Rencontres déroutantes, langage tout neuf et basboussa
Lundi après-midi en sortant de chez le kiné, j’enroule mon écharpe autour d’un châle vert émeraude en mohair douillet qui ne me quitte pas ces jours-ci, dedans comme dehors. Je renonce aux quais du ruisseau et opte pour la rue de derrière, plus calme. Une jeune glycine s’est entortillée autour des piquets d’une grille de jardin qu’elle étrangle déjà. Une dame d’un certain âge, les cheveux gris aux épaules, une cigarette entamée à la main avance en tournant la tête de tous côtés. À quelques pas, un petit garçon de cinq ou six ans emmitouflé dans un bonnet et un blouson la suit. Elle hésite à l’embranchement, et semble égarée. Elle s’adresse à l’enfant :
-Ça doit être par là, la gare.
Peut-être a-t-il dit non. Elle ajoute :
-Si, si.
Je marche dans sa direction. Je m’attends à ce qu’elle me demande son chemin, et il vaudrait mieux pour elle.
-C’est par là la gare ?
Elle indique le nord, à ma gauche.
-La station de métro ? Non, c’est par là.
Je lui montre l’est, en face.
Ses yeux s’ouvrent tout grands, incrédules. Elle se retourne vers ce que j’imagine être son petit-fils, et pointe le nord.
-Non, non c’est par là.
Puis elle me regarde à nouveau :
-On peut aussi y aller par là ?
-Heu oui, mais ce sera plus long. Il faudra tourner à droite et revenir là.
J’indique à nouveau la direction générale, à quatre-vingt-dix degrés de la rue qu’elle s’obstine à vouloir emprunter. Peut-être ne veut-elle pas perdre la face devant le petit garçon.
-Allez, viens, on va par là, lui dit-elle.
Elle choisit le parcours le plus long, et il est probable qu’elle redemandera son chemin au bout de la rue, qui en rejoint plusieurs à un carrefour compliqué.
Que pense alors ce petit garçon dont je n’ai à aucun moment croisé le regard ? Sa tête tournée vers l’arrière me conduit à penser que lui connaissait la route.
L’autre matin (mardi ou jeudi dernier, les deux jours où je dois sortir Gaïa faute de maîtres plus enthousiastes au bout d’une laisse), je remontais une rue résidentielle lorsque je me suis fait interpeler par une dame depuis sa voiture. Le trottoir longe une ferme de poche et m’offre la joie d’apercevoir, entre les troncs d’arbres, à quelques minutes de chez moi, une chèvre ou un mouton. Dans un monospace gris garé en face, une dame plutôt jeune a descendu la vitre pour m’appeler. Elle agitait un petit colis de carton.
-J’ai deux questions.
Je suppose qu’elle a dit s’il vous plait, mais je n’en suis pas sûre. Je me souviens surtout d’un ton péremptoire. Quand on m’interpelle, mon premier réflexe est de vouloir aider, mais suite à un certain nombre d’escroqueries (vous êtes d’ici ? signez là) je le réfrène. Ce matin-là, vers 8 h 30 dans un quartier calme, le risque est limité. Je traverse la route, précédée par ma chienne au bout de sa laisse. Elle ouvre l’autre vitre, côté trottoir.
-Je sais, j’ai mon téléphone – elle me le montre – mais savez-vous où je peux déposer un colis Vinted ?
Heu, non.
Oui, pourquoi ne consultez-vous pas Google ? Il sait tout Google, mieux que moi. Je n’ai jamais utilisé Vinted, je ne sais pas s’il y a un système de dépôt spécifique, chez des particuliers membres du réseau par exemple.
-Bon. Et je veux faire imprimer un document pour l’envoyer à quelqu’un. Mon imprimante est en rade.
-Dans le centre du bourg – j’indique la direction générale derrière moi –, il y a un photographe qui propose un service d’impression, il me semble.
-Mais je ne vais pas par là-bas, je vais vers B.
À l’opposé donc. En voiture, le détour ne prend que quelques minutes.
Elle insiste. Je lui répète qu’à part cette piste, je ne vois pas. Elle hésite, finit par me dire qu’elle va peut-être appeler le magasin pour se renseigner. J’aperçois un petit garçon dans un siège auto derrière. Au premier blanc dans cette conversation surréaliste, je file.
-Bonne chance. Bonne journée.
Curieuse errance familiale de bon matin. Elle semble contrariée que je ne lui propose pas de solution parfaite, un service au volant d’impression et de dépôt de colis, sur sa route. Qu’espère-t-elle dans un quartier résidentiel ? Même en centre-ville, avant 10 h du matin, tout doit être fermé.
Je laisse Gaïa mener le rythme de la montée pour dépenser l’irritation que je sens monter. Quelle farfelue !
Ces rencontres me laissent un goût d’incompréhension et de frustration. Les deux dames et moi ne parlons pas la même langue. Nous utilisons des mots communs qui revêtent pour chacune des significations différentes. Elles m’ont probablement quittée en se disant que je ne les comprenais pas, ce qui est vrai. Peut-être ne parlions-nous pas de la même gare (pourtant la seule à des kilomètres), peut-être le tout venant est-il censé être un utilisateur fidèle de services d’achats en ligne et d’impression à la demande en zone périurbaine. Peut-être ai-je failli.
À mon retour, j’ai raconté l’échange du matin à mon mari, preuve que cela m’avait contrariée plus que l’enjeu ne laisserait penser. Il a souri et répondu : There’s nowt so queer as folk. Littéralement : il n’y a rien de plus étrange que les gens. J’adore cette expression anglaise qui n’a pas son pendant en français. On dirait aujourd’hui : les gens sont trop bizarres.
Les gens sont bizarres, nous sommes tous le bizarre du voisin, et surtout nous vivons chacun dans nos projections. Chacun se construit un monde et nos mondes ne se superposent pas. Même avec une langue commune, nous ne parlons pas le même langage.
En parlant de langage, notre expatriation de quatre ans nous a permis de découvrir combien il vit et change rapidement.
Malgré nos échanges avec la famille et les amis restés au pays, malgré la lecture régulière d’articles en français, l’écoute occasionnelle de la radio, notre vocabulaire quotidien n’a pas évolué avec celui de la société. Il est vrai qu’à Mainz, j’ai plus écouté la BBC que Radio France. Quand je le faisais, je me sentais décalée. Les actualités ne me concernaient plus vraiment. La vie politique qui nous touchait était celle de l’Allemagne, et côté culture, je ne connaissais plus les derniers tubes français ni les sorties cinématographiques. Je me sentais plus en phase avec l’Angleterre qu’avec la France. Je me souviens avoir écouté sur France Inter le début d’une interview de Pomme dont je n’avais jamais entendu parler.
Malgré nos retours réguliers en France, les appels avec les amis et la famille, j’ai été surprise de découvrir, depuis notre retour, de nouvelles expressions.
Lors d’un déjeuner avec une amie, à qui je racontais les choix engagés de mon fils (ne plus prendre l’avion, recycler, consommer d’occasion, limiter puis supprimer les protéines animales) elle m’a dit en riant :
-Il va finir zadiste.
-Za quoi ?
Quelques exemples de découvertes linguistiques : « vite fait » dans le sens de « un peu ». Tu parles italien, mon grand ? Oui, oui vite fait. « Pécho ». « Quoicoubeh ». « Baka ». L’expression « en mode » que les ados utilisent trois fois par phrase n’existait pas dans le vocabulaire familial. « Genre » était beaucoup moins employé. « J’avoue » dans le sens de « je suis bien d’accord », a pris de la force. « Grave stylé », on avait découvert à distance par un texto d’une nièce.
Mes filles se sont intégrées au retour de Mainz à une cour de récréation internationale, mais dont la langue commune est le français. Grâce à elles, et au risque d’affronter leurs yeux au ciel, nous avons actualisé nos expressions : la jeunesse du langage passe par l’école.
L’école, justement, parlons-en. Je tiens à partager un coup de gueule. La cité scolaire internationale de Lyon a fêté l’an dernier ses trente ans. Le bâtiment est donc récent et devrait offrir un confort correct. Il n’en est rien. Le couloir central immense, les parois vitrées, le béton nu omniprésent rendent l’édifice impossible à chauffer. Mes filles reviennent grelottantes de leurs journées sur place. Bien sûr, l’été, tout le monde grille. Cela en soi est inadmissible. Quand on ajoute la surpopulation et la vaisselle en carton pour toute l’année scolaire en raison, je cite de mémoire, « d’un problème de lave-vaisselle avec la métropole », les conditions ne semblaient pas pouvoir empirer. La semaine dernière, la proviseure a envoyé un mail général pour prévenir que les variations de température ces derniers jours ayant causé un phénomène de condensation intense, les murs, plafonds et sols sont détrempés. Les deux mille élèves sont priés de faire acte de prudence dans leurs déplacements.
« Ce vaste serpentin de verre tendu par des mâts et des câbles d’acier, dont la toiture est engazonnée » comme l’annonce fièrement le site lyon.fr, a été conçu par deux architectes dont le portrait trône dans l’entrée. Ils n’y ont sans doute jamais assisté à un cours au mois de janvier. Le bâtiment très-basse-performance-à-tous-niveaux se visite aux Journées du Patrimoine. Mais oui.
Je vais conclure en invoquant une belle journée. Ce n’était pas prévu dans cet article, mais un de mes lecteurs fidèles (que je salue ici) m’a demandé samedi : « Cette journée, tu vas en parler non ?».
Oui, je vais l’évoquer pour partager quelques émotions. D’abord, l’immense joie d’être entourée le jour pile de mon anniversaire par des amis, de me sentir chouchoutée par ma famille. Ça fait du bien quand on s’écartèle 364 jours par an pour les autres et les contraintes, de se rassembler. Ma plus jeune fille a décoré le salon avec une amie de toujours (c’est à dire, de longtemps avant Mainz), et elles ont fait un gateau de Savoie. Ma plus grande a réalisé une chocolate roulade (une tuerie, selon l’expression consacrée depuis quelques années) et a, en secret, envoyé un message aux invités pour leur proposer d’apporter des fleurs pour un bouquet commun. Mon mari a débarrassé les cartons (vers la pièce voisine), tenté de comprendre les règles de Chiche Pois Chiche au pied levé, et j’ai affiché un sourire béat en faisant une basboussa rose-pistache d’Ottolenghi (rectte non trouvée en ligne, voici celle de Elle). Combien de goûters d’anniversaire ai-je organisé depuis 23 ans ? Je voulais une tea party. Je l’ai eue.
Ce gouter amical nous a permis de prendre conscience du fait que nous attendions la fin de notre période de confort précaire (avant et pendant les travaux) pour inviter du monde. Finalement, parce que l’A7 nous les apportait presque à domicile lors de leur migration estivale vers la Camargue ou la Provence, ce sont nos amis allemands de Mainz et de Köln que nous avons surtout reçus dans notre maison inachevée. Tant pis pour les piles de pavés, la poussière et les cartons : les bouquets, les gâteaux et les ballons les éclipsent.
J’ai mitraillé tout le week-end les fleurs sur la table, le mimosa et les renoncules. Elles fanent doucement, mais continuent de dispenser leur lumière, comme les sourires de samedi.
Je vous souhaite de mettre bientôt le nez dans une brassée de mimosa, pour le parfum et les caresses.
Pour me faire pardonner le titre tarabiscoté, je vous ai offert des fleurs.
Merci à D. pour les photos de gâteaux. Je n’en avais pas fait.
Joyeux anniversaire!
Et encore merci pour cette lecture!
Merci Juliette !
Avec grand plaisir.
Bises
Toujours un plaisir de lire et merci pour la dedicace
A tres vite
Avec plaisir Touko !
Merci beaucoup et à bientôt.
ton anniversaire s’est bien passé, tu sais t’entourer de gens agréables.Bonne continuation et à tes filles aussi malgré l’inconfort de leur école sans oublier ton mari.Dany
Oui, très bien :o)
Merci Dany. Gros bisous