À nous deux (ma cervelle)

À Dijon pour une rencontre de traducteurs, à Paris pour rire

Alors c’est toi, toi, frais et reposé dans l’attente de ma visite, toi et tes caresses moelleuses et appuyées, ton odeur inconnue dans la pénombre, toi qui vas cette nuit brouiller mes repères, stimuler mes sens et m’empêcher de dormir. Toi que j’espère et redoute. Toi, que je retrouverai avec délices et quitterai avec soulagement, toi le lit de cette chambre d’hôtel.

Les nuits seules à l’hôtel me confisquent le sommeil, depuis toujours. Quand je reste plusieurs jours, j’arrive à dompter l’hypervigilance qui me tient compagnie depuis ma naissance et s’exacerbe dès qu’elle trouve une fissure où se faufiler. Alors même si l’évasion me réjouit, j’appréhende la nuit et dois recourir à des maléfices pour envoyer ma cervelle au panier.

Ma cervelle c’est l’enfant de L’enfant et les sortilèges du génial binôme Maurice Ravel – Colette, livre-disque qui effrayait tant la petite fille et que j’ai pourtant infligé – une seule fois, ensuite ils ont refusé – à mes enfants. Elle échappe à ma maîtrise, méchante et rebelle, veut tirer la queue du chat, tricoter mes soucis et ébouriffe mes créations en cours. Le lit, la nuit, la lune et le rideau sombre se vengent. Les idées aussi en m’inondant. Mon corps s’enfonce paisible, dans le matelas et l’oreiller, sous une couette douillette, et tente d’allonger ses respirations. Cervelle, je t’aurai. Cervelle, c’est toi qui me terrasses.

Le déplacement à Dijon de début avril s’est assorti d’une autre cause de stimulation trop tardive dans la journée pour m’autoriser un sommeil correct : la deuxième séance de mon atelier d’écriture autour de la poésie. Eh oui, en vieillissant un système nerveux aussi réactif exige une sagesse de tous les instants et donc une vigilance renforcée – ce qui est contreproductif, on ne s’en sort pas. Après 19 h, stimulations interdites sinon avec l’oreiller tu te battras.

À la demande générale d’Hélène (que je salue ici) je vais vous raconter la suite.

À peine arrivée dans la chambre d’un petit hôtel du vieux centre de Dijon, au deuxième étage, au fond d’une cour (oui une cour au deuxième étage), je me suis lavé les mains dans une salle de bains aux murs vert pomme (le vert mural me poursuit) et j’ai installé mon ordinateur pour me connecter sur Zoom. J’étais perplexe : je m’étais monté la tête avec cette histoire de droits d’auteurs abusifs, incertaine que mon poème serait arrivé jusqu’aux yeux de l’auteure, et si c’était le cas, dans l’anticipation anxieuse de ses commentaires. Dans le doute, prévoir toutes les possibilités, imaginer les cinquante côtés de la médaille, comme ça au moins on est paré à toute éventualité et on est sûre de… ne pas s’endormir.

Clic, ça marche, l’écran se divise en trois avec à gauche le modérateur, au milieu la poétesse et à droite la colonne de commentaires. Les participants y vont de leur bonsoir à tout le monde, que le monsieur lit à haute voix. J’hésite un instant avant de prendre le risque d’étaler mes lettres classico-touristiques dans ce que j’espère être un trait de complicité avec Maria et je tape « Kalispera » (pour ceux qui ont égaré leur guide du Routard 1995 des Cyclades, cela signifie bonsoir). L’animateur le lit et marque un temps d’arrêt, visiblement il n’a pas compris. Pas de chance, à ce moment-là, Maria ne regarde pas son écran, mais ses papiers. Oh le flop ! À la dernière seconde avant la lecture du prochain salut, Maria réalise ce qu’elle a entendu, sourit, et répond « καλησπέρα ». Soupir de soulagement.

L’auteure annonce le programme : elle va lire chacun de nos poèmes, certains formidables, d’autres « en chantier » et invitera son auteur à prendre la parole pour échanger. À l’aide, il va falloir parler de sa création ! Ça va pas la tête ? Mon cerveau farouche et timide sursaute et se planque sous le lit. Je l’appâte avec la promesse de progresser en écriture et de le garder protégé, derrière un écran. Petit, petit, sors de là et reviens, j’ai besoin de toi. Je sais que tu es très sollicité en ce moment, entre la mutinerie des couleurs et le harcèlement de Leroy Merlin, mais par pitié soutiens-moi.

Maria commence par lire un poème composé avec des extraits de nos quarante créations. Le résultat est surprenant et beau. Entendre deux de mes vers me rassure sur un point : mon texte lui a bien été remis.

C’est parti pour la lecture et le compte à rebours. Plus elle s’éloigne du début, plus la probabilité que mon poème soit dans la catégorie « à retravailler » croît. Les textes lus sont pour beaucoup très réussis, certains vraiment touchants (enfin, je le suppose, car dans ma vie turbulente en ce moment, mes émotions sont chaotiques, et parfois bâillonnées). Le temps passe, et la tête du modérateur m’agace, je le cache avec une feuille de papier. Je guette mon nom avec appréhension. L’heure et demie de l’atelier est dépassée, il reste une vingtaine de poèmes à lire. Maria propose de cesser les lectures et d’en rester aux commentaires rapides, sans intervention de l’auteur. Nouveau soulagement, déçu celui-là. Et puis soudain, j’entends mon nom.

« Dans ce poème qui évoque la perte du père, il y a des vers très beaux », elle les cite. Je ne vous les dis pas pour ne pas polluer vos préférés. « Si vous êtes capable de ça… peut-être est-ce dû à un manque de temps ? ». Je comprends : peut mieux faire. Même expéditifs, ses commentaires restent intéressants.

Mon texte parle de la perte de la mère, mais Maria a perdu son père jeune. La projection du vécu du lecteur prime dans la perception d’une œuvre. Mon appréciation des « meilleurs vers » du poème diffère légèrement de la sienne. En revanche, je suis d’accord, en coupant et retravaillant, j’aurais obtenu un résultat plus tendu, intense, dense. La rapidité étant un de mes plus jolis défauts, j’ai aimé mon histoire comme elle s’était imposée à moi, avec le charme de ses maladresses et je l’ai gardée ainsi.

La chouette, mascotte de Dijon

Un mail est arrivé la semaine dernière pour me demander de renvoyer signé le contrat de cessation universelle des droits. J’ai répondu que ce n’était pas une omission : je le refuse en l’état. Un autre message s’enquiert : vous ne voulez pas être publiée ? Si, si, mais sans céder les droits. Ma demande pourtant raisonnable semble avoir glissé un gravillon dans leurs rouages. Le poème apparaitra-t-il dans le recueil imprimé ou non ? Suspense insoutenable dont vous vous foutez et moi aussi. Éperdument. Ce qui m’intéresse, ce sont les arcanes juridiques du monde éditorial.

J’ai une aversion viscérale pour l’injustice, qui me révolte même quand elle ne me concerne pas, en particulier au sujet de la prédation dans le monde de l’art. Gainsbourg a dégringolé dans mon estime lorsque j’ai découvert qu’il plagiait Chopin. La question des droits d’auteurs est cruciale entre écrivains et éditeurs pour le respect et l’encouragement de la création.

Elle se pose aussi dans la traduction. En effet, le traducteur pour l’édition n’est pas considéré comme un prestataire de services, mais comme un artiste, rémunéré donc en droits d’auteurs et non au nombre de mots ou au temps passé. À la rencontre organisée à Dijon par l’Association des traducteurs littéraires de France, sous la haute présidence informelle et menaçante de l’IA générative, la présentation de l’après-midi était faite par un juriste. Il a énoncé plusieurs chausse-trappes, en particulier les clauses abusives : « Ça, biffez, on ne vous en tiendra pas rigueur, l’éditeur sait bien que c’est illégal ». Bon. L’exaltation de voir ses phrases publiées dans un livre ne doit pas faire tourner la tête au point de signer n’importe quel engagement. Dans un contrat de gré à gré, il convient de négocier. L’éditeur cherche à couvrir toutes les utilisations possibles du texte et ses supports futurs. Dans le cas de l’atelier, ne sait-on jamais, si Hollywood veut projeter nos humbles poèmes sur l’écran géant des plateformes ou imprimer nos mots sur les T-shirts d’hologrammes ?

Musée Carnavalet, le plafond ! ;o)

Lors d’un récent passage à Paris avec ma benjamine, la pluie dans le Marais et sa curiosité pour la Révolution française nous ont poussées au musée Carnavalet. J’étais ravie de revoir l’émouvante salle des enseignes, la chambre de Marcel Proust et surtout la superbe boutique du joaillier Georges Fouquet conçue par l’artiste Mucha dans le style art nouveau que j’adore (une collaboration initiée par Sarah Bernhardt). Au détour du panneau explicatif d’un portrait de Beaumarchais, j’ai appris que l’auteur fut le premier à se battre pour les droits d’auteur et l’accès de l’écrivain, jusque-là (et toujours dans la majorité des cas) bénévole passionné qui mendie sa pitance auprès de mécènes, au statut de professionnel rémunéré. En 1777, suite au succès du Barbier de Séville, il crée le Bureau de législation dramatique qui deviendra, quelques décennies plus tard, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD).

L’étude détaillée de la pièce de théâtre Le Mariage de Figaro pour le bac de français m’a familiarisée avec la pertinence pétillante de Beaumarchais. Plusieurs extraits ont trouvé leur place à l’encre bleu turquoise dans mon cahier de citations Clairefontaine, en particulier : « Sans la liberté de blâmer, il n’y a point d’éloge flatteur » (que le journal Le Figaro cite en exergue). En ces temps de la tyrannie du « politiquement correct », expression que j’exècre et comme si la politique était correcte, Beaumarchais encourage la résistance de la pensée. Gardons notre propre jugement.

La Nouvelle Seine

Partons donc saluer une humoriste authentique qui ne mâche pas ses mots. Et hop, vous avez vu la transition brillante pour atterrir un samedi soir dans une salle de théâtre au fond d’une péniche amarrée au pied de Notre-Dame ? Les places étaient prévues pour mon mari et moi. Une entourloupe des dieux du samedi matin, nous a envoyé, ma plus jeune et moi dans le TGV pour Paris. Je l’ai prévenue. « Tu sais, ce spectacle, il n’est pas pour les enfants. Si j’avais dû acheter aujourd’hui des places pour nous deux, j’aurais choisi autre chose. Si besoin, bouche-toi les oreilles. Mais tant pis, hein on va se marrer. » En espérant ne pas être en train de te traumatiser ma fille. Qui a dit « un peu plus » ?

Olivia Moore, dont j’avais beaucoup aimé le spectacle précédent vu à Metz avec mon amie de Mainz, prévient le public dès le début : « S’il y a des mineurs, sachez que ce que vous allez entendre est la suite du cours de SVT ». Le ton est donné. Elle partage son diagnostic de TDAH. Nous rions beaucoup dans ce théâtre dont le tangage discret déroute. Quel charme les gens différents ! Quel bonheur les personnalités qui ne trichent pas !

À la sortie, elle s’exclame en voyant mon adolescente : « Ah, c’est toi le cours de SVT !» Nous échangeons quelques mots, je la remercie pour son authenticité. Quand elle entend que nous sommes montées de Lyon, elle me répond qu’elle va jouer à Décines à l’automne. Avis aux amateurs. Je n’ose pas lui demander si elle veut être ma copine.

Dans le TGV de retour, pendant que ma fille lit un roman qu’elle a du mal à lâcher, j’écoute ma playlist pour humeur mélancolique intitulée To cry it out. Aucune envie de pleurer mais un besoin de recueillement. Gauvain Sers chante Ta place dans ce monde et je prends conscience en regardant mon carnet ouvert et mon stylo, dans la lumière mouillée de la campagne qui défile à trois cents kilomètres à l’heure, que, la place de ma cervelle dans le monde c’est ça, ces quelques centimètres carrés de papier depuis une fenêtre avec vue sur la vie qui passe.

Retour à un autre trajet en train, celui qui a clos la rencontre de traducteurs à Dijon. Je suis repartie avec dans mon carnet, des pages de notes, dans mon sac à dos du pain d’épices, et à mes côtés, deux nouvelles copines traductrices. Je me suis sentie dans mon élément dans ce public de gens curieux, multilingues, qui aiment écrire et lire, que le réseautage ennuie. La question du syndrome de l’imposteur est revenue plusieurs fois dans la journée, peut-être parce que, dans une profession en grande majorité féminine, la question de la légitimité se pose particulièrement. Ai-je le droit de parler pour quelqu’un d’autre ? Mes mots respectent-ils la pensée de l’auteur ?

On ne le sait pas forcément, je l’ai découvert pendant ma formation : un traducteur est aussi correcteur, car il fournit un texte prêt à publier. Lorsque j’écris un mail à une collègue je m’applique bien, la langue entre les dents. J’en profite pour m’excuser des coquilles qui se glissent dans ces pages. Je vérifie mes articles avec Antidote, un logiciel professionnel (comme le correcteur orthographique de Word, mais hyperperformant). Ensuite je le colle dans WordPress, tout impeccable qu’il est. Puis je le relis, et je procède à des tas de corrections rapides de dernière minute, et pof j’invite de nouvelles coquilles. Que je repère (ou pas) quand je relis, quelque temps plus tard avec un regard renouvelé, la version publiée.

Je referme ici cet article-puzzle en vous remerciant de passer par là. Vous écrire a apaisé ma fichue cervelle pour quelques heures (minutes, me souffle-t-elle).

Éclats de vert

Quand les couleurs se fâchent tout vert, moi aussi.

Hier le peintre me l’a promis, cette fin de semaine la rénovation du garage, « c’est sûr à 100 % ce sera fini ». Je ne demande qu’à le croire, j’ai hâte de quitter ma chambre aux murs troués pour un espace définitif, où mes vêtements ne prendront plus la poussière, où je retrouverai des tenues autres que des jeans, et où mon piano pourra renaître de son nid de couvertures et de plastique. C’est la troisième fois en trois semaines que des impondérables ont raison de son engagement. Le dernier décalage, hélas, est dû à cause d’une accumulation de vert.

Si vous n’êtes pas allergiques à la poussière, entrez donc visiter.

Pour le couloir, la salle de bains et les toilettes, nous avons choisi un sol en imitation de carreaux de ciment. Les motifs permettent d’ignorer les cheveux qui trainent, le côté désuet âge joliment la maison, le ton brique évoque la terre cuite, toutes illusions optiques favorables à mon bien-être personnel. Sous peine de chuter dans un effet stroboscopique désastreux, les trois teintes et le décor obligent cependant à une austérité décorative.

La couleur des murs se devait donc d’être sélectionnée avec attention. Le peintre nous a confié un nuancier aux mille deux cent trente six variantes, dont nous avons consulté l’éventail sous toutes les lumières, à toutes les heures, dans chaque pièce concernée, et surtout, surtout, au voisinage dangereux du carrelage.

Notre choix s’est porté sur un gris très pâle, aux discrètes nuances de rose, afin de rendre le « blanc » plus intéressant. Cette teinte doit couvrir tous les murs de l’ancien espace garage, à part un recoin brique dans les toilettes et un panneau marron glacé dans la chambre. L’enjeu est donc de taille. La veille de la commande de la peinture, nous avons présenté notre décision aux artisans, à genoux, dans le couloir carrelé, sous le plafond nouvellement mis en lumière.

-Regardez ça va bien aller non ? Avec le rouge, avec le gris…

-Hmm… Oui…

-Oui… mais ?

-Mais ce sera froid, il vaudrait mieux une couleur plus chaude.

Nous explorons ensemble l’éventail.

-Ça. Ça, c’est pas mal. C’est doux et plus chaud, plus lumineux.

-Tiens oui, c’est une bonne idée ça.

Mon mari et moi étudions le rectangle de quatre centimètres carrés, et le présentons à la lumière sous toutes les inclinaisons.

-Oui, partons sur ça. Ouf. On a failli se tromper. Quelle catastrophe ça aurait été ! T’imagine, si en entrant dans la salle de bains on avait grelotté !

Mon soulagement est palpable. Je préviens le peintre – carreleur :

-Je vais vous refaire le mail ce soir pour les références de couleurs.

Le lendemain, je m’assure qu’aucune confusion n’est possible :

-Vous avez bien reçu le mail ? J’ai mis « annule et remplace », en majuscules, hein. L’autre vous n’en tenez pas compte.

Pas de bourde s’il vous plait, qu’on ne se retrouve pas coincés entre des murs inconfortables !

Jeudi dernier, mon mari et moi étions tous les deux absents pour la journée. Cela arrive rarement ; notre présence constante est épuisante, mais doublement rassurante : nous pouvons à la fois suivre les travaux en temps réel (et retenir la truelle du maçon à la dernière minute) et contenir Gaïa en haut des escaliers grâce à une barrière composée d’un pouf de canapé basculé sur la tranche et d’un panier à linge, le tout crénelé de deux chaises couchées en travers. Je m’attends chaque jour à basculer d’un étage la tête la première.

Jeudi dernier donc, après un déjeuner fort agréable dans le café d’une copine (Équilibres), j’ai marché jusqu’à mon atelier de poterie. Un soleil printanier remplissait les terrasses des restaurants et celles des quais du Rhône. J’avais laissé passer l’heure de départ et suis arrivée à la bourre à mon cours. Vite poser la veste, le sac, sortir les lunettes et le tablier. Pendant que je le nouais autour de la taille, l’artiste-animatrice m’a dit :

-Tu as vu ton arbre ? Il a coulé.

-Quoi ? Mon arbre ? Il a coulé ?

En deux pas, le repérer sur les étagères où sont présentées les pièces terminées après la cuisson, l’attraper et dans un même élan, être réconfortée par sa forme et son toucher lissé par l’émail transparent, et dévastée par son aspect.

Mon arbre à la petite fille perchée, mon arbre ravissant avant que je ne le gâche avec des couleurs est défiguré. J’hésite toujours à ne pas laisser mes pièces brutes, ou à peine patinées de cire ou de peintures très diluées. La sorcellerie de la céramique est redoutable : du feu, de la terre et des teintes sous forme d’émaux, d’oxydes ou d’engobes (terres colorées). Le résultat à l’ouverture du four est en général une surprise. Parfois un désastre.

L’oxyde de cuivre du chemisier et des chaussures de ma demoiselle a migré : dans le four à mille degrés il s’est envolé et redéposé sur les cheveux, les mains, la peau, le tronc de l’arbre.

-Mais ça va aller. Tu vas le frotter avec de l’encre de Chine. Ça va faire ressortir les craquelures et ça ne se verra plus.

-Vraiment ?

Je l’ai fait sans y croire. Je le vois toujours, ce vert amer.

Ma sculpture emballée dans de vieux exemplaires du Progrès et l’ai rapportée à la maison en bus, trésor abimé sur les genoux, attentive à ne pas le choquer. Je me forcerai à lui trouver une vision poétique « l’enfant dans un arbre nu lui transmet le vert de la vie ». C’est plus joli que « bigre, le T-shirt a déteint ». J’ai décidé de l’aimer encore plus malgré ses imperfections ou grâce à elles, comme le kitsugi, ces réparations à la colle dorée qui magnifient les céramiques japonaises.

À peine arrivée dans ma demeure du chaos, on m’appelle depuis le tréfonds de ce que j’appelle encore le garage.

-Viens voir, viens, voir. On a avancé la peinture.

Je n’ai pas pris de photo

Je pose mon arbre sur l’escalier avec la douceur autorisée par mes mains impatientes, et fonce découvrir mes murs. Couloir, virage (écrit comme cela on dirait que c’est immense), devant les portes de l’atelier et de la chambre je m’arrête, interdite. Mes épaules se hissent, mes mâchoires se serrent, mes ongles griffent un tableau plus vert que noir imaginaire. Du papier aluminium crisse entre mes dents. Le voisinage avec la couleur du mur du fond est abrupt : la chambre hurle. L’atelier crie.

Les murs sont jaune-vert.

Ni beaux, ni chaleureux, ni vraiment lumineux, car le vert refroidit et ternit le jaune.

Le peintre attend muet ma réaction.

-Heu…

Je ne veux pas d’emblée dénigrer son travail. Je fais le tour des deux pièces, plusieurs fois, en m’imaginant venir me coucher là ou m’assoir à une table pour travailler la terre et y modeler un arbre qui, avec un peu de chance, ne virera pas à la deuxième cuisson. Non, non ce n’est pas possible. On dirait que la pelouse étoilée de primevères sauvages d’un jaune beurre a coulé à l’intérieur. Je grimace.

-C’est jaune. C’est même jaune-vert.

-Oui c’est jaune-vert.

-Ce n’est pas du tout possible pour les pièces avec le carrelage rouge.

Ni pour les pièces déjà peintes.

Aïe, aïe, aïe.

Vert colère, tapi, invisible, dans le minuscule échantillon.

Si seulement j’avais descendu le café après la couverture du premier panneau. Si seulement le peintre nous avait alertés. Branle-bas de combat. Retour à l’éventail du nuancier. Sélection d’une teinte proche de notre choix initial. Peinture d’échantillons in situ. Comment décider d’une teinte de vie sur quatre centimètres carrés ?

Soulagement. Le deuxième choix est le bon. Les murs agressifs se sont adoucis. Je peux m’imaginer y dormir et y créer. On ne frissonne pas en entrant dans la salle de bains.

Au Café du Rhône

Deux jours plus tard à Paris, je racontais cette anecdote à une amie de Mainz. Dans l’après-midi, alors que nous longions une boutique d’objets de décoration, je lui indique une vitrine :

-Regarde c’est ce vert que je voudrais mettre sur le mur de la cuisine.

-Ah bon ? Je croyais que tu n’aimais pas le vert sur les murs…

Sourires.

C’est vrai. La prudence est de mise. Les erreurs sont possibles, privilégier les échantillons et un tempo andante pour éviter les déconvenues.

Un peu plus loin, nous passons devant un pub irlandais bariolé de fanions orange et vert, et dont les clients débordent sur le trottoir. Ah, oui, regarde, demain c’est la saint-Patrick. Quand mes filles étaient en maternelle et primaire, l’école organisait une journée verte. Elles fouillaient dans leurs placards pour s’habiller couleur Irlande le 17 mars.

Printemps

Prin-tant pis

Prin-tempête

Prin-tambour battant

Le printemps affleure, dehors, dedans, et notre vie se pare de vert.

Ce matin, je baisse les yeux sur mes mains qui courent sur le clavier, elles sortent d’un chemisier vert à pois blancs. Elle l’affirme, toutes les nuances de vert fleurissent cette saison sur les palettes de maquillage, tilleul, granny-smith, sapin, prairie.

Nous espérons échapper aux éclats de verre (oui le jeu de mots est facile, pardon).

Hier les électriciens étaient là, l’artisan et son apprenti me saluent d’un « bonjour madame » très poli. Je leur réponds, à l’un « Bonjour » et à l’autre « Bonjour Kévin ». J’ai laissé échapper un matin par mimétisme un bonjour, monsieur, mais à un tout jeune adulte ça a sonné très faux. Ils s’égaillent l’un sur le toit de l’extension à faire des trous dans ce que je j’espère être le mur et non la couche d’étanchéité toute neuve, et l’autre entre notre chambre et notre salon.

Et c’est parti pour la chorale d’invectives, le toit crie à la chambre :

-Mais pu***n Kilian, qu’est-ce tu f*** ?

Mince alors.

En allant chercher un livre, je croiserai l’artisan dans notre chambre actuelle découpée selon les pointillés. Il l’a « rangée » pour pouvoir faire de nouveaux trous dans le plafond. Les tables de nuit et leurs contenants sont échoués sur le lit : livres, lampes, crèmes, chaussettes, tablette… Ouf, les lunettes ne sont pas cassées.

Il glisse un câble par la fenêtre entrouverte.

-La fenêtre est tombée tout à l’heure. Je l’ai raccrochée, mais faites attention. Ça ne tient pas beaucoup.

Elle est raccrochée avec un clou dans un bout de Placoplâtre grand comme ma main au-dessus d’un canyon de vide.

Ne pas éternuer à proximité sous peine, avant de la mettre sur Le bon coin, d’obtenir la réponse, à la question fondamentale : combien pèse une fenêtre en double vitrage, ouvrant droit, intérieur blanc, extérieur gris ?

Alors ? Une petite idée ?

Tout dépend sur combien d’orteils elle atterrit.

Tout va bien.

Vert-de-gris du Train Bleu

Poésie (mais si vous aimez ça)

Atelier d’écriture en ligne – joies et déconvenues

Instagram nous pousse dans le dos. Tiens, regarde cette montre au prix d’une voiture. (Cliquer sur refuser.) Tiens regarde ces pulls tout doux. (Accepter pour éviter pire car les couleurs sont douces et juste faire attention de ne pas lire la marque.) Parfois, même en s’efforçant de sauter des yeux joints par-dessus le flot de publicités et de suggestions, une annonce interpelle. Une fois, deux fois, trois fois. La répétition enfonce le clou du désir dans la cervelle. Des mots magiques déverrouillent la barrière restante : poésie, écriture, organisateur fiable (que nous appellerons monsieur A.). Oh, mais ça m’a l’air enthousiasmant, le programme de cette master class (nom ronflant pour présentation Zoom).

Voyons un peu. Cliquons et étudions. Mais oui, ça me plairait drôlement : l’atelier est en deux temps, entre lesquelles les participants ont le devoir de composer un poème et de l’envoyer à l’auteure invitée qui prodiguera conseils et commentaires lors de la deuxième session. L’organisateur (ou les organisateurs ce n’est pas très clair, car un monsieur B. est apparu) véhicule une image de fiabilité. Je me réjouis de l’intervenante, Maria, d’origine grecque, au visage doux : je ne la connais pas, elle semble suffisamment extérieure au microcosme littéraire parisien, et écrit dans ses deux langues. Chapeau bas madame. J’ai très envie de vous rencontrer. J’emprunte et je dévore ses livres à la médiathèque, n’en jetez plus je suis conquise.

60 euros ? Tant pis. Où signe-t-on ? Auprès de monsieur A., lequel m’envoie un mail de confirmation.

La première séance était un lundi soir à 18 h 30. Assise à mon bureau avec une demi-heure d’avance, je clique cinquante fois sur le lien pour vérifier que tout fonctionne, teste le son dans mon casque. Puis à 18 h 32, comme rien ne se passait, je réalise que peut-être il me faudrait réinstaller Zoom enlevé le week-end précédent pour désaturer mon disque dur. Clic, clic, recherche de mot de passe, non pas de mot de passe connu, création de nouveau compte. Oui, c’est ça, je suis une particulière, ma date de naissance, oui la voilà. Quoi encore ? Ah… c’est bon, ça marche.

Sur mon écran apparaissent deux fenêtres avec à droite un monsieur encore jeune et brun et à gauche une dame, Maria. Qu’elle me pardonne si je l’appelle par ce prénom inventé, c’est plus court, et plus simple. Le son s’allume avec quelques secondes de décalage. Après les formules de politesse convenues, le modérateur propose d’attendre quelques minutes que la quarantaine d’inscrits soient connectés. Je n’ai rien raté.

La séance commence. Maria se présente, explique son parcours depuis toujours vers la poésie qui, dans son pays d’origine, mise en musique et chantée ou citée comme des dictons, fait partie du quotidien. Son émigration pour ses études répond à un impératif de départ, car elle se sentait étrangère chez elle. Enfin, dit-elle, de l’autre côté d’une frontière, dans un pays dont elle parle la langue mais où elle reste l’étrangère, elle peut se réconcilier avec elle-même. Enfin, elle est libre de se définir comme elle l’entend.

Oh, Maria, comme je vous comprends ! L’affranchissement offert par une frontière, la libération du seul fait d’être immigrée m’ont permis de me (re) mettre à écrire. L’expatriation comme autorisation de s’exprimer enfin. L’étrangère, la Française installée en Allemagne a pu créer Mainzalors.com. L’Ardéchoise vivant à Lyon n’aurait jamais osé.

Pour se présenter, Maria nous lit un poème, qu’elle dit refuser de publier. Ses mots coulent, apaisés et émouvants. Pourquoi priver les lecteurs d’une telle grâce ? Plus tard dans la soirée, elle en lira un autre. C’est le moment que mon mari choisira pour me poser une question. Le pauvre se fera refouler d’un signe de la main sous des sourcils froncés : non, pas maintenant, je déguste un poème.

Son éloquence en français, dans une langue précise et sensible, me laisse pantoise. Elle évoque le rythme des poèmes, qui varie selon les poètes, les lecteurs, les langues. Elle conseille de choisir la distance, à l’histoire qu’on raconte, intérieure ou extérieure ou même un peu sur la droite. Elle encourage à plonger dans ses obsessions et son authenticité pour atteindre l’universalité. J’en suis persuadée, c’est ma modeste intention dans ces pages.

Maria lit deux poèmes bouleversants sans faillir. Peut-être un cadeau de ses études de théâtre à Paris. Plutôt elle que moi. Lire à haute voix sa production, quelle épreuve !

Lorsque je m’y suis essayée dans un cours animé par une écrivaine anglaise sur l’écriture pour la jeunesse, la consigne était : écrire sur sa chambre d’enfant. L’enfance est un endroit où en appuyant ça fait pleurer. À ma grande surprise, j’avais fondu en larmes dès la lecture de mon texte à mon mari et ma fille. Le lendemain, lorsque j’ai levé un doigt virtuel à la deuxième séance , j’ai failli mourir étouffée pendant la lecture. Impossible de m’interrompre pour préciser que c’était dur pour moi. Je n’avais pas d’autre choix que de lire les mots imprimés, surtout, surtout sans m’arrêter, dans un seul souffle. À peine ai-je pu remercier l’écrivaine à la fin sur son commentaire. Elle a aimé mon texte, mais pense qu’il vaudrait mieux ôter la mention du scorpion : un enfant de Londres aurait du mal à s’identifier avec leur présence dans une chambre. Elle ne savait pas que ladite chambre se trouvait derrière de vieilles pierres, dans le sud de la France.

Le passe-muraille de Marcel Aymé, Paris

Des participants posent des questions par écrit. Comment une auteure bilingue vit-elle la traduction ? Elle y échappe en écrivant d’emblée en grec et en français, en s’adaptant en chemin, certains vers fonctionnant mieux dans l’une ou l’autre langue. J’écoute, me rassasie. Je ne sais pas si j’aurais trop de questions à poser que j’étouffe, ou si je n’ose pas. Même invisible, le groupe me paralyse.

J’aimerais pouvoir participer aux ateliers d’écriture en présentiel de Maria parce que j’adore la poésie, et que je regrette de m’y essayer trop peu. Depuis que j’écris tous les jours (six ans presque), j’évite les ateliers d’écriture. Peur du regard d’autrui pendant la création, refus de partager mon espace neuf de liberté. Renonciation à chercher la perfection, comme si elle existait en création plus qu’ailleurs. Bien sûr, pourtant, un œil critique est enrichissant.

La séance se termine avec les consignes : écrire un poème sur soi, 2000 signes maximum, espaces compris, à envoyer avant le 21 mars. On se retrouvera en avril : Maria lira nos textes et les commentera. Ah, et puis, l’organisateur nous offre en prime la publication de nos poèmes (en autant d’exemplaires que de participants, dans un petit livret qui nous sera envoyé). Quelle bonne idée ce partage ! Le mot publication, en voilà un mot magique quand on écrit.

Magnolia stellata

Je raccroche, la séance achevée, comme envoutée et griffonne rapidement les idées qui me viennent avant de filer retrouver les miens autour de gnocchis frais du marché au fromage bleu et aux pommes (en guise de poires) concoctés par une de mes filles.

Au cœur de la nuit, pendant mon insomnie fidèle dans ma chambre en pointillés, le poème est apparu. Je sentais que ce serait un poème sur l’enfance, matière première inépuisable, gorgée d’émotions. Une phrase a jailli « Dégringoler en éclats de rire ». Grimper, escalader… Oui, c’est ça, un texte sur le mouvement, la petite fille incapable de tenir en place.

À peine levée, en pyjama à mon bureau, une tasse de café fumant à ma gauche, j’ai griffonné au stylo Bic dans mon carnet écossais, les idées semées par la lune. Après les salutations au chantier, le choix de la crédence puisque le fournisseur a oublié de nous proposer des carreaux – mais oui, comme les plinthes ça ira très bien, d’ailleurs l’électricien est du même avis – j’ai allumé mon ordinateur et pesté tant et plus. Ses activités secrètes m’empêchaient d’écrire.

Pendant une heure, très concentrée, dans un seul élan j’ai écrit mon poème. Impatiente de le partager, j’ai frappé à la porte de la chambre où travaille mon mari. Excuse-moi de te déranger, je voudrais te lire mon poème. Comme j’avais aussi très envie de partager avec vous ma « rencontre » avec Maria, j’ai ouvert mon fichier Blog articles en cours et commencé la rédaction de ce texte.

Plus tard, j’ai filé acheter un sachet de nouilles aux crevettes à cuire trop lentement sur la plaque électrique posée sur les feux au gaz condamnés. Je suis partie faire des courses chez Picard un grand sourire aux lèvres avec l’envie de chanter et de sautiller comme je faisais gamine, ce qui se dit de façon beaucoup plus précise en anglais (to skip). Vite une photo du pissenlit dans le trottoir, tant pis pour le regard perplexe des automobilistes. Soudain, ma conscience s’est émerveillée : me voilà en joie parce que j’ai écrit un poème. Comme quand j’étais petite. La sagesse d’une petite fille de six ans presque me tombe sur la tête. Mais qu’ai-je donc foutu pendant quarante-cinq ans ?

6 ans presque

Mon poème a continué de vivre en moi, les corrections sont restées minimes. Je reste sous le charme du jet initial.

Les nouilles mangées, les heures passent et le mail de monsieur A. arrive avec les consignes. Je clique sur le lien pour charger mon texte, j’ouvre le fichier joint avec l’autorisation de publication. Je le parcours une première fois très vite, sans trouver ce que je cherche sans me le formuler. Je n’ai pas le temps d’approfondir sur le moment. Je le consulte quelques jours plus tard, à un moment plus calme et je la trouve tout au début : la clause d’exclusivité.

Ça me dérange, ça me met mal à l’aise, vous comprenez, je l’aime ce poème et j’ai envie de le partager avec mes lecteurs fidèles, pas de m’en priver pour l’envoyer à des inconnus. Alors j’envoie un mail à l’organisateur pour lui exposer ma réserve, surtout qu’il ne s’agit pas d’une publication à proprement parler, mais tout au plus d’une reproduction à quarante exemplaires avec diffusion dans un cercle clos (en d’autres temps, ça se serait appelé des photocopies). Sans droits d’auteurs. Ah, et avec la possibilité que les créations envoyées soient utilisées à des fins publicitaires et commerciales. Ben voyons.

Si votre ramage…

Mon enthousiasme se dégonfle, mon échine se hérisse. Une lampe rouge clignotante rouge s’allume au-dessus de ma tête (vous avez l’image ? Rajoutons la sirène d’une alarme, comme dans les séries américaines).

Clause abusive. Clause abusive. Clause abusive.

Méchants, va.

Malhonnêtes, surtout.

Le lien pour charger son texte – auprès de monsieur B. cette fois – condamne à joindre en même temps l’autorisation de publication. Conditionner ainsi la participation au deuxième cours, alors que ce n’était pas dans la proposition initiale, c’est de la vente forcée. Ne pas offrir de droits d’auteur c’est carrément un hold-up.

J’achète un cours pour améliorer ma plume et me retrouve plumée ? (Il fallait la faire, pardon.) On m’a vendu un échange avec une auteure pas une confiscation de ma création par des inconnus.

Jamais de la vie, vous m’entendez, jamais de la vie ils n’auront ce poème. De toute façon, je ne leur fais pas confiance pour le transmettre à Maria compte tenu de mon refus de me faire abuser.

Trois jours plus tard, faute de réponse à ma demande de suppression de la clause d’exclusivité, je me prépare à les relancer quand soudain, une idée germe : je vais leur donner un « morceau de mon esprit » comme disent littéralement les Anglais, sous la forme d’un poème. C’est lui que j’enverrai à messieurs A., ou B. ou peut-être C. – qui sait à qui l’on s’adresse ? Le formulaire de retour prévoit une case à cocher pour s’abonner aux newsletters de C. Quelle grande famille de l’autre côté des 60 euros !

Montmartre

Convaincue par les miens de rester prudente, oui, mais espérer avoir le retour de Maria puisque c’est ce que j’ai acheté, je décide à la dernière minute d’envoyer ce poème en précisant que les droits exclusifs ne sont pas disponibles. Dans le champ dédié, je joins la version vierge du contrat envoyé.

Ce matin dans ma boite, j’ai trouvé un message automatique de l’éditeur B. : « Nous avons bien reçu votre texte accompagné de l’autorisation de publication signée. » Décidément. Au cas où on n’aurait toujours pas compris. Une collègue de jadis, avec qui j’aimais beaucoup travailler et que je salue ici, appelait « marteau thérapie » la répétition de mentions essentielles. Nous l’appliquions dans nos échanges avec des interlocuteurs externes pour éviter de nous faire arnaquer. Grand bien leur fasse. Ils ne m’ont pas eue avec leur marteau.

Je connais la qualité de mon travail.

Je ne le brade pas. Je l’offre. À vous.

Copyright : ma fille ;o)

Pousser la chaise des deux mains
Contre la cuisinière,
Grimper sur un barreau,
Puis debout sur la paille,
Verser la pâte dans la poêle,
Tremper un doigt et goûter,
Se brûler un peu, beurre fondu.
Dégringoler en éclats de rire.

Contre le tronc rugueux,
Sur la pointe des pieds,
Attraper la branche lisse, 
Se hisser entre les feuilles.
Croquer la pomme acide,
Livre posé sur les genoux.
Ciel d’herbe, sol de nuages,
Grimper en éclats de rire.

Pousser la chaise des deux mains
Contre les étagères du salon.
En équilibre sur la paille,
Placer le bras de métal et son aiguille
Sur un disque noir qui grésille.
Tourner, tourner, tourner encore même 
Effondrée dans le fauteuil de cuir.
Culbuter en éclats de rire.

Joue contre la pierre,
Escalader le rocher.
Sauter sur un gué imaginaire,
Nu-pied dans les galets.
Danser dans le sable en bord de rivière,
Plonger dans l’eau fraîche et verte,
Silence flou et mouvant.
Éclabousser en éclats de rire.

Suivre ta pelle et ton arrosoir,
Le parfum de soleil de ta peau.
Plisser les yeux, renifler l’humus,
Mains coulées dans la terre remuée,
Ver qui gigote dans la paume.
Caresser le mimosa, se piquer au rosier,
Border les pensées dans un pot.
Jardiner en éclats de rire.

Si la chaise glisse,
Le rocher bascule,
Si l’eau respire contre ma poitrine,
Toujours tes bras m’abritent,
Et me rattrapent avant la chute.
Les larmes de mon genou en sang
Coulent sur ton épaule.
Chatouiller en éclats de rire.

Aujourd’hui, nos arbres ont grandi,
À trois pommes du trottoir,
Le muret s’élève vertigineux.
Si je ne grimpe plus 
Dans le vent à la cime du pin,
C’est que tes bras ne sont plus là pour rattraper ma chute.
Je crains de dégringoler sans éclats de rire.


Monet, musée Marmottan

Messieurs A. et B. ou peut-être C.
m’ont vendu un cours en deux sessions,
Pour 60 euros, une affaire.
La main sur le cœur,
Ils m’ont promis,
La rencontre avec une auteure,
Puis des échanges passionnants
Sur les poèmes des participants.

Au premier atelier,
Ils nous ont présenté,
Surprise et cadeau,
La « publication » des textes
Des quarante participants,
Dans un livret qui leur serait envoyé.
Pourquoi pas ? Quelle chance !
Ce sésame magique déverrouille les cœurs des auteurs.

Leur mail de consignes conditionne, 
Déconvenue et mensonge,
L’envoi du poème à la signature
D’un contrat d’exclusivité,
Sans droits d'auteurs, non, pourquoi faire ?

J’interroge : puis-je s’il vous plait,
Pour mon blog, mes lecteurs,
renoncer à cette clause léonine ?

Aucune réponse ne m’est parvenue.

Messieurs A. et B. ou peut-être C. 
Vous n'aurez pas mon poème.
Chut, écoutez.
Entendez-vous cet éclat de verre brisé ?
L’image que j’avais de vous
vient de s’écraser sur le sol.

Bonheur-du-jour

Vélo, chaos, travaux et jardins au Cap Ferrat

Je pédale, je pédale ou je cours, je ne sais plus, comment faut-il dire, sur un vélo elliptique ? Je force sur place. Moi la férue de la dépense physique dans la nature, me voilà adepte de ce sport en chambre. Pas de chocs, pas de courbatures (faute de gravité parait-il). Je me défoule entre un pied d’éléphant poussiéreux sur une commode poussiéreuse, un piano, devinez, couvert de poussière, un carton rempli d’on ne sait quoi que je peine à déplacer en le poussant du pied, et un étendage dissimulé sous des arcs en ciel de petit linge (sans trop de poussière). Pour accéder au vélo et le tirer vers un espace moins encombré, je pousse, je tire, je fais tomber et ramasse plusieurs fois la même chaussette. Le bleu en haut de la cuisse droite, c’est la commode.

Au rythme de documentaires sur Arte, je pédale en noir et blanc sur le pont d’un paquebot transatlantique, et grimpe en couleurs aux côtés d’un climatologue sur les flancs du mont Olympe. Je dévale les pentes volcaniques de Lanzarote avec un champion de VTT et me repose entre les rochers noirs sur la terrasse blanchie de chaux d’un artiste local. Les grands espaces brisent les murs de mon lieu de vie confiné. Ils ne sont pas les seuls : le maçon les a récemment découpés par l’extérieur. Sur trois côtés, notre chambre-cabane éphémère n’est séparée du jardin que par des plaques de placo percées et rafistolées. Comment tient la fenêtre ?

Dimanche matin, allongée dans le lit, j’ai demandé à mon mari :

-Tu sens le courant d’air, là ? Brr, c’est froid.

Là, au niveau des trous.

J’ai passé le doigt à travers le placo, Chandler repenti dans son carton, pour un salut minuscule aux monstres de la nuit, ceux dont la respiration fait grelotter notre porte et chuchoter le rideau en plastique de protection scotché devant l’accès au chantier. Les frissons de l’endormissement, la lueur du réverbère dévoilée par la suppression du volet, les bruits de buissons froissés, les gargouillements du radiateur non purgé évoquent les nuits sous la tente. Serre moi fort. Jouons à nous faire peur. Et aérons par le couloir. Il vaudrait peut-être mieux ne pas l’ouvrir la fenêtre.

Pédale, pédale, défoule-toi avec cette activité physique à la fois intense et douce, adaptée à ton dos de quinquagénaire. 

Toc toc, on frappe à la fenêtre. L’électricien me fait de grands saluts depuis notre future salle à manger, coquille ouverte de moellons nus.

– C’est bien hein !

Sa voix m’arrive voilée à travers carreau dérisoire et cloison de carton-pâte. Il dessine d’un bras flou, à cause de mes lunettes de presbyte, le découpage des murs effectué depuis son dernier passage. Il inspecte la laine de verre effilochée dans les espaces à vif, en hochant la tête d’un air entendu.

-Oui oui c’est bien.

Je réponds à son sourire. Explique des détails en articulant pour qu’il m’entende.

Est-ce que ça compte encore comme séance de sport si je m’interromps ? Pendant mes pauses de travail, en legging bleu marine et T-shirt rose, transpirante, une pince en plastique dans les cheveux, je sue sur un vélo elliptique dans un débarras où patiente un lit.

Toc, toc, on frappe à la porte de la chambre. C’est le plombier. Il vient tripoter le tuyau dans le haut du mur derrière moi, celui qui tape, tape, tape tout le temps si l’on ne le coince pas avec une chaussette (propre). Entrez, mais non vous ne me dérangez pas. Priorité au chantier.

Mes collègues de travail sont les artisans qui travaillent chez moi. On discute, on blague, on rit. Je leur apporte un thermos de café et interromps l’élan du carreleur juste avant que les quatre murs des toilettes ne soient couverts de faïence. Le nouvel accès à l’espace garage et le trou dans le sol de la cuisine m’apportent leurs coups de marteau, leurs rires et leurs discussions. Je les entends râler et s’énerver au téléphone. La fumée de leurs cigarettes me donne la nausée. Alors, il est bon mon gâteau à la mandarine ? Il est cramé oui. Le sourire généreux efface la raideur du commentaire.

Le maçon du gros œuvre, celui qui a scié tant de nos murs selon les pointillés, m’a dit l’autre jour :

– Ça avance, ce sera bientôt fini. Ce ne doit pas être évident de vivre dans le chantier. Hier j’ai dû rentrer dans votre chambre. Pas eu le choix. J’ai pas trop regardé mais quand même…

Il hoche la tête en pinçant les lèvres, les yeux écarquillés.

Mais quand même c’est le foutoir et plein de poussière.

Ma belle-sœur venue tout exprès d’Angleterre pour nous rendre visite m’a demandé avant-hier : tu parles des artisans dans ton blog ? Non, non. Pas encore. J’en parlerai quand les travaux seront finis. Je ne voudrais pas compromettre leur bon achèvement. Clin d’œil. Je repense à deux livres sur le sujet qui m’ont donné beaucoup de plaisir, même en l’absence de projet de rénovation : Vous plaisantez monsieur Tanner de Jean-Paul Dubois et La maison du retour de Jean-Paul Kauffmann.

À la réunion de chantier un vendredi matin, j’ose poser la question pour régler un sujet épineux :

-Il faudrait qu’on déplace le piano. Est-ce que vous pourriez nous filer un coup de main ?

(Enfin, aider mon mari).

-Un piano, euh…

Les regards fuient, les bouches se serrent. Pas de non, mais pas de oui. Un « on se débrouillera » du plaquiste me soulage un peu. Nous avons renoncé à le déménager à l’étage. Les menuisiers nous ont aidé ce matin, merci à eux. Il trône désormais sous un plaid, dans notre future chambre, où les fenêtres tiennent bon.

Sympathique, vivant, agaçant, exaltant et frustrant ce chantier. Dès que possible, je le fuis.

Fuyons ensemble.

Samedi soir, calée contre un poteau du bus entre le cinéma de notre quartier (pour Daaaaaalí ! très bien) et un restaurant (japonais, moyen), il me semblait ne jamais avoir quitté Lyon. Pendant notre expatriation beaucoup de choses ont changé. Les vélos et les trottinettes électriques ont proliféré, la nouvelle ligne de métro a été achevée, les Verts de la mairie se sont mis des armées de commerçants à dos. Leur projet de pistes cyclables en étoile qui sillonnent la métropole de part en part sert de prétexte pour supprimer des places de parking dans les rues animées. Non pensée jusqu’au bout, une idée formidable dans l’absolu, risque de rabattre les automobilistes vers les supermarchés. Tout le monde ne peut pas circuler à bicyclette, même ceux qui pédalent en chambre.

Après quatre ans en Allemagne passés tous en selle, nos vélos prennent la poussière (eux aussi) à l’arrière du cagibi : la circulation est dangereuse. Seule une des filles utilise le sien pour aller à l’école de musique à un kilomètre de la maison. Une piste cyclable séparée serait plus sûre. Pourtant, fervente adepte de la marche et des transports publics, je redoute la suppression des places de parkings en cœur de bourg. Pourquoi ? Parce que lorsque nous utilisons la voiture, c’est qu’elle est indispensable (charges lourdes, urgence). Si nous ne pouvons plus nous garer rapidement, devrons-nous renoncer au marché pour hélas nous rabattre sur le supermarché ? On gagne toujours à confronter ses idées à ce qui se passe ailleurs, surtout les « bonnes ». Dans ma bourgade ardéchoise, comme dans beaucoup de petites villes, le centre se meurt. Les gens font leurs emplettes en périphérie, dans des zones d’activité sans âme mais pourvues de grands parkings. C’est triste une enfilade de vitrines condamnées, triste comme le silence des rues piétonnes.

Tournons le dos aux chantiers. Après la neige, partons dans le bleu, le vert et l’orange.

L’autoroute de Sisteron nous a conduits des sommets des Hautes-Alpes à la côte d’Azur, via la superbe plaine de la Durance, les pénitents des Mées et le pays de Giono. J’imagine, à la fenêtre d’une maison de ce village là-haut sur la colline, un regard contempler sa vallée défigurée par le coup de bistouri du goudron. Dans un de ses livres, Jean Giono parlait d’un bout de campagne visible depuis Manosque que des élus et l’argent avaient décidé de rendre constructible, oubliant que le charme de la ville tenait aussi à ce carré vert.

Quelques jours de télétravail branchés sur un Wifi correct, a tenu notre chaos à distance après les vacances. À Nice, le carnaval bat son plein comme à Mainz quelques semaines plus tôt, dans une débauche de branches de mimosa, anémones et roses bientôt fanées. Les corsos s’étalent sur deux semaines et leur périmètre géographique est limité et payant. En balade avec les filles, nous avons assisté à l’arrivée des chars enfantins sur le port, encore non équipés de figurants muets qui saluent. Kitsch comme il se doit, voire pour l’un franchement laid. À notre retour en fin d’après-midi, nous apercevons au bout d’une rue, les chars pour adultes en route pour les gradins, sous le visage grimaçant de Brice de Nice natürlich.

Un jour de grand soleil, nous nous sommes immergés dans la mer – pas longtemps – et un jour de pluie nous avons visité la villa Ephrussi de Rothschild à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Le musée Matisse est fermé pour travaux (décidément), les œuvres envolées pour le Japon.

-Allez les filles, on y va.

-Où ?

-Voir une belle maison avec un beau jardin, c’est tout près.

-Un musée ? Oh non. Je reste.

-Non, non. Vous venez. Y’a un café avec des gâteaux.

Voilà vingt-cinq ans, la mention « villa Ephrussi de Rothschild » griffonnée au stylo bille vert ou peut-être rouge, celui qui trainait alors sans bouchon à côté du téléphone, sur une page vierge d’un carnets d’adresses ou une marge d’annuaire, avait éveillé ma curiosité. Sans doute les i étaient-ils coiffés de ronds ouverts. Sans doute quelqu’un qui connaissait la passion de ma mère pour les jardins, au détour d’une conversation téléphonique, lui avait-il conseillé d’aller visiter la villa, à l’occasion. Il n’y a pas eu d’occasion.

Le mystère soyeux de ce nom à rallonge me hantait. À chaque passage en voiture devant un panneau indicateur qui pointait vers elle, je me promettais : un jour j’irai. Pour toi maman. Et pour moi, car moi aussi j’adore les jardins.

Il pleut lorsque nous garons la voiture sous les palmiers, sur la crête du cap Ferrat. Il reste quelques rares places, dans un long parking qui surplombe des domaines luxurieux et la mer. Les tickets achetés, nous plongeons dans les jardins, sans parapluie. Un panneau en annonce huit (et non neuf comme sur le site web) : jardins espagnol, florentin, à la française, provençal, lapidaire, japonais, exotique, roseraie. Les filles font la gueule comme toutes adolescentes trainées dans un musée par leurs parents chéris. Cassons la tension familiale, visitons chacun à son rythme. Nous nous égaillons.

Certes, la roseraie gagnerait à être parcourue en pleine gloire, dans un ou deux mois. Cependant, sous ce climat doux, les buddléias embaument en février, et visiter des jardins reste un régal même au cœur de l’hiver. Le jardin espagnol s’anime des ronds de pluie dans l’eau des bassins. Des figuiers tropicaux immenses, dont les racines aériennes étoffent le tronc, obligent à lever la tête, la pluie coule dans les yeux. Mon anorak de ski se trempe, j’évite les flaques, mes pieds restent secs. Troncs, tiges, feuilles immenses ou étroites, les plantes sculpturales me fascinent. Un jardin est un musée formidable où il est permis de toucher les œuvres. Palper, respirer, caresser, respirer encore. Les chèvrefeuilles d’hiver de la treille envoûtent. J’aperçois une de mes filles assise, le visage fermé, sur un escalier de pierres. Personne ou presque dans les allées, les visiteurs ont fui l’humidité.

Un panneau présente le rosier de Lady Banks, seul rosier sans épines, aux petites roses-pompons d’un jaune de beurre. Je le connais très bien. Les deux plantés par ma mère lancent toujours leurs lianes immenses à l’assaut des cyprès. Elle appelait cet arbuste gigantesque « le petit rosier jaune », en référence aux grappes de fleurs doubles minuscules. Jamais malade, fidèle, il se laisse bouturer. De passage en Ardèche depuis Mainz, chez une amie allemande installée là-bas depuis des dizaines d’années, une arche du même rosier nous avait accueillis. En déplaçant une délicate grappe de roses jaunes pour couper le gâteau au chocolat, l’amie avait précisé : c’est ta mère qui me l’a donné.

Quelque part, chez moi, entre les monticules de terre déplacée, deux boutures effectuées l’automne dernier doivent pousser.

Puisqu’il semblerait que nous ayons aujourd’hui une rubrique conseils jardin, permettez-moi de vous présenter une autre plante formidable, facile à bouturer, résidente des jardins des amis de ma mère : les sauges à petite feuilles. Dans les jardinières municipales d’une rue près de Nice, j’avais repéré des plants de coloris difficiles à trouver dans le commerce (violet profond, rose pâle, blanc moelleux). Dans la nuit, en vérifiant par-dessus mon épaule que personne ne regardait et en sursautant au moindre bruit, j’en ai prélevé un brin à chacune. Ils se remettent de leur trajet en sac plastique humide dans un pot de terreau spécial semis sur notre table à manger

La visite de la villa se fait sans audioguides : notre contrat familial du jour prévoit un musée, oui mais au pas de course.

Je survole des panneaux explicatifs. La baronne Béatrice Ephrussi de Rothschild achète le terrain du cap Ferrat en 1905, après son divorce avec son flambeur de mari Maurice Ephrussi. La création des jardins sur ce promontoire rocailleux battu par les vents demande des ajouts de terre et sept ans. Dans la villa conçue ensuite, elle abritera ses collections d’objets d’art éclectiques, où les porcelaines voisinent avec des bas-reliefs religieux du Moyen-âge. Un dépliant lu en amont de la visite recommandait de ne pas rater le bonheur-du-jour (secrétaire), une pièce maîtresse de l’exposition. Je l’aperçois devant une fenêtre du premier étage, aussi charmant que son nom. Il ne lui manque qu’une escorte de fauteuils crapauds pour retrouver Colette.

Afin de la retenir quelques secondes dans une chambre, je pointe deux canapés miniatures à ma benjamine : regarde, pour les enfants. Une visiteuse me reprend, en indiquant son audioguide (fayote) : non, c’était pour ses chiens. En redescendant, nous dérangeons comme à la montée, le même groupe de jeunes touristes asiatiques en pleine séance photos devant la baie vitrée ouverte sur le port de Beaulieu et la villa Kérylos.

(Le chocolat liégeois est derrière)

Béatrice occupera par intermittence son superbe domaine pendant une dizaine d’années, et en 1933, un an avant sa mort, elle lèguera villa et collections à l’Académie des Beaux-arts avec la consigne d’en faire un musée.

-Alors les filles ça vous a plu finalement ?

-Oui surtout, la danse des jets d’eaux en musique dans le jardin à la française.

-Et surtout, surtout, le chocolat liégeois au café.

Moi je suis tombée amoureuse du logo, ce e majuscule élégant écrit comme me l’avait appris pour mon prénom ma maîtresse de CE1, les doigts empoudrés de craie.

J’écris dans un parfum intense, écœurant presque. La marmelade d’oranges cueillies sur la côte (dans un verger, avec autorisation) bouillonne sur une plaque électrique de camping posée sur la cuisinière. Le gaz est coupé. Notre fenêtre a frémi ce matin. Le prochain mur à découper est derrière la cuisine actuelle. Il faudra bientôt vider les placards.

Finissons les chocolats de Noël, c’est bientôt Pâques.

Neige

En hiver à la montagne, la neige comme un miracle

Je dédie ce texte aux nostalgiques des neiges d’antan, à vous qui regrettez de sauter à pieds joints par-dessus l’hiver, et à Dany pour lui changer les idées.

Ils sont partis. Emmitouflés dans leurs pantalons épais, leurs anoraks multicolores, les snoods en polaire avec, au creux du coude, le casque dans lequel sont glissées les moufles. Ils ont passé la porte enthousiastes, impatients de découvrir, quelques kilomètres plus haut, le paysage enneigé de la nuit, et d’éprouver sous leurs skis le moelleux de pistes neuves.

Je suis restée. Dans ma veste polaire, mes grosses chaussettes et mes claquettes (Birkenstock, oui c’est très chic), mon écran éclairé à contre-jour par la fenêtre. Il reste lisible, le nuage accroché aux toits des chalets et cimes des épicéas prévient l’éblouissement. Je vais passer ma dernière journée de vacances comme presque toutes les autres, seule au gîte. Le lave-vaisselle ronronne, la bouilloire glougloute, une pelle à neige racle un bout de terrasse, des mésanges chantent dans les pommiers rabougris si élégants sous leur parure blanche.

Je suis restée parce qu’après la première et formidable journée de ski, mon dos m’a fait savoir qu’il en avait assez. Alors je profite de mes heures de solitude dans une maison au calme rare, entre carnets et stylos, crayons à papier et pinceaux comme une retraite d’écriture. J’ai beaucoup lu lundi, et j’ai fini, au soleil devant la maison, Gabriële des sœurs Berest (voir page Mes lectures). Malgré tous les DVD empruntés à la médiathèque, je n’ai pas allumé la télévision pendant ces heures offertes. Comment résister à cette vue ?

Avant la neige

La fenêtre encadre une fontaine de pierre dont le filet d’eau murmure, le toit en bois d’une chapelle coiffé d’un clocher de pierre lui aussi, où pend une cloche et au-delà, une chaine de montagnes aux pieds couverts de forêts sombres et aux sommets de rochers blanchis, sauvages, tentateurs. Ce paysage fabuleux happe le regard, appelle le stylo, le pinceau, les chaussures de marche. Il me dévore. Je lui ai cédé. Dans une infidélité impérieuse à ma famille, j’ai changé de maîtres. J’appartiens aux montagnes, à la présence chantante de la fontaine, silence vivant, aux branches pendantes de l’épicéa dont une goutte de sève transparente s’est collée à mon téléphone. Sur ces pentes d’herbes sèches et de troncs noirs, que deux nuits et une journée de tourbillons de flocons ont transformées en édredons, pendant quelques jours, le monde est en paix.

L’impression d’insignifiance au cœur du grand tout éveille des émotions opposées en fonction de l’environnement. Un paysage majestueux insuffle la vie, le béton d’une banlieue, vampire, la sape.

Donc je n’ai pas skié cette semaine. Je le regrette, car me défouler en plein air dans un paysage de montagne le plus sauvage possible est un de mes moyens favoris de me ressourcer. Quand je galérais dans des études ou des postes qui ne me convenaient pas, mettre le cap sur les montagnes (vive Lyon pour sa proximité des sommets) était, hiver comme été, ma bouée de sauvetage. La montagne, comme la mer, décuple les effets du dépaysement, les week-ends en altitude ou au bord des vagues comptent double. Air vivifiant, horizon visible, ciel et nature omniprésents… Un jour c’est sûr, je déménagerai dans un environnement aussi beau et paisible. Est-ce facile à vivre au quotidien un paysage tout en pentes ?

Vous l’aurez compris, pour les sports d’hiver, nous ne logeons pas en station. Notre objectif premier est de vivre la montagne, dans des coins les plus sauvages possibles, avec un accès pas trop lointain aux pistes. Pas de studio cabine skis aux pieds, même si les prix étaient raisonnables. Voisins moutons bienvenus.

Seule avec mes activités favorites, quel cadeau.

Lundi j’ai donc lu devant ma porte baignée de soleil. Ma voisine de 91 ans est sortie pour retrouver sa chaise de plastique blanc couverte d’un coussin installée à demeure contre le mur de sa maison. Elle a levé les yeux sur moi et s’est exclamée :

-Vous êtes déjà venue.

-Oui l’an dernier.

Nous avions bavardé alors, sur le pas de la porte, un peu chaque jour aux heures chaudes (voir article : Tempête de ciel bleu). La mémoire de cette dame m’impressionne, moi qui ai du mal à me souvenir de ce que j’ai mangé la veille.

Je vous l’ai déjà dit, j’adore les mamies. Je ne peux pas m’empêcher de lui poser des questions.

-Vous êtes d’ici ?

– Oui, c’est ma maison, j’y suis née.

-Oh quelle chance !

-Oh, mais je suis partie, je ne suis revenue qu’à la retraite, il y a trente ans.

-Vous êtes allée où ?

J’imagine Gap, Marseille, les grandes villes aimants de la région.

-À la station là-haut. Je travaillais au premier magasin de souvenirs. C’est mon frère et ma belle-sœur qui le tenaient.

Donc elle est partie à moins de trois kilomètres. Comme elle a dû en vivre des changements malgré cette continuité familiale, dans ce village, cette ferme, celle de ses parents, reprise par un frère puis par son neveu et maintenant un petit-neveu. Combien de fois a-t-elle gravi le sentier escarpé que j’ai emprunté pour rejoindre mes skieurs ?

Comme souvent lorsque nous vivions en Allemagne, je m’interroge sur le lien entre être et habiter un lieu. Où est-on le plus soi-même ?

La levée est faite

Hier soir au magasin d’équipement où nous sommes allés régler les locations par anticipation pour éviter la cohue des fins de séjour, le loueur, un jeune homme sympathique, nous a demandé :

-Vous venez d’où ?

-De Lyon.

-Ah, je connais, je suis de X (il cite un village inconnu) vers Saint-Vallier, Châteauneuf de Galaure. Vous voyez ? C’est mon chez-moi.

-Oui, je vois. Je connais un peu le coin, je suis de l’Ardèche.

C’est plus fort que moi, cet aveu que je place dans chaque conversation sympathique.

Le jeune homme venait de nous dire qu’il travaillait l’hiver chez son cousin dans les Hautes-Alpes et l’été dans le Vaucluse au pied du mont Ventoux. Il y loue des vélos de compétition à des triathlètes du monde entier venus se mesurer aux courses de France et d’Europe. Le loueur donc, peut-être en raison de son nomadisme professionnel, s’est identifié par son « chez lui » dans un triangle des Bermudes entre Ardèche du Nord et Isère. Combien de temps y passe-t-il chaque année ?

Mon obsession de placer mes origines à chaque occasion bienveillante ne répond à aucune logique géographique actuelle. C’est peut-être un truc d’Ardéchois. J’ai appris par une amie que mon cousin, qui avait rencontré le sien sur un terrain de rugby en terre strasbourgeoise, s’était présenté à lui comme ardéchois. Ça m’a fait sourire et bien sûr j’ai compris. Mon cœur bordé de garrigues, de rivières et de châtaignes s’en est trouvé flatté. Il l’est d’origine par son père, mais par sa naissance et sa mère il est montpelliérain. (Grosses bises à eux.)

Souvent, quand je me déplace, sans voyager à proprement parler, je suis frappée par le fait que, vivant dans un même pays, nous sommes reliés par une langue, une histoire, des paperasses administratives, des voix de journalistes, les sujets du bac ou les paquets de Figolu. Pourtant, chaque microrégion offre des conditions de vie variées et nos expériences quotidiennes diffèrent grandement. Quoi de commun entre la mamie qui n’a pas quitté son hameau de montagne des Hautes-Alpes, un citadin de Marseille au soleil de la mer Méditerranée, un Parisien du canal Saint-Martin, un villageois des plaines de la Beauce, un Lorrain adossé à la Belgique et à l’Allemagne, un Catalan à l’Espagne, un Breton pur beurre salé ? Tant de choses et si peu. Chacun vit le ciel et l’horizon, les arbres et la terre à sa façon. Je la leur envie à tous. Voyager permet de découvrir le monde avec de nouvelles lunettes.

Je viens de me lever pour remplir ma tasse d’eau chaude. En jetant un œil dehors, je regrette de constater que sur la route, ruban noir au milieu du blanc, la neige a déjà fondu. Heureusement que nous avons ouvert les volets et admiré la vue avant le passage du chasse-neige. Combien de temps ce paysage de conte de fées va-t-il perdurer ?

Maintenant que j’ai confié ces idées qui me trottent dans la tête depuis plusieurs jours à mon fidèle ordinateur, je vais aller arpenter les sentiers de la mamie. Si je la croise sur le pas de la porte, je lui demanderai son prénom dont je suis curieuse, une aiguille et du fil pour réparer une galette de chaise dont j’ai décousu un lien en m’asseyant. Avant, je vais envoyer un message à mon mari. Aux courses ce soir, n’oubliez pas de prendre du chocolat.

Ce matin en découvrant la couche de neige fraîche de la nuit, ma plus jeune fille s’est exclamée :

-Mais on est en Finlande ! C’est trop génial.

Et moi de leur raconter, comme une vieille schnock, les chutes de neige annuelles en Ardèche, qui forçaient mon père aux aurores à enfiler des bottes et un bonnet pour secouer le mimosa et l’olivier afin que les branches ne cassent pas. Mes frères et moi qui suppliions nos parents, dès que par la petite fenêtre exposée au nord de la cuisine, les sommets du plateau blanchissaient, de monter faire de la luge dans un champ, ou du ski à la station de la Croix de Bauzon. Les devoirs à la lampe à huile un soir en hiver 1985 quand les fils électriques avaient cédé sous la neige exceptionnelle (oui, on en avait une, décorative, qui a disparu depuis). Le téléski unique de Sainte-Eulalie, lieu de ma classe de neige de cinquième, a été démonté il y a quelques années. Et à Lyon aussi il neigeait avant ? Oui à Lyon aussi, chaque année. Le bonhomme de neige est une espèce en voie de disparition.

Mon dos m’a laissé me promener chaque jour, sur les cailloux et l’herbe sèche d’abord, puis sur la neige fraîche.

Pour profiter de mon matin finlandais, je marche en solitaire dans la neige fraîche, en faisant la révérence pour passer sous les branches lestées des arbustes, je sursaute quand des paquets moelleux me frôlent. Je prends photo sur photo sans voir le résultat sur l’écran de mon portable. Je double, triple le geste en comptant sur les statistiques pour que certaines soient nettes et bien cadrées. En soufflant un peu dans la montée, j’écoute le crissement ouaté de mes pas, le frottement des manches de la veste. Le torrent gronde en fond de vallée, dans un trou de ciel entre les nuages, un rapace crie. C’est quoi cette empreinte de patte géante, La panthère des neiges de messieurs Munier et Tesson ? Un patou.

Mes pas s’enfoncent dans la ouate. Impossible de ne pas sourire lorsqu’on imprime les premières traces du sentier dans la neige. Quand ma plus jeune fille plongera sa cuillère dans le tiramisu qu’elle nous a concocté, ça fera le même son douillet. Je repense à un poème anglais dont j’ai tout oublié sauf le conseil de ne jamais laisser la neige fraîche immaculée. Toujours sortir et la fouler, toujours profiter des petits bonheurs éphémères. Au lever ce matin, je suis sortie pieds nus pour sentir la glace moelleuse entre mes orteils. Et là je me ressaisis pour rejoindre la neige vierge, et éviter, distraite par la beauté environnante, de suivre des traces.

Un couple en raquettes descend, je les salue en frimant tout bas. Mouais, moi j’arrive à grimper sans attirail (il faudrait quand même te résoudre à les jeter, Estelle, ces chaussures de radonnée antiques, qui ont vu naître tes filles et dont la semelle a dépassé le stade de la réparation). Quelques dizaines de mètres plus loin, dans une montée escarpée, sentir son pied glisser, se retrouver genou à terre, enfin, à neige, vérifier par-dessus son épaule qu’il n’y a pas de témoin de cet incident qui me rappelle une évidence : la neige, ça glisse.

Une bille de neige dévale la pente, je suis des yeux les pointillés qu’elle imprime, en m’imaginant faire pareil, exprès, allongée en travers de la pente, et se souvenir, que désormais mon dos me l’interdit. Non, je n’envie pas ceux qui skient tout là-haut, et cela me surprend à moitié, jalouse que je sois de mon temps libre, mue par le besoin d’écrire.

C’est trop beau. Je vais prendre mon déjeuner de restes de poulet, salade d’endives et lentilles corail sur le devant de la porte, à boire le bleu, le blanc, la chanson de la fontaine. Mon jean noir chauffe sur ce versant baigné de soleil. Le toit goutte et m’éclabousse. De temps en temps, un paquet de neige s’effondre dans un bruit de tissu froissé, le large rebord du toit me protège. Lorsque l’ombre de l’épicéa m’engloutit, la mamie m’invite à partager son rayon de soleil.

-Et les sommets en face, vous les connaissez tous ?

-Oh oui. Là c’est le Basset, là, la Bru, là l’Aiguille. Derrière c’est Réallon.

Réallon je vois bien c’est là ou ma grande fille de cinq ans s’était ouvert le front en courant avec un bâton à la main.

-Par là, le lac de Serre-Ponçon. Là-bas, derrière, Briançon.

Un doigt rabougri par l’arthrose indique vers l’est.

-Là… là, je ne sais plus.

-Ne vous en faites pas, de toute façon dans cinq minutes j’aurai oublié.

Sur ces pentes à faire frémir, la silhouette de l’âne de la ferme caprine se découpe sur le fond de la vallée, plusieurs centaines de mètres plus bas.

Un après-midi, la mamie m’a saluée avec l’accent chantant de ces montagnes tournées vers la Méditerranée :

-Tiens, on ne s’est pas vues aujourd’hui !

-Eh non. Vous n’auriez pas du fil et une aiguille s’il vous plait ?

Dans l’intérieur chaleureux, un fauteuil confortable près de la fenêtre, avec à sa droite le coussin à aiguilles attaché à la lumière, deux pots d’euphorbes aux fleurs rouges, couleur rare dans une palette d’ors et de bleus. La boite à couture en bois se déplie comme celle de ma grand-mère. J’aurais envie d’y passer l’après-midi à fondre dans sa présence calme comme la neige sur la route. Elle me propose une chaise, mais j’ai interrompu la conversation avec son neveu, je n’ose pas m’imposer.

-Vous ne voulez pas un dé ? Je ne sais pas comment vous faites les jeunes pour coudre sans dé. Moi je ne peux pas.

On se pique le majeur. On dit « aïe » et on recommence. J’ai réparé le même coussin que l’an dernier. Sur le ruban du coin opposé, je reconnais les points que j’avais cousus (sans dé).

Je n’ai pas trouvé l’occasion de demander son prénom à la dame. Mes vieilles chaussures de randonnée aux semelles béantes ont vécu leur dernier saut dans le container du hameau, comme un enracinement symbolique dans ce minuscule coin du monde. Restez en montagne compagnes fidèles.

(Ils ont pensé au chocolat.)

Aurevoir neige

Un grand merci à Christiane d’avoir cité Mainzalors.com sur son blog aufildesmots.biz. Ich freue mich immer auf Besuch aus Deutschland. Si vous avez envie de lire de l’allemand, retrouvez les pensées sur l’actualité et la vie quotidienne de cette Allemande sensible qui vit sur la Côte d’Azur. Elle y a localisé les enquêtes de ses romans policiers.

Carte d’abonnée

Comment à la médiathèque j’ai découvert une chanson complice

Mercredi matin de fin janvier, médiathèque de ma bourgade dans le sud de Lyon. Ma veste pliée en vrac pèse sur mon bras gauche, mon sac à main en bandoulière sur mon épaule et le cabas en tissu où je glisserai des DVD me scie le creux du coude. Au pays des livres, mon corps crisse mais je respire mieux. Pourtant ce sont surtout des films que j’emprunte.

Je consulte les rayonnages de romans et de BD, en dilettante, curieuse. Ma prédation littéraire s’exerce en librairie. J’aime posséder le papier que le lis, respirer l’encre sans la contrainte d’une échéance, ni sentir sous mes doigts les empreintes des lecteurs abonnés. J’achète aussi des livres d’occasion, mais leur vie antérieure, même de livres de bibliothèque défroqués, donne alors une aura singulière à mes adoptés.

Ce matin-là, j’avais donc passé un index hésitant sur les couvertures des romans exposés au rez-de-chaussée, d’autant moins motivée que je n’avais pas encore enfilé mes lunettes. Par réflexe, je fais la fille intéressée en passant, mais je peux tout juste lire les titres. J’ai accepté récemment que, pour me faire plaisir, je doive tirer la langue à ma flemme, et les sortir ces fichues lunettes, même d’une seule main, même encombrée de sacs, d’écharpes et de manteaux. Sur la table de l’entrée, des ouvrages sur le thème du corps dont présentés. Peut-être est-ce en lien avec le nouvel engouement pour le dry january, l’injonction à la détox de janvier des magazines. Avec deux adolescentes à la maison, le corps est un sujet omniprésent. Je passe mon chemin, et emprunte l’escalier, direction le rayon films au premier étage.

Lors d’un passage précédent, la responsable du rayon m’avait encouragée à fouiller dans les tiroirs sous les présentoirs : ils regorgent de films qu’elle doit, hélas, vider pour accueillir les nouveaux. Les droits de diffusion interdisent de les donner. Quel dommage ! Dans ma médiathèque moderne et déjà d’autrefois, le fonds est sur DVD, rien n’est encore en ligne. Cela me convient très bien : nous avons toujours un lecteur auquel je tiens jalousement pour mes films-pharmacie de l’âme.

Les films anciens m’offrent pendant une poignée d’heures, l’illusion de vivre à une époque à l’élégance quotidienne, au temps long, où des dialoguistes talentueux enrichissent les échanges. Ces films-là ne se trouvent pas sur les plateformes, et difficilement sur internet. Mon stock personnel se cache dans une pochette : pour gagner de la place, j’ai dû me séparer à regret des boites. Je voudrais traverser l’Atlantique en noir et blanc, sur un paquebot de luxe, assise un carnet de notes posé sur les genoux, prétexte pour, les cheveux emmêlés par le vent et les joues humides d’embruns, écouter mes voisins de transat Cary Grant ou Audrey Hepburn.

A la médiathèque donc, je fouille dans les DVD et à chaque passage repars avec une brassée de promesses. Les cœurs de papier rouge apposés par les bibliothécaires me guident vers de parfaits inconnus. De la douzaine de titres glanés, seuls quelques heureux élus passeront par notre lecteur. Mais les choisir me fait plaisir. Tiens celui-là on le regardera en famille, celui-là je le verrai seule, cet autre avec l’une ou l’autre de mes filles (elles n’ont pas les mêmes goûts). La plupart du temps, personne chez moi ne regarde ce que je leur propose. J’ai repris plusieurs fois les mêmes sans jamais les voir encore car le temps file et au moment où j’ai besoin d’une pause, ce n’est pas d’un film dont j’ai envie ou pas de celui-là. Trois fois au moins le coffret de Autant en emporte le vent s’est invité chez nous, sans jamais arriver à sculpter dans notre emploi du temps les quatre heures nécessaires pour présenter Scarlett à mes adolescentes.

Ce mercredi de janvier, ma récolte du mois (avec lunettes) est fructueuse, des trésors à voir ou revoir : des Hitchcock, Le train sifflera trois fois, deux films français pour se marrer, Le Schpountz de Pagnol, dont je veux faire découvrir les dialogues savoureux aux miens, La source des femmes, Sabrina avec Audrey Hepburn, Maria rêve.

Cet été, j’ai emmené ma grande fille voir The shop around the corner avec James Stewart au cinéma Lumière Bellecour, salle minuscule que je fréquentais assidument quand il s’appelait le CNP, que j’étais étudiante et habitais au coin, dans la rue des Marronniers. Ce film a inspiré You’ve got mail (Vous avez un message) de Norah Ephron avec Tom Hanks et Meg Ryan. Ma grande fille l’a adoré. Elle est sensible aux histoires en noir et blanc, ouf, une alliée ! Ces jours-ci, comme elle est fatiguée, je lui ai prêté Cary Grant (en couleurs).

Merveilleuse médiathèque. Tu commences l’année en élargissant des horaires d’ouverture. Ce n’est pas encore suffisant pour que je puisse me réfugier dans tes murs pour échapper à la dévastation des miens au marteau-piqueur, mais tu m’offres de quoi faire des pauses de bruit sans gaspiller temps et énergie dans le bus et le métro. L’an dernier j’avais écrit à la mairie justement pour demander ton ouverture tous les jours, au moins comme espace de travail. Le préposé m’avait répondu : patience, l’ouverture d’un espace de coworking sera pour l’année prochaine. L’année prochaine nous y sommes. Peut-être leurs travaux ont-ils pris du retard, eux aussi.

Après avoir exploré les rayons de DVD du couloir, je poursuis ma recherche dans la pièce dédiée à la musique et aux films. Une mélodie entrainante, des paroles lumineuses chantées par une voix féminine grave m’attrapent le cœur en entrant. « Il fait toujours beau, au-dessus des nuages » la la la la la la la la. Séduite, je m’approche en souriant du bureau et m’adresse à la bibliothécaire, une dame de mon âge aux cheveux longs et petites lunettes rondes :

-C’est quoi, la musique que vous diffusez ?

Elle indique la pochette d’un CD sur le présentoir.

-C’est Zaho de Zagazan.

-C’est drôlement chouette. Za quoi ?

Je m’approche pour lire, en plissant des yeux (malgré les lunettes, oui).

-Elle a un nom rigolo, plein de Z.

-Vous pouvez l’emprunter. Tenez.

La bibliothécaire fait le geste d’interrompre la musique pour sortir le CD du lecteur.

-Non, non. Laissez-le c’est trop joli, je ne veux pas priver tout le monde de la musique.

-Mais c’est pour la faire découvrir aux gens. Moi je le connais par cœur.

J’aurais volontiers pris une photo-souvenir de ce nom inconnu pour le confier à Spotify. J’attrape le CD, consciente que je ne l’écouterai pas, mais comment encourager la survie des supports antiques s’ils ne sortent jamais des médiathèques ? À la maison le soir, j’ai remplacé le cosy jazz de notre repas par la voix envoûtante de Zaho. Ma plus jeune demoiselle s’est écriée : « on dirait Stromae ».

Le CD, avec son cœur rouge collé par la bibliothécaire, est resté sur l’étagère du salon avec les DVD, dans le coin réservé aux objets culturels à rendre – prière de ne pas les égarer. Il glissait parfois dans mon champ de vision, juste le temps de me dire : comme c’est curieux cette couverture avec une table de mixage.

C’était il y a trois semaines. Voilà quelques jours, les algorithmes d’Instagram m’ont proposé un réel de France TV avec le discours de Zaho de Zagazan aux Victoires de la musique. C’est un peu une surprise cette interférence. Pour protéger ma santé mentale et mon bien-être, mon cerveau n’accepte sur ce réseau social que de l’inspiration : créations et paysages de l’Ardèche ou de montagne. Les informations et la vie des gens sont des serpents interdits de traversée et mon regard se détourne des « suggestions » et autres publicités. Pourtant lorsque ce visage inconnu de jeune femme blonde au rouge à lèvres très vif est apparu sur mon écran, les sous-titres de sa bouche muette (le bruit est confisqué sur mon téléphone) m’ont interpellée : « Être sensible c’est être vivant et on n’est jamais trop vivant. »

J’ai allumé le son et écouté : « Je suis née très sensible comme vous pouvez le remarquer. Pendant longtemps j’ai pensé que ce n’était pas bien. Ça se traduisait pleurs, en cris, en colère, en plein de choses pas très agréables. (…) Je me suis rendu compte que ce que je pensais être mon plus gros défaut était finalement ma plus grande qualité. »

Oh une âme sœur ! Emoji cœur, émoji cœur, emoji cœur, émoji sourire qui pleure. C’est si rare de croiser une personnalité-tempête !

Bon, à sa place, aux larmes se seraient ajoutées les plaques rouges sur la poitrine et le cou et un incendie aurait dévoré mon visage. Aucun mot n’aurait été intelligible et je serais partie en courant me réfugier dans les toilettes des coulisses pour les quinze prochaines années. La seule idée de devoir prendre la parole en public, même devant un petit groupe, m’empêche de dormir pendant plusieurs jours, l’éventualité d’un micro sur mon menton m’envoie sous mon lit avec mal au ventre et celle d’une caméra dans une grotte avec la nausée. Les groupes me mettent mal à l’aise, j’aime aimer les gens un par un.

Éprouver des émotions XXL est un travail à temps complet. Éprouver, verbe si adéquat.

Quel bonheur que ces livres ou chansons à texte qui tendent le cœur vers une complicité de ressenti comme Anxiété et Ceux qui rêvent de Pomme, J’aime les gens qui doutent, Ma chérie (et bien d’autres) d’Anne Sylvestre, Ta place dans ce monde de Gauvain Sers et maintenant La symphonie des éclairs.

« Dès sa plus tendre enfance,

Elle ne savait pas,

Parler autrement qu’en criant tout bas.

Pas faute d’essayer,

De les retenir,

Ces cris et ces larmes… »

Cette chanson, l’histoire d’une petite fille très sensible qui aurait aimé l’être moins, raconte toute « la vie de tempête » de Zaho. Elle raconte aussi la mienne. Par la musique, Zaho fait la paix avec sa sensibilité encombrante. Par l’écriture, je pardonne (parfois) à mon système nerveux, les larmes et la colère, la joie et l’amour infinis qui eux aussi épuisent. Souvenez-vous, les larmes sont l’expression d’une émotion pas forcément de la tristesse.

J’ai hésité à rassembler mes notes pour composer cet article, encore plus à le publier. Après quatre ans d’articles dans ce blog et deux ans d’écriture d’un livre de six cents pages je commence à m’accepter. J’ai donc décidé d’attraper le micro entre mes mains tremblantes et d’oser. J’aime quand mon cœur est touché par les créations des artistes. Quitte à ressentir si fort autant partager.

Tenez, voici un présent pour le vôtre.

Je vous l’emballe ?

P.S. : Bonne balade dans ma bibliothèque virtuelle : la page sur mes dernières lectures est mise à jour avec des romans et des BD.

P.P.S. L’arbuste rose pour illustrer cet article est un daphné. La majeure partie de l’année il passe inaperçu. En hiver son parfum délicat détourne les attentions à plusieurs mètres. Le charme délicat de ses petites fleurs roses et de ses feuilles brillantes ferait oublier qu’il est toxique, cohabitation végétale d’extrêmes, ténèbres et lumière.

Sans modèle

Petite fille d’argile cherche mamie de papier

Jeudi après-midi, atelier de céramique sur la rive gauche du Rhône, à la table en bois sous la verrière. Il fait bon, bien meilleur que la semaine précédente. Nous sommes peu nombreux à travailler à nos sculptures et modelages en argile blanche chamottée, trois à notre table, deux à celle derrière moi, plusieurs élèves sont absents. Le seul homme du groupe, grand aux cheveux blancs et au léger accent alsacien, monte un cache-pot de taille et de forme ambitieuses. Il pose un étai de tubes de PVC contre la plaque verticale pour la fixer au socle, et la maintenir en place pendant le séchage. Il commente :

-Après, il va falloir faire appel à mon imagination pour décorer cette pièce. C’est ça, quand on travaille sans modèle.

Personne ne répond, chacun est concentré sur ses mains, dans une activité appréciée aussi pour sa capacité à court-circuiter la pensée. De temps en temps, l’un d’entre nous troue le silence, évoque une impression à haute voix, pose une question à l’artiste-enseignante ou à son voisin. Je peux t’emprunter le petit ébauchoir ? Tu crois que si je creuse là ça va casser ?

Sans modèle. La fin de sa phrase reste accrochée à ma pensée.

Oui, je me dis, moi aussi je travaille librement pour achever cette petite fille grimpée dans un arbre, tout droit sortie de mon enfance, hissée sur un murier, décédé depuis. « Ça me rappelle des souvenirs » m’a dit ma voisine plus âgée que moi. La plupart du temps, je façonne l’argile sans modèle. Quand la professeur me conseille, elle conclut les différentes options de finition en ajoutant : « ça dépend du rendu que tu souhaites ».

Je ne sais pas. Je n’ai pas d’idée préconçue du résultat. J’avance à tâtons en fonction de la réaction de la terre sous mes doigts. Souvent, j’arrive au cours sans projet ni intention précise, et j’observe ce qui germe dans l’interstice, entre le moment où j’accroche ma veste au porte-manteau du fond avec mon sac, et celui où, pendant que je noue les lanières du tablier autour de ma taille, je rassemble ébauchoirs, mirettes, planche de bois, pain de terre. Ce moment de préparation, comme le centrage de la boule d’argile sur le tour, m’offre une transition entre ma journée jusque-là et cette parenthèse manuelle bienvenue où la pensée automatique se laissera pousser du coude par l’élan créateur. Deux heures et demie hors du temps pour se laisser charmer par l’élasticité fraiche de l’argile, le calme hypnotique de l’atelier, sa luminosité douce.

L’original

Je n’étais pas toujours à l’aise dans l’atelier de Mainz, très bavard.

Parfois, rarement, j’apporte un modèle, comme en fin d’année dernière quand je me suis enfin autorisée à reproduire un carrelage de la crédence de mes arrière-grands-parents à Saint-Zacharie dans le Var. Je veux souvent créer en trois dimensions, ex nihilo, justement pour voir où mon cœur me porte. Fabriquer un carreau demande de la précision et de la régularité, l’acceptation des angles droits et des lignes parallèles, figures géométriques avec lesquelles je suis fâchée. D’ailleurs, j’ai réalisé récemment que le vocabulaire seul aurait dû m’alerter sur le fait qu’être cadre en entreprise ne pouvait guère me convenir. C’est une affaire de géométrie. Je suis fâchée avec la symétrie, surtout quand on veut me l’imposer.

L’interprétation

Ce qui est simple pour d’autres me semble insurmontable : il m’est plus difficile de façonner un carreau unique qu’un nu de femme. Donc ce projet de carreau je l’ai enfin embrassé. J’ai reproduit chez moi le dessin à main levée sur un papier. A l’atelier, j’ai étalé une boule d’argile avec un rouleau à pâtisserie en bois, entre deux réglettes de 8 mm pour obtenir une épaisseur régulière. J’ai tracé à la lame de couteau les limites de mon carreau autour de la forme d’un carrelage industriel. Après l’avoir passé au sèche-cheveux pour obtenir la texture adéquate, j’ai reproduit le motif de trèfle avec une pointe puis je l’ai peint à l’engobe (terre humide colorée) avec des pinceaux de différentes tailles. Une première cuisson après séchage complet a restitué des couleurs fausses (mais différentes de celles des engobes crus). Une deuxième cuisson à mille degrés après l’émaillage transparent a donné les couleurs attendues ou presque. L’inconvénient de travailler d’après modèle, c’est la mesure évidente et involontaire de l’écart entre le résultat et l’intention. Ce qui serait magnifique dans un élan spontané peut décevoir par comparaison.

Malgré la différence avec l’original, je suis heureuse de l’avoir réalisé ce carreau familial, chargé de souvenirs, projet qui flottait dans les tréfonds de ma conscience depuis plusieurs années. J’en ai même créé un autre de toutes pièces, un camarade pour l’accompagner sur la table à manger où je compte lui confier la mission d’accueillir les plats brûlants. Sur celui-là, plus petit, j’ai reproduit en couleurs, l’empreinte du fabricant du premier (son logo) : une marguerite de profil. Je ne suis pas satisfaite du résultat, car il est parti à la cuisson avant que j’aie pu procéder aux finitions. Je pense renoncer à l’émailler pour en faire un autre exemplaire plus abouti. Cet exercice à plat, avec règles et équerres m’a rappelé que me lancer dans la production d’une crédence pour l’évier de mon garage me demandera beaucoup de temps et de précision.

J’écris sans modèle, bien sûr, mais sur la page blanche virtuelle, j’applique les règles du je. Sous ma plume, les émotions coulent du coeur à partir d’une matière première vécue. L’assemblage des idées se construit en amont, quand je modèle la terre, coupe une carotte ou prends une douche. Pas de vide, juste du trop-plein de création à partager. Je découvre en ce moment, parce que je me mêle d’écrire un roman sans éléments autobiographiques (comme si on pouvait créer en étant quelqu’un d’autre, sans glaner des sensations et expériences même minuscules de ses propres journées), le vertige des possibilités que m’épargne un pain d’argile. Pourtant le processus est le même dans les tâtonnements d’une création. La réaction de la terre à la pression, les premières phrases produites tirent l’auteur dans une direction. Un peu comme dans la vie : mon aujourd’hui dépend de mes hiers.

Cette semaine, mon père a posté dans le groupe familial WhatsApp un texte écrit par un coéquipier qui relate leur mésaventure en voilier au large de la Sicile qui aurait pu se révéler tragique (perte de l’arbre de direction, trou dans la coque). Le titre en était : Ça nous est arrivé en juin 2020 (oui certains étaient confinés sur un bateau, c’est le privilège de l’âge qui malheureusement s’accompagne de douleurs diverses). Une de mes nièces, pré-adolescente, a commenté d’un laconique « C’est du passé ». Je me suis retenue de répondre – la pédagogie sur un réseau social n’ayant pas encore été démontrée. Mais j’avais très envie de remarquer : « Et alors ? Sans le passé tu ne serais pas là. Tout les histoires se sont déroulées dans le passé, c’est la fondation du présent et le socle du futur. » Quelle est la vertu de l’immédiateté au-delà de sa disponibilité ?

Je rêve d’un modèle dans ma vie. Pas au sens de gestes à décalquer, mais au sens du déjà vécu, déjà senti et digéré par une autre âme, une expérience rassurante. Tu vois, ça aussi ça m’est arrivé, tu verras ça se passera, avec des hauts et des bas, mais tu en sortiras vivante. C’est sans doute aussi pour cela que j’aime tellement lire, les mots d’une autre éclaircissent le monde et ma compréhension de moi-même.

Je n’ai plus de maman depuis bien longtemps, plus de belle-mère non plus. Chaque mois, quand je trouve une tache de sang sur le drap, déçue de ne pas en être affranchie enfin et vaguement rassurée de ne pas attaquer une nouvelle période dont je ne connais pas grand-chose, je me dis, que j’aimerais pouvoir échanger avec des femmes plus âgées. À l’atelier de poterie, un jour où j’avais soudain trop chaud, une élève presque grand-mère m’avait dit en riant : « Tu verras, ça passe au bout d’un moment. »

La semaine dernière, après avoir dégusté un délicieux poulet basquaise, une amie (connue dans un autre atelier de poterie) et moi faisions la queue à la caisse du petit restaurant bondé. Deux mamies ont commencé à nous doubler pour retrouver leurs copines déjà en train de payer, lorsque l’une a dit à l’autre en nous regardant :

-Mais les deux jeunes femmes, elles attendent aussi.

Éclats de rire de mon amie et moi.

-Merci mesdames.

Ma mère fréquentait beaucoup les personnes âgées. Adolescente, toute à l’idolâtrie de l’action et de la jeunesse comme ma nièce aujourd’hui, je le lui avais reproché :

-Mais pourquoi ?

-Parce qu’elles ont fini de tricher.

L’hypocrisie des autres, comme la mienne lorsque je dois falsifier et dissimuler pour m’intégrer, me rebute. Mes créations s’inspirent souvent du monde de l’enfance et des personnes basculées de l’autre côté des années de vie adulte, qui contraignent et égratignent pour survivre dans le cadre social imposé. Cet âge, appelé troisième ou quatrième par ceux qui aiment compter, je pensais autrefois qu’il résoudrait toutes mes peurs d’enfants.

Je l’espère toujours.

L’histoire pour enfants que je suis en train d’illustrer conte une rencontre entre une petite fille et sa vieille voisine. Comme l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, je leur donne des traits et des couleurs moi-même. Le roman que je viens de commencer aborde le thème de l’affranchissement de la sur-adaptation. (Oui vous voyez, je reste à la lisière de l’expérience vécue.)

Pas de modèle pour le modelage ni pour le dessin, difficulté à suivre une recette à la lettre, à produire du plat et du régulier. Oui j’ai eu du mal avec la culture allemande à angles droits, vous êtes bien placés pour le savoir. Pourtant, comme dans la vie je cherche un succédané de grand-mère pour qui je serais encore petite, je rêve un jour de créer, avec de l’argile ou un crayon, à partir d’un modèle vivant.

Une amie (que je salue) m’a confié au téléphone : « Tu sais je me retrouve dans ce que tu écris… Je ne laisse pas de commentaires… je n’ose pas. »

Osez. C’est anonyme et vos petits coucous me font très plaisir.

Merci à vous d’être là. Je vous embrasse.

Tranche de Cantal (entre-deux)

Échappée automnale entre Puy Mary et Conques

Quelque part dans le Massif central, samedi fin d’après-midi, début des vacances d’automne. Dans un virage d’une route charmante qui longe les gorges d’une rivière invisible, mon portable vibre. Ah tiens, un accent italien, c’est la dame de la chambre d’hôtes.

– Allo, bonjour. Oui nous sommes en route. À une heure et demie encore. Dîner dans la chambre ou dans le séjour ? Pourquoi ? Ah parce qu’il y a une tablée familiale qui risque de nous déranger ? On verra en arrivant. Oui, merci pour le point GPS d’arrivée. À tout à l’heure. Ciao.

Dans notre recherche d’un bout du monde au vert, au calme, sans contraintes, nous avons mis le cap sur le sud du Cantal et, par hasard, la seule chambre d’hôtes du coin tenue par un couple milanais. Nos filles ont pris ce matin le train (et le car) pour un autre coin difficilement accessible : l’Ardèche. Mon mari et moi avons fini de vider le garage, c’est-à-dire de répartir son contenu dans les autres pièces qui débordent déjà. Les pots de fleurs entreposés sur le côté, devant la haie, achèveront d’écraser celles plantées à l’automne dernier, déjà dévastées par Gaïa notre chienne sprinteuse et consumées par la canicule.

Avant notre départ, j’ai photographié le pourtour de la maison. Le terrassier va enfin venir. Le chantier a pris du retard avant même de commencer, mais après des semaines sèches, la pluie est annoncée. À notre retour, le jardin n’en sera plus un, les arbustes auront été arrachés par une pelle mécanique et entreposés dans un coin dans l’espoir naïf de pouvoir les replanter plus tard. Le terrain se sera enfoncé de plus d’un mètre, des artisans presque inconnus auront pioché dans tous nos recoins, extérieurs et intérieurs. Comment franchirons-nous les douves de boue entre la rue et notre porte ? Au printemps dernier, je regardais de travers les chaussures de sécurité d’un technicien venu sonder notre sous-sol parce qu’elles foulaient les primevères sauvages.

Notre chambre d’hôtes

Le bout du monde cantalien est décidément bien loin. La prochaine fois, avant de m’engager auprès d’un hébergement, je vérifierai le temps de trajet. Au fil des virages, mes épaules se tendent, une douleur grimpe le long de ma nuque. Aïe, aïe, aïe. La migraine monte. Je m’en veux. Je savais qu’en portant sur deux kilomètres deux sacs trop lourds, je le payerais le lendemain. Peut-être ce mal de tête est-il aussi dû au trop-plein d’émotions d’une période chaotique où les projets se superposent sans qu’aucun ne puisse être soldé. À cette impression d’insécurité quand sa maison se fait détruire par petits bouts.

Dîner dans la chambre donc, madame, au rez-de-chaussée de votre belle ferme de pierres et d’ardoises. Nous voilà entre le sud du Cantal tourné vers le Sud-Ouest à l’accent méridional, et le nord contrée de volcans, de basalte et de froid. Un entre-deux, comme le fromage que nous avons acheté hier.

C’est une région que j’ai envie de découvrir depuis longtemps, même sans savoir qu’elle se situait au cœur de la châtaigneraie cantalienne. Faute de temps, nous n’avons rien préparé avant de partir. Nos hôtes nous conseilleront, une excursion vers le nord, au Puy Mary et à Salers pour le seul jour ensoleillé de notre séjour, une vers le sud en Aveyron, jusqu’à Conques. À notre retour du parc des volcans, notre hôte nous demandera (avec l’accent italien) : « Vous avez vu le château de Tournemire ? C’est splendide. » Zut non, mais vous ne nous l’avez pas dit ce matin au petit déjeuner.

Balade dans les chemins au creux des forêts, entre futaies et pâturages, sous le regard doux des vaches de salers, dont le pelage frisé et moelleux couleur châtaigne appelle la main tenue à distance par les cornes imposantes. Ciels immenses, collines vallonnées très vertes, nuanciers de gris entre or et bleu des hameaux de granit, aux toits d’ardoise ou de lauze de schiste (la dénomination des pierres plates dépend de leur épaisseur, je viens de l’apprendre, l’ardoise est fine). Éclats miroitant au soleil, plomb sous la pluie, ils changent d’humeur avec le ciel. Mon mari me dit que ça lui rappelle l’Angleterre. Le paysage certes, la météo aussi, non ? Aurillac est la capitale française du parapluie.

Puy Mary

Dans le nord austère du Cantal, des centaines de ruisseaux chantent sur les pentes du Puy Mary, le plus grand volcan d’Europe. Je n’en ai jamais vu autant. Les myrtilliers et les bruyères ont roussi, les fougères aussi sous les hêtres encore verts. Ascension de quelques centaines de mètres sur un sentier pourvu de marches, avec une sensation d’apnée. Mon cœur va éclater.

Au sommet, à 1 787 mètres d’altitude, reprendre son souffle. Un père à queue de cheval se penche vers son petit garçon : mais non ce serait dommage des pylônes pour un téléphérique pour monter ici. Regarde tout est sauvage ici. Comme l’enfant, je fais un nouveau tour sur moi-même pour admirer le paysage avec un autre filtre de lecture. Où sont les traces humaines ? Vers l’est, une gare de remontée mécanique signale, à proximité du Plomb du Cantal, le sommet de la station du Lioran. Vers le nord, des éoliennes que la distance efface presque illustrent la plaine de Clermont-Ferrand. En contrebas, la route que nous avons empruntée, le café du col et ses parasols rouges, et les voitures garées. C’est tout. Beauté sauvage à 360°. Une dizaine de vautours plane sur les pentes du puy, tantôt au-dessus de nous, tantôt au-dessous. Nous les observons un moment.

Depuis le Puy Mary

Envie de revenir randonner dans ces puys préservés. Est-ce là l’effet d’un parc naturel régional, créé à temps, avant la construction d’infrastructures touristiques ? Celui du Vercors me déçoit un peu plus à chaque séjour avec ses pistes de ski de fond goudronnées pour être utilisables en toutes saisons, ses pistes de trottinette électrique et de quad qui contribuent à l’érosion. Ces mobiles économiques, bien compréhensibles, attirent les foules qui piétinent et détruisent. L’autre dimanche, nous sommes tombés à 13 heures au fin fond d’un vallon au-dessus de Méaudre sur une rave party sauvage et avons dû marcher plusieurs kilomètres dans les vibrations insupportables des basses d’une « musique » que des participants qui tenaient à peine sur leurs jambes n’écoutaient même pas.

Le lendemain du Puy Mary, la pluie est annoncée pour l’après-midi. Nous irons tout de même à Conques, située à quelques dizaines de kilomètres, mais, dans ces contrées de routes étroites et sinueuses qui me rappellent l’Ardèche, les distances se mesurent en heures. Notre hôte nous a recommandé une boucle buissonnière, pour admirer la vue sur le Lot depuis le hameau de la Vinzelle. « Ne vous perdez pas, c’est un lieu-dit minuscule. Il n’y a pas de panneaux. » Un lieu chuchoté.

Avant de partir explorer, nous glissons carottes, pommes, cantal et jambon dans notre sac à dos. La boulangerie de notre village de (sale) caractère est fermée. De toute façon, nous n’avons pas envie d’y retourner. Le dimanche, la vendeuse nous a fourgué sa trogne renfrognée et deux baguettes de seigle de la veille, des cookies hyper durs, et a refusé de nous faire les sandwichs proposés sur un panneau au mur. La supérette est « exceptionnellement » fermée.

Tant pis, nous mettons le cap vers le sud. Dès que nous plongeons vers l’Aveyron et le cours du Lot, eau brune et large entre des haies de peupliers dorées, des bananiers apparaissent dans les jardins, les pierres des fermes blondissent, les toits s’habillent de tuiles rouges comme la terre des fossés.

Les deux clochers

Au hameau de la Vinzelle, des panneaux écrits par les habitants expliquent qu’il revit, pourtant nous n’y croisons personne. Grimpette jusqu’au sommet des ruelles, pour admirer la vue sur le Lot, comme il se doit. Sous un ciel lourd d’aquarelle, une petite église est blottie là, insolite avec son deuxième clocher construit sur le rocher qui abrite le village. On peut se tenir debout juste sous un bourdon de plus d’une tonne. Il est interdit de le faire sonner. Je le touche doucement. Bien sûr, je pousse la porte de bois de l’église. Moi qui ne suis pas croyante, j’adore les églises, concentrés d’art, d’histoire, de silence et de paix. J’imagine d’autres vies par-delà les siècles, des baptêmes, des mariages et des enterrements, parce que les vies humaines tiennent en une poignée de dates. Dans une église, j’entre de plain-pied dans des histoires, comme dans les forêts, je m’attends à croiser Jacquou le croquant.

Dans cette église modeste, un air doux de piano s’enclenche à notre entrée. Il n’en faut pas plus pour m’émouvoir. Les vitraux donnant sur la vallée représentent saint Clair et saint Roch, multicolores. En sortant, un vent de pont de bateau me force à m’accrocher au bastingage, les cheveux dans tous les sens. C’est beau, hein ? Allez, viens, on y va, un village-chef-d’œuvre nous attend.

Il se visite à pied. Sur le parking extérieur au village, où nous trouvons à nous garer pas trop loin, le droit de stationnement de quelques euros est valable toute l’année. Les plaques minéralogiques des voitures garées évoquent des départements lointains et des pays voisins.

Conques, ce village, vanté par des amis, mes lectures sur le sentier du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle et Christian Bobin éveille des émotions contradictoires et confuses : gourmandise de la beauté promise et appréhension face aux vitraux de Pierre Soulages. Ses peintures me révoltent. Estelle, accueille cette nouvelle expérience. Ouvre ton regard, affranchis-toi des a priori. Peut-être qu’en vrai c’est beau. Peut-être qu’en vrai, c’est une œuvre d’art. Regarde sans filtrer à travers tes travers. Fais-toi violence.

Conques

J’avance sur la route d’accès piétonne, le portable à la main pour saisir des morceaux de paysage. J’ai faim – et la faim me rend ronchon. Dans la ruelle qui monte (elles montent toutes), la boulangerie est fermée, le salon de thé aussi. Comment est-ce possible sur cette étape majeure du chemin de Compostelle de refuser aux pèlerins un lieu où s’approvisionner ? C’est le début des vacances de la Toussaint. Le village semble aussi vide que la Vinzelle. Nous croquerons plus tard notre casse-croûte frugal de jambon et de cantal (entre-deux) sans pain sur un coin de mur. D’abord, entrer dans l’abbatiale.

Comme tant de mains de pèlerins, de touristes, de curieux, pousser cette porte de bois sur la partie médiane, foncée d’être polie. S’arrêter un instant, interdite. Apercevoir un curé au fond, devant quelques fidèles assis sur les bancs. La messe interdit toute visite. Avant de repartir jeter un œil aux vitraux de la nef, pour savoir, sentir, comprendre l’engouement général. Quoi c’est ça ? Ces lignes parallèles, blafardes et tristes qui évoquent les échafaudages placés à l’extérieur pour la réfection des toitures ?

Cherchez bien

Ressortir dégoûtée. Un regard et tout mon corps s’est crispé. Pour me distraire, me réconcilier avec ce monument chrétien, je tâche comme les rares personnes présentes dans ce village fantôme d’admirer le fameux tympan et ses cent vingt-quatre personnages. À peine je lève les yeux, que je repère en plein milieu un mot rigolo. Ses cinq lettres insolites là quand on ne parle pas latin (même si j’imagine la signification) ne parviennent pas à me décrisper. Une guide indique à son petit groupe saint Jacques et son bâton sur la gauche du bas-relief. Je le regarde sans le voir. La colère me contraint dans ses fers. Je me suis fait violence. Je ne pensais pas à ce point.

Tandis que nous finissons notre millefeuille jambon-cantal, le choc de marteaux des travaux de toiture se fait entendre. La messe doit être finie. Nous jetons un œil sur les panneaux explicatifs sur la confection des ardoises en descendant. Entrer à nouveau dans l’abbatiale. Haute, trapue, sobre. Frissonner. Mon regard est attiré par les vitraux que je voudrais réussir à admirer comme tout le monde, ou disons la majorité. C’est curieux cet entêtement, car en général, les élans de la foule sont plutôt pour moi des indices qu’il me faut partir en sens inverse.

La Vinzelle

Lesdits vitraux m’évoquent les plis d’un store de bureau, les rayures d’un uniforme de bagnard, des fils de fer barbelés, la lumière blanche des miradors. Comment les vitraux précédents traduisaient-ils le jour ? En un kaléidoscope de couleurs où vibre la lumière même quand il fait gris comme aujourd’hui, comme ce matin à la Vinzelle ? En une flamme douce qui réchauffe les pierres grises ? Quelle poésie a-t-on détruite pour cela ? À quel prix ? (Nous renonçons à entrer à l’office du tourisme pour connaître le montant de l’escroquerie.)

Je me souviens des vitraux de Chagall de l’église Saint-Étienne de Mainz (voir l’article Bleu Chagall), de ceux de la cathédrale de Metz, chauds et touchants. À une poignée de kilomètres de là, saint Clair et saint Roch, inconnus colorés, s’effacent sous la lumière du jour qu’ils illuminent. Dans leur modeste église, les larmes me sont montées aux yeux. Dans cette abbatiale romane majestueuse devenue prétentieuse, j’ai envie de crier de rage. Là, debout sur les dalles, dans la pénombre, ces vitraux m’aveuglent. Mais combien y en a-t-il, de tous les côtés, à tous les niveaux ? Mon envie de visite disparaît. J’ai besoin de fuir. À travers ce qui ressemble à du vieux plastique jauni tombe une lumière de mort.

Ma révolte gronde. Contre l’injustice de voir une œuvre d’art défigurée par le snobisme de certains. Colère contre ce sacrilège qui m’empêche d’admirer le village. Je me sens volée. Je me suis volée moi-même. Trop de regards braqués. Mes attentes étaient trop intenses.

Je faisais confiance à Bobin, dont j’ai lu tous les livres. Celui sur Conques m’a encore encouragée (La nuit du cœur). Enfin, j’ai lu tous ses livres, sauf Cher Pierre,. Je n’aime pas le travail de Soulages, même en vrai (un de ses tableaux est exposé au musée des beaux-arts de Lyon). Je n’aime pas qu’on se moque de moi. Me voilà déçue par Christian Bobin. Lui qui sait voir la lumière d’un brin d’herbe, s’est-il fait aveugler ?

Ou n’ai-je rien compris ?

Mon vitrail

L’expérience m’a appris à faire confiance à mes intuitions. La louange et la reconnaissance ne sont pas des signes de qualité. Qu’on se le dise ! (Je me le dis.) À mes yeux, là encore, le roi est nu.

Devant le musée du Trésor, une pancarte annonce la fermeture méridienne. Décidément. Tant pis. Alors je croque un carré de chocolat (noir, 85 % de cacao) en guise de dessert. Là entre mes doigts, je découvre un vitrail de Soulages. Mais au moins, celui-là est humble, discret, savoureux, d’une teinte profonde et transporte la vie.

La pluie se met à tomber, froide et pointue. Elle traverse nos habits, nos chaussures et peine à diluer ma colère. Nous descendons voir le pont romain, en faisant attention à ne pas glisser. (Donne-moi la main.) Nous remontons à la voiture le long de la route sous ce que les météorologues parisiens appellent un épisode cévenol. Une pluie intense emporte dans un torrent les feuilles du caniveau, me trempe jusqu’à la culotte. Les vêtements mouillés nous glacent. Nous peinerons à nous réchauffer dans la voiture. Vite, partons, je n’ai pas été conquise. Je serai soulagée quand nous nous éloignerons (oui, je sais, pardon). Les villages de (vraiment fichu) caractère de notre retour seront aussi peu accueillants : aucun café ouvert.

Ah ça non, je n’irai pas au musée de Rodez dédié au monsieur en noir, malgré les recommandations de notre hôtesse. Je le laisse volontiers aux inconditionnels. Pas envie d’alimenter ma colère. J’aurais voulu pouvoir me brûler les mains autour d’une tasse de thé Earl Grey, croquer dans un carrot cake épicé et moelleux dans un salon de thé douillet (comme ceux que propose le National Trust en Angleterre dans les villages-musées qu’il gère). Même emballée de vêtements froids comme de l’eau, ma colère aurait cédé.

Je me consolerai le lendemain, entre forêts et pâturages.

Et là, sur un chemin secret, mon esprit commencera sa collection de rayures.

Les nervures de feuilles de châtaignier, les feuilles ramifiées des fougères, les aiguilles bleutées des pins, les troncs de ces mêmes pins le long du chemin, les poteaux de bois, tous différents de la clôture du pâturage des vaches, les rémiges des ailes des vautours au sommet du Puy Mary, les sillons du champ où pousse déjà le blé en herbe, les empreintes des pneus des tracteurs, les bûches de bois entassées contre un mur, la tôle ondulée qui les protège, l’habit rayé du frelon dans l’herbe, les strates du gâteau aux myrtilles au restaurant, les joints d’un mur de pierres grises. Les lignes parallèles des doigts de ma main gauche qui tiennent la page sur laquelle j’écris, car le vent souffle en rafales. Les lignes parallèles de mon cahier, grises sur un fond blanc légèrement transparent, qui laisse deviner les phrases écrites au verso. Ces dernières ont été tracées à la règle pour répondre à leur fonction. Les autres, repérées dans la nature, tentent de me réconcilier avec une figure géométrique qui m’a traumatisée hier.

Les risques, la remise en question personnelle n’apparaissent pas toujours là où on les attend. Leçon apprise : se méfier de ses propres attentes.

À bientôt cher Cantal, je reviendrai pour marcher.

À bientôt chers amis, comme nous a dit notre hôte milanais à notre départ :

merci pour la sympathie.

Tenez, regardez, une aubépine qui refleurit au moment des fruits. Magie aux couleurs du drapeau italien.

Lille sans l’eau

Retrouvailles franco-allemandes à Lille et visite du musée de la Piscine à Roubaix

Assise dans le TGV en attendant le départ de la gare de Lille Europe, je souris en écoutant mes voisins échanger entre eux. Ils sont partis ce matin de Bruxelles. J’adore entendre des accents différents, et des façons étrangères de voir le monde. Adultes plutôt jeunes et collègues de travail, ils partent en déplacement professionnel avec l’entrain d’une classe en sortie scolaire. Deux rangs devant moi, de l’autre côté de l’allée, j’aperçois l’écran de l’ordinateur portable d’une jeune femme. Elle surfe sur un site web à la recherche d’un modèle pour commencer une présentation PowerPoint. Je détourne le regard un instant. Le TGV quitte la gare. Lorsque mes yeux se reposent sur son écran, je lis « faites votre présentation en quelques minutes, grâce à l’IA ».

À ma gauche, ça parle travail. J’entends des mots ronflants, sérieux, austères, importants comme « contrôle de gestion », « département finance », « CA »… Pourtant, à moins de deux mètres devant eux, sur l’écran de leur collègue, l’IA s’infiltre. Comme l’eau sous une porte, elle est impossible à contenir. Ces mots, ces tâches se pensent essentiels et oublient leur vulnérabilité. Enfoncés dans des sables mouvants, ils s’accrochent à des racines dont l’IA ne fera qu’une bouchée.

Au lycée de ma fille, un professeur nous a prévenus : les dissertations seront faites en classe seulement, il ne veut pas « corriger internet ». Pourtant l’IA est un outil amené à rester, ne vaudrait-il pas mieux apprendre à vivre avec de façon raisonnable ? Apprendre à apprendre avec, comme à Hong Kong ou en Australie ?

Ce matin, j’ai renoncé au progrès. À l’accueil SNCF où je suis allée chercher des étiquettes pour mes bagages (oui, les précédentes avaient cédé), on m’a proposé deux versions : traditionnelle ou moderne avec un code QR. Inconditionnelle du papier, j’ai choisi celle que l’on peut écrire et lire sans assistance électronique. En cas de perte de ma valise, j’ai la naïveté de penser que cela sera plus utile. Aujourd’hui je n’écris pas non plus sur un clavier : pour mon échappée, j’ai voulu oublier mon ordinateur qui embarque, même sans ouvrir les fichiers, du travail et des soucis. J’écris donc sur un de mes nombreux carnets à fleurs, avec un stylo Bic bleu, la main bousculée par les hoquets du train.

Aurevoir Lille.

Je me sens triste, je viens de quitter mon amie d’adolescence allemande, Susanne (souvenez-vous : L’amitié franco-allemande prend sa source en Espagne) avec qui j’ai passé quelques jours, pendant les vacances scolaires de Rhénanie du Nord-Westphalie. Ces retrouvailles ont dû être décalées plusieurs fois (depuis Bruxelles en fait : article…). La tristesse qui m’étreint la poitrine, c’est aussi le deuil de cette parenthèse insouciante. Chaque minute, chaque kilomètre me rapproche de mes responsabilités d’adulte. Ces temps-ci, elles foisonnent.

Nous avons choisi Lille comme point de rencontre, facile d’accès pour toutes les deux, sans le tumulte parisien. Nous nous y étions déjà retrouvées en famille il y a déjà sept ans. Peu de temps avant, j’avais découvert la ville lors d’un déplacement professionnel (« contrôle de gestion », « plan marketing »…), à travers les yeux d’une collègue et amie qui y avait vécu. Mes préjugés s’étaient fracassés sur les pavés, j’étais tombée sous le charme. Avant, Lille c’était la frontière du Grand Nord. Un nord gris, mouillé, glacial, avec une majuscule, celui que Michel Galabru décrit dans Les Chtis comme le cauchemar. L’enfer. Quand j’étais adolescente, le nord commençait à Valence, c’est dire. Étape de correspondance sur le chemin (de fer) vers l’Angleterre dans une gare ouverte aux courants d’air, rien ne me préparait à y passer des vacances. La beauté de ses vieux quartiers, son dynamisme, ses musées et ses gaufres ont eu raison de ma résistance.

Retrouvailles dans le hall de gare, marche vers notre hôtel en plein centre-ville, situé à quelques minutes de la gare. Toutes à notre discussion, nous avons triplé la distance. Notre chambre blanche et gris pâle donne sur la façade latérale d’une église. On lui pardonnera les gargouillis nocturnes de tuyauterie. Balades dans le Vieux-Lille, pèlerinage à la librairie immense du Furet du Nord sur la Grand-Place. Bien sûr, bien sûr, en ressortir avec des livres, en anglais, en français, à lire et à offrir.

La coupe du monde de rugby a envahi les vitrines des bars, des restaurants, des commerces. Mon amie n’est pas au courant. Elle ne connait rien au rugby, ce n’est pas un sport prisé par les Allemands. Tiens, regarde, il faut au moins que tu voies une fois le haka des All blacks. Je lui montre une vidéo récente, tout en regrettant que ce ne soit pas l’autre version de la danse maorie, celle qu’imitait mon petit garçon devant la télé en 2007. Dans la bagagerie de l’hôtel, je pointe les étiquettes d’une énorme valise rouge. Cathay Pacific, Sydney Swans (comme quoi, les étiquettes en toutes lettres c’est quand même plus sympathique). Tu vois, pour un ballon ovale, les supporters traversent les océans…

Premier dîner. Nous nous présentons à l’heure à l’estaminet réservé une semaine plus tôt. Nous avons été prévenues : notre table ne serait gardée que quinze minutes. Ç’aurait été dommage, moins pour les plats roboratifs (délicieuse tarte au maroilles) que pour l’ambiance de cette placette du Vieux-Lille, entre pavés, murs de briques et bacs de fleurs violettes. De part et d’autre de notre table, deux couples anglais. Au-delà, deux hommes parlent en allemand. Suis à l’étranger ? En Belgique déjà peut-être ? Je me sens bien. Susanne aussi. Demain, pour varier, nous dînerons de bricks et de couscous dans un restaurant marocain.

Quelques minutes après notre arrivée pourtant déjà, la nuit tombe. La chaleur de cet été interminable trompe. Elle écrase des corps à peine vêtus. Bermudas, T-shirts et sandales, robes à volants passent dans la ruelle. Août en automne.

Autre cliché qui s’effondre à travers les feuilles encore vertes des tulipiers. Le temps à Lille est le même hélas qu’à Lyon. La fraicheur matinale s’évapore en une poignée d’heures. À peine un trait de brume ce matin. Nous avons connu Lille sans l’eau. Je tremperai tout de même de longues minutes dans la courte baignoire de l’hôtel, parce que depuis notre retour de Mainz nous n’avons qu’une douche. Contorsions pour le plaisir de couler toute la tête sous l’eau.

Je lève la tête de mon carnet. La jeune femme a renoncé à sa présentation, ou peut-être est-elle déjà finie – merci qui vous savez. Elle répond à ses mails (non, je ne peux pas lire ce qu’elle écrit). Par la fenêtre, on aperçoit des champs plats et à travers une haie, des éoliennes immobiles. Du soleil. Comme dans la voix du contrôleur qui emporte notre TGV vers Montpellier. Lille, une île amarrée par ses beffrois au cœur d’une plaine agricole.

Hier, mardi dix dix, nous avons mis le cap sur Roubaix. Qui l’eût cru ? Depuis les articles lus lors de son ouverture, je caressais l’envie d’aller du musée de La Piscine, mais sans grand espoir. Quel hasard m’emmènerait là-haut, à la lisière belge, dans une métropole industrielle abîmée par la crise ? L’entrée du couloir du métro embaume la gaufre chaude, bien plus alléchante que l’odeur du maroilles gratiné dans une ruelle la veille. Une vingtaine de minutes plus tard, à la sortie de la gare de Roubaix, j’indique à Susanne, sur un toit de bâtiment, l’enseigne de La Redoute, et ajoute en allemand approximatif, quelques lignes sur l’industrie de la bonneterie. Souvenirs de cours de géographie de classe préparatoire.

On arrive, regarde ! C’est là, sur la droite, derrière un mur de briques, à l’emplacement d’une ancienne usine textile, dont subsiste la base d’une cheminée. Dans l’encadrement de la porte, une mosaïque de gommettes multicolores a été composée par les visiteurs. Notre macaron-badge du jour, violet, les rejoindra à la sortie. Art brut.

La Piscine, fabuleux musée ! Un trésor que je découvre avec une gourmandise ravivée à chaque entrée dans un nouvel espace.

Henri Bouchard1875-1960

Dans l’exposition permanente de sculptures, je retiens ma main qui a envie, besoin de toucher un visage, de tâter un bras, palper un pied, les yeux fermés. Pour comprendre de l’intérieur, par le corps directement, comment créer l’harmonie et corriger le nu féminin sur lequel je travaille en ce moment à l’atelier. Faire déborder légèrement les seins, élargir les lèvres… De nombreux artistes me sont inconnus et je m’en réjouis. La réputation souvent dissimule l’œuvre. Mon amie guette les Picasso, je les évite. Parfois, il court-circuite son talent, les artistes oubliés, non. D’ailleurs quelle surprise de découvrir un buste de Marcel Gimond, sculpteur ardéchois ! Je connaissais bien son nom, pas son œuvre.

Le travail d’artisanat du sculpteur est mis en valeur. Je n’avais jamais vu cela. Dans l’atelier mis en scène de Henri Bouchard, les outils de métal et de bois n’ont pas changé, tout au plus existe-t-il des versions en plastique. Les techniques complexes comme couler un bronze ou un plâtre sont explicitées dans des films pédagogiques fort clairs. Sur des statuettes de terre, esquisses de sculptures majestueuses, commandes d’État, les boulettes d’argile gardent, cent ans plus tard, l’empreinte digitale du pouce qui les collées.

Voilà du concret, du tangible, de l’humain, très humain. Ce sera toujours autant que l’IA ne signera pas.

Les deux expositions temporaires viennent à peine d’être installées. Leur vernissage est prévu en fin de semaine.

La première est consacrée à l’engagement politique de Marc Chagall. Sur un mur bleu indigo est reproduit en lettres blanches le poème (Pour les artistes martyrs, 1950) écrit à l’intention de ses amis artistes victimes de la Shoah, lui qui a survécu réfugié aux États-Unis. Je le lis avec recueillement. Je n’ose pas le photographier. Je découvre que Marc Chagall a illustré une version du Journal d’Anne Franck (dont je rêve, après la lecture du passionnant livre de Lola Lafon, de lire la version non censurée). Je regarde longuement, comme des tableaux, les lettres et les textes écrits de la main de Chagall, en hébreu, en yiddish. Que d’émotions dans un trait, quelle impudeur dans le remplissage d’une page ! Que restera-t-il de nos échanges dématérialisés ?

La deuxième exposition temporaire présente l’œuvre de Georges Arditi. Au fil des murs, rouge brique, son style quitte le figuratif pour l’abstraction. Je n’avais jamais entendu parler de ce peintre. Les légendes murales expliquent comment son atelier parisien a été dévalisé et condamné en 1940, pour cause de judaïté. Nombre de ses toiles n’ont été retrouvées que longtemps après la guerre. Au pied de plusieurs peintures, Arditi a écrit « peint en 1940, signé en 1974 ».

Bien sûr, à la sortie, j’achète l’affiche de l’exposition Chagall. Celle d’Arditi me plait aussi, mais le jaune vif du tableau choisi me fait hésiter.

Enfin, le clou du musée : le bassin.

Construit en 1932, de style art Déco, cet établissement de bains aux visées hygiéniques, palliait les difficiles conditions de vie ouvrières. En 1985, la voûte menace de s’effondrer, la piscine est condamnée. L’attachement des Roubaisiens au lieu encourage sa réhabilitation en musée. Idée géniale, consacrée par un partenariat avec l’État qui transfère des fonds de musées nationaux (dont le musée d’Orsay et le Musée national d’art moderne). Le musée de La Piscine ouvre en 2001. Le succès est tel que le bâtiment doit être agrandi en 2018. Des expositions temporaires pourront être accueillies.

Son architecture évoque la piscine Garibaldi de Lyon, en version géante et artistique (et sans la foule en maillot et l’odeur de javel). Pourquoi ne construit-on plus de beaux bâtiments publics ? Les budgets actuels sont-ils tellement plus étriqués que jadis ?

Autour d’un bassin vidé et comblé, hormis un ruban d’eau-miroir, sous une demi-rosace de verre coloré, le bal des statues continue. La scénographie évoque une cathédrale aux piliers interrompus. Les voix joyeuses et mouillées de baigneurs d’un autre temps résonnent par intermittence. Plongeon dans le passé.

Cabines

En contre-haut, tout autour, deux étages de galeries de cabines individuelles, équipées chacune (en bas) d’une douche. Les murs sont carrelés de faïence crème de type métro parisien (oui, je suis en plein choix de carrelages pour nos travaux de rénovation). Les détails sont soignés : les arrondis des piliers sont carrelés aussi, les porte-manteaux moulés dans la masse, comme les porte-savons. Les joints sont verts. Pourtant, à la vue de ces douches en ligne désuètes, où des milliers de pieds ont pataugé, un vague malaise monte en moi. À une extrémité de la piscine, la fontaine sous laquelle, sur les cartes postales en noir et blanc des enfants s’éclaboussent, monte la garde, muette. Était-il permis de sauter dans la piscine ?

Vite prendre une photo. Une autre. Attendre que le visiteur précédent ait fini son tour. S’effacer pour les suivants. Les gens qui visitent les musées derrière l’écran de leur portable m’agacent. Je fais de même. Comment accueillir, sans aide, tant de beauté ? Je déborde.

Certains coins accueillent des expositions miniatures consacrées à des arts (mode, céramique) ou à des artistes. Autres inconnus. Un panneau intitulé « la main qui dessine – la main qui écrit » sur un écrivain-peintre m’encourage à entrer. Des vasques en terre émaillées attirent mes pas. Pour d’autres, je passe.

Susanne, je suis épuisée. On s’en va ?

On en a fait des blagues sur notre manque d’endurance, nos trous de mémoire.

Devant un cinéma , Susanne me montre l’affiche de Anatomie d’une chute :

– Ah Sandra Hüller, c’est l’actrice de… tu sais le film que tu as bien aimé.

Barbara ?

– Non un autre…

– Ah oui, attends…

Susanne et moi attendrons jusqu’au réveil que ma cervelle livre la solution à notre quiz de quinquagénaire. Toni Erdmann. Peu importe, nous nous sommes très bien comprises. (Sans aide artificielle.)

Mosaïque

Pour quelqu’un de passionné d’Art Déco, de céramique et de sculpture, le musée de la Piscine est un petit paradis. Je n’ai qu’une envie : y retourner. À la sortie, un coup d’œil au plan du musée me souffle que nous n’avons pas visité l’espace-cloître, avec ses statues, ses tissus aux motifs botaniques. Quoi, nous avons raté tout ça ? Chouette, notre prochaine visite n’en sera que plus passionnante !

Quelques jours plus tard, le site internet me montrera que nous avons évité, sans nous en rendre compte, le coin d’exposition d’une artiste qui travaille la céramique avec l’IA. Nous avions zappé le titre, et les créations ne nous avaient attirées ni l’une ni l’autre – car nous visitions chacune à notre rythme. L’IA pour quoi faire ? Pour illustrer les pliages de terres émaillés d’un bestiaire imaginaire. Quel intérêt ? Expérimenter avec un nouveau jouet ? Pourquoi pas ? Néanmoins (et là j’ai envie d’écrire nez en plus hi, hi) que penser de l’artiste qui renonce à la création ? À l’imagination ? À son âme ? Bien sûr, chacun s’inspire des autres, morts et vivants, mais en appliquant le filtre de sa sensibilité propre. Sinon on tombe dans le Jeff Koons, le marketeur-personnage de dessins animés aux dollars dans les yeux.

Le musée aujourd’hui place à notre portée une matière qui transmet une vision d’un monde et des émotions. À nous de moissonner des impressions, nous rassembler, nous opposer, nous rencontrer. Le musée de demain présentera-t-il pour le XXIe siècle des emails dactylographiés et des impressions en 2 ou 3D des productions de l’IA ? Une moyenne sans âme peut-elle émouvoir ? Mais non, Estelle, tu n’as rien compris, ce sera une partie de jeu dans un casque de réalité virtuelle. De quoi te plains-tu, tu pourras « toucher » les statues ?

Brrr. Vite se sustenter dans un café-brocante de ce quartier de Roubaix qui décidément gagne à être arpenté au gré des ruelles.

Le TGV freine, nous arrivons à l’aéroport Charles de Gaulle. Je repense à nos aurevoirs, serrées dans les bras l’une de l’autre, moi écrasant une larme, natürlich, dans ce hall de gare envahi d’affiches de la Coupe du Monde de rugby et où les moindres recoins évoquent mes précédents passages lors de la correspondance pour l’Eurostar. Je m’attends à voir arriver une de mes filles en courant. Dans mon sac à dos, à mes pieds, j’ai plié un sachet de gaufres à la cassonade, celles que j’ai essayé de faire goûter à Susanne dans un café. Elle est restée raisonnable, au grand dam de ma gourmandise. Elle a fini par céder et en a emporté pour sa famille.

Quel beau séjour ! J’ouvre mon agenda (de papier) pour repérer quand je pourrai revenir. Je note (pourtant je sais que je n’oublierai pas) : proposer Lille comme destination à mon amie simultanée de Mainz.

Imploration – Jane Poupelet

P.S. : Le titre de cet article, inspiré d’une si jolie fabulette d’Anne Sylvestre L’île en l’eau, s’est imposé à moi dans les ruelles du Vieux-Lille, ma rengaine des pavés : « L’île en l’eau, l’île en l’eau, moi je voudrais une île, […] pour y vivre tranquille. ».

Les notes bleues

Du théâtre à la coupe du monde de rugby, la différence rendue visible

La lumière vient de s’éteindre. Deux ventilateurs de part et d’autre de la scène brassent l’air chaud dans la pénombre. Ils peinent à rafraichir le modeste théâtre du Splendid. La canicule couve Paris de ses ailes de feu. Comme août a débordé en septembre, mon voisin prend ses aises sur notre accoudoir commun. C’est un homme plutôt jeune, donc barbu, flanqué de ses parents. Il vient de partager ses impressions sur les derniers films vus (Barbie, Indiana Jones, bof, Oppenheimer mieux selon lui). Pourvu qu’il se taise à l’ouverture du rideau. Pourvu qu’il continue d’agiter l’éventail prêté par sa mère.

Froissement de tissus. Raclement de gorge à l’arrière de la salle. Silence. Le rideau s’ouvre.

Intérieur de maison familiale dans les années 1940. Une femme d’âge mûr présente son profil, assise à un piano droit. Elle appuie sur une touche. Depuis la coulisse opposée, une voix de tout jeune homme répond.

– Fa !

– Oui.

Nouvelle touche.

– Ré ! 

Nouvelle touche.

– Si !

– Non, reprends.

La dame rejoue. Je pense : si bémol.

– Si bémol !

– Oui.

Le jeune Glenn Gould fait sa dictée de notes avec maman et moi aussi. Il a l’oreille absolue. Moi je tombe toujours à un ton d’écart. Je le sais donc je corrige. Ça ne me sert pas à grand-chose dans la vie quotidienne, à part chantonner dans ma tête le nom des notes de la mélodie des cloches d’une église. Confié une seule fois à un professeur de piano, ce décalage précis ne l’avait pas ému. Il m’avait répondu que le nom des notes n’était qu’une convention.

De la même façon, leur notation (pardon pour ce jeu de mots involontaire) sur une partition dépend de la clef choisie. Un dessin identique sur une portée correspondra à des tons différents en clef de sol, de fa, ou d’ut. En évoquant ce sujet avec mon mari au petit déjeuner de l’hôtel le lendemain, entre deux gorgées d’orange pressée, je ferai le rapprochement avec la notation des sons du langage. En lisant la lettre A, son cerveau bilingue pensera a en mode français et é en mode anglais.

Pour l’instant, nous ne pensons pas trop, nous écoutons.

Glenn a fini par être autorisé par sa mère à quitter les toilettes où il est enfermé chaque jour pour la dictée et à la rejoindre dans le salon.

Choisie à la dernière minute pour notre week-end parisien improvisé, la pièce Glenn, naissance d’un prodige, nous a tentés. Découvrir la vie d’un pianiste dont je ne connais que le nom (ses chantonnements sur un CD m’avaient découragée). Retrouver l’auteur Ivan Calbérac dont j’avais apprécié le roman Venise n’est pas en Italie, la pièce La dégustation avec Isabelle Carré et Bernard Campan et le film adapté à partir de sa pièce, L’étudiante et monsieur Henri. Le Splendid est accessible à pied depuis notre hôtel. La séance à 16 h 30, même dans un espace non climatisé, nous abrite du pic de chaleur extérieure. Les places ont été achetées en une poignée de clics, dans le TGV du matin (miracle je ne me suis pas trompée de jour).

Dès le début, on le sent. L’acteur par sa façon de tenir son corps recroquevillé, ses gestes précis et répétitifs, donne vie à un texte qui le confirme : Glenn Gould est différent. Il frissonne en plein été (mais comment font les acteurs pour être autant couverts par une chaleur pareille ?). Son talent de musicien le porte, ses angoisses le retiennent, sa mère le pousse au piano, sa fidèle cousine et amie le rappelle à lui-même. Mouvement de balancier contrarié entre intériorité bouillonnante et prestation publique, entre intérieur et extérieur.

Je repense à la bande dessinée lue récemment, offerte par une cousine et amie (merci à elle) La différence invisible de Julie Dachez. L’auteur raconte sa vie dans une société qui concasse la différence et son épanouissement à partir du moment où elle a découvert son syndrome d’Asperger. Enfin, elle a pu commencer à prendre soin de ses besoins. Pour cela, il lui a fallu se battre contre tous ces « sachants » qui ne savaient rien et voulaient l’enfermer dans d’autres cases, contre les voix qui ordonnent, qui violentent, qui classent, qui dénigrent. Contre ses « amis » bien intentionnés, mais déroutés. Elle a trié ses relations pour ne garder que les cœurs bienveillants et ouverts.

Ce témoignage parallèle au mien m’a touchée. Je n’ai pas le syndrome d’Asperger. Je n’ai pas (trop) de manies et suis (plutôt) à l’aise dans les échanges même s’ils me coûtent en énergie. Par contre, je vis au quotidien beaucoup des désagréments analogues (l’intolérance au bruit, aux cacophonies de couleurs, à la lumière, à la foule, aux discussions superficielles, aux matières qui irritent, aux odeurs quelles qu’elles soient, à la bêtise). Je connais l’épuisement à vouloir faire comme les autres, le découragement à se penser cassée parce qu’on n’y arrive pas. L’enfer de l’openspace.

Un beau jour, adulte, une rencontre ou une interview anodine à la radio brise le miroir. Le mode de pensée, une sensibilité et des émotions XXL, l’intensité permanente ne sont pas des défauts, mais le résultat d’un câblage neurologique différent. Le monde s’ouvre. Les difficultés restent entières, mais le regard change d’angle. D’abord cesser de se frapper contre une vitre fermée, se retourner, chercher ailleurs. Puisqu’on est autre, on se doit d’être autrement. Devant l’urgence, inventer sa vie devient un devoir.

Cette bande dessinée a été l’occasion d’échanges en famille lors d’un diner. La différence, pas plus que la « normalité » (si elle existe) ne se catalogue pas dans un répertoire. Elle se peint sur un nuancier aux dégradés infinis.

Les mots de Calbérac sonnent juste. Le spectateur vit la détresse de l’artiste condamné à ne jamais se satisfaire de sa prestation. Ses concerts happent Glenn dans l’angoisse et le libèrent entre colère, frustration et tristesse qui sourd d’on ne sait où.

À chacun des excès de la mère qui couve son fils, le public s’indigne en murmures. Les réparties de la cousine simple et pleine de bon sens et de cœur rassurent. Des soupirs de soulagement fusent. Pourtant la question revient sans cesse dans leurs échanges : Glenn aurait-il été un grand pianiste sans sa mère ? Elle qui, premier prix de piano au conservatoire, n’a pu vivre sa musique, condamnée par les mœurs de l’époque à se marier et à se taire. Gottlieb aurait-il été Amadeus sans son père ? Le talent pourrait-il germer sans une terre propice, un tuteur pour le guider vers la lumière ? Comment savoir que l’on est un grand pianiste si on ne croise pas d’instruments ? Si personne ne nous encourage à travailler ? Parce que le talent n’est rien sans le travail.

Peut-être sa mère a-t-elle étouffé certains aspects de l’homme au profit de l’artiste. Aurait-il été plus heureux différemment ? Comment ne pas se noyer dans son propre bouillonnement ? Des murs, souples, élevés par une âme bienveillante autour d’un esprit qui hurle en silence : « Contiens-moi ! Sauve-moi de moi ! » ne sont-ils pas bouée de sauvetage ?

Jardin des Tuileries

L’accueil de la différence me fait penser à une anecdote citée par Sir Ken Robinson, expert britannique en éducation et grand promoteur de l’encouragement à la créativité dans son livre L’Élément, quand trouver sa voie peut tout changer.

Au Royaume-Uni dans les années 1930, Gillian, une petite fille de huit ans ennuie son professeur. Sur sa chaise, elle gigote, elle papote, elle ergote. L’école s’émeut, soupçonne une difficulté d’apprentissage. Les médocs pour faire rentrer les gosses dans les cases n’ont pas encore été inventés. Il est demandé aux parents de l’emmener chez un psychologue. Lors de la consultation, le psy propose à la mère de sortir un instant du cabinet. Avant de quitter la pièce, il allume la radio. Puis mère et psy observent par la fenêtre. La petite fille se lève et danse. Avec une grâce inhabituelle et un grand sourire. « Madame, votre fille n’est pas malade. Inscrivez-là dans une école de danse. » Gillian Lynne deviendra chorégraphe pour les plus grandes salles anglaises et américaines.

La différence rend visible ce que d’autres ne perçoivent pas.

Ce samedi, dans ce théâtre parisien, nous prenons du bon temps. On sourit, au savoureux parler du journaliste de Radio Canada. On rit. Je pleure. À la fin, Glenn meurt. Bien sûr. Il est enterré depuis 1985 (près de sa mère). Quand les lumières reviennent au plafond, que la salle reprend ses couleurs, je baisse la tête et je renifle. J’essuie mes joues le plus discrètement possible, d’un revers de main, puis de l’autre. Je jette un regard sur les visages qui m’entourent. Je suis la seule dont le cœur déborde. J’ai l’habitude. Comme c’est compliqué parfois les sorties de théâtre ou de cinéma quand on vibre avec les spectacles.

À l’issue d’un long couloir, le T-shirt colle, une chappe de braise nous plaque à terre. Vite acheter deux bouteilles d’eau. Les boire au goulot en toute hâte. Puis, parce qu’il y a deux ou trois arbustes, se précipiter sur un Perrier citron à la terrasse d’un snack-bar russe. La touffeur accable. Condamne à l’immobilité. À la fenêtre, juste derrière moi, un musicien entonne, les yeux clos, avec sa balalaïka des chants traditionnels. Je suis mal à l’aise. La carte ne nous fait pas envie. Nous dinerons au hasard des rues, de tapas péruviens délicieux accompagnés d’un jus de maïs violet à l’infusion de fruits qui évoque la grenade.

Retour vers l’hôtel.

Les fanions des pays invités pour la coupe du monde de rugby dansent devant les terrasses. Quand au fond d’une salle de restaurant grand ouverte danse sur un écran le match en cours, mon mari s’arrête pour découvrir le score. En approchant de l’hôtel, nous longeons un pub australien animé. Tu veux y aller ? Non (c’est lui qui refuse).

Dans un passage couvert des grands boulevards, nous croisons un groupe d’Argentins dont les polos trahissent la nationalité. Dans le métro, nous avons croisé des Australiens. Dans la gare des Africains du Sud, des Namibiens, leur drapeau national accroché au cou en guise de cape. Mon mari leur a souhaité un bon match. « Pourvu que la Namibie gagne au moins un match », a répondu un grand monsieur avec ses petits-enfants.

Formidable coupe du monde de rugby ! Chaque touriste sportif affiche sa nationalité. L’ambiance reste bon enfant entre gens différents qui s’assument et respectent l’autre. On accueille leur altérité avec bienveillance. On respecte leurs besoins.

Les All blacks sont logés à Lyon, la chaîne de télé de rugby néo-zélandaise diffuse depuis les quais du Rhône. Les rues résonnent d’accents anglais des antipodes dans un étrange décalage spatio-temporel. Un peu comme cette canicule parisienne mi-septembre. D’habitude quand on monte à Paris après le quinze août on s’équipe de chaussures fermées et d’une petite laine. Dans le TGV du retour, nous voyagerons avec l’équipe d’Australie qui rentre à Saint-Étienne. C’est ce que nous a confié un policier de la haie d’honneur sur le quai. Notre benjamine, informée par texto, répondra : « Fais une Foto (sic) ! » Pas de photo. Les joueurs sont bien gardés.

La chaleur colmate notre nuit brassée par un ventilateur.

Paris, dimanche matin. Même l’ombre n’offre pas de répit. J’ai réservé une exposition au musée de l’Orangerie. Nous nous y rendons à pied depuis l’hôtel en passant par la place Vendôme. Par moment, pour profiter du calme, mon mari porte la valise pour éviter le frottement des roulettes sur le goudron. Zut la librairie anglaise des arcades de la rue de Rivoli est fermée le dimanche. Nous longeons le rugby village de la place de la Concorde. Les feuilles roussies des marronniers du jardin des Tuileries craquent. Contrôle de sécurité du musée. Tiens, mais ce n’est pas l’expo sur Modigliani ? Non. Elle ne commence que dans un mois. Fâcheuse habitude d’acheter des places en toute hâte…

Auguste Renoir Quelle est l’histoire de ce bouquet dans cette loge ?

Tant pis, tant mieux. La collection du marchand d’art Paul Guillaume est passionnante avec des Picasso, des Renoir, des peintures, des sculptures africaines. L’heure de notre TGV approche. Vite un passage par la boutique du musée. J’achète une biographie de Berthe Morisot, le journal de Sarah Bernhardt, un récit de Stefan Zweig. Vite. Vite. On va jeter un œil aux nymphéas de Monet ? Oui tout de même, puisqu’on est là. Un panneau explique que ces tableaux peints sur mesure ont été offerts par le peintre à l’État français pour célébrer l’armistice en 1918. Monet a conçu les deux salles ovales pensées comme un espace de recueillement. Il est demandé au public de respecter le silence.

Le long du couloir d’accès, deux dames asiatiques règlent leur audio guide. Beaucoup de visiteurs, assis sur les bancs au milieu, debouts, dans un brouhaha de chuchotements. Je tourne et me retourne pour admirer ces peintures pas vues depuis quarante ans. Bleus, violets, ultraviolets que Claude Monet discernait à la fin de sa vie. Et là, choc, surprise, je sens l’émotion monter. Une force appuie sur ma poitrine, une autre me serre la gorge. Je concentre toutes mes forces pour éviter le débordement (un comble au milieu des étangs de Giverny). Mes yeux cèdent. Dans un musée, cela ne m’était jamais arrivé.

L’intensité amplifie-t-elle avec l’âge ?

J’apprendrai dans la biographie de Berthe Morisot de Dominique Bona, que sur le certificat de décès de la première femme peintre, figure de proue du mouvement impressionniste, collègue et amie d’Edouard Manet, d’Auguste Renoir, d’Edgar Degas, Claude Monet et bien d’autres artistes, le préposé a inscrit « sans profession ».

La différence, ça dérange tellement parfois qu’on ne la voit pas.