Visite d’une correspondante, souvenirs d’études et club de lecture.
Voilà, je viens de défaire le lit qui partage notre bureau-bibliothèque-buanderie… La correspondante de ma plus grande fille est repartie hier matin pour Berlin (en passant une longue journée dans le train, avec changement à Karlsruhe).
C’est la deuxième fois que nous participons à un échange scolaire. La première fois, à Mainz nous avions accueilli un petit Français qui pensait atterrir chez des Allemands et s’était peut-être senti soulagé de ne pas devoir tout le temps réfléchir avant de s’exprimer. Cette fois, la correspondante de Berlin était en fait Irlandaise. Elle ne savait pas en arrivant que nous rentrions de quatre ans outre-Rhin.
Micmac linguistico culturel formidable.
Au début, nous avons veillé à articuler un français ralenti – même mon mari qui d’habitude s’adresse dans sa langue avec nos enfants. Ensuite, lassé des phrases courtes et pour enrichir nos échanges, nous avons basculé en anglais.
Quelle expérience intéressante de recevoir une parfaite inconnue ! Dans son regard-miroir nous nous découvrons.
Récemment, avec un cousin en visite, nous avions fait le tour du quartier pour nous dégourdir les jambes. Je commence à connaître les rues de mon quotidien, cependant le fait d’être accompagnée de quelqu’un qui n’y avait jamais mis les pieds m’a permis de le regarder d’un œil neuf. Notre maison aussi. Avec un membre de la famille, le regard est présupposé bienveillant et, connaissant son histoire et lui la nôtre, nous supposons qu’il n’aura pas de mal à accepter que notre campement actuel est temporaire. (Même nous finissons par y croire.)
Avec quelqu’un de doublement étranger, nous nous crispons sous le jugement potentiel. Nos habitudes vont-elles choquer ou déplaire ?
Ayant vécu, comme vous le savez, parmi les Germains nous gardonc une idée de ce à quoi il faut faire attention. Au collège, lors des réunions de préparation de l’échange avec la France, les parents avaient fait part de leurs surprises. Ne pas se faire de tartines directement sur la table (on a réussi – d’ailleurs nous avons même des Frühstücksbrett, ces planches à découper et tartiner individuelles), au repas ne pas insister pour resservir l’invité (j’ai échoué – non, mais tu te rends compte, je ne veux pas qu’elle ait faim cette petite). Si elle a refusé mes cuillères supplémentaires, c’est peut-être qu’elle n’aimait pas… On ne lui a proposé ni tripes ni escargots, juste des caillettes et des quenelles. Les bugnes, ça, elle en a repris.
La question des repas avait été une précaution évoquée par les professeurs : attention, le petit Français, habitué à ce qu’on lui propose de se resservir (plusieurs fois, même s’il a d’abord refusé) meurt de faim dans une famille allemande où le premier refus (de politesse ou de timidité souvent) est considéré comme définitif. En revanche, le petit Allemand ne comprendra pas qu’on le poursuive avec une cuillère quand il a déjà dit non.
Ma fille avait prévenu sa corres’ (comme apprennent les petits Allemands en cours de français) de nos conditions de vie farfelues. Tu vas dormir… dans une chambre sans porte (on a mis un rideau), avec la cage olympique de trois gerbilles (dont on enlève la roue la nuit, car sinon elles font un tapage d’enfer, elles ont oublié qu’elles sont des animaux diurnes). Mais même prévenue, qu’allait-elle en penser ?
On se remet en question : sommes-nous assez propres ? (Merci à sa venue pour le grand ménage avant son arrivée.) Mal organisés ? Peu ordonnés ? (Oui, mais les cartons partout, tu comprends… c’est dans l’attente des travaux…) J’ai presque ressenti de la honte quand elle est entrée dans notre voiture. Notre véhicule nous sert à transporter des plantes, du bric-à-brac à la décharge… Les voitures en Allemagne brillent dehors et (souvent) dedans. Et puis je me suis ressaisie : je suis fière de consacrer mon temps libre à autre chose que briquer ma bagnole.
À la question « Souhaites-tu que je te fasse une lessive ? », elle a refusé poliment. Ça m’arrange, je n’aurais pas aimé abimer ses jolis pulls. En étendant le linge le soir même au milieu de l’entrée (ça ne sèche pas dans le garage), je me suis dit qu’elle n’avait sans doute pas envie de voir ses chaussettes et petites culottes exposées dans le couloir entre chaussures et manteaux.
Si tout cela, nous nous y attendions, la présence d’une inconnue pourtant bien élevée et discrète a fait peser une pression inédite sur notre famille. Notre grande fille nous avait demandé : ne faites pas de bêtises (je tairai avec pudeur et modestie lesquelles), je n’ai pas envie que toute ma classe le sache ! En veillant à nous présenter sous notre meilleur jour, nous n’étions plus nous-mêmes.
Notre benjamine qui n’arrive pas à rester assise pendant tout un repas a craqué : mais vous êtes tous différents avec la correspondante ! Oui, d’ailleurs toi aussi, ce serait bien que tu t’appliques à ne pas entrer dans des revendications interminables en public quand on s’interdit de te gronder. (Je me souviens avoir fait de même à son âge, à profiter de la présence fréquente d’invités pour négocier avec un avantage.) Récemment, (en privé), exaspérée par les siens, elle s’est chargée elle-même de se réprimander. Lors d’une nième dispute au repas, elle s’est levée en disant : « I’m sending myself to my room ! » (bon, je m’envoie moi-même dans ma chambre.) Notre courroux a éclaté de rire.
Comment se présenter à quelqu’un de neuf ? Quelle version de nous raconter ?
Dans un de mes articles récents, je vous avais laissés à la veille de mon demi-siècle et de vingt-quatre heures d’évasion. Dès le TGV pour Paris j’ai retrouvé quelqu’un que j’aime beaucoup et que je ne croise presque jamais : une femme sympathique, détendue, curieuse, heureuse. Une version de moi qui s’enfuit sous la grêle des responsabilités, bâillonnée par les injonctions, la tyrannie de la pendule et les poils de Gaïa qui, fichtre, s’insinuent partout.
Dans ces lignes, je prends le prétexte d’événements personnels pour ouvrir à des sujets plus vastes qui me préoccupent.
Je parle de moi.
Parler de soi, vaste sujet.
Une fin d’après-midi au printemps, dans la lumière descendante d’une fenêtre très haute, dans un lycée centenaire noir de la pollution lyonnaise, je me souviens avoir planché le front dans la main gauche sur le sujet de colle que m’avait donné un professeur de français dont je ne me souviens que du costume gris et de la barbichette : « Parler de soi ».
Les souvenirs sont malléables. Quand je repense à la présentation de mon sujet, une vingtaine de minutes plus tard, ce n’est plus lui qui me répond, mais mon professeur de philosophie, M. Debussy et son nœud papillon. Je m’égare dans les méandres de Stendhal et de l’égotisme. M. Debussy, car nul doute c’est lui, me reprend : je fais erreur. L’égotisme c’est autre chose et j’ai oublié tout un pan dans ma démonstration, parler de soi dans le sens de « les choses parlent d’elles-mêmes » Ah, oui, bon sang mais c’est bien sûr. Je ne me frappe pas le front du plat de la main, car parler en public même restreint me tétanise.
Les choses parlent d’elles-mêmes… ou comment dire sans parler.
Pourquoi est-ce que je m’égare dans ces souvenirs d’un autre siècle ? Parce que la question de parler de soi est une parfaite énigme. Filtres, volatilité des souvenirs, temporalité fluctuante… Écrire sur soi c’est malaxer la pâte à modeler de la moyenne section de maternelle, toute brune d’être mélangée, et essayer d’en extraire des paillettes de couleur originelle. Une graine de vert, un flocon de rouge et ce copeau de bleu qui colle aux doigts. Le jaune, non, on n’y arrivera pas.
Voilà quelques mois, en chemin pour la médiathèque, mon péché mignon du mercredi, j’ai profité du trajet à pied pour appeler une amie. J’évoquais cette problématique d’écrire sur soi, de l’authenticité dans l’intimité préservée, de la sincérité modeste.
— Attends, elle m’a répondu. Attends, je vais te lire un passage d’un roman que je suis en train de lire.
Et elle m’a lu.
C’est tout à fait ça, oui, mais comment font les auteurs pour exprimer si clairement mes pensées floues ?
— C’est un texte passionnant, lis-le.
J’ai réservé le roman à la médiathèque et plusieurs semaines plus tard un mail m’a invitée à aller le chercher. La pertinence et le sujet de ce passage m’avait intriguée. Pourtant le sujet ne me disait rien. Action Directe. Je ne savais même plus de quoi il retournait. Mais mon amie avait précisé que l’auteure, Monica Sabolo, menait en parallèle de son enquête auprès des membres d’AD, une introspection en elle, dans sa famille. C’est cet aspect-là qui me tentait.
J’ai ouvert le livre, et ne l’ai plus lâché, passionnée par l’intelligence, la sensibilité, l’authenticité du partage, la sincérité, tout ce que je cherche à glisser quand j’écris. À travers son filtre, je me suis passionnée pour AD et surtout pour la femme que l’auteure dévoilait. J’avais envie de souligner les passages sur l’introspection, l’analyse en toute humanité de sa famille et de ses interlocuteurs. Je me suis retenue.
À mon passage hebdomadaire dans la librairie de mon quartier, je l’ai évoqué avec la libraire – on ne se refait pas – qui ne l’avait pas encore lu et me suis inscrite à la prochaine séance du club de lecture.
Un jeudi soir, donc, je me suis présentée à ma petite librairie, et me suis assise un peu intimidée, sur un tabouret dans un cercle d’une douzaine de personnes, entre les rayons BD et jeunesse. La règle du jeu est simple : chacun parle de ses dernières lectures, il est permis d’écouter seulement. Je me suis dit : si j’ose parler, je présenterai La vie clandestine. Tout heureuse d’être – ça devient si rare – parmi les plus jeunes, j’ai d’abord écouté des dames habituées de l’exercice, présenter les romans qu’elles avaient lus dernièrement – empruntés à la médiathèque, ironie de l’exercice, puisqu’elles sont membres là-bas d’un autre club de lecture. J’écoutais, prenais des notes, et n’arrivais pas casser mon cycle de pensées pour prendre la parole. Pourtant j’avais des choses à dire : tout ce que vous venez de lire.
Au bout d’un moment, à force de torturer mes idées comme un mouchoir en papier au fond de ma poche, j’ai abdiqué. Il était clair que je n’allais pas oser attraper la parole. Et puis un homme, le seul de l’assemblée, a présenté La vie clandestine. Il venait de parler du journal de Che Guevara et semblait très engagé. Concentré sur les aspects politiques du roman, il a occulté complètement les aspects intimes de l’auteur, le traumatisme de son enfance. Je n’ai pas reconnu le livre que j’avais aimé. D’ailleurs à la fin de la soirée, en me relevant, je me suis penchée vers la dame assise à côté de moi : je n’ai pas lu le même livre. (Oui je n’ose pas prendre la parole devant un groupe mais discute toujours avec une voisine qui me semble sympathique).
Si je l’avais présenté, j’aurais fait l’inverse : j’aurais omis les aspects politiques (pourtant intéressants) pour n’évoquer que la quête humaine. Même en parlant d’un objet étranger à soi, on trahit notre kaléidoscope personnel. Nos gestes quotidiens, ceux que l’on fait comme ceux que l’on évite, en sont témoins.
Notre invitée au long cours imprégnée de culture allemande a ravivé des impressions.
Ma benjamine a dit dans un soupir : « Parfois je réalise que l’on habite enfin dans un pays où l’on trouve des Petits Écoliers et des Granola. Quel soulagement ! » Moi je soupire d’aise à chaque séance de natation où je ne me suis pas fait engueuler. (Pas une fois depuis mon retour en France, croisons les doigts – mouillés). Bientôt, j’espère, j’abandonnerai mon hypervigilance inutile au vestiaire. Chacun trouve ses petits bonheurs à sa porte : une absence de remontrance ou un sablé au chocolat.
Que se dit notre invitée de retour chez elle ? Quel soulagement de… ? Elle a emporté des madeleines et une tablette de Crunch. De ce côté-là, peut-être un petit regret ? Il lui faudra revenir car elle aura raté de peu des spécialités bien franchouillardes : la grève et les manifs.
Pour sa prochaine venue, j’espère que je ne serai pas obligée – par le programme de visites du lycée – de préparer un pique-nique tous les matins à six heures trente. Et que nous serons en mesure de lui offrir une chambre sans gerbilles et avec une porte.
P.S. : J’ai actualisé, enfin, la rubrique Lectures du blog. Avec plaisir ! :o)
Quel plaisir de te lire, merci pour tes partages <3
Trop génial cette idée de club de lecture !!! Maintenant il te reste plus qu'à passer le pas de présenter tes lectures pour qu'enfin le prisme de la sensibilité soit dévoilé youpi
Je vais vite regarder ta rubrique "lectures" que je connaissais pas 😉
Merci ma jolie.
Yes, je vais essayer ;o)
Je te bise tout plein.
Merci pour cette article, je trouve que tu as très bien représenté le passage de ma correspondante – c’était exactement ça ! J’ai hâte de lui rendre visite:)
Une chose qui est sûre: elle est maintenant fan de bugnes!!
Pleins de bisous xxx
Oh quelle bonne surprise de te croiser ici ma chérie!
Merci ma grande.