Partir en vacances sans attentes



Alerte rouge, canicule. En périphérie de la ville désertée, nous nous en sortons en restant dedans, dedans où il fait nuit puisque l’air flambe dehors. Les moustiques tigres se réfugient dans la salle de bains et s’emmêlent dans nos jambes. Le ventilateur brasse l’air qu’on a laissé entrer ce matin à six heures, celui qu’on relâchera demain à l’aube. Les feuilles jaunies du laurier parsèment la table de la terrasse. Les althéas de la haie pleurent des larmes vertes flétries. Aucune voiture ne passe dans l’allée, tout juste le facteur parfois, sur sa mobylette électrique à ultrasons. Le silence de Gaïa me fait sursauter. La sonnette aussi quand un gendarme se présente à notre portillon pour nous demander si nous n’avions rien remarqué les nuits des derniers week-ends. Non, rien vu, rien entendu, mais nous étions au courant. La voisine d’en face a prévenu la rue par message : par deux fois cette semaine sa maison s’est fait cambrioler. Le soleil s’est écrasé au sol, nous vivons confinés à l’ombre, inspirés par les hérissons du fond du jardin. Comme dans un film catastrophe américain, que j’aime regarder pour jouer à me faire peur, nous sommes les derniers survivants d’une Terre incandescente, à guetter des signes de vie au-delà de notre savane brûlée. Quel héroïne refermera le trou de la couche d’ozone, apportera une pluie fraîche et modérée, et embrassera le joli garçon à la fin ? Nous fêterons ça, en nous brûlant un peu la langue, d’un chamallow grillé sur le bord de la fenêtre.

Un mois d’août, à traverser, résignés, puisqu’il le faut.
Chaque année fin juin, les parents vérifient l’ironie du théorème : écoles fermées = congés. Les injonctions sociales de détente martelées par les médias me rappellent que pendant les vacances, je vais échouer à ces objectifs imposés. Même grands, les enfants ont des besoins et des attentes. Il s’agirait que le frigo soit plein, avec ça et ça steuplaît, que leur crème spéciale arrive de la pharmacie, et puis l’autre aussi, j’ai oublié de te le dire hier. Ils ont même des besoins qu’ils préféreraient oublier, mais que nous ne pouvons pas négliger : as-tu écrit ta lettre de candidature pour ton projet ? Tu te souviens de la date limite ? As-tu rendu tes livres à la médiathèque ? Auras-tu assez de linge propre pour faire ta valise ?
Lors de vacances en famille, les désirs des autres me bousculent toute la journée et écartelée entre casseroles, lessive et supermarché, je râle. Je râle de renoncer à mes envies floues que je ne prends pas le temps d’éclaircir. Si je pouvais choisir, je me réfugierais à l’océan aux demi-saisons, en hiver, quand le soleil hésite et les foules ont fui. L’été me pousserait en montagne, haut, loin, au frais à l’ombre des sapins, au calme d’un bord de torrent, sous des cascades d’étoiles. Le loin existe-t-il encore ? Qu’est-ce qui m’empêche de choisir ? Les attentes de petites filles devenues presque grandes ?

Alors cette année, pour me ficher la paix, j’ai innové. J’ai cessé de m’obliger à croire que l’océan est synonyme de vacances et ma traversée du triangle des Bermudes qui avale les mamans, entre évier, lave-linge et supermarché s’est passée sans turbulences. Ma grand-mère m’avait dit un jour : « finalement les vacances, c’est changer d’évier. » J’ai modifié le vocabulaire : mon séjour à l’océan est une occasion de retrouver l’horizon, de m’endormir bercée par le ressac (oui les gros rouleaux s’entendent de loin), et de lire les pieds dans l’herbe sous les tamaris. Cela répond à des besoins essentiels, même si la célèbre charge mentale m’étrangle toujours les chevilles. Je le vis mieux : ce ne sont pas mes vacances, j’entoure mes filles – à la distance qu’elles choisissent – pendant les leurs.
Mes vrais congés ce sera à deux dans le Périgord, à pagayer dans une rivière secrète en guettant le vol turquoise et orangé des martins-pêcheurs, à suivre le courant entre les algues chevelues qui se dérobent sous la main et dont les fleurs blanches flottent. Ce sera le frisson dans une abbaye troglodyte et la tête qui tourne dans l’escalier à colimaçon d’un donjon. Ce sera une matinée d’écriture dans une charmante chambre d’hôtes avec vue sur les toits d’un village médiéval, les pieds nus sur un parquet d’autrefois, irrégulier et poli par tant d’autres. Ce sera une autre journée à pagayer dans la foule sur la Dordogne et son incontournable circuit des châteaux, sans pourtant voir personne parce que les seuls canoës qui comptent, ce sont ceux des amis retrouvés dont l’on cherche à se rapprocher. On en a des choses à leur raconter ! C’est la découverte d’une tendresse inattendue pour le motif léopard et son grand retour parce que la petite fille, dont je partage le bateau un moment, l’adoooooore. C’est picorer des mûres dans le pré où l’on se gare à l’ombre, avant de pique-niquer au bord d’une eau glacée, au moment où mon corps en a besoin.

Nos filles sont restées au bord de l’océan, en famille, des cousins veillent sur elles, merci à eux. Mon mari et moi sommes rentrés chez nous. Nous travaillons et pourtant je me sens en vacances. Parce qu’elles sont loin, le frigo peut se vider en paix, aucune alarme ne hurle quand il ne reste que trois yaourts. Leurs désirs m’arrivent filtrés, décalés, lumière d’étoiles à rebours. Je vois dans le futur. Je sais ce qui m’attend en septembre, la liste est sous mes yeux. Ma seule inquiétude est leur santé : comment convaincre des adolescentes de boire (de l’eau), de rester dans des lisières d’ombre même brûlante ?
Leurs besoins sont toujours prioritaires, les petits homo sapiens se sont bien débrouillés pour assurer leur survie. Pour que cette contrainte reste, souvent, vécue comme un plaisir, il faut des pauses. Une vacance d’attentes d’autrui. Finalement, peu importe le lieu pour se détendre.

Fin juin, ma grande fille m’avait rejointe à mon bureau en sollicitant mon aide urgente pour relire son CV. Bien sûr, ma chérie. Elle avait repoussé ma souris avec son portable. Son CV était déjà bien travaillé pour Parcoursup. Nous l’avons amélioré, simplifié sur le site internet où un modèle de mise en page l’avait attirée. Elle est pressée. Un café l’attend, son CV, un café où elle aimerait bien travailler cet été. Alors on se dépêche. Voilà le CV est fini, il ne reste qu’à le télécharger. Pas si simple, il faut passer à la caisse d’abord. Ben oui, ma fille, comme dit ton Daddy, there’s no such thing as a free lunch. Après tout, c’est normal de payer en échange d’un service, si au moins cela peut nous éviter de céder nos données (et de recommencer la mise en page ailleurs). Je la préviens en essayant de lui fourguer une leçon de vie au passage :
-Attention, je vais régler, mais on veut surtout éviter de se faire embringuer dans un abonnement ad vitam aeternam.
– Allez, vite, maman.
Avec précaution, je coche et décoche les options proposées pour limiter mon engagement aux quelques euros du CV. Elle le télécharge et l’envoie.
Quelques semaines plus tard, sur un transat rayé, je consulte mon compte bancaire. Et là, vous l’aurez deviné, je constate que le site de CV m’avait prélevé vingt-six euros.
– Grrr, mais qu’est-ce que c’est que ces voleurs ? J’avais fait bien attention de ne pas cliquer sur abonnement pour ne pas me retrouver arnaquée.
Pas assez apparemment.
-Ils vont m’entendre !
Enfin, si j’arrive à joindre un interlocuteur.
(Pour le réalisme de la scène, sachez que je ne parle pas toute seule, mon mari lit près de moi. Ça m’arrive, mais pas là.)

Un commerce en ligne qui harponne les clients à leur insu doit se planquer derrière une absence de coordonnées de contact. Contre toute attente, le numéro du service client apparaît sur la page d’accueil du site. Je le compose. Un menu vocal me demande quel compte nous avons créé. Je monte sur mes grands chevaux :
-Mais j’en sais rien moi, on en crée toutes les cinq minutes des comptes. S’il fallait que je me souvienne de tous ! Surtout que là c’est ma fille qui l’a créé. Et elle est où celle-là, que je lui demande son compte ?
Je mime à mon mari que j’ai besoin d’aide pour la trouver, ma colère ne souffre aucune attente. Il ne faudrait pas que demain ils me prélèvent encore, ces voleurs.
Elle n’est pas là.
La voix, que quelqu’un a dû programmer pour ces impasses, me propose une alternative pour retrouver ledit compte. Ouf. Pas besoin de la chercher et de constater qu’elle ne se souvient pas des coordonnées choisies.

-Tapez le numéro de téléphone indiqué dans votre chevo.
Hein ?
-Tapez le numéro de téléphone indiqué dans votre chevo.
-Mais qu’est-ce qu’il baragouine çuilà ?
Ma perplexité est de courte durée et j’éclate de rire : la voix automatique a été paramétrée pour lire CV en disant chevaux comme dans 2 CV. Quel dommage tout de même pour un site de rédaction de curriculum vitae de ne pas être foutu d’avoir un menu impeccable, surtout en ce qui concerne l’objet même de son service ! Ce n’est pourtant pas sorcier de faire un test.
Je tape le numéro de téléphone de mon chevaux, enfin, de celui de ma fille puisque c’est de cela qu’il s’agit. La voix automatique me dit : « vous avez saisi… » et puis une voix différente prend la main, enfin, l’oreille, et déclame le numéro de téléphone en anglais et avec un fort accent américain. Décidément, Paco le responsable qualité a dû tomber dans l’escalier.

Enfin, une voix masculine me répond en français. Malgré le discours formaté, le fort accent espagnol me signale qu’il est humain. Je lui explique mon insatisfaction avec fermeté. Impassible, il déroule son questionnaire et me pose des questions. Avant de traiter mon dossier, il lui a été demandé de vendre. Il y a des limites à l’humanité tolérée tout de même.
-Est-ce qu’à neuf euros l’abonnement pour votre fille, puisqu’elle est étudiante, vous aurait semblé un prix convenable ?
-Un abonnement ? Mais je n’en veux pas d’abonnement. C’est ce que je viens de vous expliquer.
-Nous vous proposons la rédaction grâce à l’IA.
L’IA, c’est le nouveau goût matcha, on en fout partout pour nous séduire. J’en suis déjà écœurée.
Je l’interromps.
-Non. Je ne veux d’abonnement à rien et à aucun prix. Nous savons nous débrouiller pour mettre en page un CV et sommes très confiants en notre intelligence humaine.
Bon, pas toujours, mais ça ne le regarde pas le señor. Sur le transat voisin, mon mari sourit.
Nous n’avons aucune envie d’une jolie page insipide pour notre chevaux , franchement, où va-t-on ?
Et soudain, en plein milieu d’une phrase, pof, la ligne coupe.
Je rappelle, retape le numéro de téléphone de ma fille que je vais finir par savoir par cœur, chose qui semble aujourd’hui hors de portée à ma cervelle préménopausée. Cette fois une voix féminine me répond, avec à nouveau un fort accent espagnol. Ce site doit être une entreprise ibère qui a acheté un logiciel de téléphonie américain pour vendre des chevaux, IA comprise, à des Français. Tout va bien. La mondialisation galope.

La dame m’explique que le mail de confirmation du paiement des deux euros et quelques précisait l’abonnement d’office, et qu’il était cependant possible de l’interrompre dans les quatorze jours. Le piège que j’avais pensé contourner était plus vicieux que je ne pensais. C’est ma fille qui a reçu le mail, elle ne l’a pas ouvert (je ne l’aurais pas fait non plus). Voilà une autre leçon pour toutes les deux. J’insiste donc auprès de la señora pour me faire rembourser ce qui ressemble de plus en plus à une arnaque délibérée.
-Je vais voir si le système me permet de faire un geste commercial.
-Mais quel geste commercial ? J’estime avoir été trompée, je veux être remboursée. Je voudrais parler à quelqu’un qui décide. Je m’en fous du paramétrage du système.
Surtout qu’il semble sérieusement déconner le système.
La dame récite son catéchisme : essorer le client un max, tant pis s’il ne revient jamais, tant pis pour le bouche-à-oreille déplorable sur les réseaux. Quel modèle économique idiot ! À quelles attentes peut correspondre leur offre de jolis CV en ligne ? Finalement, Paco a dû se barrer avec Sofía du Marketing.
C’est mon jour de chance : le système autorise un remboursement de 50 %. Vraiment ? C’est une IA qui lit le numéro de téléphone du chevaux de ma fille en américain qui a décidé ?

-Êtes-vous satisfaite, madame ?
-À votre avis ? Non.
Devoir se battre pour se faire à demi avoir, c’est toujours se faire arnaquer.
-Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ?
Débrancher votre offre malhonnête ? Envoyer vos patrons se faire voir en Amérique ? C’est sympa là-bas en ce moment pour les arnaqueurs.
Je contrôle sur mon compte en banque que les treize euros ont été recrédités et le mois prochain, je vérifierai que l’abonnement a bien été annulé par les voix successives qui me l’ont affirmé. Étaient-elles humaines ou artificielles ? C’est peut-être pour cela que la connexion s’est interrompue au bout de dix minutes. Si la conversation avait duré plus longtemps, mon interlocuteur aurait peut-être dérapé en américain pour chercher à me vendre des abonnements de téléphonie ?
Ces jours-ci je corrige les lettres de motivation de ma fille pour ses projets, en direct, sur un document partagé. Ça se passe très bien. Elle a l’air satisfaite du service proposé par sa mère. Gratos. Serais-je, pour une fois, à la hauteur de ses attentes ?
Courage, pour traverser la fournaise. Hydratez-vous. Installons le hamac dans le salon à l’ombre du linge humide sur l’étendage et regardons Le jour d’après en espérant frissonner.
