Être ou ne pas être sympa

Ma théorie de la relativité

J’ai envie de lui offrir un pot de confiture entamé, le seul cadeau maison que j’aie avec moi. Je lui ai parlé dix minutes, je le connais depuis toujours.

Lui, c’est le jardinier-homme à tout faire qui veille sur la maison que nous occupons pour les vacances sur les hauteurs de Nice. Il a une soixantaine d’années, encore brun, pas très grand, avec un T-shirt bleu marine, et un jean usé.

Il est passé comme tous les mardis matin, pour tondre, tailler, vérifier l’assèchement des murs après la réparation d’une fuite d’eau. Nous avons blagué comme on dit en Provence (dans le sens de discuter). Il a un accent chantant, on a parlé du citronnier qui a souffert de la sécheresse, d’une balade qu’il nous recommande sur les baous (montagne), près de chez lui et du restaurant où il faut appeler de sa part et demander une table dans le jardin. Il est descendu à son travail.

J’ai entendu la tondeuse s’arrêter puis il a frappé à la porte.

-Les filles, elles aiment les mûres ?

-Oui bien sûr !

-Vous avez un récipient ? je vais leur en cueillir.

J’ouvre un placard de la cuisine et en sort en grand bol rose en plastique translucide.

– Y’en a plein des mûres, sur la haie.

– Oui elles sont belles. On en a cueilli quelques-unes, les autres sont trop hautes.

– Oh, mais c’est que je fais exprès de les laisser hautes.

Il attrape le bol que je lui tends, fait une petite moue.

– Il est un peu petit… c’est qu’il y en a cette année !

– Vous voulez un verre d’eau ? Vous avez l’air d’avoir chaud.

Il remonte une heure plus tard, transpirant, un sourire jusqu’aux oreilles avec dans le bol une montagne de grosses mûres.

– Oh merci ! un autre verre d’eau ?

– Voui, quelque chose de frais si vous avez. Vous avez pas d’eau au frigo ?

– Eh non.

– Pourquoi ?

– On n’est pas très dégourdis.

Je ris, lui aussi. En fait, on n’aime pas l’eau glacée.

– Du jus d’orange ?

Lui il est au frigo.

Pendant qu’il boit en s’épongeant le front, nous parlons confiture de mûres. Lui il les cueille, et les porte à sa cousine qui les cuit.

– On va en ramasser en Ardèche si elles sont mûres. Et on achètera de la crème de marrons.

– Oh j’aime ça, bien froide, avec de la glace à la vanille. Vous êtes de l’Ardèche ?

Les gens qui me sont sympathiques je ne peux pas m’empêcher de le leur dire.

Ni de leur donner de la confiture de marron. En Allemagne, importé directement en cartons de six bocaux, c’est mon cadeau le plus précieux. Nous l’avons offert aux voisins en arrivant, puis aux nouveaux amis.

Voilà pourquoi après notre bref échange, j’ai envie de lui envoyer la photo du crumble pommes-mûres fait avec sa récolte, et de lui donner un pot de confiture de groseilles faite début juillet. Tant pis s’il est entamé. Il est né de mes mains et de mon cœur.

Je n’ai fait ni l’un ni l’autre. J’ai appris à brider une spontanéité qui part du coeur mais peut être perçue comme bizarre.

Un peu plus tard dans le jardin, allongée dans l’herbe avec un livre sous l’olivier, je pense aux futurs échanges du jardinier avec le propriétaire de la maison.

– Oh j’ai vu la dame. On a blagué. Elle est bien sympa hein !

– Ah ?

Le propriétaire, je le connais bien. Il ne me connait pas. Je le fréquente pour raisons familiales depuis longtemps, mais je n’arrive pas à échanger deux mots avec lui. Nos mondes se tournent le dos. Il parle politique, pendant que j’essaie de dissimuler mon malaise avec les rapports superficiels. Je n’ose pas poser les questions personnelles sur le sujet qui m’intéressent : l’humain.

Dans ce cas précis, je n’arrive pas à percer la carapace. Certaines personnes sont comme ça hermétiques. A se demander si dessous coulent des émotions. Devant eux par pudeur, ou mimétisme, je bloque les miennes complètement. Mes gestes et paroles deviennent ceux d’un robot maladroit. Je tétanise, muette.

Aux caractères opposés s’ajoutent aussi des cultures différentes. L’homme est anglais. Un monde où les émotions sont taboues. Pourtant il fait des efforts. Il a même lu un livre, que mon mari a aussi, un classique du monde anglo saxon, How to win friends and influence people (de Dale Carnegie). Il l’a expliqué à mon fils un jour devant moi. Pour entrer en contact avec quelqu’un il faut lui poser des questions sur sa vie et ses centres d’intérêt.

Alors cet été il a fait ses devoirs et m’a demandé :

– Estelle, comment ça se passe….

J’ai vu son cerveau chercher ce qui pouvait bien m’occuper toute la journée, à part ma famille. D’un coup j’ai senti son corps se détendre, il a trouvé un truc :

– … ton piano ?

– Mon piano bien, merci. Je joue avec ma fille et une amie à quatre mains. Enfin dès que la pandémie nous permettra de nous y remettre.

Depuis plusieurs mois je travaille un nocturne de chopin que j’adore. Mais ça je n’arrive à pas le dire. C’est trop intime.

Ses sourcils se rapprochent, il penche la tête de côté :

– Votre piano, il est où chez vous ?

Euh en plein milieu du séjour. C’est pas comme si on avait un palace avec un salon de musique.

Mais surtout je suis scotchée par la question initiale.

J’adore jouer du piano, oui. Mais mon actualité ce n’est pas ça. Depuis deux ans je me consacre à l’écriture. Je n’en fais pas mystère. Comme ça fait partie de mon parcours pour me rapprocher de mon coeur, je tâche de partager. J’envoie à mon entourage (comme vous le savez ;o) le lien de mon blog dans mes mails de bonne année. Je mentionne même mon travail sur un livre. C’est vrai, avec cet ami je reste factuelle et brève mais je l’ai dit plusieurs fois : j’écris. Je m’attendais donc à une question en rapport avec l’écriture.

Pour se faire des amis et influencer les gens ne faudrait-il pas surtout écouter ?

(Je ne sais pas si c’est indiqué dans le bouquin. Je le lirai peut-être le jour où j’aurai épuisé tous les livres qui me font envie (jamais donc).)

Etre sympa veut peut-être désigner des comportements différents selon les cultures ? Où est la frontière entre avenant et envahissant ? Intéressé et trop curieux ? Respectueux et indifférent ?

Alors sans doute, cet homme a-t-il pu penser de moi, cette dame dans sa maison : Ah bon, elle est sympa ? Vraiment ?

Nous ne sommes que la moitié d’une relation. Nos personnalités s’adaptent à la nature de l’échange. Elles s’enrichissent ou s’éteignent mutuellement.

Suis-je sympa ?

Ça dépend de vous.

Mainzalors.com a 2 ans !

Bon anniversaire à toi qui m’accompagnes,

400 pages, 170.000 mots. Dis donc, on en a des choses à partager…

Et surtout, MERCI !

Merci à vous, mes lecteurs fidèles.

8 thoughts on “Être ou ne pas être sympa

  1. Hihihi toujours un plaisir de te lire !
    Bravo pour tout le chemin accompli et ce partage intime qui permet de se rapprocher de toi <3 c'est si chouette de se rencontrer 😉
    Xoxoxo

  2. Merci à toi Estelle .Ton écriture (je ne sais pas quel mot utiliser pour qualifier tes écrits)sont pour moi un enrichissement permanent.Continue,je pense que ta maman serait fière de toi.

  3. Et pourquoi ne pas tenter cet envoi ? La spontanéité du geste, la joie du partage, le bonheur de faire plaisir dans un si petit geste, ne vaut-il pas le coup de paraître ‘décalées? Qui est dans le vrai de bonnes mœurs d’ailleurs ?
    Tu (je peux?) me sembles sympathique derrière tes mots.

  4. Lui envoyer des pots de confiture pleins et fermés, oui. Offrir un pot de confiture
    déjà entamé, non. C’est à mes yeux très impoli et dans le cas présent aurait fait ° grande dame qui remercie le petit personnel ».

    1. Merci pour ton commentaire Laurence. Je suis bien d’accord avec toi. C’est bien pour cela que je n’ai pas agi sur mon élan du cœur. J’ai trouvé bien dommage de ne pas pouvoir rendre une gentillesse par une autre (offrir qq chose fait maison ce qui à mon sens est le plus précieux). A bientôt.

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