Stage de tour, adieux à l’Allemagne, et mots qui libèrent
Seule à la maison, pour la première fois depuis… depuis je ne sais plus.
Dans son nouveau poste, mon mari est autorisé à se rendre au bureau deux fois par semaine. Les filles sont toutes les deux à l’école. Un virus (non pas lui, un autre) les a successivement clouées sur le canapé.
Des heures seule. Une fenêtre ouverte sur une activité qui s’alimente de paix : vous écrire.
Au réveil ce matin, j’ai étiré la paresse les yeux fermés pour accueillir les pensées virevoltantes libres et fraîches, les idées vraies. Sans le filet à papillons de mon carnet – la lumière, le stylo pourraient les effrayer – j’ai tâché de les garder entre les doigts, sans les écraser, sans vraiment les emprisonner, pour vous les livrer, ici et maintenant.
Il fait froid dans la maison, parfois plus que dehors. Je m’offre le luxe d’emmitoufler ma journée de travail à mon bureau, dans un sweat moelleux. Moi qui ai besoin d’un environnement rangé et propre, apaisant, je tâche d’effacer ces caisses ouvertes, ces cartons qui débordent, dont le chaos m’assiège, ce bureau, qui faute d’étagères, grouille lui aussi. Enfiler des œillères. Rester concentrée sur quelques centimètres carrés.
Ce matin donc, je repensais à mon stage de tour la semaine dernière.
Je me suis offert quatre jours, enfouie dans la terre de la tête aux pieds. Et comme ça ne suffisait pas, le 1er novembre, jour férié, j’ai rempilé avec le jardin. Les premiers coups de ma nouvelle bêche écolo (grelinette, top, dont la symétrie épargne le dos) m’ont dévoilé la vraie nature de mon terrain : argileux. (Bientôt, je récolterai un seau de terre, je la ferai sécher, je la filtrerai avant de la réhumidifier pour la modeler.) Au milieu des mottes collantes : des galets blonds. Des milliers de galets blonds. À Mayence, le Rhin avait quitté son large lit (sans le faire), en laissant un sol noyé sous le sable. À Lyon, le Rhône a abandonné ses galets. Très lisses, d’un ocre mat, bien différents de ceux des rives de l’Ardèche, gris et volontiers rugueux. Argile plus galets, la recette du pisé, que tant de maisons alentour dévoilent sous un crépi écaillé.
Retour au tour.
Voilà combien d’années que je n’avais pas pu tourner ?
Lorsque – après avoir fantasmé le sujet pendant des années – je me suis enfin inscrite à un cours de poterie, il y a vingt-trois ans je crois, c’était avec le souhait d’apprendre à tourner. Quelle ne fut pas ma déception, lorsque la formatrice nous a annoncé que non, pour cela, il fallait faire un stage. Une séance hebdomadaire ne suffit pas à dépasser le stade de la terre vrillée, et de la frustration. C’est presque à regret que j’ai découvert le modelage qui m’a conquise. Quelques années plus tard, j’ai pu honorer ce désir.
En Allemagne, je n’avais pas trouvé de lieu pour en faire, alors j’ai profité dès mon retour de me jeter sur la première occasion : la lettre d’information de mon ancien atelier m’annonçait que le stage de la Toussaint n’était pas complet. J’ai cliqué.
Et j’ai tourné.
Enfin, d’abord j’ai battu. Battu la terre pour la rendre homogène et chasser les bulles d’air. Non, je vous vois venir, ça se fait sans gourdin. Juste une table en bois brut, pour la malaxer en s’aidant de son propre poids, en la contenant de tous côtés pour lui donner une forme de tête de bélier ou de gros coquillage. Vous essaierez avec votre prochaine pâte à pizza… vous verrez, c’est très agréable. Ça défoule en douceur.
Coller la terre à la girelle du tour. La sentir d’abord chavirer, puis lorsque les deux mains exercent une force égale, aux bons endroits, se centrer. Accueillir sa soumission à la force centrifuge. Fermer les yeux un instant : non, les mains placées autour de la boule d’argile en rotation ne bougent pas. La première étape est réussie.
Appuyer, tirer, percer, lisser… des gestes minuscules et précis, les coudes posés, qui s’appliquent à une matière douce, résistante, élastique, rancunière, frustrante et gratifiante à la fois. Le tour, activité très physique, sanctionne immédiatement le moindre écart de concentration. Mon tunnel créatif m’a relâchée, épuisée et ravie. Mes mains et mon sourire me le réclament : quand est-ce qu’on recommence ?
Allez savoir.
L’Allemagne s’efface de notre quotidien. Des gestes dérisoires lui disent tschüß. Ce matin, j’ai jeté une bouteille de shampooing achetée chez DM. Quelques paquets de levure et un bidon de lessive me parlent encore allemand. Hier, nous avons fait changer les plaques de la voiture. Ce moment hautement symbolique (sous une pluie diluvienne) m’a doublement soulagée : je n’assumais pas le fait d’être prise pour une touriste égarée et nous avons pu cocher une autre tâche sur l’immense liste des choses à faire en changeant de pays. Mon mari – moi je n’en sais rien, je ne m’en suis pas occupée – a conclu l’étape d’hier en disant qu’ici « c’est plus rapide et plus simple de faire une carte grise ». La procédure en ligne économise le déplacement imposé à Mayence, dans un lieu dédié où il faut faire la queue. (Comme avant à la préfecture).
L’Allemagne s’efface, oui et non. Ma plante de cardamome (achetée pour son parfum de cannelle chez Pflazen Kölle) a repris de la vigueur cet été. Ma benjamine est repartie seule en TGV pour la Rhénanie, retrouver sa grande copine et son ancienne classe. Merci à mon amie qui l’a cueillie sur le quai à Francfort pour l’accompagner à Mayence. (Moi aussi bientôt, je la retrouverai à Metz. Je vous raconterai.)
Ma grande fille s’est envolée pour Bilbao retrouver son frère. Parmi les péripéties administratives au petit matin à l’aéroport Saint-Exupéry, il y avait le formulaire d’autorisation de sortie du territoire pour mineur. Appliquée, j’avais joint la copie de ma carte d’identité mais oublié de signer. (Non, ce n’était pas clair : la signature devait être apposée dans un recoin vers le milieu de la page.) Hier soir encore, j’ai oublié de noter la date sur une autorisation pour une sortie scolaire. J’en ai ras le bol de recopier tous les quatre matins le numéro de ma police d’assurance, alors stylo au poing, sans mes lorgnons, je fonce. Comme ma plus jeune à qui je serine qu’il faut bien-lire-l’é-non-cé.
Les tâches basiques me narguent.
Au feu les énoncés !
Et les questionnaires.
Devinez quoi ? Hier soir, nous avons eu droit à une visite virtuelle de notre cage en prévision de l’adoption de gerbilles. Ma fille, qui en accueille depuis bientôt six ans, a passé un entretien dans les règles avec au moins 156 questions. Elle a dû envoyer le lien du site où elle commande leur nourriture et dévoiler les mensurations de la roue en bois. Quand je pense que nous avions trouvé exagérées les précautions de l’association allemande avant de nous confier une chienne… Dans quels abysses chuterait le taux de natalité si les candidats à la procréation étaient soumis à de tels examens ?
La taille olympique de la cage fabriquée par ma grande fille, et les nombreux jouets faits maison devraient seuls confirmer la motivation et l’assiduité (la sienne, pas la mienne).
— Non, mais pour des gerbilles quand même… C’est exagéré…
— Oui, il y a des gens qui pourraient les « adopter » pour nourrir leur serpent.
Ah vraiment ?
Le lave-vaisselle ronronne. Mon téléphone vient de vibrer, comme tous les jours à 8 h 50, pour me rappeler d’écrire 500 mots.
Ces derniers jours, j’écris beaucoup, mais surtout pour mes traductions. J’ai attaqué le module des documents techniques. Désormais incollable sur le moteur à quatre temps, je dois quitter la mécanique pour m’atteler à l’électricité, puis à des textes juridiques.
Les nombreuses recherches sur Google me lavent le cerveau. Je rêve d’un abonnement internet sans aucun message commercial. Une version premium où l’information recherchée ne serait pas noyée dans une fosse septique (je viens de faire démolir l’ancienne de notre maison, ça m’obsède). Quand j’éteins mon ordinateur le soir j’aurais besoin d’une vidange pour évacuer tous ces messages agressifs par leur insistance, leur mouvement, leurs couleurs, leurs mots qui grouillent.
Cela me rappelle Netflix – qui contrairement à Google, reste un détour facultatif. Pendant le confinement, comme tout le monde, nous avons pris un abonnement. Chaque fois qu’un de mes colocataires suggère de feuilleter leur catalogue pour décider (collectivement) quoi regarder, je craque après quelques minutes avant de me lever, et d’annoncer en me tapant les cuisses : « Bon, ben moi je vais me coucher. » Ma benjamine m’imite régulièrement en éclatant de rire.
Netflix… ou comment chercher à tâtons un éclat de chocolat noir dans un seau de Smarties. Les seuls films qui m’intéressent, je les ai déjà vus. Les séries à la mode ne m’intéressent pas, j’ai essayé, je m’ennuie. Comme je ne veux pas priver les autres de leurs distractions, l’autre soir, j’ai accepté la suggestion de mon mari :
— Et si on finissait le spectacle de l’Australienne ?
(Nous l’avions commencé l’hiver dernier.)
Certes. Finissons.
Et c’était formidable.
La deuxième moitié encore plus que la première. Bouleversant d’authenticité. Une vraie leçon pour moi qui la recherche dans mon écriture. Magnétisée par son âme, j’ai bu ce témoignage d’une femme qui souffre de sa différence. Et qui le dit. Qui, remettant en question les codes de la comédie, a cessé de vouloir faire rire à ses dépens. Qui, dans un jeu de miroir trop vrai, prend pour cible le mâle blanc hétéro.
Moi qui, en décalage depuis toujours, peine à me faire une place dans le monde, j’avais les larmes aux yeux et envie de me lever pour applaudir. Oui, c’est cruel de faire partie d’une minorité. Merci Hannah.
Cette artiste donc (diplômée en histoire de l’art), Hannah Gadsby, évoque dans son spectacle Nanette, Marie-Thérèse Walter qui, dans l’ombre, a consacré sa vie à Picasso.
Tiens donc…
— Regarde !
J’ai attrapé sur la table basse le livre que je venais de prendre à la médiathèque : Sa vie pour Picasso, Marie-Thérèse Walter de Brigitte Benkemoun. Drôle de coïncidence. N’avez-vous pas l’impression que lorsque vous vous intéressez à un sujet vous le voyez partout ?
Je n’avais pas d’avis sur l’homme avant ces deux rencontres – juste sur l’artiste. Mon regard sur Picasso a changé.
Parfois, il suffit de quelques faits pour comprendre.
D’autres fois, hélas, cela est impossible.
Les faits bâillonnés par leur cruauté restent incompréhensibles. L’horreur d’un fait divers ardéchois a tranché dans l’humanité et atterré des familles, une ville. En plein marché hebdomadaire, à la terrasse d’un café, lieu de vie et de joie, un homme retraité a été assassiné. À l’échelle locale, c’est la tuerie du Bataclan dans toute son horreur. De la même manière, mon cerveau a mis plusieurs jours à accepter l’inconcevable.
Toucher terre dans ces conditions c’est inhumain.
Je voudrais adresser ici toutes mes pensées de soutien à ceux qui, de près ou de loin, sentiront longtemps le drame résonner.
Très heureuse de pouvoir te lire à nouveau.Bises Dany
Merci ma Dany, je t’embrasse. Estelle
Oh que je suis heureuse de te lire et vous savoir en France. Je vous sens plus proche de moi 🙂
Bravo pour ton écriture qui évolue : elle m’a transportée du début à la fin 😉
Je te souhaite pleins de fluidité dans ton quotidien
Merci beaucoup Eleonore !
Ouiiii nous sommes plus proches, et espérons vous voir bientôt.
Bisous x 5