en sujet épuise et contribue à la déconcentration digitale. Un des podcasts, écouté lui en entier, sur les cathares, m’a inspiré un vœu. À l’instar de ces « hérétiques » du XIIIe siècle, des « purs » au sens étymologique, qui voulaient vivre leur foi et leur vie spirituelle sans l’entremise de l’Église qu’ils estimaient dévoyée, ne pourrions-nous pas exercer notre rôle de citoyen en court-circuitant les classes politiques désespérantes ? Hélas, en matière d’organisation sociétale, les cieux se sont écrasés et, faute d’au-delà, nous pataugeons tous dans la gadoue de l’ici-bas. Avec ou sans pioche.

Connecté, mon cerveau papillon m’agace et me déconnecte, c’est le paradoxe des écrans. Il me fait débuter plusieurs livres à la fois, alors que ce qui lui ferait du bien, ce serait de se blottir dans une seule histoire à la fois. Il le sait pourtant, le bougre ! Ces derniers jours, j’ai cumulé des bouquins sur des sujets difficiles qu’il serait préférable d’éparpiller entre d’autres, plus légers. Là, entre deux coups de pioche, j’ai décidé d’arrêter de lire le récit sur la nuit au mémorial de la prison de Montluc. Quand, en même temps, sur la table du séjour traîne le mémoire de Navalny que lit ma fille, ça donne des frissons et alimente la colère. Les fantômes des bourreaux frappent toujours.

Reprenons nos esprits en choisissant nos loisirs. Réapproprions-nous nos cervelles.

Remontons à vendredi en fin d’après-midi.

J’ébouillante la théière, décorée de fleurs naïves et qui verse mal, et y dépose une quantité improvisée de thé vert Earl Grey, acheté cet été. La bouilloire s’émeut puis s’arrête, je verse de l’eau frémissante sur les feuilles de thé et bats la décoction avec une cuillère. Un parfum de guimauve s’envole. Pourquoi ? Ai-je déjà mangé des guimauves à la bergamote ? Guimauve, loukoum… friandises cousines. À chacun sa madeleine. J’en verse dans deux tasses, monte la première à mon mari qui travaille à l’étage, et redescends m’asseoir sur le canapé. Je tends la main vers la table basse et bois une gorgée de thé fade et froid, le reste de celui de midi. La nouvelle tasse, chaude, de thé vert à la guimauve, est restée sur le plan de travail. Je le boirai dans une tasse finlandaise au motif de Marimekko offert par Susanne mon amie allemande d’enfance, blottie entre l’Histoire de ma vie de George Sand, le passionnant Lebensborn d’Isabelle Maroger, le glaçant (en raison du sujet) La nuit s’ajoute à la nuit d’Ananda Devi et un tote bag offert par une amie de Mainz. Un cocktail de souvenirs personnels, individuels et collectifs, de mémoires et secrets de famille. Pensées à rebours.

Et là je m’interromps, parce que, eh oui, j’ai une forte envie de descendre allumer la bouilloire. À tout de suite.

Les remontées (appréciez le jeu de mots vaseux, ça faisait longtemps — de rien) de souvenirs sont parfois ambiguës. Pour libérer l’accès à l’atelier, je me suis plongée quelques heures dans une caisse de papiers, lettres et cartes postales de ma jeunesse, remontée au mois de mai d’Ardèche. Je ne veux laisser de scories de ma vie à personne et me charge, en pointillés, de l’évacuation de mes débris. La séparation nécessitera peut-être plusieurs étapes. Avant de froisser, je relis.

Assise sur le sol du garage, porte ouverte sur le jardin, je déplie des lettres condamnées à l’ombre depuis plus de quarante ans. Certains correspondants étaient sortis de ma mémoire. Je retrouve le cahier à rayures blanc et noir dans lequel Susanne avait écrit son adresse à Cologne en août 1987 lors d’un Ferienlager (une colo) en Autriche. Toutes ses premières lettres sont là, en pile. Bonne pioche. Son écriture régulière n’a pas changé. Toujours férue de papier, elle décore notre frigo de cartes postales de New York, Bruges ou du Lubéron.

Que dire des autres lettres ? Mes lectures dans la lumière déclinante d’un début d’automne et un parfum de renfermé réveillent des morts et agitent les fantômes d’amitiés ou amours éteintes. Comme Aladin, frottant sa lampe, j’invoque mes génies. Tiens, je t’aimais bien, je t’avais oubliée, où es-tu ? Phil Collins s’époumone, oui pour ce voyage immobile, il faut une bande son des années 1980, et je classe : à droite, je garde, pour l’instant, à gauche, je jette.

Un sac poubelle partira au container, avec la fierté d’avoir pu évacuer des photos. Il me faut m’arrêter, accrochée aux rebords d’une faille de l’espace-temps dans laquelle mes fantômes m’ont attirée. Orphée des correspondances, comment me sauver sans me retourner ? Me voilà à nouveau gamine en Ardèche, étudiante à Lyon et puis… je disparais. Mon envol dans la vie active a réorienté mon courrier vers d’autres adresses, les nouvelles lettres ont fini dans d’autres boîtes. Je retrouve un dessin d’enfant offert par une petite poupée à couettes qui a aujourd’hui trente-cinq ans. L’atelier et le garage bruissent de voix oubliées à l’accent de Provence, de mots réveillés, tus, de silences et de questions.

« Mets bien tes cartes dans une enveloppe quand tu m’écris chez mes parents. Ils lisent mon courrier, ce qui ne m’arrange pas. » me demande Marie, entre ses dernières nouvelles et des questions sur mon actualité amoureuse et estudiantine. Les confidences circulent alors au rythme de la poste, sur des mobylettes grises.

Qui m’a écrit cette déclaration d’amour anonyme d’une seule phrase, complétée, à l’intérieur de l’enveloppe, de ce regret en forme de question inavouée : « De toute façon, tu ne m’aimes pas ». Postée à Wimereux. Google Maps m’indique que c’est une commune au nord de Boulogne-sur-mer. Boulogne-sur-mer ?

Sur une enveloppe en papier kraft de réexpédition du courrier, mon petit frère collégien avait ajouté, parce que j’étais confinée en prépa, la mention essentielle : « On a gagné la dernière guerre ».

Gé s’appelait encore Gégé.

Trier son courrier est devenu instantané et impersonnel. Mon ordinateur vient de me le proposer : « Allégez une messagerie saturée en un clic ». Clic. Aucun tour et puis voilà. Pas besoin de sac poubelle, pas d’encres colorées, de parfum de vieux papier. Pas de style d’écriture reconnaissable de loin à la simple forme des lettres : anglaise, allemande ou française. Pas de carte postale sur le frigo. Quelle est l’écriture de mes amies rencontrées après l’invasion des SMS ?

Je n’ai pas appris à vieillir. Si je me suis habituée à la lecture avec des lunettes, je suis toujours surprise de coiffer des cheveux grisonnants et de recevoir des conseils pour la ménopause. J’ai envie de me retourner pour savoir à qui l’on s’adresse. Les coups de pioche m’ont rajeunie, merci à mon kiné. La plongée dans des lettres d’autrefois devrait m’aider à mesurer le temps passé. Tout au contraire. Ces quelques traces sur du papier, comme la lumière des étoiles mortes, vibrent toujours du même feu, émotions en conserve à côté de mes pots de gelée de coing.

J’ai décidé d’envoyer plus de cartes postales. J’en achète à chaque voyage, puis les oublie au fond d’un sachet blanc et d’une valise, avant de les entasser au fond du placard du bureau. J’en ai retrouvé de Grèce avec les timbres achetés voilà treize ans. Mes neveux connaîtront l’écriture de leur tante, quand ils ramasseront la carte glissée du frigo.

Une vie, le temps d’un soupir sur l’échelle géologique, résumée à une caisse, un sac poubelle, et du thé à la guimauve, entre quelques coups de pioche et deux dates.

Bande son de l’article : Elle panique d’Olivia Ruiz ;o).

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