Une visite privée du Musée Gutenberg à la réouverture post-confinement, ça vous dit ?
Enfin, je me résous à aborder le personnage. Voilà près de trois ans que nous habitons à Mainz, un an et demi que j’écris ici et je n’ai pas encore osé parler de Gutenberg. C’est comme déménager à Paris et éluder le sujet de la tour Eiffel. Très connu, incontournable, vaguement intimidant quand on s’en approche. Surtout que là c’est un symbole humain.
Gutenberg c’est l’enfant chéri de la ville. Mainz l’a vu naître en 1400 et mourir en 1468. Près de la cathédrale de grès rouge, une statue le représente en face du théâtre. Sur la Liebfrauenplatz, se trouve, dans un bâtiment de béton et de verre, le musée qui lui est dédié.
Lors de notre deuxième visite de la ville en mai 2018, je m’y étais rendue avec mes filles. Mon mari travaillait ce vendredi de l’Ascension. Nous étions montés pour présenter la ville de Mainz à nos enfants. On avait longé le collège et l’école primaire (bâtiments fermés mais cours ouvertes : pas de plan Vigipirate en Allemagne) et visité les deux maisons en location dans le quartier visé.
Pendant que leur papa était dans son futur bureau, toutes les trois avions arpenté la vieille ville. Après une visite de l’église Sankt-Stephan (Saint-Etienne) et ses vitraux de Chagall, nous avions grignoté sur le grand marché au pied de la cathédrale. Nous ne le savions pas encore, mais le brunch sur le marché estival est une tradition mayençaise. Pas de vin ni de Fleichwurst pour nous. Un petit sandwich, Brötchen, au poisson frit et une barquette de fraises locales. J’ai été surprise par la profusion d’asperges et leur prix minimum, elles aussi une spécialité du coin. Nous avions fait une petite marche vers le Rhin pour digérer le poisson qui avait du mal à passer.
Ensuite nous avions poussé la porte du musée Gutenberg. Le Routard sur l’Allemagne le signale dans ses coups de cœur juste derrière la cathédrale de Cologne. Un guide aux cheveux longs et blancs noués en queue de cheval nous a entendu parler et nous a proposé en français d’assister à la démonstration d’une presse à imprimer qu’il s’apprêtait à faire. Les guides sont polyglottes mais à cette heure la présentation était en allemand. Mes filles n’en parlaient pas un mot. Nous sommes descendues à l’étage inférieur où étaient disposés des tabourets pliables noirs devant quelques gradins tout aussi noirs. Face à eux, une grosse presse en bois sombre, avec tout le matériel d’imprimerie comme au temps de Gutenberg.
Le guide s’adresse aux visiteurs avec un regard fatigué mais avenant derrière ses lunettes métalliques. Il explique que l’installation est une reproduction, que Gutenberg s’était inspiré des presses à vin pour la concevoir. Pas étonnant : Mainz et Strasbourg où il a aussi vécu, sont des capitales de régions viticoles. Mainz est d’ailleurs jumelée avec Dijon. Il a fait couler dans le moule en cuivre inventé par Gutenberg un alliage de plomb, étain et antimoine chauffé à 300°C. quelques secondes plus tard il l’a ouvert pour en extraire un bâtonnet de métal avec au sommet la lettre G en miroir. Il nous montre le papier fabriqué à partir de chiffons. Le meilleur pour les Bibles était importé d’Italie.
Le monsieur a ensuite composé avec des blocs de caractères assemblés une page de la bible à 42 lignes. C’est la page du début de l’évangile selon Saint-Jean en latin : In principio erat verbum (au commencement était le verbe). Avec un tampon encreur en cuir rempli de crin de cheval et à poignée en bois, il a encré séparément le texte en noir, les enluminures en rouge et en bleu. Il parait que cet objet est encore l’emblème de l’imprimerie. Il a précisé que Gutenberg, pour limiter les coûts, n’imprimait qu’en noir. Les autres couleurs étaient ajoutées à la main selon la commande du client qui choisissait aussi le type de reliure pour sa liasse de pages imprimées.
Le guide a ensuite placé le papier sur le couvercle qu’il a basculé sur les blocs de texte encrés, puis fait coulisser le tout sous la presse. Pour serrer la vis il a demandé de l’aide dans l’assistance. Il a choisi ma plus jeune fille alors âgée de sept ans. Sans comprendre un mot, elle a suivi ses instructions à la lettre, c’est le cas de le dire. Le mode d’emploi de la presse tombe sous le sens. Dévisser, retirer le chariot, et guetter le bruit de baiser du couvercle que l’on ouvre : l’impression a bien marché. Le papier est humide. Il l’a roulé sur lui-même en précisant que l’encre ne serait pas sèche avant 24 heures. Et l’a tendue à ma fille toute fière.
Nous avions ensuite visité le reste du musée avec des touristes du monde entier.
La salle du Trésor est un coffre-fort à la porte épaisse et aux vitrines blindées. Elle présente dans la pénombre quatre bibles au centre et d’autres incunables dans les vitrines latérales. C’est émouvant cette plongée dans le passé lointain. Un jour ce papier a été blanc, le texte n’était pas encore composé. Les deux bibles de Gutenberg ouvertes à la même page présentent des enluminures très différentes, dessinées à la demande de leur propriétaire. De la taille de très épais albums photos, elles ressemblent aux textes manuscrits des moines copistes : deux colonnes de quarante-deux lignes chacune, caractères gothiques de type textura, enluminures colorées. C’est la Bible B42, composée à partir de la Vulgate de Saint-Jérôme en latin. Gutenberg a choisi un best-seller de l’époque pour rentrer dans les frais considérables d’un atelier d’imprimerie.
Je suis retournée au musée avec mon père un an après la première visite, un matin de semaine de mars mouillé. Le même guide avait fait la démonstration en français. Il m’avait appelée pour l’aider à serrer la vis. J’étais repartie avec ma page de la bible.
Ce jeudi 27 mai avec mon fils et une jeune inconnue nous sommes les premiers visiteurs au musée depuis longtemps. La Notbremsegestez (loi fédérale pour encadrer la pandémie) vient de tomber en vertu de bons chiffres d’incidence corona. Ce matin-là magasins, musées et restaus rouvrent. Les restaurants exigent la présentation d’un test de covid négatif pour s’attabler. Par chance au musée il suffit de donner ses coordonnées.
Nous voilà donc tous les trois devant un autre guide. Un monsieur aux lunettes métalliques et aux cheveux blancs mais courts. Il n’a pas demandé d’assistance ; il n’en a pas le droit en ce moment. Mais il imprime deux fois la page de la bible, une pour la jeune femme et une pour mon fils et moi. Il accepte de projeter la version française de la présentation de Gutenberg (mon fils ne parle pas allemand et l’autre visiteuse l’a déjà vu).
Dans une salle de cinéma en amphithéâtre, le film de 15 minutes présente la vie de Johannes Gensefleich de Gutenberg, avec une animation dans les rues de Mainz nocturne et un comédien déguisé comme la statue de pierre érigée devant le Staatstheater. La voix off relate que le futur pape Pie II a appelé Gutenberg « Vir Mirabilis » (homme merveilleux). Quand il a vu une page imprimée il a écrit : « on peut les lire sans lunettes ! »
Il ne reste pas grand-chose de l’entrepreneur dans la ville. Une plaque sur une maison indique que là autrefois se trouvait la maison natale de Gutenberg. Juste derrière, l’église Saint-Christophe, détruite par les bombardements alliés pendant la deuxième guerre mondiale et non retapée pour en faire un mémorial, abrite dans une chapelle restaurée les fonts baptismaux de Gutenberg. J’ai eu la chance de les voir un jour. La Volkshochschule où j’allais à mon atelier de terre est située sur la même place. Je m’étais aventurée dans l’église sans toit. C’est beau une nef avec accès direct au ciel. Une vague gardienne de ce lieu ouvert m’avait proposé de m’y emmener. Elle m’avait ouvert des portes fermées à clef.
Dans le cœur des ruelles à proximité de la cathédrale sur une tour en pierres blanches et rouges facile à ignorer une plaque mentionne que là se tenait l’atelier de Gutenberg. Elle est enchâssée dans des immeubles de béton minables. Quel scandale. Les architectes ont vraiment une profession ingrate pour le public : leurs erreurs lui sont imposées pour des décennies.
C’est à peu près tout. Oui mais c’est vivant. Le journal gratuit de Mainz fait sa une d’aujourd’hui sur une nouvelle application Gutenberg to go pour partir sur ses traces dans la ville. Le musée a mis a profit le confinement pour développer cet outil du XXIème siècle. Sur un écran mais avec des caractères et des pages comme à la toute fin du Moyen âge.
Les premiers textes imprimés étaient des indulgences, histoire de faire entrer un peu d’argent et permettre à Gutenberg de s’attaquer à la Bible romaine en latin. Comme dans les manuscrits, il n’y a pas de paragraphe ni de chapitre. Les changements de rubriques sont indiqués par les enluminures. Le plus gros défi à la main reste encore difficile au début de l’imprimerie : la justification à droite. Il a fallu deux ans pour fabriquer les caractères pour une bible mais une fois équipés Gutenberg et ses artisans purent imprimer 180 bibles entre 1452 et 1455 pendant le temps qu’il aurait fallu pour en copier une seule.
Il en reste 49 dans le monde. Plusieurs aux Etats-Unis, une à Tokyo, quelques unes à Paris. Celles de Mainz, étaient jusqu’à la fin des années 1970 la propriété d’une famille noble anglaise. A cours de liquidités, ils les ont vendues chez Christie’s à New-York. Informée par un mayençais expatrié, la ville de Mainz les a alors acquises pour 3.6 M DM. Un jour de fin mai 1978, presque 43 ans jour pour jour avant notre visite, la Reine Elisabeth les a symboliquement remises au conservateur du Musée Gutenberg. Il l’a accueillie au musée avec la phrase anglo-germaine « And now we go down in die Druckwerkstatt » (et maintenant on descend à l’atelier d’imprimerie). Le Prince Pilipp s’est vu confier le serrage de la vis de la presse. Celle que ma fille et moi avions aussi serrée, comme des milliers de mains.
Au XVème siècle, l’imprimerie existe en Chine depuis longtemps, mais avec une encre à l’eau comme celle des moines et des blocs de bois gravés. Gutenberg invente les caractères mobiles (qui permettent de corriger une erreur) et l’utilisation de la presse à bras. Son talent est de rassembler des techniques qui existent séparément dans différents corps de métiers pour produire un livre.
L’entrepreneur Gutenberg a su convaincre pour lever les fonds de son investissement. Il regroupe dans un atelier un menuisier, un graveur, un orfèvre, un compositeur de page qui parlait latin mais n’avait pas peur de se salir les mains (ce qui n’était sans doute pas l’idée que les érudits du XVème siècle se faisait de leur avenir), quelqu’un qui savait utiliser l’encre collante et raide comme un vernis et empruntée aux peintres, quelqu’un pour installer le papier et les blocs de métal dans la presse, un relecteur final.
L’invention pouvait-elle avoir lieu ailleurs qu’à Mainz ? Au cœur d’une région viticole (presse), à proximité de régions métallurgiques (Sarre, Moselle), de gisements de pierres précieuses (Idar-Oberstein, orfèvrerie), de Francfort et ses deux foires annuelles (approvisionnement en papier italien), la production est assurée localement. La ville au confluent du Rhin et du Main, au cœur d’un réseau de villes-états commerçantes (Francfort, Strasbourg, Cologne, et au-delà les Pays-Bas) a une position stratégique pour les échanges. (Cet emplacement lui a valu d’être systématiquement bombardée pendant la deuxième guerre mondiale. Peu de bâtiments datent d’avant les années 50.)
La technique s’est très vite diffusée dans l’Europe entière.
Mainz à l’époque de Gutenberg est une ville-état commerçante très importante, avec ses propres lois et sa propre monnaie. Son archevêque est le deuxième homme le plus puissant du Saint-Empire Romain Germanique : le principal des sept princes-électeurs de l’empereur. Avec l’invention de l’imprimerie et du livre tel qu’on le connait aujourd’hui la ville exporte le premier média de masse. Mainz à la deuxième moitié du XVème siècle c’est le Palo Alto de la fin du XXème.
Quelques dizaines d’années plus tard les pays européens sont équipés. Le roi de France a payé cher pour envoyer un artisan se former à Mainz. En 1500, près de vingt millions de livres ont été imprimés en Europe, livres de prières, bulles papales, grammaires latines.
Le savoir imprimé se diffuse au-delà des cercles privilégiés et du Saint-Empire Romain. Dans la structure politique éclatée de ce qui deviendra l’Allemagne aucun pouvoir ne peut empêcher la propagation des idées et des techniques au-delà de sa juridiction. Le chemin de la Réforme soixante ans plus tard est pavé.
Mon fils et moi avons fait le tour de l’exposition. Deux personnes sont autorisées dans la salle du Trésor : nous sommes seuls, la jeune femme attend son tour. Une gardienne nous guette pour vérifier qu’on ne fait pas de bêtise du genre piquer un incunable ou prendre une photo (j’avais été reprise la première fois). Présentation de presses de différentes époques, des techniques de dessin, d’encres naturelles (cochenille, lapiz lazuli, gale du chêne, …) des échantillons de papier (à partir de différents cuirs). L’histoire du livre. Des livres miniatures comme ceux de la maison de poupée de la reine d’Angleterre qui m’avait tant impressionnée à Windsor quand j’avais 9 ans. Au fur à mesure où on monte dans les étages les traductions en anglais sont oubliées. Tant pis, les images suffisent à mon fils me dit-il. Nous apprenons que tous les portraits de Gutenberg sont posthumes. Personne ne sait à quoi il ressemblait. Sur presque aucun, il sourit. L’homme figuré sur les tableaux et les sculptures est l’allégorie du savoir qu’il représente. Dans un livre j’apprendrai que beaucoup des informations que l’on possède sur lui aujourd’hui sont les traces de ses déboires avec la loi.
Au dernier étage est une exposition sur la transmission de l’information avec les postiers, le chemin de fer, les télégraphes, téléphones et les premiers journaux. Elle présente aussi le rôle des médias dans la politique. Une photo en noir et blanc de Sophie Scholl, très reconnaissable avec sa raie de côté, m’attire dans une alcôve. La gardienne désœuvrée m’indique que je peux m’approcher. Dans la vitrine était exposé un tract de la Rose Blanche, son organisation clandestine de résistance montée avec son frère et un ami. La proximité de ce texte me touche, je viens de regarder sur Arte un très bon documentaire sur sa vie.
Nous suivons les scotches jaunes pour le parcours prévu et redescendons. Toujours personne dans le musée. Le vestiaire en accès libre est vide. Les guides sont tous à notre disposition pour nous dire aurevoir et nous souhaiter une bonne journée. Tchüss, schönen Tag noch !
Nous allons acheter du fil à broder au magasin voisin. Je m’attendais à la cohue après toutes ces semaines de privation. Mais non. L’affluence est raisonnable. Tout le monde porte son masque. Ça commence à tirer sur les oreilles. Les terrasses feraient envie s’il faisait beau. Mais même avec un grand soleil, je n’ai pas avoir envie de me faire curer le nez pour m’installer dans un café. Ça attendra. Cette sortie m’a donné mal à la tête, je n’ai plus l’habitude de la ville. Rentrons au chaud prendre un bon livre.
Sources : Musée Gutenberg, Mainz – Germany, Memories of a nation de Neil MacGregor
Merci de me faire revisiter le musée Gutenberg, je confirme que la ville est très fière de “son fils”, ils ont même créé une discipline à l’université, la Johannes Gutenberg Universität bien sur 😉, la “Buchwissenschaft”, l’histoire autour du livre, et il y a (au moins il y avait) aussi une Druckwerkstatt, où on apprend le travail d’une imprimerie d’antan.
Schöne Grüße nach Mayence d’une allemande en France !
Merci beaucoup Christiane pour ton retour ! Je ne savais pas qu’il y avait cette spécialité à l’université, c’est bien logique ! Schöne Grüsse aus sonnigem Mainz (endlich !)