Cocon passe-frontière

Bonjour de bon matin,

Vous m’excuserez si je vous quitte précipitamment, je suis barbouillée. Hier soir je suis allée au restaurant avec d’autres parents pour la première Stammtisch en présentiel depuis quoi… deux ans ? Par curiosité j’ai choisi le plat qui semblait faire l’unanimité : des Serviettenknödel, ‘’quenelles’’ à la serviette. Le nom seul était intrigant.

Une maman m’a expliqué que c’était un plat du sud de l’Allemagne. Elle en cuisine souvent en automne à partir de Brötchen desséchés trempés dans du lait, assaisonnés puis essorés dans une serviette. Les petits boudins sont ensuite cuits à la poêle et servis avec une sauce aux champignons. Ah d’accord un pain perdu sans œuf et salé. Pourquoi pas ?

En fait de ‘’quenelle’’, c’était des tranches rondes. La première bouchée était très bonne, puis chacune des suivantes m’a permis de réaliser ce que la sauce grasse dissimulait : elles étaient frites… Avaler les dernières bouchées me coutait. Un coup d’œil dans les assiettes des autres convives m’a montré qu’ils avaient l’air de s’en tirer avec le sourire alors j’ai fait comme eux, et j’ai tout avalé ignorant les coups de coude dans les côtes que mon estomac me donnait : c’est pas malin. (Voilà un autre aspect dramatique de l’hypersensibilité : faire passer les avis, besoins ou désirs des autres avant son propre ressenti. C’est idiot, surtout depuis que je suis consciente de ce travers. Moi depuis j’ai mal au ventre et les autres s’en foutaient bien de mon assiette).

Revenons à la soirée puisque je suis toujours derrière mon clavier.

Université Gutenberg

La Stammtisch, vous vous souvenez ? Nous en avions parlé. C’est une pratique très courante : la rencontre dans un restau ou un café d’un groupe de personnes ayant un intérêt commun pour échanger sur ledit sujet. Dans notre cas : la vie de la classe de nos ados. C’est très sympa, ça permet de lier des connaissances dans un cadre informel et en petit groupe (peu de parents se mobilisent).

Hier donc le lieu d’accueil était un café dans l’enceinte de l’université Gutenberg sur les relatives hauteurs de Mainz. À peine descendue du tram, étudiante à nouveau, j’ai eu envie de chercher le panneau d’affichage sur lequel sera indiquée la salle de mon prochain cours. Cure de jouvence. J’ai suivi un groupe de musiciens équipés de violoncelles sans doute en chemin pour une répétition d’orchestre. La terrasse du café était bondée mais la maman déléguée avait réservé (natürlich) et on nous a parqué en plein milieu, dans un rayon de soleil. Tant mieux car il commençait à faire frisquet.

La discussion, particulièrement intéressante, portait sur les échanges linguistiques avec la France. C’est la saison. Chaque famille, à part la nôtre semble-t-il, a un enfant en Alsace ou à Dijon ou qui en revient, ou va y partir, ou encore accueille un jeune correspondant.

Une maman a dit :

-Oui la correspondante de ma fille est très polie, comme tous les petits Français. Ils sont très bien élevés.

Les autres parents ont renchéri. Oui très bien élevés.

Ah bon ? Tant mieux. J’ai souri avec la modestie nécessaire pour accueillir ce compliment collectif.

Elle a enchainé :

-Mais ça cache quelque chose. La gentillesse est superficielle. Quand je lui propose quelque chose elle me répond toujours oui mais je sens que ce n’est pas sincère. C’est juste pour ne pas déranger.

Ah nous y voilà.

Le malentendu culturel.

Oui les petits Français vont se gêner pour ne pas déranger. Les petits Allemands sont élevés dans l’affirmation de ce qu’ils pensent. Ils parlent cash (et sont écoutés par les adultes). Parfois, vu depuis notre culture, c’est limite respectueux, voire impoli.

La confrontation à cette différence d’approche est une bonne leçon de vie pour s’affirmer.

Ma fille un soir de décembre était en ville avec des copines au marché de Noël. Pour le retour, une maman a proposé la place qui lui restait dans sa voiture, les autres devant prendre le bus. Ma fille transie, a hésité :

-Si personne d’autre ne la veut…

Une autre a dit :

-Moi j’y vais dans la voiture.

Devinez qui a eu la place ? Tant pis pour mon ado. La prochaine fois, elle dira ce dont elle a besoin (et ne fera pas comme sa mère à persévérer dans un truc qui, elle le sait, va la rendre malade).

Avant les événements coronesques, en préparation d’un échange scolaire en 7. Klasse (cinquième), à la réunion avec les parents, une prof de français avait expliqué qu’en Allemagne les petits Français crèvent de faim. Ils ont l’habitude qu’on les resserve d’office ou au moins qu’on insiste parce que l’hôte se doute qu’il s’agit d’un refus de politesse (notez que je n’ai pas écrit de bien manger ;o)). Ça donne une danse du genre :

-Tu en veux encore ?

-Non, non.

-Allez si, juste un peu pour finir. Il me semble que tu as aimé.

-Bon d’accord.

Miam.

En Allemagne l’échange s’arrête à non, non.

Net.

Souvent dans une conversation, je me retrouve interrompue dans l’élan, comme si l’autre m’avait raccroché au nez.

Donc pour l’hôte teuton, le gamin français est un hypocrite qui de son côté se demande pourquoi en Allemagne les échanges sont si raides (et n’ose pas dire qu’il a la dalle).

Autre rappel intéressant lors de cette rencontre informelle : l’Allemagne en tant que pays est une construction récente. C’est une agglomération presque artificielle de régions aux personnalités marquées. Les parents présents, originaires de différents Länder, ont blagué entre eux sur leurs prononciations et leurs habitudes. Les familles du nord ne connaissaient pas non plus les Serviettenknödel.

Pour conclure sur cette soirée, non je ne recommande pas ce restau, qui m’avait déjà déçu l’an dernier. Aucune des deux fois je n’ai été en charge du choix de lieu. Si je dois y retourner pour une Stammtisch, je me contenterai de mon Apfelschorle pendant que les autres dégusteront bières, verres de vin et quenelles à la serviette.

Sturzelbronn

Autre matin, quelques jours plus tard et cent cinquante kilomètres au sud.

L’évasion au vert pour le long week-end de l’Ascension nous a encore pris au dépourvu… Comment ça tout est complet ? Ça nous apprendra à tergiverser sur le bienfondé d’un départ intercalé entre différentes contraintes scolaires. C’est toujours une bonne idée de foutre le camp ! Dans mon fidèle Guide du routard sur la Lorraine, j’ai déniché un camping où il restait deux hébergements insolites un minipod (mais qu’est-ce donc ?) et une cabane de trappeur, sans électricité ni eau. Parfait pour nous. Le camping, sans la galère de monter la tente pour deux nuits et avec des chambres sé-pa-rées (de cent mètres). Le guide promettait beaucoup d’espace sous les arbres avec un petit air de Canada. Ne bougez pas on arrive !

Après deux heures de route depuis Mainz à travers les collines du Palatinat par un itinéraire encore jamais emprunté, nous traversons la frontière. C’est insolite et désuet ce panneau dans un virage sur une petite route de campagne, entre pré et forêt, qui indique le changement de pays. À peine quelques kilomètres plus loin, nous traversons un charmant petit village, en grès rose, en fond de cette vallée des Vosges du nord. Sturzelbronn est le lieu de fondation au XIIème siècle de la première abbaye cistercienne. La Révolution française et les guerres n’en ont laissé que le portail, le pilori et une poignée de maisons (l’hôtellerie, le logement du portier). Après quelques virages entre pentes boisées et terres humides dentellées de joncs, nous arrivons au camping, où plusieurs voitures attendent leur tour pour l’enregistrement. Et là surprise : toutes ont des plaques allemandes, toutes différentes.

Nous pensions nous échapper en France, eh bien non. Nous restons dans un territoire germain où les locaux parlent aussi le français (enfin, il semblerait, parfois les intonations sont tellement différentes qu’il faut se concentrer pour remarquer que oui le vocabulaire est bien le nôtre). La traversée du terrain nous le confirmera, à part quelques visiteurs immatriculés 67, la grande majorité des vacanciers sont allemands. Les petites annonces ne sont même pas affichées en français. D’ailleurs notre contrat de location nous a été envoyé en allemand. Les pains au chocolat vendus à l’épicerie sont des croissants au chocolat à la mode allemande (et moins bons que ceux de Mainz). Dans les restaurants, les Français parlent alsacien.

citadelle de Bitche

Les bungalows sont entourés d’une petite barrière nette, avec petit jardin aux graviers aggravés de nains bariolés de toutes les tailles et dans toutes les positions (oui même celle-là), avec ou sans Blanche-Neige. (Chaque fois je me dis que je devrais prendre une photo et chaque fois j’oublie parce que ben, c’est vraiment moche et aussi écœurant que la sixième bouchée de Serviettenknödel.) À notre arrivée, un voisin temporaire entretenait son mètre carré avec une tondeuse électrique.

Après ce que nous connaissons des campings allemands (des parkings à camping-cars, avec entre chaque véhicule à peine l’espace pour installer une table et quatre chaises), il n’est pas surprenant que les touristes en mal d’herbe sous leurs roues chéries franchissent la frontière, même de quelques kilomètres.

Il y a des avantages à cela : les toilettes sont impeccables.

Le long du sentier passe-frontière, dans une forêt magnifique, de pins, épicéas, chênes, hêtres, bouleaux j’ai pu toucher quelques châtaigniers (oui j’ai besoin de passer les doigts sur l’écorce quand personne ne regarde, mais chut). Les digitales commençaient à fleurir. Les étangs d’un vert-noir prêtaient leur miroir aux paysages superbes. Une biche s’est enfuie d’un bosquet où Gaïa l’avait dénichée. La nuit tombée, la chouette a ululé pour nous, et lors de la folle équipée du pipi nocturne, l’extraction du double cocon, duvet puis du minipod (vraiment mini), dans l’air coupant a été récompensé par un ciel étoilé magnifique.

Du haut de la citadelle

Malgré cette cure de vert dans un océan de forêt, l’impression globale du séjour est douce-amère. Dans ce no man’s land, français sur la carte mais allemand dans ses habitudes et sa fréquentation, le mal du pays c’est réveillé. Je ne l’ai pas (plus) à Mainz (sauf après la visite ou le coup de fil d’un être cher). Mais le nord de la Lorraine, avec sa ligne Maginot, ses noms de village à rallonge et bourrés de consonnes, ce n’est pas ma France à moi.

La mienne culmine à… Dijon peut-être. Quand j’étais gamine, ma frontière nord était Valence… Mes études puis de nombreuses années à Lyon me l’ont confirmé : le soleil renonce souvent à franchir la latitude 45 (entre Valence et Lyon). D’ailleurs, nous l’avons remarqué à chacun de nos trajets entre Mainz et Lyon, au passage en Lorraine (sans sabots) les floraisons régressent de trois semaines, avant de retrouver, en descendant vers la vallée du Rhin, un stade de maturité équivalent.

Donc week-end vert de gris, les amis.

C’est une question d’attentes. Si je ne m’étais pas dit que nous partions en France, la mélancolie ne m’aurait pas emb(a)rassée.

Pour vous quitter sur une note jolie, j’ai le plaisir de vous annoncer que depuis hier et pour un an je suis à nouveau étudiante. J’ai entamé une formation en ligne pour devenir traductrice de l’anglais vers le français. Et j’en suis ravie. Je vais pouvoir jouer avec les mots et les langues encore plus qu’aujourd’hui, et mes apprentissages enrichiront ma pratique de l’écriture. J’ai étrenné mon nouveau joujou, un logiciel de correction de texte +++ (Antidote) avec le début de cet article. L’analyse a détecté comme champ lexical principal celui de la quenelle.

(Restez aux cocons lyonnais).

Ma fille a cousu ce bandana deux ans avant de nous convaincre d’adopter un chien.

Un petit air de Rantanplan non ?

8 thoughts on “Cocon passe-frontière

  1. J’espère que tes contrariétés stomacales sont passées.Bonnes études.A bientôt de te lire.Big northwinds.Dany

  2. J’aime bien lire vos histoires sur mon pays… 😉😊😅 C’est vrai, en tant que hôte (une allemande en France) il m’a fallu apprendre, d’etre moins efficace à table et d’insister plusieurs fois. Moi, je leur ai enlevé le plat, dès que j’avais l’impression qu’ils ont fini. Vous voulez encore ? Non ? OK, basta. Next. Faut dire que c’est interminable à table pour une petite allemande, qui doit en plus faire la cuisine pour des français. J’étais soulagée quand le repas était enfin fini, et j’ai pu destresser 😅
    Par contre, la cuisine allemande, je me suis vraiment deshabitué. C’est lourd, pas bon, et indigeste, mais je n’ose pas leur dire. Je mange et après j’ai mal au cœur… Je compatie donc pour l’expérience Serviettenknödel. Südliche Grüße nach Mainz! J’ai fait mes études dans cette ville.

    1. Oh j’adore ton témoignage, merci Christiane !
      “Etre moins efficace à table” oui c’est de cela qu’il s’agit. :o)
      C’est rigolo ça, tu as fait tes études à Mainz ! Ce serait sympa d’en discuter un jour.
      Bises Estelle

  3. Les malentendus culturels… Je me souviens d’une discussion avec mon mari, il propose une sortie, je dis non, il sort de la pièce vexé… Je le suis pour lui expliquer que mon “non” était la première partie de la discussion, pas une fin de non-recevoir.

    1. Hi, hi ! Pas toujours évident au quotidien, même quand on anticipe les différences d’approche. Merci pour ton retour Catherine. Bises

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