L’étiquette de la toux

Reprise des classes en pointillés pour l’une de nos filles, pas pour l’autre. On tâtonne derrière nos masques colorés.

C’est décidé, demain notre benjamine retournera à l’école. Les 4. Klasse (CM1, et dernière année d’école primaire) sont avec les dernières années de lycée les seuls écoliers à reprendre le chemin de la classe.

On s’est bien pris la tête, on a beaucoup réfléchi. On a d’abord refusé.

Pourquoi rouvrir les classes alors que le risque lié au virus n’a pas changé ? Que le télétravail est toujours obligatoire (pour encore plusieurs mois) pour mon mari ? Et surtout cela ferait-il prendre plus de risques aux membres de la famille ?

A table, lors d’une discussion, elle nous a fait remarquer, que sans école, elle n’allait pas parler allemand pendant encore trois mois.  La grande en est ravie (“Ouf, c’est moins fatigant !”), mais la plus jeune non. Et tous ses copains allaient reprendre. Ah, la pression sociale muette…

Pour débuter au collège en août, autant mettre toutes les chances de son côté. Car si on lui refusait le retour physique en classe en mai, quel changement nous permettrait-il de l’envoyer au collège mi-août ? Y’aura pas de vaccin d’ici là…. Un peu floues ces décisions, comme les informations qui les alimentent.

Certes c’est mieux à tous les niveaux pour les enfants d’aller à l’école (et salutaire pour l’équilibre nerveux des parents et les relations familiales). Néanmoins, nous peinons à comprendre la logique de la réouverture des 4ème classes. Elles n’ont pas d’examen. Les établissements primaires proposent déjà des garderies d’urgence aux parents qui en ont besoin. Et les éléments de risque qui ont amené à la fermeture des écoles sont toujours présents.

Les conditions de reprise sont draconiennes.

Les classes (d’une vingtaine d’enfants) sont divisées en deux. Chaque moitié aura cours deux matinées par semaine. Le reste se fera toujours à la maison. Les différents groupes présents simultanément à l’école commenceront et termineront la classe de façon décalée. Les salles comme les cours de récré seront éparpillées dans l’établissement (heureusement y’a de la place et oui, plusieurs cours de récré).

Nous, les parents et notre fille, venons de signer un règlement intérieur de quatre pages . Il prévoit les nouvelles règles d’hygiène, l’utilisation de masques aux récrés (non les désinfecter au micro-ondes ou dans le four n’est pas une bonne idée), l’interdiction de se toucher et des jeux de balle, l’injonction d’aller seul aux toilettes (est-ce possible ça quand on est une petite fille ?), rappelle ‘’l’étiquette de la toux et de l’éternuement’’, précise que la circulation dans les couloirs se fera comme dans la rue, sur le côté droit. Suivre les scotchs par terre. Qui aurait cru que leur permis vélo obtenu cet hiver allait servir aux gamins à pied dans les couloirs ?

Toutes ces interdictions et injonctions faites à des enfants de 9-10 ans peuvent prêter au scepticisme amusé. Rappelons-nous qu’ils vont se retrouver après deux mois de séparation et de retraite forcée ! Et pourtant… Après avoir accompagné la classe de ma fille à plusieurs reprises pour des sorties scolaires, je crois assez au succès de ces conditions militaires.

Au printemps dernier, je suis allée avec eux à une visite de la ZDF (Zweite Deutsche Fernsehen), la deuxième chaine de télé nationale allemande dont le siège est à Mainz.

C’était une excursion à l’autre bout de la ville, en transports en commun avec une visite active des studios de production. Les enfants avaient préparé une émission de débats sur le thème des abeilles, avec script et attribution des interventions. Divisés en deux groupes, ils avaient tourné deux fois pour que chacun puisse jouer deux rôles : animateur, invité-interviewé, cameraman/woman, ingénieur du son, maquilleur/se etc… Au moins une douzaine d’employés de la ZDF s’étaient occupés de cette classe d’une vingtaine d’élèves. Pour leur expliquer le déroulement de l’enregistrement d’une émission, et leur montrer les studios. Puis pour les accompagner dans leurs réalisations et clore la matinée.

C’était fort intéressant. Mais ce qui m’a le plus impressionné c’était le comportement de ces enfants lâchés dans le tramway et dans un univers professionnel.

Celle de mes filles que j’accompagnais est mon troisième enfant. J’ai déjà participé à un grand nombre de sorties scolaires dans des écoles diverses et pour des âges variés. En France certes, mais dans des écoles internationales avec des gamins de toutes les nationalités. Mais ça je ne l’avais jamais vu.

Ces enfants (de 8-9 ans) avaient déjà intégré les règles de comportement en groupe à l’extérieur de l’école. Ils obéissaient à la première injonction. Déjà dans la rue, ils avançaient deux par deux jusqu’aux croisements. Tout en papotant, ils attendaient l’instruction pour traverser. Dans le tramway, ils sortaient leur snack et leur gourde quand la maîtresse leur disait de se sustenter. Rangeaient tout quand elle le leur demandait. Rien n’était resté sur les sièges.

Le plus épatant c’est ce petit détour de 30 mètres au départ. Ils ont choisi de suivre le trottoir pour rejoindre un arrêt de tram, au lieu de traverser une bande de gazon d’à peine deux mètres. Même adulte, ça me démangeait fort de couper. Si je l’avais fait, je pense que je me serais fait reprendre par un môme. Ça m’a impressionnée oui, mais aussi un peu effrayée. Une partie de moi avait une furieuse envie de leur montrer le raccourci : « Oh oh ! A votre âge les enfants, c’est par là ! » L’autre partie, maman accompagnatrice, se félicitait…

C’est curieux cette association dans des personnalités en construction d’un comportement discipliné soumis et d’une grande confiance dans les échanges avec les adultes. Avec les employés de la ZDF, les écoliers étaient à l’aise. Je l’avais déjà remarqué à mon égard en arrivant : les enfants allemands s’adressent aux adultes d’égal à égal. Ils ont des choses à dire, et ont l’habitude qu’on les écoute. Là dans une salle de réunion pleine, ils ont levé le doigt, posé des questions. Pour conclure, la maîtresse leur a proposé de donner aux techniciens de ZDF ce qu’elle appelle une ‘’douche chaude’’ (eine warme Dusche). Chacun s’est levé sans timidité encombrante pour aller remercier la personne qui les avait le plus aidé.

Chapeau maîtresse !

Au retour je lui ai fait part de ma surprise respectueuse. Elle m’a dit que je voyais le résultat de trois ans de travail avec sa classe.

Bien entendu, ce groupe-là n’est pas représentatif des enfants allemands en environnement scolaire. Mais de façon générale ici la discipline est acquise très tôt : personne, dès le plus jeune âge, ne fait ce qui est interdit. Rappelons-le (je n’en suis toujours pas revenue) : les portes de l’école restent ouvertes (grand ouvertes) pendant les récrés, même à l’école primaire, même quand la cour n’est séparée de la route que par une grille (peut-être pas partout, mais dans notre quartier en tous cas).

Les excursions avec la classe de ma fille me permettent donc d’avoir confiance dans l’organisation post-confinement de l’enseignement. La distanciation sociale devrait être observée même dans la cour de récré. En tous cas au début….

Les signes d’ouverture apparaissent par-ci par-là. Depuis ce week end, les aires de jeux sont à nouveau autorisées. Pour combien de temps ? Ces gosses sur des toboggans, derrières des rubalises déchirées ont quelque chose de doux-amer. On ne peut pas sauter au plafond de soulagement : là non plus les causes des fermetures n’ont pas disparu. Mais les consignes sont intégrées. Quand nous sommes passées devant des barres hier, ma benjamine qui adore tourner dans tous les sens et en a été privée pendant deux mois, a préféré renoncer : une petite fille était déjà à l’œuvre.

Donc un semblant de rythme extérieur nous est rendu avec ce retour partiel à l’école. Nous les parents allons garder notre mission éducative approximative trois jours par semaine pour la plus jeune. Notre grande ne remettra sans doute pas les pieds au collège avant la rentrée d’août. Les cours en vidéo conférence s’organisent. Nous aiderons pour les connexions et amadouer l’imprimante. Et lirons les nombreux et longs (trop longs, pourquoi si longs ?) messages envoyés par les directeurs d’école, les enseignants, le ministère de l’éducation du Land.

Nous mettrons et laverons les masques gais cousus-maison, puisque même s’ils ne servent à rien, ils peuvent sauver des vies. Et regarderons bien malgré nous de travers par-dessus le tissu, les museaux dénudés, soupçonnés aujourd’hui parce que différents.

Briser la glace

Quand la vraie vie réapparaît sous la forme d’une surprise minuscule, le passage par hasard d’une copine en vélo, on se rend compte à quel point elle nous manque.

Une fin d’après-midi de semaine. Le soleil vient de basculer de l’autre côté de la maison. Je suis son mouvement. En ce moment c’est avec lui, matin dans le jardin, fin de journée sur la ruelle piétonne. L’été ce sera le contraire. L’heure du thé sur le pas de la porte. De l’encouragement visuel des graines que j’ai plantées avant-hier. Comment ça vous ne poussez pas encore ?

Une copine passe devant la maison en vélo.

Oh chouette ! Ma journée prend une tournure inattendue. C’est inespéré en ce moment les (bonnes) surprises ! Pour me garder un peu d’imprévu, j’ai renoncé à consulter la météo. Quand il pleuvra enfin, ce sera doublement appréciable : la respiration humide de la terre et un cadeau inattendu de non-anniversaire.

La copine-vélo et moi nous papotons de part et d’autre des 2 mètres règlementaires (en Allemagne selon les sources c’est 1.5 ou 2 mètres. Ce matin à la radio française – FIP – j’ai entendu 1 mètre).

Ça fait du bien de parler à quelqu’un comme si de rien n’était, juste pour le plaisir d’échanger. D’entendre son humeur. Et les mots sortir de sa propre bouche. De redécouvrir le son de sa voix dans une conversation (c’est différent de parler avec sa famille, non ?). De se comprendre un peu mieux, même à travers les bricoles de nos actualités minuscules et parallèles. Car c’est souvent en se disant qu’on découvre vraiment ce que l’on pense et que l’on ressent. Ça aussi ça manque, non ?

En temps normal je ne suis pas une fan du small talk comme disent les Anglais – ces conversations légères, rituels de bords de trottoir entre personnes qui se connaissent à peine, bruit de fond des soirées. Disons que je suis peu pratiquante, ayant du mal avec les codes sociaux superficiels.

Mais là je suis éblouie par le bonheur de voir une amie en chair et en os (en short et en vélo), de la voir vivante là tout près. Avec son « Hallo ! », une bouffée d’énergie, un élan vital viscéral m’envahissent. Tu te souviens quand on allait au yoga ? Au ciné ? Nos promenades le long du ruisseau ? Et les soirées au restau – bar à vin du quartier dans la lueur des bougies ? Ah oui, c’est vrai, c’est ça aussi la vie ! Engoncée dans les sillons d’un quotidien qui bégaie, j’avais oublié.

Quand on a la chance par hasard de frôler la vraie vie, on se rend compte du gouffre entre le contact réel et celui que promettent de garder toutes ces technologies dans nos poches. C’est un peu comme croquer une cerise après n’en avoir vu qu’en photo sur le magnet du frigo de mamie pendant un an. Et encore, là il ne s’agissait que d’un contact à distance hygiénique avec quelqu’un que je ne connais pas encore très bien. Que d’émotions lorsqu’on aura le droit de prendre les gens qu’on aime dans nos bras ! On va tomber du haut de notre Zoom.

Ça me rappelle quand ma maman était très malade. Dans les moments où j’étais séparée d’elle pour les besoins de la vie, je me disais quand je regardais, respirais une fleur, que quand elle ne serait plus là, ce serait un moyen pour moi de la retrouver, de nous rejoindre. Un lien immuable et permanent, vivant et fidèle. Je regardais cette fleur intensément en lui confiant la mission impossible de ma consolation future.

A la visite suivante quand je retrouvais ma mère, que je pouvais lui prendre la main, lui parler, l’embrasser, dans le halo de sa présence, de sa voix et de son odeur de maman, je rendais à la petite fleur sa liberté, la gratuité de son existence. Non rien ne pourrait la remplacer quand elle serait partie.

Aujourd’hui, je me contente de ma fleur-écran pour embrasser mon fils, mon père, ma famille, mes amis. Mais le jour où je les retrouverai pour de vrai, les écrans n’auront plus droit au jeu. Poussez-vous objets de verre et de plastique, choses inanimées ! Laissez-moi boire à l’âme palpitante de mes aimés ! Que d’embrassades à rattraper. On ne va plus se lâcher. Ou peut-être serons-nous tout intimidés, hésitants devant les retrouvailles tactiles ?

Donc cette amie de passage, me raconte la promenade avec sa famille, le détour pour manger une glace. QUOI ? Les glaciers sont ouverts ? Je n’en avais aucune idée. Oui bien sûr, mais c’est de la vente à emporter, faut téléphoner avant pour commander et prendre sa propre cuillère.

Ça on sait faire. En même temps, on habite tout près…

Samedi, les filles, on se fait un p’tit plaisir, on va se chercher une glace ! YOUPIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !

Nous prenons nos cuillères, et hop direction le glacier du coin, celui où tous les gosses de l’école se retrouvent à 16h quand il fait chaud, et qui reste ouvert toute l’année, en raison de l’amour des Allemands pour les glaces. 1€ la boule… Cornet ou coupelle ? On la connait à force Anna qui sert les glaces, une dame d’origine italienne, des fins-fonds de l’Italie du Nord, là où on parle aussi allemand. Elle est sympa comme tout.

On arrive devant la boutique, pour constater que l’entrée est impossible. La porte est ouverte mais le passage condamné par une table. La partie supérieure de l’ouverture est protégée par un rideau de plastique transparent. Façon entrée de saloon pour pigeons.

Quelques personnes attendent éparpillés sur le trottoir. Elles ont commandé et reçoivent, les unes après les autres, leurs glaces individuelles complètement emballées dans du papier.  

Je fais signe à Anna, à l’intérieur. Elle porte un masque. Elle s’approche et m’explique que je dois téléphoner pour commander. Ah bon ? Je pensais qu’en venant sur place… puisqu’on habite tout près… on pourrait le faire de vive voix ?… Nein, nein. No.

Soit.

Elle me désigne le mode d’emploi post-corona de la commande, affiché sur la vitrine, complet avec numéro de téléphone et parfums de glace.
Je l’appelle en lui faisant coucou à travers la vitre. Alors Anna, on voudrait quatre coupelles de deux boules. Straciatella, Schokolade

Nous payons ses mains gantées sur la petite table et partons avec nos paquets gourmands, bien pliés chacun dans un papier. Nous n’avons pas le droit de consommer à proximité, sinon ce ne serait plus de la vente à emporter. C’est une question de législation de confinement. On s’adapte volontiers. Bien contents – eux et nous- qu’ils puissent ouvrir.

Alors nous marchons un peu avant de déplier nos trésors. De quand date notre dernière glace dans la rue ? Avant Noël ?

Avec l’anticyclone confiné sur Mainz depuis le début de notre assignation à résidence, nous en avions rêvé. Surtout quand notre benjamine avait enquêté auprès de nos proches pour connaître leur parfum préféré, histoire de construire un histogramme pour son cours de maths.

Ce samedi les stats on s’en fout, on croque, on lèche, on se fait des moustaches, on se tâche. Nos parfums préférés ? Je ne sais plus. Les cuillères dans nos poches aussi on les a oubliées.

Ça fait du bien de se confronter au monde avec les mains et la bouche. De goûter en direct la glace au chocolat dans la rue. De sentir pour de vrai le parfum de la glycine, si on passe par le petit chemin pour rentrer, là-bas.

Je n’en peux plus de ces écrans. De ces outils qui ouvrent sur le monde pour mieux nous en séparer. Qui réduisent tout à un aplat insipide et désinfecté. J’ai envie de les balancer par la fenêtre. Tenez allez voir là-bas, dehors, c’est ça la réalité ! Dans toutes ses dimensions, avec du goût, des odeurs, des textures, des couleurs et des sons riches.

J’ai essayé d’y croire, avec toute ma bonne volonté. Toute ma raison.

La vie en boîte ça ne m’amuse plus, même pour faire semblant.

Assez joué hein !

Mascarade

Buste en terre blanche chamottée, patinage bronze. Masque cousu par ma fille.
Ça y est, c’est déclaré,
Y’en a plus en papier,
Va falloir qu’on s’y colle
Et que l’on s’en bricole.
Encore un truc à perdre
Un truc à oublier
A laver, repasser,
Repriser et ranger.
Et quand il s’ra tâché,
Déchiré, abîmé,
Ou si la mode a changé,
Faudra l’refabriquer.
 
Sortez vos aiguilles,
Vos ciseaux, vos bobines,
Remplissez vos canettes,
La machine est fin prête.
Découpez les torchons,
Les draps, les serviettes,
Les chemises, les molletons,
Et surtout ce caleçon.
 
Ce sera une belle occasion
De s’en débarrasser
D’ce sous-vêtement zébré.
Ce merveilleux tissu,
Au moins il n’le mettra plus
Quand il l’aura sur le nez.
 
Allez viens on s’y met,
La machine nous attend.
J’ai bien tout préparé,
Découpé, calculé.
Pour pouvoir souvent les changer,
Il nous en faudrait
Au moins un millier.
Si on commence maintenant
Tout sera terminé
Quand on pourra enfin se faire vacciner.
 
On s’y est mis à plein,
On s’est bien appliqué.
On a cousu les quatre coins,
Et chacun des côtés.
Toutes ces mains en même temps
Sous l’aiguille pressée :
C’est un miracle ma foi
Qu’il nous reste à chacun
Une dizaine de doigts.
 
L’élastique rose et rayé
de la cour de récré
Y est passé tout entier.
Alors j’en ai commandé
Du super résistant,
Fabriqué par les Allemands,
Il peut bouillir dans un volcan.
 
Voilà l’affaire est bouclée,
On a tout raccroché
Les patrons sont rangés
Les produits sont finis.
Je pars faire les courses,
Je vais pouvoir étrenner
Ma création maison.
 
A peine glissé les liens
Du premier spécimen
Derrière mes oreilles
Les voilà qui s’étirent,
S’élancent vers le ciel.
Dumbo attends-moi,
Je m’envole te rejoindre,
Je resterai promis,
A deux mètres de toi.
L’élastique est trop raide
Il y a semble-t-il
Incompatibilité
Entre caoutchouc teuton
Et patron gaulois.
 
Je crois que je vais m’en tenir
Comme ce gosse au marché,
Aux tenues de carnaval pour me protéger
Bien habillée,
Du front au menton,
J’risquerai pas la contagion.

Personne n’osera m’approcher,
Me toucher, me parler,
Quand comme Dark Vador
Je me serai masquée.

La valse des asperges

Retour de courses, où l’on apprend sur le tas le code de conduite du jour et les entrechats gantés.

Ce matin au marché la queue était longue chez le boucher. Mais bon enfant et au soleil oblique, sous les arbres du parc où une partie des stands a été redéployée. Les steaks marinés pour le barbecue m’ont mis l’eau à la bouche. Les vendeurs étaient souriants (“Alors ce saumon pour les sushis ?“).

C’est chouette le marché. Tant qu’on fait attention à son rang dans la queue qui serpente sur des dizaines de mètres, on ne se fait pas engueuler. Ça permet de prendre deux fois par semaine un bain de normalité approximative. Comme avant, quand on avait le droit d’embrasser les gens qu’on aime.

Pourvu que ça dure.

Et ce matin, nous n’avons pas croisé Monsieur Gnagnagna, celui qui râle et rapporte à la maitresse.

(Ni sa femme.)

On a les victoires qu’on peut.

Sur le chemin du retour, nous sommes passés chez un maraicher – pépiniériste, pour le plaisir des papilles et du tout petit changement. Pour avoir l’impression de choisir notre emploi du temps.

Je m’y rends de temps en temps par gourmandise. Pour flâner entre les rayons de fleurs de saison et plants d’herbes parfumées. Pour acheter des bulbes de fenouils miniatures, croquants et anisés. Ou des salades d’herbes et feuilles, couronnées de fleurs. J’aime beaucoup les végétaux et je m’y connais un peu. Mais ces mélanges aux goûts très variés gardent leur mystère. S’y mêlent au moins une douzaine de plantes différentes où je n’ai reconnu que le plantain, le pissenlit, le pourpier et la pimprenelle au nom si charmant.

D’habitude, enfin l’habitude d’avant, quand j’arrive chez ce pépiniériste, c’est désert. Le portail entr’ouvert est le signe que l’on peut entrer. Seuls deux ou trois employés vaquent à l’entretien des plants.

Ce matin il y avait foule. Et un ‘’gardien’’ au niveau du portail. Soit les gens mangent beaucoup plus (bien sûr avec les cantines scolaires et professionnelles au chômage), soit ils s’ennuient, soit ils profitent de l’enthousiasme de la météo pour fleurir leur carré d’herbe ou leur rebord de fenêtre. Probablement tout ça à la fois.

Nous avons donc emprunté une petite cariole pour faire notre sélection et payé les plants élus à la nouvelle caisse extérieure (que d’innovations en ce moment). Y’avait pas mal de pots (comment se retenir devant un étalage parfumé et fleuri ?). Au vu du nombre de panneaux partout, le mode d’emploi des courses a l’air complexe. Il vaut mieux avoir les mains libres pour les rayons de fruits et légumes. Alors nous avons entreposé nos achats dans la voiture, avant de poursuivre, enfin, de recommencer.

La photo rapide depuis derrière le scotch, avec le gant en plastique

Nous sommes repassés par la case départ-portail, et nous sommes parqués dans la longue file d’attente pour le magasin.

Pas plus de quatre personnes à la fois à l’intérieur.

Nous avons compris la leçon. Nous ne rentrerons pas ensemble mon mari et moi. Promis. Ce matin c’est moi qui m’y colle.

Une fois sur le seuil, j’ai ressenti une vague sensation d’angoisse.

Tous ces gens (au moins une vingtaine) plus ou moins masqués attendaient que j’entre pour avancer d’un rang dans la queue. Plusieurs affiches manuscrites grandes et petites encadraient la porte, rappels d’injonctions sécuritaires. Sur un tonneau était posée une boite de gants jetables (oups je ne les avais pas vus la semaine dernière).

J’ai le temps de toutes les lire à peu près. La perplexité monte et je suis sur mes gardes. Comment d’une main choisir les fruits et légumes, de l’autre porter un panier assez lourd, tout en gardant à l’œil les mouvements des autres clients pour rester à distance suffisante ?

J’entre et me lance dans la chorégraphie improvisée et maladroite du chaland qui se sait observé par des dizaines d’yeux et ne sait plus comment s’y prendre. Un saut-de-chat par-ci pour les salades, un pas chassé par-là vers les navets. Zut les pommes ! Ah non tant pis, je suis déjà passée dans leur coin. De rapides calculs de géométrie dans l’espace (rhubarbe x oignons / blettes) m’indique que le client qui vient d’entrer serait trop proche de mon visage non masqué. Je ne peux pas y retourner. Tant pis. L’apnée et le garde à vous n’ont qu’un temps.

Aux caisses, une paroi sépare désormais les deux clients qui paient de front. Une ligne en scotch au sol délimite la zone d’attente. Un écran vitré sépare des caissiers. Aïe ! Tout un nouveau code du cheminement qu’il faut apprendre sur le terrain, et qui évolue chaque jour. Je suis entourée par une forêt d’injonctions probablement paradoxales (mais je n’arrive pas à les retenir toutes), des frontières qui n’en sont pas mais qu’il ne faut pas franchir….

Pas confortable, non.

C’est où qu’on se met pour payer maintenant ?

Je me sens empruntée et gauche. Même de la main droite gantée.

Au moins certains légumes ne sont plus en self-service, malgré les doigts déguisés. Ce sera autant de gestes hésitants et potentiellement ridicules économisés.

  • Je voudrais un kilo d’asperges.

La jeune caissière aux cheveux courts (jolie coupe ! j’ai envie de lui demander le nom de son coiffeur ; ne nous déconcentrons pas) sourit. Elle part me les chercher.

  • XFSKHEYTJHSVNV ?
  • … ?

Sourcils haussés (les miens), regard perplexe (perdu) dans un geste interrogatif que j’espère international.

  • XFSKHEYTJHSVNV ?
  • Comment je n’ai pas compris ?
  • Les asperges, de catégorie deux ou trois ?
  • Les petites
  • GHJLK%ML%MJKGD ?
  • Comment ?
  • Elles sont de même taille.
  • Ah, catégorie trois alors.

La paroi vitrée nimbe les sons. Difficile de savoir de quelle bouche ils proviennent et à qui ils s’adressent. Comment allons-nous communiquer quand nous aurons tous des masques bien épais sur la moitié du visage  (c’est pour après-demain l’obligation) ?

Et pour payer ? Il faut garder le gant en plastoc ou pas ?

Je l’enlève pour sortir la monnaie de ma poche. Paf y’a une pièce qui tombe par terre. Je me baisse pour la ramasser (en pliant bien les genoux, vous noterez la souplesse relative retrouvée dans les mouvements du quotidien). Hou la la, non seulement j’ai touché de l’argent liquide, mais en plus j’ai frôlé le sol de mes doigts.

Je remets le gant à droite, de toute façon c’était la main gauche par terre. Zut j’ai touché le gant avec des doigts sales.

Je sens mes épaules se crisper. Mes oreilles se hérissent. C’est sûr je vais me prendre une remarque, j’ai dû faire un truc de traviolle. Je m’attends à ce que quelqu’un fasse mon éducation en matière de courses-avec-un-seul-gant-en-plastique, dans un isoloir aux parois plus ou moins symboliques. 

En fait non. La caissière sourit et me souhaite un bon week end. Je lui réponds de même (enfin je crois).

Je m’éclipse vite. Mes deux barquettes des premières fraises (hollandaises) se sont à peine renversées dans mon sac.

Ah tiens, j’ai gardé le gant.

Nouvel article sur femmexpat.com

Le coronavirus vu d’Allemagne : « chaque culture réagit différemment et il faut s’adapter »

Alles wird gut ! Tout ira bien !
Bannière faite par les élèves sur les grilles d’une école de Mainz

Pour lire l’article c’est par là :

https://www.femmexpat.com/rendez-vous-des-expats-confines/temoignages-dexpats-confines/le-coronavirus-vu-dallemagne-chaque-culture-reagit-differemment-et-il-faut-sadapter/

A tout bientôt ! Bis bald !

Aujourd’hui (à moins que ce soit hier, ou demain)

Les heures s’allongent, la lassitude guette, les tensions grignotent. L’espoir prend la couleur des fleurs de printemps, de dunes cachées au creux d’une ville, et de connexions égrainées au fil des jours.

Pffffffffff

…..

Y’en a maaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaarre.

…….

C’est loooooooooooooooooooooooong.

……..

Mouais.

……

J’ai mal au cou et au dos (encore, oui). Ça va bien mieux mais les tensions s’obstinent. Peut-être trop d’exercices (doux) hier. Ou ce mouvement malheureux pour attraper un plat dans la cuisine.

Déjà en temps normal (celui d’avant), je suis une éponge, le sherpa de vos émotions (de rien, je ne fais pas exprès et en plus hélas ça ne vous enlève aucun poids). Mais alors là… avec l’angoisse latente dehors, l’impossibilité de se défouler et de se changer vraiment les idées… Difficile d’évacuer les cailloux et les piquants. Je stocke involontairement la tension ambiante dans un sac à dos invisible.

Du coup la frustration et l’impatience sont venues me tenir compagnie. C’est sympa, cette présence. Parce que l’envie et la motivation sont parties en quarantaine chacune de leur côté. Elles en avaient ras le bol elles aussi. Elles m’ont laissé un désir de mordre mais pas l’énergie de m’en occuper. Des pantoufles défoncées (fait encore un peu froid pour les Birkenstock, et franchement je n’ai pas encore passé le cap des chaussettes dans les tongs. Même en confinement. J’ai été traumatisée gamine de ce côté-là par une mère frileuse qui donc habillait ses enfants plus qu’elle).

Fait beau.

….

On est allés aux poubelles ce matin (les nôtres, cf billet d’humeur du 14 avril, Mauvaise humeur).

…..

Et même à la ‘’déchetterie’’. Enfin au stock de vieux meubles, étendages démantelés et vélos cassés entreposés sur le trottoir à côté des poubelles (ici à Mainz c’est la déchetterie qui vient à nous). On avait deux vieilles chaises cassées. On ne les a plus. Il semblerait que tout le quartier ait vidé ses cagibis. Ce sera ça de fait.

….

Voilà.

….

Hein, vous dites ?

……

Ma fille attrape le téléphone quelques secondes et consulte la météo : 26° en fin d’après-midi. « Yeah ! on va pouvoir à nouveau dormir dans la tente ce soir maman ! Et toi tu mettras une jupe et un Tshirt à manches courtes. »

OK

Je n’ai pas beaucoup écrit ce matin. En tous cas pas ici. Je viens d’échanger plein de messages avec des copines. Avec la routine installée, les vacances que personne ne prend, le blues qui s’installe, les échanges se sont tassés et ça me manque terriblement. Alors j’ai fait des petits coucous à droite à gauche.

Mes petits signes envoyés dans le vide sont revenus avec des bouquets de bisous et de sourires. Ça va mieux. A quoi ça tient le moral hein ?

J’ai jalonné mes jours de quelques parenthèses personnelles qui me réjouissent. Parce que c’est dur de se motiver seule dans le no man’s land temporel de notre cabane. Je me réjouis de mon prochain cours virtuel lundi. Un cours de yoga en ligne auprès d’une prof américaine, anxieuse comme moi, qui l’assume et partage ses trucs. Pay what you can. Et hop un p’tit stock de sourires et de mot doux pour tenir jusqu’à mercredi.

Là je suivrai une démonstration de peinture faite par une école d’art anglaise. La dernière fois c’était comment peindre la vue depuis la maison de l’artiste (colline et bocages) à la façon de la montagne Sainte-Victoire de Cézanne. J’ai tenté d’adapter à l’aquarelle. J’ai aussi suivi un cours d’écriture : comment s’assurer d’écrire tous les jours (ben en fait, il suffit de .. le faire, plus dur à faire qu’à dire, justement).

Extra les ressources inventives, la solidarité et la générosité de certains !

L’activité est un prétexte. Une excuse pour ce connecter pendant une heure aux autres. Cloîtrés du monde entier, unissez-vous ! Coincés chez eux là-bas comme nous ici nous partageons, chacun dans son fuseau horaire, un intérêt et un moment… Pendant quelques minutes le cauchemar qui enveloppe la terre se dissipe, l’incertitude s’effiloche. Oh une éclaircie ! On se recentre. L’esprit se discipline pour suivre des explications. Il nous lâche un peu. Ouf quelques minutes de paix.

Les grands de ce monde ont réfléchi. Ont écouté les experts. Ont parlé. Se sont adressé à nos oreilles tendues, à notre espoir grand ouvert. J’ai dit à mon dos de bien écouter. Il peut relâcher la vigilance. Dès lundi prochain (20 avril), les petits magasins allemands vont pouvoir rouvrir. Les écoles reprendront progressivement à partir du 4 mai, avec une priorité pour les dernières années de cycle (de l’école primaire et du lycée). C’est ce qu’Angela a annoncé.

Je viens de recevoir le courrier de la direction de notre Land pour la mise en oeuvre locale. Notre grande restera encore à la maison pour une période indéterminée. Sa soeur reprendra le 4 mai de façon adaptée (15 élèves dans une salle de classe maximum, donc alternance de cours sur place et à la maison). Son école doit encore se gratter la tête et statuer pour mardi, jour de rentrée. Plus que deux semaines de classe à domicile – toutes choses égales ou meilleures par ailleurs…

Quoi ? Qu’est-ce que je ressens au fond de moi ? Serais-je déjà nostalgique de la relative docilité de ma plus jeune à mes côtés, sur le même bureau, qui s’applique dans son cahier et s’efforce d’en finir le plus vite possible ? De son petit coude qui frôle le mien ?

Pourtant je souffre aussi cette absence d’intimité.

Pas vous ?

C’est une chance folle d’être avec sa famille, de ne pas se retrouver complètement isolé. De barrer notre navire avec nos aimés, de partager notre cabine avec des gens connus et avec qui on s’entend bien. Néanmoins, un peu de solitude parfois fait du bien. Une île de quelques minutes de calme et de silence.

Je vais partir marcher cet après-midi puisque j’ai la chance de pouvoir le faire. Oh pas loin. Notre rayon d’action ne dépasse guère le kilomètre unique de la longe des Français. Pas loin donc. Sur les Grands Sables de Mainz. On y entend parfois l’autoroute, et c’est un peu lunaire. Mais au printemps, la flore de ce terrain acide et sec est originale. Les touffes basses de petits soleils éblouissants (dont je ne connais pas le nom) sont-elles déjà écloses ? Et les géraniums violets intense ?  Si on tourne le dos aux trop grands immeubles et qu’on estompe d’une main la ligne à haute tension, c’est la vraie campagne, avec les courbes du massif du Taunus au loin. La faille du lit du Rhin entre les deux.  Avec un p’tit tour d’espièglerie de l’imagination, des bruyères et des fougères, ce serait presque les Landes, les nôtres, celles qui tiennent tête à l’océan.

Les marcheurs font sagement le tour de la steppe sans couper par le milieu puisque c’est interdit pour cause de flore vénérable (environ 12.000 ans). Ce relief particulier date de la dernière ère glaciaire. (L’autre moitié de la lande est aussi une zone protégée inaccessible : elle est réservée aux exercices de l’armée américaine – il ne doit pas y avoir de plantes rares de l’autre côté de la grille….). Dommage, ce serait top cette lande rase ceinturée de pins rouges pour les pique-niques du soir.

Une amie-voisine m’a proposé qu’on se retrouve pour marcher. Pour être chacune tout simplement pendant une heure. Tout près et un peu loin. Je culpabilise mais je vais dire oui (à 2 mètres copine !). Moi qui ai refusé à ma fille de sortir avec une copine (une seule !) pour promener son chien (un chien !).

Le principe de précaution prend l’eau.

Plutôt lui que moi, hein. Car bientôt je vais parler à mes pantoufles défoncées. Vivement les Birkenstock sans chaussettes, que mes pieds changent de saison. Allez, chiche, aujourd’hui je sors les orteils, et je les peinturlure en arc en ciel ! Mon horizon va changer !

Me revoilà au clavier après la balade avec ma copine-2 mètres.  Elle m’a ramenée aux Grands Sables. Par un autre chemin bien plus bucolique que le mien qui longe les supermarchés et ses terroristes du caddie et la route. Et au bout de la ligne droite, elle m’a fait prendre un autre sentier. Celui en terre noire qui s’échappe sur la gauche. Il disparaît dans les pins et les chênes aux chatons vert tendre. J’avais toujours cru qu’il ne menait qu’à des habitations et des immeubles, le long de l’autoroute.

En fait le chemin descend en pente douce et longe des champs. Après une boucle secrète sous l’autoroute, il traverse d’anciens vergers, où quelques pommiers sont en pleine floraison rose et blanche. Un cerisier a déjà de toutes petits cerises. Le poirier est entre les deux, entre le pommier et le cerisier mais surtout entre fleur et fruit.

Sous nos pieds du sable. Gris pâle et doux, souple. Le sentier remonte et débouche sur une steppe ondulée, des dunes enherbées par endroit. Nous continuons sous le couvert des feuilles jeunes. Oh écoute, un pic-vert ! Comment dit-on pic-vert en allemand ? (j’ai oublié). Et là un couple de rapaces. Oh et là un rouge-gorge !

A ras de terre, personne.

Le ronronnement de l’autoroute s’est assoupi. Nous discutons comme d’habitude, comme si de rien n’était au-delà du moment. Mon amie me raconte ses boutures secrètes dans le bois voisin, en cachette de ‘’la police des hobbies’’ comme elle appelle en riant ses concitoyens zélés. Je lui parle de mes prélèvements discrets de plants de pâquerettes au ras de l’aire de jeux pendant que ma fille tourne sur la barre. ‘’Tu es sûre qu’il n’y a personne qui me voit?’’ Comme disait un humoriste anglais : ‘’Le meilleur moment pour faire des boutures c’est quand personne ne regarde’’.

Ouf, c’est rassurant de rire et de partager avec quelqu’un ! Elle a vécu en France et en Scandinavie. Alors les tâtonnements culturels, elle en connaît un rayon. Avec elle, pas besoin d’être au garde à vous. Attends, je vais regarder l’écorce de ce pin avec les doigts.

Je referme ce texte en bien meilleure forme que je ne l’ai ouvert. Ça m’a fait du bien cette balade amicale. Et j’ai pris du plaisir à partager avec vous.

Alors merci. Merci pour votre écoute différée, silencieuse, patiente.

Et devinez quoi ? J’entends le vélo de mon mari qui cogne contre le portillon. Il rentre du supermarché. Il a un grand sourire et il tend le bras tout haut.

Dans sa main : un kilo de farine !

Adonis

PS : Je viens de consulter mon guide Delachaux des plantes par la couleur. Les petits soleils aux feuilles-plumeaux ébouriffées sont des aristocrates héllènes : Adonis du printemps. Y’avait qu’à se fier à la couronne. Fleurs 4-8 cm, tépales (pétales et sépales) 10 à 20, jaune d’or. Pelouses sèches, steppes, pinèdes ; rare.  Europe médiane et orientale. Enchantée.

Liberté, normalité, intimité

A quoi tient la liberté parfois ? A des gouttes de pluie, au ciel par la fenêtre, à la tente plantée dans le jardin.

Chouette il pleut !

Les larmes du ciel s’accordent mieux avec la réclusion. Et comme la météo ne l’avait pas prévu, c’est un double cadeau des nuages : ce zeste de spontanéité aiguise la mélodie de la pluie sur ma fenêtre.

Les enfants sont ravies. Elles ont planté la tente hier soir dans le jardin. Elles ont bien hésité un peu, par peur d’avoir peur dans le noir toutes seules. Et puis la motivation de la plus jeune a eu raison de leur timidité de dernière minute. Ca faisait deux semaines qu’elle surveillait le thermomètre : quand les vacances seraient-elles propices à une aventure nature, à deux mètres du salon ?

Ce matin, elles sont sorties émerveillées de leur cocon de tissu. Ont pris un petit déjeuner d’aventurières (équipées Décath). Sont allées à la rivière-cuisine chercher de l’eau.

Et là l’eau arrive à elles. Il pleut ! Mazette ! L’abri d’une tente prend tout son sens enveloppées dans le clapotis des gouttes sur la toile. Pourvu que ça continue ce soir ! Pour échapper au confinement réel, rien de tel que de se confiner plus petit dans une vie inventée et choisie. L’imagination comme évasion.

Comme le ciel. Le sommeil. Les films et les bouquins. Le vertige d’une fleur de cerisier contemplée longuement. La blague qui nous secoue le ventre et fait monter les larmes. Celles qu’on n’ose pas lâcher dans la vie de tous les jours. Parce que malgré tout, ces heures cloîtrées restent notre vie courante. Et la vie ‘normale’ ben ‘normalement’ on fait avec. On sait s’en accommoder. A peu près. En tout cas, on sait faire comme si. Peut-être trop.

Donc les larmes, si on les cherche, seront tapies dans la malle du fond, dans le grenier poussiéreux. Prière de les laisser sortir. Elles s’ennuient, elles aussi, enfermées dans le carcan de plomb de la bienséance. Derrière le rempart des prétextes, qui visent à préserver l’entourage, elles s’accumulent. Et leurs flots enflent sous le poids de cette normalité.

La tempête extérieure n’a pas d’égale pour apaiser les vies intérieures tumultueuses. Si ça rugit dehors, je peux m’affranchir de cette charge, la colère et le doute sont pris en charge par les éléments.

On n’en est pas à l’orage. D’ailleurs ici à Mainz il n’y a presque jamais d’orages. Ils sont déviés par le coude du Rhin, le modeste relief du Taunus (600 mètres sur la pointe des pieds). Ou quelque chose que des géographes vous expliqueraient mieux que moi. Toujours est-il que je guette toujours l’arrivée des lourds nuages noirs avec gourmandise… et suis régulièrement déçue. Allez tiens, un coup de tonnerre pour te faire plaisir. Et si tu guettes bien, l’éclat furtif d’un éclair. Trois petits coups et puis s’en vont.

La météo radieuse depuis le début du confinement éclaire nos barreaux de ses faisceaux de lumière . Les saisons suivent leur cours, le merle chante sur la maison d’en face. Les perce-neige ont défleuri, le lilas pavane. La terre continue de tourner même si les vies des humains sont figées dans leur élan. Un deux trois soleil !

La pluie redouble en intensité. Ses touches métalliques font chanter la table ronde sur la terrasse. L’odeur fraîche de la terre mouillée se glisse par la porte entr’ouverte. Hum. Ma poitrine se soulève. Mon ventre inspire plus grand. La liberté vient à moi par ce son et ces odeurs, par cet interstice.

Il a fallu un temps d’adaptation à cette immobilité. Et maintenant, vaguement apaisés, nous redécouvrons les choses acquises et pourtant fondamentales. Les personnes jusque-là invisibles dont le rôle est essentiel à la (sur)vie de tous. La nature juste sous nos pieds, où ceux de notre immeuble. Les amis postent des photos de leur ciel, des branches par leur fenêtre. C’est nouveau, avant c’était plutôt les photos de vacances, d’un ailleurs parfait. Le quotidien était chifonné, presque méprisé. Il fallait que les vacances soient les plus réussies, les plus différentes possibles.

Nouvelle étape dans l’adaptation à l’enfermement, voici le temps de l’émerveillement. La terre se guérit un peu, et nous avec.

Mon frère qui habite au-dessus d’un petit port de la Méditerranée (oui on n’est vraiment pas égaux dans le confinement, pas plus qu’ailleurs, nous on voit un parking) nous a envoyé des clichés échappés d’un livre d’images. La mer vue du balcon. Dans la lumière irréelle d’un crépuscule d’or laiteux , des bosses à la surface de la mer : des dos de dauphins ? une baleine ? Et ces rorquals vus aux larges des calanques de Marseille ? Je n’en suis toujours pas revenue. Et pourtant je languis d’y retourner, frôler la garrigue et plonger dans le bleu marine entre les rochers blancs.

L’apaisement de l’agitation permet à l’essentiel de se fait jour. Et quand le fouillis maniaque confine à l’universalité, le coup de frein doit être à la même échelle pour retrouver ses repères.

Et nous les enfants gâtés, il nous faut d’abord faire un tour au piquet pour réfléchir. Allez hop, vas-y, je compte jusqu’à trois. Et tu seras privée de sortie.

Je me revois il y a deux mois – autant dire, deux années-lumière.

« Non la Côte d’Azur, non j’ai pas trop envie d’y aller. Tu comprends en cette saison, y’a RIEN à faire sur la Côte d’Azur. RIEN. » A ma décharge, lorsque nous y avions passé les vacances de Pâques il y a deux ans, une pluie de mousson pendant sept jours nous avait enfermés… et je rêvais de vacances sportives natures, avec des randos dans des paysages ouverts sans béton.  

Hmmmm…

On se comportait chacun à notre échelle comme Trump : on prend ce qu’il nous faut, tant pis si ça détruit (même un peu), tant pis si ça méprise (même un peu). Egos toute !

J’ai réfléchi. Pardon. Je n’aurai pas dû dire cela. Ni le penser. Pour les prochains jours de vacances, je serai ravie de juste pouvoir marcher une heure le long du ruisseau derrière les écoles des filles. S’il vous plaît.

Et je ferai des photos de mon ciel et des branches.

D’ailleurs je vais y aller tout de suite, pour profiter de la pluie. Il n’y aura personne et ce sera presque sauvage. Un moment de fraicheur, d’intimité et de liberté. Grâce à quelques gouttes d’eau.

Les mêmes que celles qui m’avaient volé mes vacances à la mer. En tout cas c’est ce que j’avais cru sur le moment. Alors que quand j’y repense, c’est le regard espiègle de Chagall que je retrouve. Et le paysage sublime de l’aquarelle détrempée de la Méditerranée mouillée.

Cette pause était un cadeau. Je ne l’avais pas compris sur le moment.

2020 = 1984 ?

Inspiration.

La crise met en exergue nos travers. Traversons-nous la quarantaine en crise ?

Expiration.

J’ai écrit il y a quelques semaines un billet d’humeur sur toutes les dernières fois (descendre sur la page au 23 février 2020). Toutes celles dont on n’a pas conscience. Parce qu’on les a faites machinalement et qu’elles se sont fondues dans notre quotidien. Je partageais la réflexion que c’est une chance de savoir quand une action est la dernière du genre. On peut alors en profiter les yeux dans les yeux.

J’avais pris l’exemple du dernier jour d’école primaire de mon dernier enfant (prévu début juillet). En écrivant l’article en février, je me suis dit que j’anticipais beaucoup mais que c’était bien aussi. Une façon d’apprécier sur la durée, de fairer durer une dernière fois ponctuelle.

Et voilà que le destin m’a fait un pied de nez.

Tu pensais savoir et bien non.

Ce vendredi 13 mars la décision a été prise de fermer les écoles. C’était peut-être là le dernier jour d’école primaire de ta benjamine. Et la dernière fois que tu allais chercher un de tes enfants à la sortie des classes.

Ma fille est capable de rentrer seule et le fait régulièrement, mais elle aime bien que je sois là à l’attendre. Elle me confie son cartable trop lourd avec un geste théâtral d’un bras épuisé (si tu savais comme j’ai travaillé maman !), commence à réclamer ce qu’elle veut manger en arrivant (et à négocier des droits pour l’après-midi). Et file sur son vélo sans m’attendre.

Je me souviens de cette attente de quelques minutes vers 13 heures ce fameux vendredi.

Chacun des parents présents tente maladroitement d’occuper son emplacement habituel, repère pour son enfant, tout en essayant de garantir la distance sanitaire minimale avec ses voisins. On n’avait pas encore l’habitude de la distanciation sociale. On ne se promenait pas avec dans la poche un compas géant calé sur un rayon 2 mètres. Les regards et gestes un peu malhabiles trahissent l’adaptation hésitante à un public mouvant.

« Salut Estelle ! » Une maman de la classe refreine l’élan de me prendre dans ses bras. Je l’aime bien, ça fait bizarre ces nouveaux codes sociaux. On n’a pas encore l’habitude de se repousser comme des aimants de même signe.

Nous échangeons quelques mots. Comme les autres parents présents, nous sommes sonnés par cette annonce de la fermeture des écoles. Quoi, les enfants vont passer toutes leurs journées à la maison ? C’est nous qui allons leur faire la classe ? Et cuisiner deux fois par jour ?  Ils n’auront pas de copains ni de sorties pour s’amuser ? Non, non. Ce n’est pas possible. Ça ne pourra pas, ça ne devrait pas durer longtemps.

Sidérés, nous sommes encore dans un vague déni.

La maman-copine m’interpelle : « On se retrouvera pour se promener hein ? » Oui oui on vous accompagnera quand vous sortez votre chien le long du ruisseau. Ça fera du bien de voir des visages amis, que les enfants puissent se défouler. On ne se touchera pas, mais on pourra marcher côte à côte.

C’était avant la première semaine de confinement. Bien sûr il y a eu l’irruption du lumbago furieux. Mais peu à peu la drôle de guerre s’est installée : les aires de jeux ont été condamnées. Même sans l’interdiction de sortir, nous avons renoncé chacune, sans nous concerter, à nous proposer des sorties communes. Nous avons accepté. Même de loin il valait mieux ne pas se voir de peur de se respirer.

C’est d’une tristesse absolue les aires de jeux vides, entourées du serpentin rouge et blanc de rubalise. Celui des travaux et des scènes dangereuses. Mais c’est pour la cause impérieuse, la solidarité indispensable. Alors on s’envoie des petits messages, des blagues sur le confinement, la crise et la quarantaine. Parce qu’au début c’est déstabilisant. Le rire permet d’introduire cette mince distance vitale avec ce qui nous arrive. Tout est bon pour s’approprier cette nouvelle donne. La digérer.

Parfois je ne vous cache pas que j’en ai marre. Je rêve de me frotter les yeux au réveil et de soupirer. Ah bon, ce n’était qu’un cauchemar, ouf !

Les réseaux sociaux regorgent d’idées formidables pour s’occuper. Vous reprendrez bien un peu de Pilates ? Essayez les recettes du confinement (ah bon on va manger différemment même sans rationnement alimentaire ? C’est surtout le sucre qu’il faudrait réduire, mais mon moral refuse de le bannir). Comme si on s’ennuyait hein ? Comme si des idées on en n’avait pas ? En fait ce qui nous manque surtout en ce moment c’est de la farine blanche. Pour le reste on sait quoi faire.

C’est juste qu’on en a trop de choses à faire – avant même de compter le travail professionnel. Encadrer le travail scolaire prend déjà la moitié de la journée. Les tâches domestiques un quart. Et la tension entre quatre coloc consignés en manque de grand air, de vie privée et d’exercice ça bouffe le reste de l’énergie, et surtout, au-delà.

Pour se distraire, mes filles ont de nouvelles copines : des plantes à air. Elles aiment bien ça, les tremper, les faire sécher. Leur fabriquer des cabanes dans de petits bocaux avec du sable et des cailloux, une suspension en macramé. Des étagères minuscules en bâtons d’esquimau glacé ou en corde (ah le pistolet à colle !).

Elles en avaient déjà quelques-unes mais en ont trouvé sur un site web et ont commandé des renforts. Nous ne pouvions pas refuser ce petit baume végétal sur l’enfermement. Donc depuis hier nous avons au total 14 pensionnaires discrètes dans notre terrier. « Tu sais maman je m’applique bien comme ça quand j’ai fini mes maths, je pourrai m’occuper des plantes à air ! »

Merveilleux cette motivation dans quelques grammes de chlorophylle ! Mieux qu’un chien, hein ? (Clin d’œil appuyé : nos filles rêvent d’un chien). Ça ne mange strictement rien, et ne pèse guère plus. Un p’tit coup de vaporisateur et c’est parti pour des heures de bricolage sur le tapis du salon. Avec, pompon sur la plante verte, la pseudo vidéo Youtube pour expliquer à des followers imaginaires leurs techniques de réalisation.

Je crois que je vais m’y mettre au macramé. Je vais rajeunir. Ça me rappellera les années 80. Et ça me défoulera. Parce que les micro agressions de mes semblables continuent de me faire grincer des dents. Comme les réflexions passives-agressives du client poivre-et-sel-bien-mis chez le chocolatier samedi matin. « Non madame vous ne pouvez pas rentrer. Parce qu’il ne faut être trois au maximum dans le magasin. Il faut suivre les règles. C’est parce que, EUX là ils sont deux. Nous avec ma femme on se sépare toujours pour rentrer dans un magasin. » Vous l’aurez compris, EUX c’était nous.

J’ai envie de lui dire avec un grand sourire : en français ça se dit GNAGNAGNA.

C’est ma nouvelle catégorie d’emmerdeurs sociaux. Ceux qui font la morale et qui la ramènent pour montrer leur civisme exemplaire (en tous cas au moment où ils parlent). Ceux qui ouvrent la bouche, comme un toutou vient quémander un sucre, pour recevoir la médaille de la soumission servile. Et qui ont laissé leur bon sens et leur politesse à l’entrée du magasin avec leur femme et leur chien. En ce moment c’est l’éclate totale pour ces personnalités-là ! Ils lâchent tout ! Depuis le temps qu’ils en rêvaient !

Il suffit qu’ils restent à deux mètres de nous. On ne prend pas beaucoup de place mon mari et moi ; on vit dans le même foyer, on peut donc être collés dans le magasin. Et on prend du plaisir à choisir ensemble des chocolats de Pâques (non, non pas le lapin avec le masque sur le museau merci). Ça aussi ça doit déranger en fait non ? Faire des courses gourmandes en couple et avec le sourire ? En ces temps de crise ?

C’est sûr que cette période a un côté vintage 1984 – on y revient aux années 80. Tout le monde veut contrôler son voisin et se hisser sur les épaules de ses grandes fautes. Des amies allemandes m’ont fait la réflexion sur leurs compatriotes. Des amies françaises aussi. Et j’ai écouté une émission sur la BBC tout à l’heure qui laisse à penser que les Anglais ne font pas mieux.

Et pourtant ici on a encore le droit de sortir. On n’en abuse pas, on sait où est notre intérêt. Mais je crains le pire si on doit en arriver à la situation française (une heure de sortie par jour, avec une autorisation et des contrôles de police). Je n’ai pas envie que Monsieur et madame GNAGNAGNA du bout de la rue se planquent à la fenêtre de leur cuisine avec un chronomètre, un bloc de papier neuf (4mx3m, 500 g/m2) et un feutre indélébile (noir, mine épaisse) pour savoir combien de temps dure ma promenade hygiénique.

Je ne sais pas vous.

Mais je n’ai pas envie d’y toucher à la vie des autres.

Et je n’ai pas envie qu’ils touchent la mienne de cette façon.

2 mètres on a dit !

(et toc !)

La chasse à l’ours

Troisième semaine de confinement, arbres-droits vaudous, matriochkas et galets.

Je partage le bureau sur lequel je travaille avec ma plus jeune fille. A ma gauche nos coudes se touchent. Elle fait ses devoirs et veut être près de moi au cas où elle ait besoin d’aide. Et moi j’aime bien sa compagnie rieuse-râleuse (quand je corrige son travail).

Elle dessine sur un papier A3 une bulle de bande dessinée et tire des traits parallèles dans le nuage. De quoi retranscrire la pensée du héros du roman qu’elle lit pour son cours d’allemand. Dans sa main un crayon à papier coiffé d’un petit mouton vert comme la Saint-Patrick, souvenir d’Irlande rapporté par une grande cousine. De temps en temps elle se lève pour faire un arbre droit. Tu comprends, maman, mon corps a besoin de bouger !

Les corps d‘enfants qui se défoulent à l’intérieur augmentent la probabilité de désastres. A peine le confinement commencé, une roulade tonique sur notre lit a eu raison d’une de mes sculptures. C’était une modeste copie d’une naïade à genoux de Rodin, d’une solidité éprouvée par plusieurs déménagements depuis sa cuisson. Son atterrissage en deux morceaux et des poussières au pied de la table de nuit m’a permis de découvrir son pouvoir vaudou. Son corps était coupé en deux à la taille. Le dos avait cédé le long des pointillés : là où j’avais coupé la sculpture crue pour la creuser.

J’entends la voix étouffée de ma grande fille à l’étage du dessous qui lit ou récite une leçon. Mon mari s’est replié dans son nouveau bureau, la chambre de mon étudiant de fils.

Depuis hier mon lumbago s’est mis en sourdine (et pourtant la statue n’est pas réparée). Toujours là mais moins lancinant. Le traitement fait peu à peu effet. Quand je m’allonge mon mari n’est plus certain de me retrouver là où il m’a entreposée. Ce matin j’ai même enfilé seule mes chaussettes (surtout la gauche). Une LIBERATION !

Au 16ème jour de confinement en abîme, dans ma maison et dans un corps douloureux, coincée sous plusieurs couches de prison, je me sens comme la plus petite des poupées russes. Celle qui ne s’ouvre pas. Une matriochka minuscule et raide, interdite de sortie, comme celle qui traine, toute en volutes dorées et violettes, dans le tiroir de la cuisine. Je ne sais pas où sont ses sœurs, toutes rapportées de Saint-Pétersbourg par mes parents, dans une période de vie qui semblait alors normale. La benjamine de la série nous a suivi dans tous nos déménagements emportée dans le flots des petites cuillères. Mascotte dérisoire.

Après cette punition intime et permanente, le confinement seul semble doux. Presque une récompense car le droit au repos me semble accessible. Le lumbago m’a autorisée à ne pas me faire trop de souci pour le coronavirus, étant clouée par chaque inspiration au moment présent. Il m’a encouragée à demander de l’aide pour les gestes du quotidien et libérée des objectifs de nettoyage de printemps. Ça n’a l’air de rien, mais pour moi ce sont des gros changements. Affranchie de corvée de supermarché, je ne suis plus confrontée aux crocs de mes concitoyens (et toc !). Je ne vais qu’au marché où les vendeurs sont avenants, et les autres clients à bonne distance. Les sourires sont plus nombreux et l’espoir est revenu. C’est toujours ça de pris.

J’ai bien conscience que certains vivent depuis longtemps confinés dans leur corps pour différentes raisons, avec ou sans espoir de s’en libérer. Mais on connaît tous des changements en cette période étrange, même sans la torture immédiate du lumbago.

Enfermés involontaires nous nous affranchissons du même coup de la contrainte sociale. De ses horaires et du paraitre. Les masques invisibles, ceux derrière lesquels on se cache et qui ne sont jamais en rupture d’approvisionnement, ont glissé. On se dissimule moins bien, peut-être qu’on en a juste moins envie et moins besoin. Tous ceux qui le peuvent travaillent de chez eux et révèlent à leurs collègues des bouts d’intime, la couleur de leur salon, le désordre spontané des cris de leurs enfants. Si tout le monde cesse un peu de tricher, on peut s’offrir une trêve aussi.

Nous voilà confrontés à nous-même.

Sans l’agitation de l’urgence, le flou bouillonnant des rapides, le cours d’eau de notre quotidien redevient clair et transparent. Le sable en suspension se dépose. Nos valeurs et nos choix, comme les galets posés au fond, réapparaissent.

C’est le moment de les ramasser, de les soupeser, de les retourner pour regarder sur toutes les faces. De les reposer délicatement au fond, ou de les jeter sur la plage. De les empiler sur la rive pour en faire un petit cairn, histoire de ne plus se perdre ou de se retrouver.  

La prochaine tranche de vie normale sera-t-elle identique à celle que nous avons quittée ?

Le temps d’attente et d’observation que nous vivons ces jours-ci ne nous permet pas encore de le savoir ou de le décider. D’abord parce que le changement prend du temps. Ensuite parce que le futur immédiat lourd de nuages noirs reste un gros mystère : le tsunami du virus ne nous a pas encore touché de près. Je suis très curieuse de savoir comment nous allons en ressortir.

Les humoristes ont décortiqué tout ce qu’ils pouvaient de cette nouvelle vie. Nos fous rires nerveux presque hystériques nous ont bien soulagé au début. Maintenant le soufflé est retombé. Les comédiens font des émissions sérieuses depuis chez eux. Là aussi les masques de la comédie sont tombés. Les informations sont un terrain de jeu moins propice aux blagues. Même la bêtise insondable et arrogante de Trump ne fait plus rire. Elle a des conséquences trop graves.

Jusqu’à présent, faute de pouvoir m’affranchir de mon corps douloureux, je n’avais pas l’énergie de faire quoi que ce soit pour moi pendant le temps scolaire (ni pendant le reste de la journée). Ma disponibilité était acquise. Les douleurs m’interdisaient aussi de m’énerver. Curieux effet secondaire, bénéfique pour mes proches je suppose. Ce matin j’essaie d’écrire sur mon ordinateur à côté de mes filles qui se sont invitées toutes les deux dans mon espace de travail (il faut savoir qu’elles ont chacune une chambre, avec un bureau et une porte qui se ferme). J’ai beau tenter de m’isoler sous un casque avec un fond sonore doux (la mer et les grillons, Noisli vous connaissez ?), je suis sollicitée sur ma gauche pour des histogrammes (sur les parfums de glace préférés de la famille, merci à tous pour vos réponses) et sur ma droite par ma grande fille qui fait des exos de maths en ligne (et chantonne). Ma patience s’érode. Planquez-vous, mon corps va bientôt m’autoriser à m’énerver. 

Dans mon casque, l’eau de pluie s’écoule, les grillons grillonnent. Les vagues me lèchent les pieds dans cette nuit virtuelle. Les rafales de vent agitent les branches. J’ai l’envie furieuse d’un ailleurs. Pas forcément loin. Mais dans la nature, vraiment. Tapis dans les plis de ce quotidien qui bégaie, s’emmêlent deux sentiments contradictoires et complémentaires. L’envie de retrouver mon pays, de rentrer chez moi, pour vivre cette période violente dans un cadre humain familier. Et le furieux besoin d’évasion pour vivre tout simplement.

Les Allemands ont des expressions bien pratiques qui n’existent pas en français. Heimweh haben, ou comme on dit chez les anglophones, to be homesick. Languir, avoir le mal du pays. Et ils ont aussi le contraire : Fernweh haben, autre expression de la Wanderlust. L’envie, le besoin de partir à l’aventure, découvrir le monde. Slogan favori des agences de voyages.

J’ai envie de filer à l’anglaise. Mais pour aller où ?

Serait-ce ça aussi un des drames de la pandémie ? Cette impression d’impasse absolue. Nulle part où aller. La terre entière tousse. Un futur consolé dort encore dans les limbes des hypothèses. Le passé résolu est inaccessible.  Comme dans l’album illustré pour enfants We’re going on a bear hunt de Michael Rosen et Helen Oxenbury …. « We can’t go over it. We can’t go under it. Oh no ! We’ve got to go through it ». On ne peut pas passer par-dessus. On ne peut pas passer par-dessous. Oh non ! il va falloir passer à travers. A travers la boue collante, la rivière profonde, la forêt touffue, la crise sanitaire mondiale.

Car si tout fout le camp, nous ne le pouvons pas.

Nous, nous sommes consignés. Dans la grotte de l’ours. Avec l’ours.

Reste l’imagination.

Et WhatsApp.

PS : Bon rétablissement à Michael Rosen. J’ai appris ce matin qu’il était touché et en soins intensifs.

Cassettes

Des souvenirs de jadis et naguère : voilà deux semaines, autant dire vingt ans.

Schöner Umweg : joli détour

C’est décidé je range.

Mon coin bureau a besoin de calme visuel. Il partage un espace ouvert avec une étagère à paperasses et une autre à bricolage créatif, une planche à repasser sous son fer, une bibliothèque qui déborde. Des cartons d’albums photo, tout un passé de papier, ronronnent sous un couvre lit blanc, camouflés en commode. Un autre bureau supporte une imprimante capricieuse et un ordinateur ronflant qui héberge d’autres photos familiales, un passé plus récent, numérique. Jadis et naguère.

Je m’inspire de chez mon amie d’enfance allemande. Je vais commencer par relooker les classeurs en blanc, pour faire taire leur bavardage coloré. Les caisses de tissus et de laine, les papiers à dessin et les toiles, la machine à coudre seront relégués en coulisses, derrière un store en bambou (du grand magasin de bricolage du bord du Rhin). Quand allons-nous l’accrocher ?

Au-dessus de la tribu des classeurs en pleine métamorphose, au fond de l’étagère du haut, un sac en plastique. Il contient six ou sept cassettes vidéo d’un format bâtard (celui d’une caméra d’il y a quelques décennies) et leurs petites sœurs, supports audio d’un répondeur téléphonique. Il serait temps de les convertir dans un format utilisable. Les appareils indispensables à leur consultation ont disparu depuis des lustres et j’ai repéré à Mainz un photographe qui propose de ‘’digitaliser tous vos documents’’.

Motivée par l’enthousiasme de mes enfants, épatés de se voir vivre tout petits lors d’une séance impromptue de cinoche familial, je décide d’agir. J’attrape le sac en plastique et le confie à la sacoche de mon vélo. Je pédale contre le vent. Je pars déposer ces trésors minuscules, des cassettes vidéo âgées de presque 20 ans – témoins muets de la toute première enfance de mon fils et une cassette de dictaphone, vieille d’un peu plus de 20 ans. Sur cette dernière est dessinée, d’un trait rapide au stylo Bic bleu, une tige et sa fleur.

Coup de guidon à gauche, coup de frein. J’abandonne sans plus de formalités ma bicyclette (comme disait ma grand-mère) dans un renfoncement du trottoir, et je grimpe les quelques marches jusqu’à la boutique, le sac plastique à la main. Une dame m’accueille derrière son comptoir, la cinquantaine, une coupe courte stylée marron acajou. Je suis surprise, je ne sais pas pourquoi. Je m’attendais à un monsieur, un homme à la barbe poivre et sel, et aux lunettes en demi-lune. De la musique de jazz joue en sourdine.

Comme un enfant qui revient de la pêche à pied avec un seau qui grouille, je tends mon sac et lui montre mes trésors en plastique. Je lui demande si elle peut les digitaliser. Oui y’a une promo en cours, chaque cassette coutera tant d’euros. Donnez-moi votre nom. La toute petite cassette en revanche la dame ne sait pas si au labo ‘’ils peuvent en faire quelque chose’’. Je comprends que le son et l’image ne sont pas traités de la même façon (pourquoi ?). Elle demandera. Elle la pose de côté sur un formulaire séparé. Elle ne m’a toujours pas souri. Même quand je lui ai demandé de patienter quelques minutes pendant que j’allais retirer de l’argent à la banque d’â côté. Parce qu’elle ne prend pas ma carte bleue.

Mon numéro de téléphone ? Euh c’est un numéro français. Si vous me permettez je vais l’écrire moi-même ce sera plus simple. La dame marque un temps d’arrêt de quelques secondes. Je la sens désemparée. Ça doit être la première fois qu’on lui fait le coup et elle ne sait pas comment réagir. Je lui prends doucement le formulaire et le stylo des mains, pour joindre le geste à la parole, et lui prouver qu’il n’y a aucun danger à me faire confiance. C’est tellement plus facile pour moi de l’écrire que de lui expliquer que pour convertir un numéro appris en français à l’allemande, il faut dire d’abord les unités et que je perds le fil des chiffres en route. Voilà tenez, c’est fait. Ça a été rapide, non ? et sans douleur.

Je souris et comme à mon habitude tente un rapprochement humain : « La petite cassette, là, elle porte sans doute la voix de ma mère, qui est morte depuis 20 ans. Elle est très importante. Il faut y faire attention ».

Pas de problème, c’est bon. J’ai votre téléphone.

Ses gestes sont secs et précis sous des ongles manucurés.

Comme convenu je suis allée chercher mes DVD. Je les ai posés sur une autre étagère, dans la chambre de mon fils. Un jour j’irai récupérer ma petite cassette s’ils ne peuvent rien en tirer. Je la reposerai sur l’étagère et continuerai de la garder précieusement, trésor dérisoire et inutile. Sinon il me faudra patienter encore plusieurs semaines pour espérer avoir un fichier numérique. La bande est peut-être dégradée, depuis ce temps. Et le son seul c’est tellement plus compliqué qu’associé à l’image semble-t-il.

J’ai un peu peur de ces vieilles voix, de ces images périmées. De la résurrection d’un passé. Où est parti le petit garçon en baby gros ?  Entendre la voix de sa mère, après plus de 20 ans. Ça doit faire drôle. Vais-je la reconnaître ? Vais-je me reconnaître dans cette conversation que j’ai enregistrée à la fin de sa vie grâce à un dictaphone emprunté ?

Je me souviens qu’il y est question d’arbres à planter : un tilleul qui sent si bon, ou un petit laurier qui pousse tout seul et ne demande rien à personne. Que j’y parle à peine et renifle beaucoup.

Je me demande souvent comment ce serait si les morts qui me sont chers, ma mère, ma grand-mère revenaient aujourd’hui. Je leur présenterais tous les changements dans ma vie : leurs (arrière) petits-enfants qu’elles n’ont pas connus, mon nouveau mari, ma vie en Allemagne. Mon amour des fleurs et de la nature, comme elles. Et ma passion ressuscitée de l’écriture. Comme quand j’étais petite, vous vous souvenez ?

Lexique 

Cet article fait référence à un passé presque lointain à l’échelle des échanges d’aujourd’hui. Il me semble nécessaire d’ajouter des définitions à l’intention des lecteurs nés après l’an 2000 (mais de rien, c’est avec plaisir) :

Cassette : boîtier amovible contenant deux bobines destinées à recevoir une bande magnétique pour l’enregistrement du son ou d’images. L’ancêtre du DVD et du CD quoi. Ça ne vous dit rien non plus ? Non, je ne sais pas comment ça s’appelle aujourd’hui. Je demanderai à mes enfants.

Répondeur téléphonique : appareil relié à un poste téléphonique, muni d’un enregistreur à bande magnétique (voir ci-dessus), permettant d’enregistrer les appels et les messages, et de délivrer un message au correspondant. Comme sur votre portable, mais avec une machine spécifique qu’il faut brancher à une prise et au téléphone.

Dictaphone : magnétophone* servant à la dictée** du courrier.

*Magnétophone : appareil d’enregistrement et de lecture des sons utilisant comme support une bande magnétique (bande ou cassette). [Abréviation : magnéto.] – de l’allemand : Magnetophon, marque déposée). Un truc noir qu’utilisaient vos parents pour écouter les Beatles et Jean-Jacques Goldman dans leur chambre.

** dictée : exercice scolaire ayant pour but l’enseignement et le contrôle de l’orthographe. D’un usage assez répandu entre Jules Ferry (1881) et la fin du 20ème siècle.  Tombés en désuétude depuis, la dictée et l’orthographe.

Planche à repasser : Équipement ménager qui sert à vos parents à repasser leurs habits de travail et les vôtres quand vous rentrez chez eux.

Paperasses : documents administratifs en général imprimés sur du papier blanc A4 et que l’on contemple longuement, la tête dans une main, un stylo dans l’autre en essayant de se souvenir de son numéro d’INSEE et de la déclaration d’impôts de 2009. Tu sais où elle est toi ?

(Merci au dictionnaire Larousse, qui voudra bien me pardonner de légers détournements).

Post scriptum : Depuis que j’ai écrit cet article voilà quelques semaines un millénaire s’est écoulé. J’ai écouté la voix de la dame du magasin sur mon répondeur : la cassette audio était vide. Je pourrai passer la chercher après le confinement quand le magasin rouvrira.