Pieds-nus dans les cailloux

Les randonnées en montagne me manquent. Alors venez, je vous y emmène à ma façon.

Fermez les yeux. Imaginez.

Vous partez en randonnée en montagne, dans un paysage de printemps tardif. Forêts odorantes et fraîches, prairies étoilées, soleil téméraire et petit vent frisquet. Tout en haut vous apercevez le col entre les falaises. Le but de votre promenade où vous serez récompensé par un panorama sur tout le plateau au-dessus duquel vous vous élevez, et sur la vallée, 1000 m plus bas.

Vous avec quitté votre intérieur douillet au lever du soleil. Vous avez-rendez-vous avec vos compagnons du jour au bout de la piste de terre là où démarre un sentier oblique dans le sous-bois.

Vous y voilà. Le groupe s’organise, fait ses lacets et sangle son sac à dos. Tout le monde est bien équipé avec l’intégrale du matériel Décathlon – arc en ciel des collections de toutes les années passées.

On a dû mal vous orienter sur le but de la journée. Vous êtes en maillot de bain. Sans lunettes ni chapeau, ni crème solaire. Avec un sac à dos chargé d’eau et de nourriture pour 4 au moins. Et avec sur les oreilles des écouteurs qui diffusent d’un côté du hard rock, de l’autre des histoires. Vous frissonnez. Un regard sur vos pieds : ils sont nus.

C’est parti pour la grimpette. Une rando de trois heures en boucle, avec au milieu un col là-haut dans les alpages. Une balade plutôt facile pour se mettre en jambes en début de la saison. Tout le monde avance d’un bon pas et admire le paysage. Ça papote. Ça souffle un peu quand ça monte, ça boit une gorgée d’eau, grignote des noix ou un pruneau, et ça repart.

Vous tâchez de suivre. C’est un bon sentier de sous-bois, enfin bon, quand on porte des chaussures de randonnée montantes. Les cailloux et les aiguilles d’épicéa écorchent vos pieds. Vous vous tordez les chevilles. Vous tâchez d’éviter les pierres coupantes, les bêtes piquantes, les orties urticantes et les ronces.

Au sortir de la forêt vous avez les pieds en sang et la cheville gauche enflée. Vous continuez de marcher. Deux femmes du groupe, des habituées, des nanas du coin, la quarantaine sportive, vous racontent leur dernière sortie en montagne, dans les névés.

Préoccupé/e par votre corps dénudé et meurtri vous avez du mal à prendre part à leur conversation. Vous répondez machinalement. Pour être poli/e. Avec des monosyllabes. Qui les encourage à continuer, à raconter leur aventure qui n’en est pas une. Pas vraiment une quand on a des chaussures.

Sur les alpages le soleil tape dru. Votre peau rougit et brûle. La poussière s’immisce dans tous vos plis, vous irrite. Ça commence à vous gratter de partout. Vous avez beau les plisser, vos yeux sont éblouis, ils piquent et coulent. Dans vos oreilles le bruit continu vous envahit, ses vibrations se transmettent jusqu’au bout de vos doigts, de vos orteils écorchés. Vous tentez de changer de bande, les cris d’effroi d’un conte d’épouvante vous transpercent.

Le groupe profite d’un replat au bord des rochers pour se retourner, s’asseoir. Apprécier le chemin parcouru et la vue sur le plateau, le village repu dans un lambeau de brouillard.

Vous avez mal partout et voudriez aussi vous poser. Vous repérez une grosse pierre accueillante et vous y approchez votre postérieur. Hélas, la protection du maillot de bain n’en est pas une. Au toucher, cette pierre est glacée et ses sillons acérés. Vous vous relevez d’un coup, pour vous trouver nez-à-nez avec un gros monsieur qui vous raconte ses sorties d’alpinisme. Mouais.

Vous vous rendez compte que vous n’avez pas entendu le début de son épopée. Mais ça ne vous intéresse pas. C’est tellement incohérent avec l’image qu’il dégage que vous n’arrivez pas à accrocher. Et vous avez mal à la cheville et aux oreilles. Et aux yeux. Pas aux doigts, tiens, aux doigts pas encore.

C’est reparti pour les derniers dénivelés. Une flaque de neige crisse sous les semelles crantées, les pointes métalliques des bâtons de marche. Brûle la plante de vos pieds lacérés. Mmm en même temps cette fraîcheur fait du bien. La clique avance. Vous marchez avec eux. Parfois même vous les devancez sur ce sentier étroit. Vos pieds nus se dépêchent pour vous offrir quelques mètres d’avance, quelques secondes de paix palpitante dans cette combe protégée. Vous guettez de tous vos sens fatigués pour saisir la chance de surprendre un museau de marmotte. Une anémone ébouriffée au sortir de son bouton. Et vous les apercevez.

Le groupe vous double, la discussion est animée, le col s’approche et la faim se fait sentir.

Alors vous saluez discrètement la marmotte et l’anémone, vous les remerciez. Vous vous éloignez du sentier parce que l’herbe douce apaise la plante de vos pieds. Vos pas y sont plus rapides, élastiques, souples.

Vous continuez dans la combe sur les traces de votre curiosité (c’est quoi ces tâches colorées là-bas ?) là où la mousse d’alpage est si douce sous des restes de rosée.

Le groupe enchaine les derniers lacets juste en dessous du col. Ceux que la fatigue et l’impatience rendent ingrats. Le sentier lézarde entre blocs et terre tassée, traverse des pierriers. Les têtes se courbent, les pas raccourcissent. Le souffle aussi.

Votre trajectoire herbeuse vous a permis d’éviter les éboulis et de rejoindre le col dans une ample courbe. Ça y est ! Vous découvrez l’autre côté. La plaine, ses champs, ses autoroutes, toutes ses cicatrices humaines, et au loin des sommets plus hauts, enneigés.

Encore quelques pas horizontaux pour rejoindre le groupe dans le creux douillet du col, celui où vous mangerez. Vous allez pouvoir partager toutes les victuailles et l’eau transportées dans le sac à dos dont les sangles vous ont entaillé les épaules et les reins.

Vous pouvez vous assoir. L’herbe est froide mais confortable. Ça gratte un peu les cuisses. Le sac fait un dossier correct.

Mais vous avez aussi le droit de vous allonger, de quitter les écouteurs. De fermer les yeux. De profiter du vent et du soleil sur votre peau avant d’emprunter un pull pour vous emmitoufler.

Pour la descente, je vous laisse le choix.

Soit, vous redescendez comme vous êtes montés. Ce sera dur mais vous découvrirez peut-être une biche au détour d’un virage, un serpent enroulé ou une chenille hâtive, ou la promesse de myrtilles. Et malgré tout le ‘bruit’ de votre corps meurtri et agressé vous pourrez même peut-être parler cœur à cœur avec la personne que vous avez repérée là-bas, en short et en tongs. Elle a souri tout à l’heure.

Soit, vous mettez des vrais habits et des chaussures (Décathlon été 2014 – cassées, garanties anti-ampoules). Vous irez vite et vous n’aurez pas mal. Vous pourrez papoter avec le groupe. Vous ne verrez sans doute pas grand-chose. Et ne rencontrerez peut-être personne. Vous oublierez votre cœur en haut avec la chenille hirsute. Faites lui confiance, elle en prendra soin.

(Ce petit rêve était une façon de vous faire entrevoir, si c’est possible, la vie dans la peau de quelqu’un d’hypersensible).

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