Flânerie à Avignon, exposition Miss.Tic au Palais des Papes et énooorme surprise à la fin
Hou la la, faut faire attention à pas lâcher son téléphone !
Appuyée sur le vent, le foulard entre les genoux pour qu’il ne s’envole pas, cheveux hérissés en soleil et yeux plissés dans la poussière tourbillonnante, je tâche de maintenir mon téléphone malmené. Je voudrais photographier la plaine du Rhône écrasée d’une lumière descendante de fin d’été sous le Ventoux si bien nommé qui culmine à 1909 mètres. Ce savoir inutile coïncide avec l’année de naissance de ma grand-mère avignonnaise. Là, en haut du Rocher des Doms où je n’ai pas mis les pieds depuis dix-huit ans peut-être, j’emmène une amie sur les traces d’une gamine que j’ai bien connue.
Nous sommes en petite vadrouille à Avignon, elle et moi, et ma tribu de fantômes.
Poussez-vous, vous autres ! J’ai besoin de lui montrer, de haut, le toit de la maison d’enfance de ma grand-mère blottie au bord du Rhône contre le Rocher des Doms dans un coin de turbulences, entre mistral et crues. Le vent y souffle si fort, que dans les doubles tunnels où s’engouffre la route, en 1976, haute comme trois pommes, comme trois ans, j’étais tombée à plat sur le goudron, car ma tante avait lâché ma main. Je me revois, dans la cuisine de ma mamie le raconter à ma mère en colère, le nez au niveau de la table. Je revois mamie en tablier, sortir chercher dans l’appentis de derrière, avec un seau de fer, les boules noires pour son poêle dans une odeur mélangée de charbon et de pétrole. Ma mère et ma grand-mère plient les draps tout propres et je leur demande, encore et encore, de monter dans leur hamac éphémère pour me balancer. Assises l’une contre l’autre dans un coin sombre, ma cousine me souffle de ne pas parler de sa maman à notre autre cousine car elle est morte.
La mienne aussi maintenant. La sienne aussi. La quatrième sœur aussi. Un, deux, trois, non pas soleil, un, deux, trois, quatre et pfut… nuit. Au cimetière d’Avignon où je n’arrive pas à retourner.
Mais là, tout de suite le mistral emmêle nos cheveux et me pousse loin de cette falaise, photos faites, vers l’abri relatif du jardin des Doms que de longs travaux vont placer derrière des grilles. Pourvu qu’on ne l’abîme pas trop ce jardin de mon enfance. Tiens regarde mon amie, là c’est la mare où on donnait à manger aux canards. Enfin, ce qu’il restait de notre pain sec, car je grignotais les quignons avant de les lancer. Là, c’est la fontaine où l’on étanchait notre soif, grâce au gobelet en plastique tiré du sac de notre grand-mère. Ma main s’approche d’une pierre saillante du muret, brillante de tant de contacts. Ma paume et elle se reconnaissent, quarante-cinq ans plus tard. Elle était déjà usée quand j’étais petite. Pourvu qu’ils la conservent. Là, regarde, sur cette pente il y avait un toboggan bleu, on remontait sur le bas-côté. Là, un tourniquet et là une cage à écureuil qui laissait sur les doigts une odeur métallique. Partout, sur les gravillons et dans les bosquets, des lambeaux de mes genoux.
Ce samedi-là, je ne vois pas ce qui est, je vibre de ce qui fut. Mes fantômes chahutent, leurs voix s’emmêlent, je dois fournir un effort pour ne pas être emportée dans leurs tourbillons. Le mistral, la soif, le soleil et mon amie m’ancrent dans le présent.
Allez, viens, on redescend. Ça ne t’embête pas un détour par l’église Notre-Dame des Doms ? Quand on était gamins on venait admirer la crèche, bouche ouverte, les yeux écarquillés, mains sur les grilles.
Le sol de l’entrée, usé, bosselé, glisse de tant de passages. Je ne me souvenais pas du plafond de la nef, sobre et blanc. À droite, devant une chapelle, de petites bougies vacillent. Je ne crois pas aux dieux du catalogue, mais je crois au silence dans un espace spirituel protégé et aux flammes qui dansent. J’en ai un besoin vital. Comme souvent, je cède à la tentation d’en allumer une. Un écriteau annonce que le geste coûte deux euros. Dans mon portefeuille, de minuscules pièces en cuivre s’entrechoquent. Hmmm que faire ? Un panneau digital rassure le passant désargenté : la Vierge Marie prend la carte bleue. Les dons préformatés sont au nombre de trois : deux, quatre ou six euros. Par défaut, l’écran propose quatre euros. Je clique sur deux. Non, mais !
Retour sur la place du Palais. Mes fantômes montent dans le petit train pour rejoindre le Rocher des Doms, tour de manège avant le toboggan. Ils courent s’asseoir à l’ombre des platanes pour regarder le numéro d’un mine grimé dans la chaleur et la foule du festival. Ils réclament une glace au vieux monsieur à la roulotte. Le passage derrière le Palais des Papes a le goût de la banane, celle que ma grand-mère a tirée un après-midi de son sac à main, magique comme celui de Mary Poppins. Les noms des rues, si poétiques, font ressurgir comme les pliages d’un livre d’images, le magasin de tissus des chemises de mon petit frère, une boutique de fleuriste élégante. Partout des enseignes de théâtres. Au croisement, j’aperçois un dos qui se presse vers les halles pour acheter les olives vertes cassées au fenouil. Ces madeleines familiales, je suis allée en chercher pour mes enfants qui, eux aussi, les ont adoptées.
Balades dans les rues, où se balancent quelques affiches rescapées du festival de cet été, et où traînent quelques touristes. Les platanes de la rue des teinturiers sont morts du chancre coloré. Un poète armé d’un pot de peinture blanche et d’un feutre noir y a inscrit des textes et des citations. Je me souviens de deux comédiens, encombrés d’un cadre de lit laqué de rouge, distribuant des tracts pour une pièce émouvante où j’ai reniflé et essuyé mes joues tout du long dans le noir.
Nous marchons dans des rues inconnues trop connues.
- Avec ta famille provençale, qu’est-ce que tu es partie faire en Allemagne ?
-Je me le demande !
Rires.
Je suis partie me rencontrer, m’autoriser à écrire et me faire des amis pour la vie.
Nuit chez ma cousine. Tendresse des retrouvailles avec sa famille.
Passage fugace, au large du portail, pour ne pas inquiéter le propriétaire actuel, devant la maison où avait emménagé ma grand-mère à la fin de sa vie. Le jardin a gagné en lumière, l’immense cerisier a été sacrifié. Le jujubier semble aussi avoir disparu. Dans sa ruelle, j’avance en jouant des coudes entre mes fantômes comme dans une cour d’école à la récréation.
Nous longeons un moment les voies du tramway, installé pendant notre séjour en Allemagne. Les remparts noircis de mon enfance ont retrouvé la blondeur de la pierre. Porte saint-Michel, place des Corps saints, place des châtaignes où la boulangerie du coin vendait les délicieuses fougasses (nature et aux grattelons) des treize desserts de la Noël.
Déboucher sur la place du Palais des Papes par l’étroit passage-goulet, à l’ombre de façades imposantes. Traversée de l’esplanade, vide et écrasée de soleil qui semblait interminable à mes petites jambes. Atteindre le musée du Petit Palais, c’était franchir le Sahara. Les groupes ne viennent pas jusque-là. Ils se pressent au Palais des Papes.
Voilà plus de quarante ans que je n’ai pas pénétré dans ce musée, dont ma mère disait que c’était un bijou. Dans la lingerie en Ardèche, les affiches d’expositions sont toujours là, punaisées au mur, Vierges à l’enfant de la Renaissance italienne, toutes d’or et de bleu. En entrant, je souris en regardant le sol : la pose des carrelages de terre cuite rappelle celle de notre calabert ardéchois (pour ceusse qui ne suivent pas parce qu’ils viennent du nord, le calabert est un hangar de ferme). Quelqu’une s’en était inspirée. Je l’avais oublié.
Vierges d’or et de bleu, au sein placé sur la clavicule, un bébé aux traits de vieillard sur les genoux. Les peintres d’alors n’avaient-ils jamais vu de femme nue ni de bébé ? Ou bien les normes cléricales exigeaient-elles cette représentation dérangeante ? Magnifiques, troublants, lumineux et sombres, magnétiques les tableaux aimantent.
Trop de vent pour boire un thé dans le jardinet pourtant clos du palais. Nos lèvres gercées attendront. C’est l’heure. L’heure de pénétrer dans le saint des saints, le Palais des Papes.
Une grande banderole sur le côté annonce l’exposition Miss.Tic. Son nom me dit vaguement quelque chose, je ne connais pas son œuvre. Je veux entrer pour me perdre dans les couloirs d’un palais médiéval, pour le fantôme de Gérard Philipe dans la Cour d’honneur, et de ma mère préadolescente, habillée en contadine avec son groupe de danse pour la farandole.
On nous a remis une tablette pour découvrir les pièces décorées comme au temps des papes. Ça oblige à baisser la tête sur l’écran, à ne pas trop s’éloigner des bornes sinon l’objet se croit kidnappé et se met à hurler (bon, y’a que le mien qui a fait ça).
Les œuvres de Miss. Tic sont éparpillées dans les couloirs et les jardins, les pièces du palais. Curieuse, je m’approche et lis ses phrases poétiques et pertinentes, politiques et féministes, engagées, sensibles et audacieuses. Ce sont des tags d’une artiste de rue hors du commun, un Banksy femme jongleuse de mots. Je les dévore en souriant, happée par la grâce et la force d’une âme jumelle.
Elle a décoré les rues de Paris, armée de bombes et de pochoirs, et de sa détermination, artiste à ciel ouvert. Elle est morte en 2022, une amie me dira qu’elle suit toujours sa page Facebook.
Les tags reproduits sont encadrés, les aphorismes et poèmes courts dégringolent le long de banderoles de calques, dans les salles de banquet du Palais des Papes, symboles de la domination masculine. Entre ces murs de pierre où les femmes étaient admises pour frotter les sols, récurer les casseroles, peler les patates, et se faire peloter dans un coin sombre par un ecclésiastique en robe, les mots d’une autre femme, debout, avec « plus d’un tour dans son art » éclatent.
Je prends photo sur photo. J’espère à la boutique pouvoir acheter un recueil de ses aphorismes. En vain. Un numéro spécial de Beaux-Arts, un album. Non, ils vont rester sur les étagères entre celui sur Nicolas de Staël et de Praxitèle. Depuis le haut du Rocher des Doms, la veille, j’avais vue sur le passé. Ce matin, sur le perron du Palais des Papes, j’aperçois l’avenir, mes fantômes s’écartent devant l’élan de Miss. Tic qui me tire par la main.
Depuis quelques jours, je porte un deuil, le deuil de la publication de mon livre à laquelle j’ai dû renoncer dans l’immédiat. Miss.Tic me le souffle. « C’est la vie, ça va passer. » Fière de moi, je lui réponds : comme toi, « je ne me suis pas laissé défaire ».
La voilà la surprise annoncée en tête d’article. On n’a pas dit que la surprise était bonne.
Pour des raisons de choix éditoriaux, j’ai décidé de me séparer de ma maison d’édition. J’ai viré mon éditeur. À trois semaines de la date de publication annoncée pour mon roman, il n’avait rien fait. Pas de couverture, pas de communication auprès des libraires et des médias. Comme dans la chanson de Vincent Delerm, Le monologue shakespearien, qui d’ailleurs se passe au théâtre pendant le Festival d’Avignon, je suis partie avant la fin, avant de savoir le fin mot de l’histoire. J’ai posé un lapin à un épilogue prévisible où je bradais plusieurs années de travail contre aucune valeur ajoutée et de l’irrespect.
En colère, je me sens flouée mais soulagée d’avoir retrouvé les commandes de ma création. Faute de réponse à mes questions sur le contrat proposé, je suis restée libre : j’ai rendu son titre et son honneur à mon manuscrit. Le monde de l’édition est-il partout aussi décevant ou suis-je mal tombée ? Miss.Tic l’a écrit le port du cerveau est obligatoire. J’ajoute, celui du cœur aussi.
Je vous remercie pour votre soutien, votre enthousiasme, vos précommandes.
Ce n’est que partie remise, je vous tiendrai au courant pour la suite, lorsque j’aurai décidé sous quelle forme mon roman sera publié.
En attendant, j’ai l’honneur d’être invitée à en parler à la médiathèque B612 de Saint-Genis-Laval en compagnie d’autres auteurs locaux, le mardi 8 octobre prochain, à 18 h 30.
Emojis : je saute de joie, cœur, fleur, confetti et tutti quanti.
Soyez les bienvenus, avec vos amis si vous passez dans le coin.
Fantômes acceptés.
Plein de souvenirs dans ton texte aujourd’hui:la maison de ta grandmère aux volets verts au pied du pont, l’autre maison avec jardin,dont ta maman m’avait passé les clefs pour un séjour pour des examens à la fac d’Avignon.Le carrelage du Palais des Papes et celui de votre calabert….Il faudra attendre après le 3 octobre pour pouvoir posséder ton livre?je patienterai….Tu as bien fait de te rebeller,contre ce malotru d’éditeur!Je te reconnais là.
Big northwinds et à bientôt.
Dany
Merci pour ton soutien ma Dany, et tes souvenirs d’Avignon.
Peut-être as-tu dans ton jardin des anémones du Japon, descendantes de celle de la maison avec jardin.
Oui c’est bien triste de se le voir rappeler ainsi : le respect d’autrui n’est pas une valeur bien courante.
Je t’embrasse,
Estelle
Grrrr… quelle déception, mais quel courage de ta part aussi ! Ton livre mérite mieux, on patientera donc.
Bonne rentrée quand même et bonne rencontre le 8 !
Des bises
Céline
Merci Céline. Te raconterai.
(Je t’ai cherchée dans les rues d’Avignon ;o))
Bises
Estelle
Il t’a fallu du courage Estelle et suffisamment d’une colère salutaire pour « dégager « celui qui voulait faire ( si mal) de ton texte le sien . Bravo !
la Vierge qui prend la carte bleue me rappelle ma visite du mois d’août à la cathédrale ST Patrick de New-York : dans ce lieu magnifique , les bougies à pensée positive se délivrent par lot : 3$ lune et 5$ les 2 .. l’intention est-elle aussi « soldée « quand on choisit la 2e solution ?
En tous cas , je serai là sans faute le 8 octobre . Hâte de t’écouter . Bises . Hélène
Merci pour ton soutien Hélène ! Il est important de faire respecter son travail et ce n’est que partie remise.
J’aime bien ton anecdote des bougies de NY.
Hâte aussi d’être le 8 octobre !
Bises,
Estelle