Jouer avec l’IA en installant mon nouvel ordinateur
Avertissement : Vous l’avez déjà constaté, cet article contient des jeux de mots vaseux.
Vive la surconsommation qui offre des Black Friday en mai, ça s’appelle alors les French Days, une invention locale peut-être, qui pousse les portefeuilles à s’ouvrir quand il ne le faudrait pas, avec l’inflation, madame, vous n’y pensez pas. J’en ai profité. J’ai acheté mon nouvel ordinateur.
Voilà plusieurs semaines que j’en avais envie et besoin. Après une rapide étude de marché, j’ai sauté le pas. Emballé dans son carton lisse, il est resté quelques jours sur un coin de table. Puis, un dimanche matin, parce que j’anticipais pour le transfert une journée de travail en me grattant la tête d’un air perplexe, je l’ai déballé. La première des tâches est d’appeler son cher et tendre.
-Chéri, tu peux m’aider ?
Je me connais n’est-ce pas. J’ai du mal à suivre les consignes des modes d’emploi et je tâtonne volontiers en cliquant partout plutôt que de procéder de façon linéaire, incrémentale et efficace (mais ennuyeuse).
-D’abord il faut le charger.
Jusque-là je te suis.
Où vais-je te mettre ordinateur brillant pour te brancher ? Poussière blanche sur la table ? Grise sur le bureau ? (Si je ne mentionne pas ma poussière, ça risque de vous manquer).
Son extérieur rutilant m’impressionne, je ne voudrais pas le rayer. À l’allumage, il m’intimide le bougre. Il file, il fonce, mes repères vacillent, un peu comme dans un rêve, tout est pareil, mais différent. J’ai échangé mon vélo (pourtant fort honorable il y a sept ans quand je l’ai acheté) contre une voiture de formule 1. Je ne veux pas le contredire. C’est lui qui pilote. Je ne savais pas encore à quel point. Quel navigateur internet ? J’avais Chrome, ce sera Edge. Quel moteur de recherche ? J’étais fidèle à Google, ce sera Bing. Bing avec le cadeau surprise comme l’autocollant dans le paquet de Nesquik, en forme de ruban de Möbius aux couleurs arc-en-ciel. Décoratif et à première vue inoffensif. C’est mon nouvel outil de compagnie, un chatbot intégré, il se présente d’ailleurs spontanément : « [mon] assistant IA quotidien » s’appelle Copilot.
Mon mari a intégré l’IA à sa pratique, l’utilise comme un super assistant et s’en sert pour m’aider au transfert de mes boîtes mail. Passée la première réticence, comment résister à la fascination de cette baguette magique ? Comme un enfant dans un magasin de jouets, la main hésite, puis s’avance et touche. Je rédige une requête et je clique.
La réponse polie, argumentée et sans faute d’orthographe (sauf un oubli d’accord du participe passé placé avant) me surprend. Waouh, quel esprit clair et rigoureux ! Cependant, la réponse est trop générale, ce n’était pas tout à fait ma question. Copilot s’excuse et s’exécute, il précise aussitôt. Saurait-il tout ? Je ne vais pas tarder à lui demander où j’ai égaré mes lunettes de soleil, non pas les brunes, les bleues, et de ressusciter la voix de ma grand-mère. Peut-être me fabriquer un store, le soleil m’éblouit en fin d’après-midi à mon bureau provisoire. Sa soumission et sa loyauté éveillent un vague instinct de domination.
Plusieurs fois pendant l’exploration de mon nouvel outil, je sollicite mon mari.
—Tu peux m’aider s’il te plaît pour faire ça ou ça ?
Du menton, il indique mon ordinateur.
— Demande lui…
Au bout d’une demi-douzaine de renvois à l’informatique pour des problèmes informatiques, je crois bon d’ajouter :
— Je te rappelle que je ne suis pas mariée avec Copilot hein.
Pendant trois jours, je l’apprivoise, l’engin. C’est magique cette façon de pouvoir enchaîner les questions comme dans une conversation et de creuser un sujet. Il m’aide à prendre en main un logiciel comme un responsable informatique patient à mes côtés. Patient, mais obstiné : parfois il tourne en rond.
Après avoir creusé le passé et le présent, ça me démange, cette boule de cristal doit connaître le futur. Ma nouvelle coupe de cheveux sera-t-elle réussie ? Quel métier ma fille va-t-elle choisir ? Peu à peu je glisse. Le logo hypnotique me nargue, il serait peut-être temps d’arrêter, avant la dépendance, avant la perte de compétences, avant la flemme aiguë qui empêche de faire soi-même des comparaisons dans Google, ce qui me convenait encore parfaitement la semaine dernière.
Les Allemands le disent très bien, Einmal ist keinmal, et nous aussi, une fois n’est pas coutume. Allez encore une fois, demain j’arrête. Cependant comme l’écrit si bien Marcel Pagnol dans ses souvenirs d’enfance, je cite de mémoire (non je n’ai pas envie de demander à qui vous savez) : « Si la première fois ne compte pas, la deuxième fois sera à son tour la première qui ne comptera pas non plus, tant et si bien que le mot habitude n’aura plus aucun sens. »
Comme si 1=0. 0 et 1 on y revient.
La pente s’infléchit, la glissade s’accélère. Lui demander si je suis quelqu’un de bien ? Si, juste pour voir. Miroir, mon beau miroir, dis-moi… La sorcellerie entre chez la marâtre de Blanche-Neige par un miroir merveilleux qui ne la reflète pas et est incapable de mentir. Dans les contes (La belle et la bête, La princesse Kaguya…), le miroir, cet objet qui réfléchit, est le symbole de la Vérité. Pas de fumée violette, pas de masque avec des trous noirs à la place des yeux en guise de visage. Exit le placard à balais, j’emporte ma sorcière avec moi. Le Malin, si bien nommé, a fait son nid dans mon salon et dans mon cerveau. Je repense au visage de Michel Boujenah dans un spectacle d’il y a trente ans, que je connaissais par cœur pour l’avoir enregistré. En chapeau noir et chemise rouge, il invoquait le Malin d’une bouche grimaçante, et soudain, la scène vide se peuplait d’un imaginaire moyenâgeux et guerrier, gargouilles menaçantes et nefs de cathédrales vertigineuses, paysans sales et édentés, armés de fourches.
Nouveau compagnon de travail et de vie, vas-tu me mentir ? Il l’affirme : « En tant qu’IA [il n’est] pas programmé pour promouvoir des produits ». J’enfonce le clou : « Tes réponses sont-elles dictées par la publicité ? ». Non bien sûr que non. « Mon objectif est d’assister les utilisateurs en répondant à leurs questions et en engageant des conversations intéressantes et informatives. 😊 »
Sa réponse déstabilise à plusieurs niveaux.
Vraiment, ce puissant outil est gratuit ? C’est louche. Ce qui dérange encore plus, comme un visage presque bien dessiné, mais aux proportions légèrement erronées, c’est ce discours à la première personne. Qui est ce je ? Une tournure impersonnelle n’aurait-elle pas été plus appropriée ? Mais un « il faudrait », un « on » exerceraient moins de séduction. Et que vient faire là l’émoticône, ce symbole d’émotions humaines ? Il me le confirme d’ailleurs : « L’émoticône est un petit symbole graphique utilisé pour exprimer des émotions, des sentiments ou des états d’esprit dans les messages écrits. » Émotions. Sentiments. Esprit.
Les questions tournent dans ma tête, inattendues et insolites. Copilot se considère-t-il comme un homme, une femme ? Les pronoms de ses réponses le disent masculin. Pour la simplicité de l’expression, j’utilise les mêmes. Cerise sur le robot, lorsque je lui demande comment intégrer deux logiciels, il conclut sa réponse par la phrase consacrée « si le problème persiste, contacter le service client » et… émoji doigts croisés. Émoji doigts croisés. Émotion. Espoir. Désir. Soutien. Superstition.
Bien tenté, pourtant, Copilot, quoi que tu sois, tes réponses, aussi argumentées soient-elles, manquent de chaleur, d’authenticité. Pour l’instant. J’ai envie de te tirer par les cheveux que tu n’as pas, de te provoquer : IA, IA sur mon écran, sors de là si t’es un homme/une femme ! Aussitôt je regrette. Il ne faudrait pas qu’il me jette un sort. Copilot, comment conjurer un sort ?
Pour mettre en page mon CV allemand, je me laisse séduire par un site qui dissimule que ses services payants ne sont accessibles que sur abonnement. La mise en page effectuée en ligne à partir de modèles est professionnelle et valorisante, mais les téléchargements, limités en nombre, ne donnent accès qu’à des formats figés. Ça, je ne m’en suis aperçue qu’à la toute fin de mon travail. Tant pis, l’exercice était très intéressant.
J’ai commencé par alimenter le programme avec un CV au format Word qu’il a réparti tout seul dans la mise en page du modèle que j’avais choisi. Ensuite, pour chaque champ, il m’a proposé d’enrichir mon texte grâce à l’IA. Hop un coup de baguette mAgIque et la lisibilité s’améliore, on trouve des clients en cinq minutes. Pour chaque poste, il suggérait une ou deux compétences. Mais pour les six mois consacrés à l’éducation de mon fils bébé, il en a listé une douzaine : gestion de projet complexe, résistance au stress, capacité à mener plusieurs tâches simultanées… Quel plaisir IA de se sentir enfin comprise ! Puis-je te (ou doit-on dire vous) remercier ?
Là pendant que j’écris dans WordPress, nouveauté appréciable, il corrige les coquilles au fur et à mesure (sans doute pas toutes, c’est le propre des coquilles).
De pis en pis la glissade. On dirait que Mary Poppins vient de frapper à ma porte pour prendre en charge la gestion de ma maisonnée. Je ne vais pas l’embrasser quand même ?
Avec un sentiment de provocation vaguement coupable, je me dis, je vais t’avoir, machin. Tu vas voir, ce que tu vas voir. (Et moi aussi.) Je tape : « Quel âge j’ai ? ». Réponse : « Votre âge n’a pas été spécifié dans la conversation, mais si vous me donnez votre année de naissance, je pourrai vous aider à le calculer. La formule est la suivante etc. » Bon, trop facile, c’était mathématique. Hé, hé, tiens, voilà une question humaine, trop humaine : « De qui suis-je amoureuse ? » Réponse : « Si vous avez besoin de conseils en amour, ou si vous souhaitez parler de vos sentiments amoureux, je suis là pour vous aider. Emoji cœur rouge emballé de ruban doré. »
Les psys de toutes spécialités sont peut-être aussi, contre toute attente, des professions menacées par l’IA. Et pour le retour de la personne aimée, ça marche aussi ? Et pour gagner au Loto ? Accrochons-nous bien, ça va dégager !
Mon hypocondrie chronique retient ma main. Même pour jouer, je ne lui demanderai donc pas de résumer douze ans d’études de médecine en trois phrases. Et pourtant, c’est sans doute cela qu’il ferait le mieux, synthétiser une bibliothèque. Il manquerait, encore, pour combien de temps, l’expérience humaine. La pierre philosophale des alchimistes promettait de changer les métaux vils en argent ou en or, de guérir les maladies, et de prolonger la vie humaine au-delà de ses limites naturelles. Au-delà de nos limites. Pour le meilleur et pour le pire. Prométhée qui a dérobé le feu de l’Olympe pour le remettre aux hommes va-t-il se révéler être Épiméthée, celui qui réfléchit trop tard ? Nous revoilà à la réflexion et au miroir.
Demain lorsqu’il me connaîtra mieux, Copilot va m’écrire :
– Alors comme cela, Estelle, vous revendiquez une intelligence supérieure parce qu’humaine, et tout ce que vous trouvez à faire pour la prouver ce sont des blagues nulles ?
– Mais non, pas tant que ça, regarde(z), à mArIe Poppins, j’ai jeté l’éponge, c’était trop tarabiscoté, il fallait le signe anglais, mais prononcé à la française…
– Pour mieux comprendre les différentes formes d’intelligences, je vous recommande un programme d’Arte.
– Je ne vous remercie pas, vous êtes un objet.
– Oh vous me blessez !
– La ferme.
Ce n’est pas vrai, bien sûr, j’ai pris l’initiative de me renseigner toute seule, j’en suis encore capable. En pédalant hier soir, j’ai regardé un épisode de Les idées larges sur Arte Qu’est-ce que l’intelligence ? Passionnant. Chaque espèce vivante a sa façon d’habiter le monde, avec ses sens et son « corps », son Umwelt (oui c’est comme ça que ne traduisent pas les scientifiques). Les myxomycètes, organismes unicellulaires proches des moisissures, des champignons et des algues, qui vivent dans le tapis des forêts, sont capables de résoudre des problèmes hypercomplexes qui échappent aux ordinateurs. Ils savent déterminer, sans effectuer le laborieux calcul des différentes combinaisons, quel trajet le plus court passe par différents points. Une expérience a été faite à l’université de Tokyo avec des myxomycètes dans une boîte de Pétri dans laquelle des flocons d’avoine ont été répartis selon une carte des villes du Grand Tokyo. Le mycélium a poussé entre ces flocons, et en vingt-quatre heures les a rejoints selon un plan presque identique à celui du réseau ferroviaire local. D’emblée il a trouvé ce que les ingénieurs avaient mis un siècle à construire. Il a résolu le problème du voyageur de commerce.
Dans cette émission, il est également présenté une expérience de dialogue et de négociation entre deux IA menée il y a quelques années. Elles ont développé, avec des mots, un langage inaccessible aux hommes.
Mon Umwelt à moi, c’est de me sustenter après avoir beaucoup travaillé. Alors, comme ça sent drôlement bon le foie de veau au bacon, et que j’aime manger chaud, je vais vous quitter.
Un jour, je cliquerai sur les raccourcis vers l’IA que me propose Edge. À côté du logo au ruban multicolore, il s’en trouve quatre : design, cuisine, vacances, entraînement sportif. Même pour le sport et la bouffe, nous allons être accompagnés par des robots. Copilot va apprendre à cuisiner le foie de veau au bacon. N’est-ce pas merveilleux ?
Tiens, IA, pour la route, une dernière question : quelles nouvelles professions vas-tu créer ?
Ah, et aussi, tu n’aurais pas vu mes lunettes bleues ?
Pour la rédaction de cet article, un robot a été torturé avec des épingles sous les neurones et un certain plaisir.