Se raconter des histoires, céramique et gelée de coings
C’est la troisième fois que je m’assieds pour commencer cet article, deux fois à mon bureau sur mon ordinateur, maintenant au fond du canapé un carnet gris sur les genoux, et un stylo Bic orange entre les lèvres. Souvent je préfère les Bic Cristal, au trait plus gras, mais ce soir la finesse de l’encre me convient.
Où est coincé mon élan ? Un bâillonnement intérieur me muselle et m’empêche même de prendre des notes privées. La densité émotionnelle de mes jours ne libère pas assez de bande passante pour m’autoriser la perspective décalée, la distance indispensable pour conter. Il faut un regard un peu extérieur à soi pour regarder l’histoire en train de se faire, comme un personnage échappé d’un roman sur une étagère. Beaucoup des sujets qui possèdent mon esprit ne sont pas encore matière à publication, ni même à écriture, ou tout juste dans le cadre d’un journal pour les digérer. Ces obsessions actuelles colmatent et écrasent ce qui voudrait sortir. Le froid automnal, enfin arrivé avec les brouillards matinaux, me rend présente à moi-même et m’offre le loisir de vous retrouver. Le vertige de la pensée inquiète se dissout dans les frissons et un mug de thé brûlant (fait maison, le mug).
J’ai d’abord écrit sur les dernières étapes de notre aménagement.
Les travaux presque finis, il reste à se réapproprier l’espace. Devoir déplacer encore une fois des objets, sacerdoce de Sisyphe moderne privilégié, donne envie de se délester un maximum. (Ça, je m’en occupe en cachette, chut.) Trier en trois piles les livres stockés dans les derniers cartons (Emmaüs, étagères, librairie anglophone Damnfine bookstore). Entreposer les albums photos d’un âge de papier révolu sur des étagères inaccessibles, en attendant que d’autres mains les feuillettent et inventent le roman d’ancêtres inconnus. Glisser dans un bureau d’autrefois en bois, au couvercle en pente, les sacs en plastique au logo de la FNAC, remplis de négatifs et tirages papier. Les digitaliser demanderait un effort surhumain. On verra plus tard. Marie Kondo me tape sur l’épaule, allez jette tout ça, ça t’encombre. Laisse, Marie, je n’ose pas. Pas encore. Moi cette jolie jeune femme je l’aime beaucoup. Comme tu étais belle maman… (No comment.) Regarde, Marie, le papier n’est pas mort : des mosaïques de Polaroïds fleurissent sur les nouveaux murs, bleu ou terre cuite, de mes filles. Mes vies antérieures repliées sans naphtaline ont juste changé de place. Avec les clichés digitaux, on peut tricher, faire semblant que les dossiers de portraits et de scènes de vies, les paillettes de jadis et naguère, ne nous embarrassent pas, que nos souvenirs n’étranglent pas notre présent. Avec les photos on peut (se) raconter des histoires.
Déballer en se grattant la tête, les cartons de magazines enfantins, deux dizaines d’années d’abonnements à Pomme d’Api, Astrapi, Okapi, Phosphore ou Images Doc. Mais qu’en faire ? Emmaüs refuse les magazines. Quel dommage, les histoires pour enfant ne se périment pas. Comment jeter ces pages où sont coincés des chatouilles-éclats de rire en pyjama, des câlins-bisous sur le bout d’un nez minuscule, des comptines-jeux sur des orteils coincés dans un collant reprisé au genou ? Peut-être, les donner à une école ? Non, pas vous là derrière votre grillage, vous qui tronçonnez, encore, des cèdres et des hêtres centenaires.
J’ai ensuite écrit sur la machine à coudre ressortie pour raccourcir des rideaux, acte dérisoire, mais riche de symbolisme : celui de l’apaisement d’un salon où la poussière est retombée, le chaos dompté, le bruit enfui (sauf quand Gaïa galope dehors). Sur la commande en ligne d’arbustes et de bulbes pour le jardin, fleurissant au passage les algorithmes qui traquent mes clics. Les publicités ciblées pullulent de roses multicolores.
Je ne voulais pas écrire sur le type en toc qui rempile pour un deuxième acte. Déjà en 2016, j’avais eu du mal à y croire. Cette fois encore le déni m’a étreint jusqu’au bout. Mais c’est pas vrai ! Une majorité de citoyens ont utilisé la démocratie pour élire un Narcisse fasciste qui va commencer par la réduire en bouillie ? Ils ont choisi, en connaissance de cause, un golfeur grimaçant qui prend le pouvoir comme on le confisque, l’abîme, et refuse de le rendre ?
Le jeudi orange, j’ai distrait mon effroi en observant un écureuil sur la branche du vieux cerisier et en me gavant du parfum de la pâte de coing en train de cuire. Les carottes râpées ont dû attendre leur tour. Avec Rufus Wainwright, j’ai chanté « I’m so tired of you America » en essayant de ne pas me demander si nos amis américains y sont pour quelque chose. Tout ça pour deux centimètres ! Ils ont pourtant des flingues partout là-bas pour s’entraîner, il ne pouvait pas mieux viser le type ?
Un jeudi de modelage à l’atelier en ville, la discussion s’égarait sur la politique du gouvernement français. Je faisais tout mon possible pour ne pas écouter. Travailler la terre est une pause précieuse, hors conversation légère et amicale, j’embrasse le silence. Une participante en plein émaillage a courageusement déclaré :
-On n’a sans doute pas tous les mêmes opinions. Nous ne sommes pas ici pour débattre de sujets politiques.
Je n’ose pas remercier à haute voix la dame qui a pris la peine de m’exprimer. Pas le temps, déjà on lui reproche son audace :
-Ah, mais de nos jours on ne peut plus débattre de rien du tout, le débat politique est devenu inexistant, vous ne trouvez pas que…
Et c’était reparti pour un tour. Là aussi. Comme avec le magnat mégalo menteur, manipulateur et misogyne (pas celui-là, l’autre, enfin, les deux).
La semaine d’après, post-élections, je me suis offert une pause de débats politiques imposés, avec l’excuse toute trouvée : « J’peux pas venir, j’attends un colis de rosiers. »
En passant par le Parc de la Tête d’Or samedi avec ma fille, à la sortie du salon de l’Étudiant (à l’aide), j’ai tenu à traverser la roseraie ancienne du jardin botanique. Je n’y étais pas revenue depuis notre retour de Mayence. Un panneau bas rappelle que, depuis la fin du XIXe siècle, Lyon est la capitale mondiale de la création de roses, merci à la poignée de rosiéristes, en premier lieu, la famille Meilland. Une rose coupée sur trois dans le monde provient, paraît-il, de buissons créés par Meilland. Dans cette roseraie historique, les rosiers, comme des tableaux dans un musée, ont une légende avec un titre et une année de création. Leurs noms poétiques sont charmants. Les quatre plants racines nues commandés pour leur facilité de culture se plairont-ils dans nos galets ?
Dans une autre vie, un directeur de directeurs — c’est dire — rappelait à ses troupes à chaque réunion : « Il ne faut pas se raconter des histoires ». Un autre disait « On va se faire rattraper par la patrouille ». Et moi je m’imaginais une patrouille de pieds nickelés casqués, tout droit sortie d’un album de Lucky Luke, cavalant dans les couloirs de bureau en bureau. Toi, les mains en l’air. Toi au piquet. Toi, promotion, tu m’as bien léché les bottes. Quel mal avec les histoires ? Moi j’aime bien m’en raconter avec ou sans mes albums.
Dans la voiture l’autre jour, nous avons écouté Waking up un podcast du spécialiste des neurosciences et écrivain Sam Harris. (Comme il est très apprécié par mon mari, j’ai baptisé nos deux frigos, le neuf et l’antique dont on a hérité dans notre maison, Sam et Harris.) Dans cet entretien, Yuval Noah Hariri, l’historien israélien auteur de Sapiens, explique comment notre cerveau préfère se laisser embarquer par les histoires qu’il mouline en continu que de se confronter à ce qui est, comme dans la méditation, l’imagination élude la sensation du passage de l’air dans le nez.
Ce même Sam Harris, dont le travail indépendant de toute publicité exclut la langue de bois, citait un ami à lui, républicain, qui parlait du golfeur mégalo en ajoutant « Mais non, jamais il ne fera ce qu’il dit ». Vraiment ? Dans un article récent du Monde, un journaliste enquête au cœur de quartiers défavorisés à Chicago et à Detroit auprès d’immigrés latinos ou yéménites : les gars ont regardé le mec en toc les insulter et pourtant ont voté pour lui. Aux États-Unis, « la réussite de l’homme blanc » fascine et sidère (même si la réussite est due au hasard de la naissance et à la compétence en manipulation). Nos cerveaux nous jouent des tours. On se raconte tous des histoires, n’en déplaise au dirlo.
Aujourd’hui « l’homme blanc » est devenu orange comme les carottes à la Renaissance grâce aux botanistes hollandais. Il est toujours dangereux de passer à l’orange. Les Hollandais, pays d’un autre prince d’Orange, vont pouvoir ressortir leur vidéo humoristique de 2017 Netherlands second. Nous rirons tous un peu plus jaune.
Connaissez-vous Byron Katie ? Deux de ses bouquins sont glissés entre les BD, dans les toilettes de l’étage, pour initier mes filles à son travail. Cette Américaine a compris comment vivre en paix avec elle-même et nous propose une méthode (The work) pour détricoter les croyances qui nous habitent. Que serions-nous sans notre histoire ? Les cinq questions à se poser sont :
Est-ce vrai ?
Puis-je être absolument certaine que ce soit vrai ?
Que se passe-t-il quand je crois cette pensée ?
Qui serais-je sans cette pensée ?
Par quoi puis-je la remplacer ?
Se protéger des horreurs du monde, mais rester informé, un défi. J’applique un filtre journalistique sérieux, grâce au Monde, à The Economist (où les articles anonymes garantissent la liberté d’expression) et à Arte. Lorsqu’un soir à table j’évoquais un documentaire vu sur Arte, ma grande fille a lourdement insisté : est-ce une source fiable ? Elle ne m’a pas fait le coup des cinq questions, mais presque.
Nos gosses, on leur explique tellement de faire la part des choses dans le tsunami d’histoires et d’images qui kidnappent leur cerveau, qu’ils n’arrivent plus à trier (en trois piles : faux, vrai, à vérifier). Tout est suspect par défaut. Or sans hiérarchie, plus rien n’est douteux. Le retour du magnat du mensonge est grave : la désinformation qui nivelle par la boue est normalisée. Je ne résiste pas à citer Sam Harris : « Tout est faux chez lui, s’il le pouvait, il vendrait ses pets en bouteille, mais ce serait de faux pets dans de fausses bouteilles ». Le Déluge biblique c’est aujourd’hui. Besoin d’une arche en vrai bois garantie sans IA. Cherche Noé désespérément.
Mais avant, je vais attraper des mains bénévoles.
– Tu peux passer l’aspirateur dans l’escalier steuplaît ?
L’aspirateur racle, vrombit, cet aspirateur rouge qui ne s’éteint plus qu’en débranchant la prise murale, depuis qu’exaspérée par l’esclavage ménager, je l’avais envoyé valdinguer dans l’escalier de notre maison de Mayence.
Paf, les lumières s’éteignent, le rugissement s’interrompt.
-M*** ! Les plombs ont sauté. C’est le four. Pourvu que ça ne compromette pas la cuisson.
À tâtons, débrancher l’aspirateur. Rejoindre le garage, appuyer sur le disjoncteur.
-Tu veux un thé ?
-Oui, volontiers.
Allumer la bouilloire, l’écouter murmurer puis frémir.
Paf, les lumières s’éteignent, l’eau s’apaise.
-Encore ! Je pensais que, comme la lessive était terminée, ça passerait.
Non. Ça ne passe pas.
-Évitons d’allumer.
Dans la pénombre de la fin de lundi férié, allons-nous manger froid ?
-Demande à Chat CPT ce qui consomme plus : la plaque à induction ou le micro-ondes ?
Ce sera une soupe Picard. Tout pour éviter d’interrompre brutalement la montée en température de mon four à céramique.
Depuis notre départ en Allemagne, il est resté emballé de carton et de film plastique, quatre ans dans un abri de jardin et deux dans le jardin, sous un bosquet de lilas et laurier sauce. Depuis une quinzaine de jours, l’atelier était prêt à l’accueillir. Mon mari, merci à lui, a tiré son quintal sur son socle à roulettes sur des planches jusqu’à son coin dédié. Il a branché ses trois fils à la prise spéciale de 32 Ampères. Au basculement de l’interrupteur sur le tableau, son affichage a repris vie. Ma plus jeune fille, merci à elle, a touillé pendant plusieurs dizaines de minutes avec un manche à balai, l’émail dans son seau, dont les phases s’étaient complètement séparées. Nos premières pièces de céramique peintes attendaient la consécration du feu.
Il lui faut près de neuf heures pour atteindre les mille degrés, et, comme l’aspirateur et la bouilloire viennent de le confirmer, la consommation électrique augmente avec la température. Bientôt, notre abonnement sera adapté à notre besoin. Les gâteaux pourront cuire en même temps que les bols. Pour l’instant, ma hâte côté céramique doit être compensée par une patience collective pour les autres tâches domestiques électriques.
Malgré la fenêtre ouverte, l’odeur de poussières cuites évoque mes séances de modelage en ville le jeudi. La chaleur croissante reste supportable. Tout au long de la journée, je contrôle la montée en température. Le four affiche PF dans son menu déroulant — power failure — pour nous signaler les incidents, mais il termine son cycle comme prévu. Je n’ouvrirai le four que le lendemain en fin de matinée, quand il sera revenu à température ambiante, avec un mélange d’impatience et d’appréhension. Le lourd couvercle hésite à se laisser soulever, à dévoiler les trésors colorés. Tout a fonctionné comme prévu. Youp la boum.
Après un dernier article engagé, une actualité grinçante, je souhaite, pour la bonne bouche, vous offrir des éclats de douceur.
Le pinceau qui étale une peinture moelleuse sur une surface blanche un peu rêche, dans une ambiance chaleureuse et concentrée, apaisée — malgré les bavardages de mes demoiselles.
La tendresse du geste qui a posé dans mes mains un sac en papier kraft, dont l’ouverture dégage un parfum que j’adore : les premiers coings enfin ! J’ai pu jouer avec le parfum et la lumière, m’imbiber de l’odeur de cuisson, de l’ambre de la gelée qui bout et mousse, tâter la goutte collante sur l’assiette pour vérifier qu’elle a pris, esquicher un demi-citron dans un bol pour en retirer les pépins glissants avec les doigts avant de verser le jus dans la marmite. Je me suis coincé les doigts avec le moulin à légumes qui ne me sert qu’une fois par an, à passer la chair rosée des coings pour en faire de la pâte qui ne séchera jamais assez, et un jour sera tellement déshydratée qu’on ne pourra plus la croquer.
L’amitié du voisin qui propose par texto à toute la rue de venir cueillir ses kakis (mous). J’aimerais, pour la première fois de ma vie, cueillir un kaki sur l’arbre. Dans la pente de mon trajet quotidien, le plaqueminier effeuille ses branches qui ne portent plus que ses fruits. L’un d’eux est écrasé sur le trottoir, entre les feuilles jaunissantes, trois étourneaux se repaissent sur les hautes branches. Les propriétaires n’ont pas l’air de les consommer. Mes filles avaient, un automne, entendu dans le bus scolaire qui longeait ce même arbre, une petite Japonaise expliquer à sa voisine que les kakis étaient très appréciés au Japon.
Au coin de la rue, la dame à chignon gris penchée sur le massif de mirabilis, que ma mère appelait belles-de-nuit, une boîte en plastique à la main. Elle ramasse les graines noires comme du poivre. Enfant, je faisais couler celles qui traversaient le grillage de ma grand-mère dans ma paume. Zut, je repasserai quand le spot sera libre. Les corolles de ce massif, jaune pâle et rose acide comme des bonbons anglais, sont particulièrement tendres.
La promenade entre rues résidentielles et chemin de terre le long de pâturages et prairies, à écouter ma benjamine raconter ses histoires de collège, les cours, les notes, les envies pour la suite. Tendre l’oreille en photographiant les graines pop en bonnet d’évêque des fusains des haies, orange vif et rose fluorescent. Si j’osais, j’en planterais chez moi. Je n’ose pas. Les plantes toxiques me tiennent à distance respectueuse.
Et choisir un film de méchants à regarder en pédalant, pour évacuer par le mouvement et l’imagination, la hargne accumulée sans devoir étrangler personne.
Continuer de tricoter une « vie sans histoires » en laissant des interstices aux possibilités, graines d’histoires dans les trous des murs de contraintes, emportées par le parfum fruité ou poussiéreux de mes jeudis. Regarder son histoire en train de s’écrire, croire l’orienter d’une main terreuse ou d’un coup d’idée.
Et, si possible, écrire vrai.