Du théâtre à la coupe du monde de rugby, la différence rendue visible
La lumière vient de s’éteindre. Deux ventilateurs de part et d’autre de la scène brassent l’air chaud dans la pénombre. Ils peinent à rafraichir le modeste théâtre du Splendid. La canicule couve Paris de ses ailes de feu. Comme août a débordé en septembre, mon voisin prend ses aises sur notre accoudoir commun. C’est un homme plutôt jeune, donc barbu, flanqué de ses parents. Il vient de partager ses impressions sur les derniers films vus (Barbie, Indiana Jones, bof, Oppenheimer mieux selon lui). Pourvu qu’il se taise à l’ouverture du rideau. Pourvu qu’il continue d’agiter l’éventail prêté par sa mère.
Froissement de tissus. Raclement de gorge à l’arrière de la salle. Silence. Le rideau s’ouvre.
Intérieur de maison familiale dans les années 1940. Une femme d’âge mûr présente son profil, assise à un piano droit. Elle appuie sur une touche. Depuis la coulisse opposée, une voix de tout jeune homme répond.
– Fa !
– Oui.
Nouvelle touche.
– Ré !
Nouvelle touche.
– Si !
– Non, reprends.
La dame rejoue. Je pense : si bémol.
– Si bémol !
– Oui.
Le jeune Glenn Gould fait sa dictée de notes avec maman et moi aussi. Il a l’oreille absolue. Moi je tombe toujours à un ton d’écart. Je le sais donc je corrige. Ça ne me sert pas à grand-chose dans la vie quotidienne, à part chantonner dans ma tête le nom des notes de la mélodie des cloches d’une église. Confié une seule fois à un professeur de piano, ce décalage précis ne l’avait pas ému. Il m’avait répondu que le nom des notes n’était qu’une convention.
De la même façon, leur notation (pardon pour ce jeu de mots involontaire) sur une partition dépend de la clef choisie. Un dessin identique sur une portée correspondra à des tons différents en clef de sol, de fa, ou d’ut. En évoquant ce sujet avec mon mari au petit déjeuner de l’hôtel le lendemain, entre deux gorgées d’orange pressée, je ferai le rapprochement avec la notation des sons du langage. En lisant la lettre A, son cerveau bilingue pensera a en mode français et é en mode anglais.
Pour l’instant, nous ne pensons pas trop, nous écoutons.
Glenn a fini par être autorisé par sa mère à quitter les toilettes où il est enfermé chaque jour pour la dictée et à la rejoindre dans le salon.
Choisie à la dernière minute pour notre week-end parisien improvisé, la pièce Glenn, naissance d’un prodige, nous a tentés. Découvrir la vie d’un pianiste dont je ne connais que le nom (ses chantonnements sur un CD m’avaient découragée). Retrouver l’auteur Ivan Calbérac dont j’avais apprécié le roman Venise n’est pas en Italie, la pièce La dégustation avec Isabelle Carré et Bernard Campan et le film adapté à partir de sa pièce, L’étudiante et monsieur Henri. Le Splendid est accessible à pied depuis notre hôtel. La séance à 16 h 30, même dans un espace non climatisé, nous abrite du pic de chaleur extérieure. Les places ont été achetées en une poignée de clics, dans le TGV du matin (miracle je ne me suis pas trompée de jour).
Dès le début, on le sent. L’acteur par sa façon de tenir son corps recroquevillé, ses gestes précis et répétitifs, donne vie à un texte qui le confirme : Glenn Gould est différent. Il frissonne en plein été (mais comment font les acteurs pour être autant couverts par une chaleur pareille ?). Son talent de musicien le porte, ses angoisses le retiennent, sa mère le pousse au piano, sa fidèle cousine et amie le rappelle à lui-même. Mouvement de balancier contrarié entre intériorité bouillonnante et prestation publique, entre intérieur et extérieur.
Je repense à la bande dessinée lue récemment, offerte par une cousine et amie (merci à elle) La différence invisible de Julie Dachez. L’auteur raconte sa vie dans une société qui concasse la différence et son épanouissement à partir du moment où elle a découvert son syndrome d’Asperger. Enfin, elle a pu commencer à prendre soin de ses besoins. Pour cela, il lui a fallu se battre contre tous ces « sachants » qui ne savaient rien et voulaient l’enfermer dans d’autres cases, contre les voix qui ordonnent, qui violentent, qui classent, qui dénigrent. Contre ses « amis » bien intentionnés, mais déroutés. Elle a trié ses relations pour ne garder que les cœurs bienveillants et ouverts.
Ce témoignage parallèle au mien m’a touchée. Je n’ai pas le syndrome d’Asperger. Je n’ai pas (trop) de manies et suis (plutôt) à l’aise dans les échanges même s’ils me coûtent en énergie. Par contre, je vis au quotidien beaucoup des désagréments analogues (l’intolérance au bruit, aux cacophonies de couleurs, à la lumière, à la foule, aux discussions superficielles, aux matières qui irritent, aux odeurs quelles qu’elles soient, à la bêtise). Je connais l’épuisement à vouloir faire comme les autres, le découragement à se penser cassée parce qu’on n’y arrive pas. L’enfer de l’openspace.
Un beau jour, adulte, une rencontre ou une interview anodine à la radio brise le miroir. Le mode de pensée, une sensibilité et des émotions XXL, l’intensité permanente ne sont pas des défauts, mais le résultat d’un câblage neurologique différent. Le monde s’ouvre. Les difficultés restent entières, mais le regard change d’angle. D’abord cesser de se frapper contre une vitre fermée, se retourner, chercher ailleurs. Puisqu’on est autre, on se doit d’être autrement. Devant l’urgence, inventer sa vie devient un devoir.
Cette bande dessinée a été l’occasion d’échanges en famille lors d’un diner. La différence, pas plus que la « normalité » (si elle existe) ne se catalogue pas dans un répertoire. Elle se peint sur un nuancier aux dégradés infinis.
Les mots de Calbérac sonnent juste. Le spectateur vit la détresse de l’artiste condamné à ne jamais se satisfaire de sa prestation. Ses concerts happent Glenn dans l’angoisse et le libèrent entre colère, frustration et tristesse qui sourd d’on ne sait où.
À chacun des excès de la mère qui couve son fils, le public s’indigne en murmures. Les réparties de la cousine simple et pleine de bon sens et de cœur rassurent. Des soupirs de soulagement fusent. Pourtant la question revient sans cesse dans leurs échanges : Glenn aurait-il été un grand pianiste sans sa mère ? Elle qui, premier prix de piano au conservatoire, n’a pu vivre sa musique, condamnée par les mœurs de l’époque à se marier et à se taire. Gottlieb aurait-il été Amadeus sans son père ? Le talent pourrait-il germer sans une terre propice, un tuteur pour le guider vers la lumière ? Comment savoir que l’on est un grand pianiste si on ne croise pas d’instruments ? Si personne ne nous encourage à travailler ? Parce que le talent n’est rien sans le travail.
Peut-être sa mère a-t-elle étouffé certains aspects de l’homme au profit de l’artiste. Aurait-il été plus heureux différemment ? Comment ne pas se noyer dans son propre bouillonnement ? Des murs, souples, élevés par une âme bienveillante autour d’un esprit qui hurle en silence : « Contiens-moi ! Sauve-moi de moi ! » ne sont-ils pas bouée de sauvetage ?
L’accueil de la différence me fait penser à une anecdote citée par Sir Ken Robinson, expert britannique en éducation et grand promoteur de l’encouragement à la créativité dans son livre L’Élément, quand trouver sa voie peut tout changer.
Au Royaume-Uni dans les années 1930, Gillian, une petite fille de huit ans ennuie son professeur. Sur sa chaise, elle gigote, elle papote, elle ergote. L’école s’émeut, soupçonne une difficulté d’apprentissage. Les médocs pour faire rentrer les gosses dans les cases n’ont pas encore été inventés. Il est demandé aux parents de l’emmener chez un psychologue. Lors de la consultation, le psy propose à la mère de sortir un instant du cabinet. Avant de quitter la pièce, il allume la radio. Puis mère et psy observent par la fenêtre. La petite fille se lève et danse. Avec une grâce inhabituelle et un grand sourire. « Madame, votre fille n’est pas malade. Inscrivez-là dans une école de danse. » Gillian Lynne deviendra chorégraphe pour les plus grandes salles anglaises et américaines.
La différence rend visible ce que d’autres ne perçoivent pas.
Ce samedi, dans ce théâtre parisien, nous prenons du bon temps. On sourit, au savoureux parler du journaliste de Radio Canada. On rit. Je pleure. À la fin, Glenn meurt. Bien sûr. Il est enterré depuis 1985 (près de sa mère). Quand les lumières reviennent au plafond, que la salle reprend ses couleurs, je baisse la tête et je renifle. J’essuie mes joues le plus discrètement possible, d’un revers de main, puis de l’autre. Je jette un regard sur les visages qui m’entourent. Je suis la seule dont le cœur déborde. J’ai l’habitude. Comme c’est compliqué parfois les sorties de théâtre ou de cinéma quand on vibre avec les spectacles.
À l’issue d’un long couloir, le T-shirt colle, une chappe de braise nous plaque à terre. Vite acheter deux bouteilles d’eau. Les boire au goulot en toute hâte. Puis, parce qu’il y a deux ou trois arbustes, se précipiter sur un Perrier citron à la terrasse d’un snack-bar russe. La touffeur accable. Condamne à l’immobilité. À la fenêtre, juste derrière moi, un musicien entonne, les yeux clos, avec sa balalaïka des chants traditionnels. Je suis mal à l’aise. La carte ne nous fait pas envie. Nous dinerons au hasard des rues, de tapas péruviens délicieux accompagnés d’un jus de maïs violet à l’infusion de fruits qui évoque la grenade.
Retour vers l’hôtel.
Les fanions des pays invités pour la coupe du monde de rugby dansent devant les terrasses. Quand au fond d’une salle de restaurant grand ouverte danse sur un écran le match en cours, mon mari s’arrête pour découvrir le score. En approchant de l’hôtel, nous longeons un pub australien animé. Tu veux y aller ? Non (c’est lui qui refuse).
Dans un passage couvert des grands boulevards, nous croisons un groupe d’Argentins dont les polos trahissent la nationalité. Dans le métro, nous avons croisé des Australiens. Dans la gare des Africains du Sud, des Namibiens, leur drapeau national accroché au cou en guise de cape. Mon mari leur a souhaité un bon match. « Pourvu que la Namibie gagne au moins un match », a répondu un grand monsieur avec ses petits-enfants.
Formidable coupe du monde de rugby ! Chaque touriste sportif affiche sa nationalité. L’ambiance reste bon enfant entre gens différents qui s’assument et respectent l’autre. On accueille leur altérité avec bienveillance. On respecte leurs besoins.
Les All blacks sont logés à Lyon, la chaîne de télé de rugby néo-zélandaise diffuse depuis les quais du Rhône. Les rues résonnent d’accents anglais des antipodes dans un étrange décalage spatio-temporel. Un peu comme cette canicule parisienne mi-septembre. D’habitude quand on monte à Paris après le quinze août on s’équipe de chaussures fermées et d’une petite laine. Dans le TGV du retour, nous voyagerons avec l’équipe d’Australie qui rentre à Saint-Étienne. C’est ce que nous a confié un policier de la haie d’honneur sur le quai. Notre benjamine, informée par texto, répondra : « Fais une Foto (sic) ! » Pas de photo. Les joueurs sont bien gardés.
La chaleur colmate notre nuit brassée par un ventilateur.
Paris, dimanche matin. Même l’ombre n’offre pas de répit. J’ai réservé une exposition au musée de l’Orangerie. Nous nous y rendons à pied depuis l’hôtel en passant par la place Vendôme. Par moment, pour profiter du calme, mon mari porte la valise pour éviter le frottement des roulettes sur le goudron. Zut la librairie anglaise des arcades de la rue de Rivoli est fermée le dimanche. Nous longeons le rugby village de la place de la Concorde. Les feuilles roussies des marronniers du jardin des Tuileries craquent. Contrôle de sécurité du musée. Tiens, mais ce n’est pas l’expo sur Modigliani ? Non. Elle ne commence que dans un mois. Fâcheuse habitude d’acheter des places en toute hâte…
Tant pis, tant mieux. La collection du marchand d’art Paul Guillaume est passionnante avec des Picasso, des Renoir, des peintures, des sculptures africaines. L’heure de notre TGV approche. Vite un passage par la boutique du musée. J’achète une biographie de Berthe Morisot, le journal de Sarah Bernhardt, un récit de Stefan Zweig. Vite. Vite. On va jeter un œil aux nymphéas de Monet ? Oui tout de même, puisqu’on est là. Un panneau explique que ces tableaux peints sur mesure ont été offerts par le peintre à l’État français pour célébrer l’armistice en 1918. Monet a conçu les deux salles ovales pensées comme un espace de recueillement. Il est demandé au public de respecter le silence.
Le long du couloir d’accès, deux dames asiatiques règlent leur audio guide. Beaucoup de visiteurs, assis sur les bancs au milieu, debouts, dans un brouhaha de chuchotements. Je tourne et me retourne pour admirer ces peintures pas vues depuis quarante ans. Bleus, violets, ultraviolets que Claude Monet discernait à la fin de sa vie. Et là, choc, surprise, je sens l’émotion monter. Une force appuie sur ma poitrine, une autre me serre la gorge. Je concentre toutes mes forces pour éviter le débordement (un comble au milieu des étangs de Giverny). Mes yeux cèdent. Dans un musée, cela ne m’était jamais arrivé.
L’intensité amplifie-t-elle avec l’âge ?
J’apprendrai dans la biographie de Berthe Morisot de Dominique Bona, que sur le certificat de décès de la première femme peintre, figure de proue du mouvement impressionniste, collègue et amie d’Edouard Manet, d’Auguste Renoir, d’Edgar Degas, Claude Monet et bien d’autres artistes, le préposé a inscrit « sans profession ».
La différence, ça dérange tellement parfois qu’on ne la voit pas.
Chère Estelle,
Cela fait longtemps que je voulais te dire à quel point je suis touchée à chaque fois que tu parles de ton hypersensibilité. Parce que je le suis aussi. Cela a changé ma vie quand j’ai compris il y a quelques années “ce qui ne va pas chez moi”, que je suis vraiment différente des autres, ou plutôt que les autres sont différents de moi. Depuis que je suis au courant de mon hypersensibilité, je me sens mieux parce que je gère mieux toutes les sur-stimulations, mais la vie est quand même fatigante, trop de bruit surtout, trop de gens.
Récemment, après quatre jours où j’ai dû être constamment présente pendant un festival de cinéma franco-allemand, j’étais infiniment épuisée et j’ai eu une “gueule de bois sociale” pendant plusieurs jours. Fatiguée, épuisée, je ne voulais et ne pouvais plus parler à personne.
J’en parle moins en public, c’est si rarement compris, et j’essaie de fonctionner en public, puis je me retire quelques jours. Depuis que je le sais, je prends tout de même ces pauses. Il y a vingt ans, cette surcharge constante de stimuli et de vie sociale, que je me forçait à vivre comme les autres, m’a conduit à un burn-out. Longtemps pris pour une dépression et traité sans succès par des médicaments antidépresseurs, je sais aujourd’hui que c’est un surmenage à tous points de vue de plusieurs décennies qui m’y a conduit.
Je te remercie d’avoir abordé le sujet de ton hypersensibilité (déjà plusieurs fois). Cela fait du bien de ne pas se sentir seul.
Liebe Grüße, Christiane
Liebe Christiane,
Merci, merci, merci du fond du coeur pour ton témoignage.
Ça me fait du bien à moi aussi de me sentir moins seule :o)
J’aime beaucoup ton expression “gueule de bois sociale”.
Comme tu dis, cela n’est presque jamais compris. Il y a dans la société comme une vogue de la différence, et des gens se disent ”hypersensibles” parce qu’ils n’aiment pas le bruit par exemple. Mais l’épuisement de la surstimulation permanente pour faire ”comme les autres” et l’impératif d’avoir une hygiène de vie stricte (pauses sociales régulières), bien peu les vivent.
C’est pour cela que j’ai décidé d’oser écrire sur le sujet, pour peut-être toucher d’autres ”coeurs frères”.
Certains pourraient y voir de la vulnérabilité alors que c’est tout le contraire. Quand on traverse la montagne pieds nus, il faut beaucoup plus de courage que pour s’y engager en chaussures de rando.
Ton retour me fait très plaisir.
Ganz liebe Grüße, Estelle