Bonheur-du-jour

Vélo, chaos, travaux et jardins au Cap Ferrat

Je pédale, je pédale ou je cours, je ne sais plus, comment faut-il dire, sur un vélo elliptique ? Je force sur place. Moi la férue de la dépense physique dans la nature, me voilà adepte de ce sport en chambre. Pas de chocs, pas de courbatures (faute de gravité parait-il). Je me défoule entre un pied d’éléphant poussiéreux sur une commode poussiéreuse, un piano, devinez, couvert de poussière, un carton rempli d’on ne sait quoi que je peine à déplacer en le poussant du pied, et un étendage dissimulé sous des arcs en ciel de petit linge (sans trop de poussière). Pour accéder au vélo et le tirer vers un espace moins encombré, je pousse, je tire, je fais tomber et ramasse plusieurs fois la même chaussette. Le bleu en haut de la cuisse droite, c’est la commode.

Au rythme de documentaires sur Arte, je pédale en noir et blanc sur le pont d’un paquebot transatlantique, et grimpe en couleurs aux côtés d’un climatologue sur les flancs du mont Olympe. Je dévale les pentes volcaniques de Lanzarote avec un champion de VTT et me repose entre les rochers noirs sur la terrasse blanchie de chaux d’un artiste local. Les grands espaces brisent les murs de mon lieu de vie confiné. Ils ne sont pas les seuls : le maçon les a récemment découpés par l’extérieur. Sur trois côtés, notre chambre-cabane éphémère n’est séparée du jardin que par des plaques de placo percées et rafistolées. Comment tient la fenêtre ?

Dimanche matin, allongée dans le lit, j’ai demandé à mon mari :

-Tu sens le courant d’air, là ? Brr, c’est froid.

Là, au niveau des trous.

J’ai passé le doigt à travers le placo, Chandler repenti dans son carton, pour un salut minuscule aux monstres de la nuit, ceux dont la respiration fait grelotter notre porte et chuchoter le rideau en plastique de protection scotché devant l’accès au chantier. Les frissons de l’endormissement, la lueur du réverbère dévoilée par la suppression du volet, les bruits de buissons froissés, les gargouillements du radiateur non purgé évoquent les nuits sous la tente. Serre moi fort. Jouons à nous faire peur. Et aérons par le couloir. Il vaudrait peut-être mieux ne pas l’ouvrir la fenêtre.

Pédale, pédale, défoule-toi avec cette activité physique à la fois intense et douce, adaptée à ton dos de quinquagénaire. 

Toc toc, on frappe à la fenêtre. L’électricien me fait de grands saluts depuis notre future salle à manger, coquille ouverte de moellons nus.

– C’est bien hein !

Sa voix m’arrive voilée à travers carreau dérisoire et cloison de carton-pâte. Il dessine d’un bras flou, à cause de mes lunettes de presbyte, le découpage des murs effectué depuis son dernier passage. Il inspecte la laine de verre effilochée dans les espaces à vif, en hochant la tête d’un air entendu.

-Oui oui c’est bien.

Je réponds à son sourire. Explique des détails en articulant pour qu’il m’entende.

Est-ce que ça compte encore comme séance de sport si je m’interromps ? Pendant mes pauses de travail, en legging bleu marine et T-shirt rose, transpirante, une pince en plastique dans les cheveux, je sue sur un vélo elliptique dans un débarras où patiente un lit.

Toc, toc, on frappe à la porte de la chambre. C’est le plombier. Il vient tripoter le tuyau dans le haut du mur derrière moi, celui qui tape, tape, tape tout le temps si l’on ne le coince pas avec une chaussette (propre). Entrez, mais non vous ne me dérangez pas. Priorité au chantier.

Mes collègues de travail sont les artisans qui travaillent chez moi. On discute, on blague, on rit. Je leur apporte un thermos de café et interromps l’élan du carreleur juste avant que les quatre murs des toilettes ne soient couverts de faïence. Le nouvel accès à l’espace garage et le trou dans le sol de la cuisine m’apportent leurs coups de marteau, leurs rires et leurs discussions. Je les entends râler et s’énerver au téléphone. La fumée de leurs cigarettes me donne la nausée. Alors, il est bon mon gâteau à la mandarine ? Il est cramé oui. Le sourire généreux efface la raideur du commentaire.

Le maçon du gros œuvre, celui qui a scié tant de nos murs selon les pointillés, m’a dit l’autre jour :

– Ça avance, ce sera bientôt fini. Ce ne doit pas être évident de vivre dans le chantier. Hier j’ai dû rentrer dans votre chambre. Pas eu le choix. J’ai pas trop regardé mais quand même…

Il hoche la tête en pinçant les lèvres, les yeux écarquillés.

Mais quand même c’est le foutoir et plein de poussière.

Ma belle-sœur venue tout exprès d’Angleterre pour nous rendre visite m’a demandé avant-hier : tu parles des artisans dans ton blog ? Non, non. Pas encore. J’en parlerai quand les travaux seront finis. Je ne voudrais pas compromettre leur bon achèvement. Clin d’œil. Je repense à deux livres sur le sujet qui m’ont donné beaucoup de plaisir, même en l’absence de projet de rénovation : Vous plaisantez monsieur Tanner de Jean-Paul Dubois et La maison du retour de Jean-Paul Kauffmann.

À la réunion de chantier un vendredi matin, j’ose poser la question pour régler un sujet épineux :

-Il faudrait qu’on déplace le piano. Est-ce que vous pourriez nous filer un coup de main ?

(Enfin, aider mon mari).

-Un piano, euh…

Les regards fuient, les bouches se serrent. Pas de non, mais pas de oui. Un « on se débrouillera » du plaquiste me soulage un peu. Nous avons renoncé à le déménager à l’étage. Les menuisiers nous ont aidé ce matin, merci à eux. Il trône désormais sous un plaid, dans notre future chambre, où les fenêtres tiennent bon.

Sympathique, vivant, agaçant, exaltant et frustrant ce chantier. Dès que possible, je le fuis.

Fuyons ensemble.

Samedi soir, calée contre un poteau du bus entre le cinéma de notre quartier (pour Daaaaaalí ! très bien) et un restaurant (japonais, moyen), il me semblait ne jamais avoir quitté Lyon. Pendant notre expatriation beaucoup de choses ont changé. Les vélos et les trottinettes électriques ont proliféré, la nouvelle ligne de métro a été achevée, les Verts de la mairie se sont mis des armées de commerçants à dos. Leur projet de pistes cyclables en étoile qui sillonnent la métropole de part en part sert de prétexte pour supprimer des places de parking dans les rues animées. Non pensée jusqu’au bout, une idée formidable dans l’absolu, risque de rabattre les automobilistes vers les supermarchés. Tout le monde ne peut pas circuler à bicyclette, même ceux qui pédalent en chambre.

Après quatre ans en Allemagne passés tous en selle, nos vélos prennent la poussière (eux aussi) à l’arrière du cagibi : la circulation est dangereuse. Seule une des filles utilise le sien pour aller à l’école de musique à un kilomètre de la maison. Une piste cyclable séparée serait plus sûre. Pourtant, fervente adepte de la marche et des transports publics, je redoute la suppression des places de parkings en cœur de bourg. Pourquoi ? Parce que lorsque nous utilisons la voiture, c’est qu’elle est indispensable (charges lourdes, urgence). Si nous ne pouvons plus nous garer rapidement, devrons-nous renoncer au marché pour hélas nous rabattre sur le supermarché ? On gagne toujours à confronter ses idées à ce qui se passe ailleurs, surtout les « bonnes ». Dans ma bourgade ardéchoise, comme dans beaucoup de petites villes, le centre se meurt. Les gens font leurs emplettes en périphérie, dans des zones d’activité sans âme mais pourvues de grands parkings. C’est triste une enfilade de vitrines condamnées, triste comme le silence des rues piétonnes.

Tournons le dos aux chantiers. Après la neige, partons dans le bleu, le vert et l’orange.

L’autoroute de Sisteron nous a conduits des sommets des Hautes-Alpes à la côte d’Azur, via la superbe plaine de la Durance, les pénitents des Mées et le pays de Giono. J’imagine, à la fenêtre d’une maison de ce village là-haut sur la colline, un regard contempler sa vallée défigurée par le coup de bistouri du goudron. Dans un de ses livres, Jean Giono parlait d’un bout de campagne visible depuis Manosque que des élus et l’argent avaient décidé de rendre constructible, oubliant que le charme de la ville tenait aussi à ce carré vert.

Quelques jours de télétravail branchés sur un Wifi correct, a tenu notre chaos à distance après les vacances. À Nice, le carnaval bat son plein comme à Mainz quelques semaines plus tôt, dans une débauche de branches de mimosa, anémones et roses bientôt fanées. Les corsos s’étalent sur deux semaines et leur périmètre géographique est limité et payant. En balade avec les filles, nous avons assisté à l’arrivée des chars enfantins sur le port, encore non équipés de figurants muets qui saluent. Kitsch comme il se doit, voire pour l’un franchement laid. À notre retour en fin d’après-midi, nous apercevons au bout d’une rue, les chars pour adultes en route pour les gradins, sous le visage grimaçant de Brice de Nice natürlich.

Un jour de grand soleil, nous nous sommes immergés dans la mer – pas longtemps – et un jour de pluie nous avons visité la villa Ephrussi de Rothschild à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Le musée Matisse est fermé pour travaux (décidément), les œuvres envolées pour le Japon.

-Allez les filles, on y va.

-Où ?

-Voir une belle maison avec un beau jardin, c’est tout près.

-Un musée ? Oh non. Je reste.

-Non, non. Vous venez. Y’a un café avec des gâteaux.

Voilà vingt-cinq ans, la mention « villa Ephrussi de Rothschild » griffonnée au stylo bille vert ou peut-être rouge, celui qui trainait alors sans bouchon à côté du téléphone, sur une page vierge d’un carnets d’adresses ou une marge d’annuaire, avait éveillé ma curiosité. Sans doute les i étaient-ils coiffés de ronds ouverts. Sans doute quelqu’un qui connaissait la passion de ma mère pour les jardins, au détour d’une conversation téléphonique, lui avait-il conseillé d’aller visiter la villa, à l’occasion. Il n’y a pas eu d’occasion.

Le mystère soyeux de ce nom à rallonge me hantait. À chaque passage en voiture devant un panneau indicateur qui pointait vers elle, je me promettais : un jour j’irai. Pour toi maman. Et pour moi, car moi aussi j’adore les jardins.

Il pleut lorsque nous garons la voiture sous les palmiers, sur la crête du cap Ferrat. Il reste quelques rares places, dans un long parking qui surplombe des domaines luxurieux et la mer. Les tickets achetés, nous plongeons dans les jardins, sans parapluie. Un panneau en annonce huit (et non neuf comme sur le site web) : jardins espagnol, florentin, à la française, provençal, lapidaire, japonais, exotique, roseraie. Les filles font la gueule comme toutes adolescentes trainées dans un musée par leurs parents chéris. Cassons la tension familiale, visitons chacun à son rythme. Nous nous égaillons.

Certes, la roseraie gagnerait à être parcourue en pleine gloire, dans un ou deux mois. Cependant, sous ce climat doux, les buddléias embaument en février, et visiter des jardins reste un régal même au cœur de l’hiver. Le jardin espagnol s’anime des ronds de pluie dans l’eau des bassins. Des figuiers tropicaux immenses, dont les racines aériennes étoffent le tronc, obligent à lever la tête, la pluie coule dans les yeux. Mon anorak de ski se trempe, j’évite les flaques, mes pieds restent secs. Troncs, tiges, feuilles immenses ou étroites, les plantes sculpturales me fascinent. Un jardin est un musée formidable où il est permis de toucher les œuvres. Palper, respirer, caresser, respirer encore. Les chèvrefeuilles d’hiver de la treille envoûtent. J’aperçois une de mes filles assise, le visage fermé, sur un escalier de pierres. Personne ou presque dans les allées, les visiteurs ont fui l’humidité.

Un panneau présente le rosier de Lady Banks, seul rosier sans épines, aux petites roses-pompons d’un jaune de beurre. Je le connais très bien. Les deux plantés par ma mère lancent toujours leurs lianes immenses à l’assaut des cyprès. Elle appelait cet arbuste gigantesque « le petit rosier jaune », en référence aux grappes de fleurs doubles minuscules. Jamais malade, fidèle, il se laisse bouturer. De passage en Ardèche depuis Mainz, chez une amie allemande installée là-bas depuis des dizaines d’années, une arche du même rosier nous avait accueillis. En déplaçant une délicate grappe de roses jaunes pour couper le gâteau au chocolat, l’amie avait précisé : c’est ta mère qui me l’a donné.

Quelque part, chez moi, entre les monticules de terre déplacée, deux boutures effectuées l’automne dernier doivent pousser.

Puisqu’il semblerait que nous ayons aujourd’hui une rubrique conseils jardin, permettez-moi de vous présenter une autre plante formidable, facile à bouturer, résidente des jardins des amis de ma mère : les sauges à petite feuilles. Dans les jardinières municipales d’une rue près de Nice, j’avais repéré des plants de coloris difficiles à trouver dans le commerce (violet profond, rose pâle, blanc moelleux). Dans la nuit, en vérifiant par-dessus mon épaule que personne ne regardait et en sursautant au moindre bruit, j’en ai prélevé un brin à chacune. Ils se remettent de leur trajet en sac plastique humide dans un pot de terreau spécial semis sur notre table à manger

La visite de la villa se fait sans audioguides : notre contrat familial du jour prévoit un musée, oui mais au pas de course.

Je survole des panneaux explicatifs. La baronne Béatrice Ephrussi de Rothschild achète le terrain du cap Ferrat en 1905, après son divorce avec son flambeur de mari Maurice Ephrussi. La création des jardins sur ce promontoire rocailleux battu par les vents demande des ajouts de terre et sept ans. Dans la villa conçue ensuite, elle abritera ses collections d’objets d’art éclectiques, où les porcelaines voisinent avec des bas-reliefs religieux du Moyen-âge. Un dépliant lu en amont de la visite recommandait de ne pas rater le bonheur-du-jour (secrétaire), une pièce maîtresse de l’exposition. Je l’aperçois devant une fenêtre du premier étage, aussi charmant que son nom. Il ne lui manque qu’une escorte de fauteuils crapauds pour retrouver Colette.

Afin de la retenir quelques secondes dans une chambre, je pointe deux canapés miniatures à ma benjamine : regarde, pour les enfants. Une visiteuse me reprend, en indiquant son audioguide (fayote) : non, c’était pour ses chiens. En redescendant, nous dérangeons comme à la montée, le même groupe de jeunes touristes asiatiques en pleine séance photos devant la baie vitrée ouverte sur le port de Beaulieu et la villa Kérylos.

(Le chocolat liégeois est derrière)

Béatrice occupera par intermittence son superbe domaine pendant une dizaine d’années, et en 1933, un an avant sa mort, elle lèguera villa et collections à l’Académie des Beaux-arts avec la consigne d’en faire un musée.

-Alors les filles ça vous a plu finalement ?

-Oui surtout, la danse des jets d’eaux en musique dans le jardin à la française.

-Et surtout, surtout, le chocolat liégeois au café.

Moi je suis tombée amoureuse du logo, ce e majuscule élégant écrit comme me l’avait appris pour mon prénom ma maîtresse de CE1, les doigts empoudrés de craie.

J’écris dans un parfum intense, écœurant presque. La marmelade d’oranges cueillies sur la côte (dans un verger, avec autorisation) bouillonne sur une plaque électrique de camping posée sur la cuisinière. Le gaz est coupé. Notre fenêtre a frémi ce matin. Le prochain mur à découper est derrière la cuisine actuelle. Il faudra bientôt vider les placards.

Finissons les chocolats de Noël, c’est bientôt Pâques.

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