Triangle des Bermudes

Les étourneaux se déplacent en groupe, font et défont des formes bruyantes et éphémères. Comment font-ils pour voler toujours ensemble dans cette chorégraphie aérienne spontanée ? Quel danseur orchestre ce ballet sur quelle musique ? Un mouton longe paisiblement la barrière de son pré. Les autres vont-ils suivre ? Les poules et les canards s’ébrouent dans la boue de leur enclos. On vient d’ouvrir la porte de leur cabane. Cette nuit encore, le renard aura fait chou blanc. Les chiots de la ferme filent ventre à herbe dans le champ immense. Un matin comme tant d’autres dans la campagne anglaise. Je ne vais pas tarder à enfiler mes nouvelles bottes pour aller respirer l’an neuf.

Nous sommes dans le Somerset, sur la côte ouest de l’Angleterre, en face du sud du pays de Galles. Nous avons fini par réussir à franchir la Manche pour Noël. Epuisés par notre mois de Décembre et nos recherches vaines pour nous déplacer via Paris dans un contexte de grèves, nous avions d’abord renoncé à partir (voir article : Gâteaux à gogo). Nous avons même trouvé un train pour que notre grand garçon étudiant à Lyon nous rejoigne en Allemagne. Pendant qu’il roulait vers le nord, nous avons pu acheter des places pour Londres, en passant par Bruxelles.  C’est ainsi que nous sommes repartis tous les cinq le lendemain de son arrivée. Heureusement qu’il est étudiant, tolérant, habitué aux voyages et sait comment dormir et s’occuper dans un train (merci à lui !).

Nous passons chaque année Noël à Londres dans ma belle-famille et profitons du déplacement pour rester quelques jours de plus dans des coins que nous ne connaissons pas. Petite cure de vieilles pierres et de cream teas (thé accompagné de scones tartinés dans un ordre à choisir de confiture de fraise et d’une crème fondante et jaune comme du beurre, la très épaisse clotted cream). Marches dans la campagne.

Première étape cette année : acheter des bottes à toute la famille. Sans ça il ne faut pas imaginer sortir loin. L’humidité détrempe tout. Les écorces des haies du bocage et les planches des palissades prennent une teinte verte. La campagne est quadrillée de chemins (public footpath), qui longent les cours d’eau, traversent les pâturages (prière de tenir votre chien en laisse – ça tombe bien, on n’en a pas malgré la pression familiale). Partout les barrières sont équipées de marches en bois (les stiles) pour permettre aux randonneurs de les franchir sans ouvrir (ni oublier de fermer) un portail. Bien se tenir en mettant le pied sur la planche moussue sous peine de plongeon dans la boue.

Chouette les magasins sont ouverts le dimanche ! Après 18 mois en Allemagne, c’est un petit miracle ! On a tous pu trouver des Wellington boots (bottes en caoutchouc) à notre taille et barboter dans la boue collante. Menu plaisir dont je m’étais déshabituée en grandissant : traverser les flaques par le milieu, sentir son élan retenu par l’argile gluante. Voir disparaître ses pieds. Si je ne craignais pas de grelotter, j’irais volontiers pieds nus dans le chemin du bas, enfoncer mes orteils dans le velours de la boue noire.

L’Angleterre est une île humide. Mais la région où nous nous trouvons l’est encore plus – si possible. Les Somerset levels sont situés en dessous du niveau de la mer. C’est une zone de marécages, défrichée et drainée il y a plusieurs siècles par les moines de l’abbaye de Glastonbury. Les champs sont caressés par quantité d’eau : drains, petits canaux et ruisseaux. Ils miroitent par endroits, souvenir des récentes pluies. Les nuages se reposent dans l’herbe. Pâturages gras de moutons, exploitations de tourbe pour les jardineries. Réserves naturelles élues par de nombreuses espèces d’oiseaux et paradis des marcheurs à appareil photo à zoom immense et camouflé. L’ascension de la colline de Glastonbury (le Glastonbury Tor) visible de très loin, nous confirme que de haut en bas, la vue est également très vaste, à 360°. On comprend le rôle symbolique qui lui a été attribué pendant des siècles par les druides et autres personnalités spirituelles de l’histoire du coin. La ville garde une coloration ésotérique (est-ce le mot juste ?) très intense avec force boutiques de cristaux et d’articles de magie.

Nous profitons avec bonheur de cette parenthèse bucolique anglaise. Les fêtes de Noël se savourent presque autant (plus ?) a posteriori, dans le sillage du tourbillon. Comme en Allemagne, Noël dure trois jours : Christmas Eve (le 24 décembre), Christmas Day (le 25) et Boxing Day (le 26). Les deux derniers sont fériés. Cela laisse du temps pour vider les stockings, offrir, recevoir et ouvrir les cadeaux.

Cette année encore, pour Christmas Eve sous sommes allés voir une pantomime, tradition anglaise, aussi incontournable que le Nativity play (scènes de théâtre où des enfants jouent la Nativité, dans les écoles et les églises). La pantomime, c’est un conte parodié musical à grosses blagues, pour tous les âges et tous les goûts (même les plus mauvais). En général, au moins un personnage de femme est joué ostensiblement par un homme (dans un costume criard et vulgaire) et un rôle est tenu par une célébrité du monde du théâtre. ‘’Salut ! Je suis Muddles ! … cette année’’ : tous les acteurs jouent au deuxième degré, de façon tongue in cheek comme disent les Anglais (avec ironie, littéralement : la langue dans la joue).

Le spectacle est autant dans la salle que sur la scène. Les familles en pulls de noël et bois de rennes en tissu répondent aux acteurs selon des codes bien connus : ‘’He’s behind you !’’, ‘’Oh, yes he is !’’, ‘’Oh, no he isn’t !’’, ‘’Bououh ! ‘’ (dès que le méchant entre en scène), ‘’Ouououh’’ (dès que les amoureux s’embrassent) et autres exclamations collectives. Cette année dans notre théâtre habituel c’était Blanche Neige. Miroir, mon beau miroir…

En rentrant du théâtre, le thé nous attendait. Et le Christmas cake, celui fait par mon mari, et apporté d’Allemagne, (vous vous souvenez ? voir article Pot-pourri de Noël) et les mince pies (petites tartes aux fruits secs et aux épices, cousines en chausson de pâte du Christmas pudding). La soirée s’enfonce fort tard dans la nuit, dans les froissements des emballages de dernière minute et les chuchotements encombrés sur la pointe des pieds jusqu’au sapin.

Le soleil brillait ce matin de Noël-là (en fin de matinée hein, les jours sont courts là-bas, comme en Allemagne). Notre trajet dans le carillon des cloches vers la vieille église (anglicane) du quartier était doux. J’adore m’y rendre pour le carol service (célébration de Noël, où les chants sont les Christmas carols). Dans ma vie quotidienne, je fréquente peu les églises et seulement quand elles sont vides. A la recherche de paillettes de sérénité et de paix. Mais là je prends un réel plaisir à y retrouver du monde.

Tous le quartier s’y rassemble, c’est une activité sociale courante pour Noël, comme d’aller boire un verre chez les voisins ou des amis. Et les paroles des prêtres (vicars) qui officient (hommes et/ou femmes) sont ancrés dans la réalité humaine. Ils donnent l’impression d’une ouverture à la vraie vie (et pas de sa négation culpabilisante) pour nous aider à nous en extraire un petit moment par le haut.

Le prêtre dans son sermon a demandé aux gens présents : « Qui parmi vous porte un habit reçu ce matin ? Et qui a déjà mangé un cadeau de noël (allusion aux pièces en chocolat glissées dans les stockings) ? » Au moment de mettre le petit Jésus dans la crèche, il a aspergé les santons d’eau bénite et en a envoyé sur les personnes à proximité en disant avec un sourire : « Il en reste, on ne va pas la gaspiller ! J’espère que je n’ai pas abimé vos beaux habits de fête ». Tout le monde a ri. Et moi aussi. Entre mes larmes et derrière mon mouchoir. Cette cérémonie me touche beaucoup par sa simplicité et son accessibilité. Avant de se quitter, tout le monde entonne ‘’Hark the herald angels sing….’’

Une parenthèse de paix donc, mais aussi de petite remarque intérieure (réflexe allemand ? rappelez vous l’article Retour vers le passé) : ‘’Whaou ils sont vraiment modernes les Anglais !’’ A l’entrée de l’église un appareil high tech pour faire des dons en ligne avec une carte bleue, quête du 21ème siècle. (On a vu la même dans les musées gratuits, qui fonctionnent avec des donations).

Pour le déjeuner de Noël, nous nous sommes régalés – comme la plupart des familles – de dinde avec ses trimmings (ses accompagnements) : les pigs in blankets (ou ‘’cochons en couverture’’, de petites saucisses entourées de lard), la bread sauce (sauce blanche type béchamel épaisse au pain), la cranberry sauce, les pommes de terre, carottes et panais rôtis. Et les choux de Bruxelles, très bons avec des châtaignes et des lardons, que peu de monde aime et que pourtant toutes les tables accueillent. Y’a qu’à les voir bradés dès le 27 décembre !

Le dessert a été pris après le fromage pour honorer les Français présents, mes enfants et moi – sinon c’est avant. Nous avons flambé de bleu le Christmas pudding et tiré sur les crackers. Chacun tient d’une main sa grosse papillote en carton à pétard et de l’autre, en croisant les bras, attrape celle du voisin. PAF ! Tout le monde tire en même temps. S’en échappent, une petite couronne en papier coloré à porter pour le reste de la journée, une devinette (en général des jeux de mots sur le thème de Noël et des bonhommes de neige), une bricole inutile (casse-tête, mini crayon…).

Ensuite dans l’après-midi, nous nous sommes recueillis – comme de nombreux sujets britanniques – devant sa majesté la télévision où la Reine prononce chaque Christmas Day un discours d’une dizaine de minutes, bilan de l’année écoulée, et vœux pour celle à venir. Les paris vont bon train (enfin, ceux qui roulent – oups) sur la couleur de sa robe (bleu roi, comme il se doit).

Une belle fête de noël à l’anglaise donc, avec retrouvailles et apéro dehors au soleil (si, si !). On se sentait de retour at home. Pourtant lorsque je me suis exclamée quelques jours plus tard en route vers le Somerset : ‘’Bah elles sont crado les voitures ici !’’, je me suis dit que vraiment je commençais à avoir des réflexes germaniques. D’abord parce que depuis toutes ces années que je fréquente intimement l’Angleterre, cela ne m’avait pas marqué, et ensuite parce qu’en règle générale, les voitures, comme tout ce qui produit du bruit et des mauvaises odeurs, ne m’intéressent pas au-delà de leur utilité comme mode de transport.

Dans nos conversations avec nos amis anglais, j’ai constaté que pour mes filles et moi, les mots germains s’étaient mis pour la première fois à chahuter et bousculer leurs cousins anglais. Sans doute avons-nous dû faire des progrès en allemand et peut-être atteint un nouveau stade dans notre (dés-) intégration. Lorsque j’ai fait un aller-retour à Lyon en novembre (oui, désolée je n’ai pas pu voir tout le monde !), j’ai pu constater de nombreux changements depuis notre départ. « Tiens la presqu’ile s’essaie à limiter les voitures !? » « Ah ce restau que j’aimais bien a fermé ! »

Pas vraiment d’ici et plus vraiment de là-bas, avec toujours un fort attachement à l’Angleterre. Nous habitons désormais culturellement un no man’s land triangulaire ou plutôt, une contrée-rien-qu’à-nous. Un triangle des Bermudes entre la France (du Sud), l’Angleterre (du Sud) et l’Allemagne (du milieu).

Venez-nous y voir, si vous passez par là. Vous verrez c’est sympa !

Photo : le Glastonbury Tor

Deux mille vingt

Allez, quelques pas encore. J’aperçois le bout du chemin. Nous allons arriver au croisement.

Chère année 2019, nous allons bientôt nous séparer. Tu n’as pas toujours été tendre avec moi, je t’en ai même voulu de toutes mes forces. J’ai voulu te manger comme on mange aux dames, en sautant par-dessus, sans s’arrêter. Te doubler par l’intérieur du virage. Sans regarder en arrière, vers ces premiers mois en Allemagne qui m’ont grignotée de l’intérieur, poussée au bord du précipice, au bord de moi-même. Mon corps épuisé par ce remue-ménage (au sens propre) n’avait plus la force de se reposer. Et mon esprit ne savait plus vers quelle hypothétique fuite se tourner. Rentrer ? Partir dans un autre pays ? Rester ? Tout en étant consciente qu’il n’y a que le temps pour apprivoiser ce nouvel ailleurs, que l’on finit par s’habituer, et que l’impatience n’y fera rien.

Le temps prend longtemps. Il faut en perdre pour mieux se trouver et s’acclimater. Il a pris la majeure partie de tes jours, année 2019. Le temps de faire le tour d’un cycle, de répéter ces gestes nouveaux pour commencer à les transformer en habitudes. Abracadabra… Tes derniers mois ont été formidables de douceur et de partage avec nos nouveaux amis. Une belle récompense après tous ces tâtonnements sociaux que de saluer quelqu’un que l’on croise au marché, ou de devoir choisir entre plusieurs invitations chez des gens que l’on apprécie.

Continue ta route, lâche-moi la main je te rends ta liberté. Je tâche de te pardonner. Et de me pardonner à moi aussi, ces incertitudes et cette rébellion intime bien involontaire. Retenons les rencontres et les découvertes, les apprentissages et les fous rires familiaux. Nous avons fait nôtres les réflexes sociaux-culturels majeurs dans notre nouveau pays. Les filles sont trilingues même si bien sûr l’écrit allemand reste perfectible. L’école a cessé d’être un défi quotidien. Elles ont plein de copines. Nous savons qui éviter et qui inviter. Conquis par la façon allemande de se saluer (entre gens proches), nous donnons l’accolade sélective. C’est tellement plus sincère et sympa que le toucher de joues pour la bise incontournable.

Bienvenue année 2020. Je te serre donc dans les bras. Toi l’année qui donne envie de jouer avec les chiffres. Deux zéro deux zéro. Deux deux et deux zéros. Quatre au total. Zéro si on les soustrait. Equation de la nouvelle décennie. Un équilibre dans la rondeur, dans la répétition et la parité.

Tu te souviens quand on calculait l’âge qu’on aurait en l’an 2000 ? Aperçue dans la science-fiction lointaine du début de l’âge adulte, cette étape de l’existence dans l’arbitraire du temps qui passe s’est fondue dans les souvenirs. Quand elle était petite fille, ma mère calculait déjà en sautant à la corde avec ses copines quel âge elles auraient en l’an 2000. Ça aurait pu être 56 ans.

Tu te rappelles l’âge qu’on avait en l’an 2000 ? Je ne me souviens plus tout à fait de mon âge, mais tellement de la naissance de mon fils – qui aura 20 ans en l’an 2020. Et de celle de sa maman. Déjà une année toute en rondeur, celle de mon ventre.

Mes filles sont nées en 2007 et 2010. Pourquoi ne dit-on pas, en ce début de siècle comme en celui du dernier, ‘’mes filles sont nées en 7 et en 10’’ ?  Il y a 100 ans, les années n’étaient repérées que par des dizaines et des unités. Ma grand-mère maternelle est née en neuf. Mon grand-père paternel en vingt et un. ‘’On est partis comme en quatorze’’. Cette façon de mentionner les dates s’est envolée avec les chapeaux des messieurs et les corsets des dames.

Nous allons donc changer d’année. La belle affaire. Ce symbolisme arbitraire n’est lié qu’au décompte choisi par l’Occident pour répartir la vie humaine sur les saisons cosmiques. Effort vain de maîtriser les gouttes du temps qui coulent entre les pages du calendrier. Voilà déjà plusieurs jours que la lumière quotidienne grandit. Le 31 décembre ne représente rien de spécial pour moi.

Je ne suis pas de celles ou de ceux qui prennent des résolutions au 1er janvier. Quel intérêt à ce symbolisme à part celui avoué de commencer un 1.1, et plus hypocrite, de retarder une décision que l’on sait importante mais qui nous coûte trop ? Si une action est importante pourquoi attendre ? Le premier pas vers la nouvelle habitude ne gagnerait-il pas à être fait dès aujourd’hui ? ‘’Demain’’, le ‘’1er janvier’’ débordent d’intentions, auxquelles on ne croit pas vraiment, et dont on espère tout bas qu’un miracle nous libèrera avant le moment venu pour nous de les accomplir.

La rentrée scolaire m’a toujours transmis l’énergie du renouveau pour un changement d’habitude. Son symbolisme s’ancre dans un pragmatisme bien réel. Je veux apprendre à chanter ? Tant mieux c’est le moment des inscriptions dans l’école de musique du quartier. Pour concrétiser cette envie, il ne me coûtera que le premier pas vers la classe de chant le jour des portes ouvertes. Cet impératif de date s’écroule d’ailleurs en Allemagne où – sous réserve de places disponibles – les inscriptions sont possibles toute l’année. Ma benjamine a rejoint un cours de gym fin novembre. Un cours d’essai, quelques papiers, pas de certificat médical. Ouf ! Il ne nous reste qu’à penser aux chaussons le jeudi.

Si je veux aujourd’hui m’autoriser enfin à exister, et cesser d’attendre que d’autres m’octroient cette hypothétique permission, pourquoi ne pas essayer de changer mes réflexes dès maintenant ? Défaire une par une les couches empilées pour me fondre dans la masse et faire ce que les autres attendent de moi. Petit à petit soulever les étiquettes collées par des regards pas toujours bienveillants pour retrouver le noyau de ma personnalité. Il ne demande qu’à pousser dès qu’il retrouvera la lumière du jour.

Donc exit la tentative de résolutions au premier janvier. C’est comme la soirée de la Saint-Sylvestre. Je n’ai jamais compris cet impératif de ‘’faire la fête’’ à une date précise, sans autre prétexte que l’arbitraire d’un décompte sur le papier. Aucun événement historique à commémorer. Pas d’anniversaire particulier. Le froid bloquera pour encore quelques semaines humides l’éclosion des premiers bourgeons.

Faute d’y trouver mon compte, j’ai arrêté depuis plusieurs années de céder à la pression collective de me coucher tard après une soirée grégaire et bruyante. Je suis d’un caractère introverti et mon idée d’une bonne soirée est plutôt de me protéger du bruit et d’éviter de compromettre par un coucher aux aurores ma journée du lendemain.  Je préfère désormais accueillir le recueillement de la nuit et profiter des quelques heures de lumière que les nuages voudront bien me laisser le 1er janvier. Passer une bonne soirée entre amis ? Avec plaisir, mais quand l’envie et l’humeur m’en prennent. Et jusqu’à l’heure que je veux.

Mais les mois gris et sombres peuvent sembler bien longs. Les Allemands s’offrent un peu de lumière et de chaleur dans la nuit avec la tradition du Feuerzangenbowle (mot imprononçable composé de trois mots : feu, pince, punch aux fruits). En travers d’une marmite de Glühwein aux agrumes (vin genre sangria), maintenue au chaud sur une flamme, est posée une sorte de longue cuillère plate en métal. Elle accueille un pain de sucre (on se demandait à quoi servaient ces cônes à l’ancienne aperçus au rayon pâtisserie). Arrosé régulièrement de rhum et flambé, il fond dans le vin parfumé. Ça prend du temps, celui de discuter avec ses voisins, et de regarder filer les nuages devant la lune. Nous avons découvert cette tradition de la fin d’année chez des amis, dans le halo d’un feu de camp. Feuerzangenbowle il paraît que c’est aussi le titre d’un film des années 40, du genre classique que tout le monde connaît. Nous tâcherons de le regarder pour éclairer une longue soirée de janvier.

En définitive, se souhaiter une bonne année, n’est-ce pas, jolie tradition collective, se donner de l’élan pour traverser l’hiver, tricher avec la nature en inaugurant le renouveau dès le 1.1 ? Guten Rutsch ! comme disent les Allemands pour se souhaiter un bon changement d’année (littéralement : bonne glissade) .

Alors puisse le rideau de la nouvelle année se lever sur la douceur d’un pâle soleil derrière la silhouette mordorée des arbres nus. Que 2020 soit moins prévisible et convenue que son apparence sur le papier, mais fantaisiste comme son 29 février et rassurante comme son équilibre visuel. Pour qu’on puisse se dire a posteriori : ‘’N’aurait pas pu mieux faire, 2020 a donné tout ce qu’elle a pu’’.

Je vous souhaite 366 journées vingt sur vingt.

Gâteaux à gogo

C’est quoi Noël ?

A quelques jours du 24 décembre je me pose la question. Oui c’est quoi Noël ? Et surtout, sans parler de cadeaux, qu’est-ce que je veux, moi, pour Noël ?

Chaque année le mois de décembre me rabote l’énergie. Quand on a la chance de ne pas être seul, beaucoup trop d’activités s’enchaînent dans un compte à rebours tendu.

Voilà quelques temps, la classe de ma benjamine avait organisé son barbecue dans la forêt (vous vous souvenez la cabane dans la nuit ?). La fête de la classe de la cadette, a pris cette semaine la forme d’un barbecue avec buffet apporté par les parents dans la cantine du collège. En présence de la classe des correspondants français. Rendez-vous à 17h (‘’C’est quoi ça c’est le goûter ?’’) Grand sapin décoré, étoiles illuminées aux fenêtres, plants de Weihnachtsstern (‘’étoiles de noël’’, les poinsettia rouges et verts) sur les tables.

A peine eu le temps de grignoter un p’tit bout en saluant quelques parents (j’avais apporté des saucisses déjà-trop-cuites), qu’il a fallu filer. Direction le concert de l’Avent de l’école de musique de ma grande fille. Vite on pédale dans la nuit. Allez, une dernière bouchée et on entre. On quitte ses chaussures puisque l’audition se tient dans une maison privée. Ma fille et moi nous hâtons au piano pour une dernière répétition (mince pas le temps de me laver les mains). Les flûtistes en chaussettes se succèdent devant leurs familles (tout autant en chaussettes). Les jeunes musiciennes (tiens que des filles !?) donnent une impression de maîtrise ; elles doivent avoir l’habitude de jouer en public et ensemble. Pour ma grande à la flûte et moi au piano c’est notre première audition allemande et notre interprétation (merci pour votre compréhension Monsieur Tchaïkovsky) trahit parfois notre émotion.

Pour chacune des fêtes bien sûr, nous avons fait des gâteaux (pas de noix, attention aux allergies et merci maman de les faire présentables, comme ceux des petits Allemands). Les deux dernières semaines se sont enrichies de la fête de la gym, du restau de l’atelier de poterie, de l’anniversaire d’une amie… Des rendez-vous sympathiques et joyeux sous le signe des Plätzchen, du Glühwein et du punch chaud pour les enfants et tous ceux qui veulent (miam, les jus de fruits épicés et chauds). Côté biscuits nous nous sommes consacrés aux Vanillekipferln (petits sablés en forme de croissant aux amandes et à la vanille). Nos amis courageux produisent des centaines de petits biscuits de tas de variétés différentes et les offrent dans de jolis petits sacs.

Et dans cet espace-temps saturé, les préparatifs des fêtes cherchent des interstices où s’immiscer. Acheter les cadeaux pour tout un chacun (si possible en cachette, si possible attentionnés), les emballer nuitamment, penser à l’organisation de la réception, aux détails de voyages internationaux… Envelopper un par un les dizaines de petits riens des stockings de noël…

Incorporez à cette salade russe d’activités en tous genres, la couche épaisse et sucrée de deux anniversaires d’enfant. Nos deux filles sont nées dans la deuxième quinzaine de décembre, à une semaine d’écart. S’ajoutent donc là aussi des cadeaux (différents de ceux de Noël, merci de faire preuve d’imagination), là aussi des gâteaux, là aussi des décorations et des menus précis… et bien entendu, des attentes élevées qu’un parent ne veut pas décevoir.

Pour éviter l’implosion familiale générale, la fête avec les copines de notre cadette est décalée au mois de janvier. L’autre anniversaire sera célébré le premier jour des vacances (un gâteau peut-être si on veut planter des bougies ? Une fête à organiser dans les détails pour une petite fille très précise ?).

Pour les parents impresarios-pâtissiers les gâteaux d’anniversaire en Allemagne sont un défi terrible. Y’a qu’à voir le buffet sucré des fêtes d’écoles. Les productions familiales n’ont rien d’amateur. Les gâteaux impeccables et appétissants sont transportés dans des boites en plastique catégorie équipement professionnel. D’ailleurs la première année nous ne savions pas et avions apporté (dans des boites IKEA dépareillées) des bouchées de rocky road (mélange fondant-croquant de chamallow, noix, chocolat et autres sucreries…). C’est délicieux mais ça ne ressemble à rien (ou vaguement à des roses des sables ou autres bien nommées ‘crottes de rennes’). On s’est aperçu que les mamans du buffet les donnaient gratuitement. Et on a retrouvé nos cucumber sandwiches du buffet salé (ben on voulait faire original) à peine entamés, isolés sur leur assiette.

La semaine dernière ma grande a passé la soirée avec son correspondant à faire des cupcakes pour sa classe. Comme nous n’avions pas assez de petits moules pour deux classes (et oui les Allemands et les Français en visite), ils ont placé la pâte dans des coupelles de papier. Faute de résistance latérale, en gonflant les gâteaux se sont étalés. Son père et moi avons décoré et emballé (toujours dans nos boites dépareillées et trop petites) les cupcakes trop plats. Ma fille hésite à les emporter. ‘’Ils sont ratés ! Si tu voyais ce que font les autres… Leurs gâteaux sont parfaits !’’. Elle demande à sa sœur : ‘’Tu oserais, toi, les emporter à l’école ici ?’’ Et la coquine qui répond : ‘’Non, mais moi j’aurais pas fait des cupcakes aussi moches’’. J’insiste ‘’Mais ils sont délicieux, au moins on voit qu’ils sont maison. Dis-leur qu’ils représentent la carte de l’Europe, qu’il ne manque que l’Italie car on l’a mangée’’…

Elle finit par céder et part avec. En rentrant du collège elle me tend le sac : ‘’Tiens maman’’. Il est toujours aussi lourd. Les boites n’ont pas été ouvertes. Elle n’a pas osé montrer ses gâteaux.

Hier soir nous avons donc fait des brownies (attention maman, tu te souviens, pas de noix !). Pour les DEUX anniversaires et les DEUX classes de mes filles (entre temps les Français ont trouvé un TGV pour rentrer). La double censure écolière a validé leur aspect.

Ma grande a rapporté de l’école un moule tout vide (ouf, et d’une !). La plus jeune ? Elle me rend les boites PLEINES. Elle n’a pas osé les sortir (rapport au programme du matin, parait-il peu compatible avec un soufflage de bougies … sauf qu’ils ont regardé Harry Potter…). Et… elle nous réclame un deuxième tour à la rentrée (mercredi steuplait).

Retour sur les préparatifs de Noël.

Nous devons donc partir dans quelques jours en Angleterre en train via Paris, où mon grand fils nous rejoindra sur le quai de l’Eurostar. Enfin, nous devions y partir car en raison des grèves en France nos trains sont annulés.

Nous voilà donc le dernier jour d’école avec, dans une hotte beaucoup trop lourde, toutes les espérances des lumières de Noël et des vacances de nos enfants et tout remis en cause.

Ce changement brutal de dernière minute, dans un contexte de tourbillon d’activités et de fatigue, m’oblige à me poser cette question : c’est quoi Noël ?

Retrouver un bout de famille, être ensemble pendant quelques heures ou quelques jours, suspendre le quotidien pour se lancer dans une course encore plus folle avec des échéances tendues et des objectifs trop élevés, faire le point sur les actualités de chacun, parler avec ceux qu’on ne voit pas souvent, sourire avec certains, et s’efforcer de le faire avec d’autres. Essayer de composer avec trop d’attentes et nier les frustrations. Profiter des bons moments. Finalement quand on a un certain caractère, et surtout si on a des enfants, Noël c’est s’occuper des autres et s’oublier soi. Et ça c’est dangereux. Je l’ai appris à mes dépens.

Du coup je ne sais pas quoi décider : qu’allons-nous faire pour les fêtes ? Rester chez nous en Allemagne ? Sommes-nous suffisamment installés en Rhénanie pour y fêter Noël ? En même temps cela contribuerait sans doute à confirmer notre intégration. Et nous avons plein d’amis sympas qui restent dans le coin qui seraient ravis de nous voir.

Mais sommes-nous prêts à renoncer à nos racines et à nos habitudes pour cette fête symbolique ? Nous avons un furieux besoin de repos certes, mais aussi d’évasion. De repos psychologique où nous ne sommes pas en permanence en phase d’adaptation et où nous pouvons nous exprimer facilement.

Alors partir ? Mais comment ? Et de quel côté de la Manche ?

D’un côté une maison-coquille où l’absence d’une maman qui n’a jamais été grand-mère crie trop fort. De l’autre une maison où l’absence d’une maman qui a été si peu grand-mère accroche à chacun de nos pas, comme celle d’une sœur qui fut si peu tante. Et où les valeurs tellement différentes des miennes (et ça n’a rien à voir avec la nationalité) me contraignent à l’apnée, pour essayer de m’adapter sans me perdre complètement.

Et surtout, quand et comment vais-je retrouver mon grand garçon ?

Je n’ai pas la réponse, mais dans l’immédiat, je sais ce qu’il me reste à faire. Enfourcher mon vélo et aller acheter du beurre et du chocolat à croquer. Un ravitaillement s’impose pour les pâtisseries de demain.

Un gâteau après l’autre.

Vous allez rire…

Francfort héberge un musée de l’humour : das Caricatura Museum, Museum für komische Kunst (le ‘’musée de l’art comique’’).

Au printemps dernier, j’ai réalisé une visite guidée de Francfort. La ville porte les stigmates de la guerre, mais le vieux quartier a été reconstruit. Les commentaires du guide américain rendait cette promenade dans le vent froid d’avril très instructive.

Arrêté pour la présentation d’une rue, le guide tend le bras vers un bâtiment et annonce au groupe : ‘’Voici le musée de l’humour’’. J’ai cru que c’était une blague justement, le musée de l’humour en Allemagne. Ou alors, il a été créé pour garder précieusement tout ce qui provoque le rire, de peur que ça soit écrasé sous les pneus (Michelin) des BMW ou les pilons des machines-outils. Je ne connais qu’un seul humoriste allemand, Henning Wehn, l’auto-proclamé ‘’ambassadeur de la comédie allemande’’, et il vit et travaille en Angleterre, à Londres.

Inconditionnelle de l’humour anglais, c’est pour cela que je le connais Herr Wehn. J’écoute presque tous les jours sur BBC Radio 4 des podcasts de comédiens ou des sitcoms radiophoniques très bien écrites, jouées, et sonorisées. Ces dernières semaines j’ai beaucoup aimé Alone (une sitcom où six personnages partagent une maison, chacun dans son appartement, un Friends british des cinquantenaires), et Tom Wrigglesworth’s hang-ups (des conversations téléphoniques entre Tom, un jeune papa qui vit à Londres et ses parents complètement barrés qui vivent à Sheffield, et sa grand-mère pragmatique et vive qui habite chez les parents).

Toujours sur la BBC, je ris volontiers devant Would I lie to you, un jeu télévisé avec deux équipes (de deux membres du show biz), chacune menée par un comédien et un animateur-arbitre (comédien aussi). Le principe est le suivant : chaque participant lit l’affirmation écrite sur la carte qui lui est proposée. Elle décrit une péripétie qui lui est (peut-être) arrivée. L’autre équipe pose des questions pour deviner si cette affirmation est vraie ou non. Truth or lie ? En fait on s’en contrefout. Tout l’intérêt du jeu réside dans l’esprit de répartie extrêmement vif et les joutes verbales intelligentes et drôles des trois comédiens.

Les sitcoms Miranda de Miranda Hart et Not going out de Lee Mack sont des trésors de bonne humeur et de saine distance par rapport aux mésaventures de la vie. Au-delà de l’humour, des jeux de mots, des blagues qui fusent, ces séries, en particulier la première, laissent entrevoir la difficulté pour les protagonistes de s’adapter aux situations sociales, et de se faire accepter tels qu’ils sont. Du rire donc, mais aussi de la tendresse et de l’intelligence, et de l’authenticité dans l’autodérision.

Vous aurez compris que je suis plus au fait des actualités télévisuelles et culturelles anglaises que françaises. Quant aux allemandes, je n’ai pas encore essayé. Ça viendra peut-être mais je devrai contourner un a priori qui consiste à penser que je ne comprendrai pas les blagues, et que ce ne sera pas seulement une question de langue. Pour les doses d’humour, je resterai toujours fidèle aux créations anglaises. Mes livres de chevet, et potions magiques anti-blues sont Great british wit de Rosemarie Jarski, une anthologie de citations british sur tous les sujets, et My daily dose of such fun de Miranda Hart. Dans ce dernier, la comédienne propose comme antidote à l’anxiété de rompre avec le cycle des ruminations habituelles grâce à une tâche simple, insolite et drôle. Une pour chaque jour de l’année. Que diriez-vous de suivre la proposition du jour (16 décembre) ? Vous connaissez sans doute la chanson de Noël ”Rocking around the christmas tree”. Miranda Hart suggère de littéralement danser autour de chaque sapin de Noël que vous croiserez aujourd’hui. Allez hop c’est parti !

Le musée de l’humour, je ne l’ai pas encore visité et en fait je n’en ai pas envie. L’humour je préfère le vivre, le traquer dans tous les interstices de la vie quotidienne, plutôt que le regarder derrière une vitre, épinglé comme un papillon mort.

La langue allemande tellement précise se prête mal aux ‘’double entendre’’ comme disent les Anglais en français dans le texte (le double entendre c’est quand une phrase peut être comprise de deux façons différentes, l’une naïve et innocente et l’autre beaucoup moins). Les jeux de mots existent-ils en allemand ? J’ai tapé l’expression dans un dictionnaire bilingue : ‘’Erreur. Nous n’avons aucune suggestion pour votre recherche’’. Trop facile, ça, M. Larousse. Deuxième tentative dans un dictionnaire anglais : oui ça existe : das Wortspiel, la traduction littérale de l’expression française.

Pour l’instant, après un an et demi en terre germaine, nous pouvons dire que les confrontations aux blagues et au second degré restent rares (et bienvenues, tellement bienvenues !). Ici le discours est direct. Tellement direct qu’à une soirée l’autre jour, une femme s’est approchée de moi en arrivant et m’a dit ‘’Und wer bist du ?’’ (‘’Et qui es-tu ?’’)

Ce matin un plombier est venu pour changer le compteur d’eau. Il arrive sur le coup de 8h. J’ai l’intention de lui proposer une boisson chaude (en espérant qu’il ait la papille tolérante, ou un goût prononcé pour le thé car mes cafés au dosage approximatif ne sont pas du goût de tout le monde). ‘’Puis-je vous offrir quelque chose ?’’ Il me répond du tac au tac, sérieux : ’’ Oui, 1000 euros !’’ C’est tellement rare la répartie blagueuse que, sans le décodage du sourire simultané, j’ai hésité un quart de seconde. ‘’Ai-je bien entendu ? Et surtout bien compris ?’’

C’était bien une blague. Non il ne veut rien, merci. Ouf, Joyeux Avent monsieur ! Ça fait du bien de sourire de bon matin. Je n’en attendais pas tant du compteur d’eau.

Vérité en deçà du Rhin, erreur au-delà

« C’est pas comme ça qu’on s’y prend ! » Ça, c’est la première remarque que je reçois de la prof de mon tout nouveau cours de modelage à la Volkshochschule (l’équivalent des MJC françaises) de Mainz. J’ai mis plusieurs mois avant d’enfin m’inscrire. Plusieurs mois pour mettre le gros de l’installation familiale dans notre nouveau pays derrière moi. Plusieurs mois avant de m’autoriser chaque semaine quelques heures de création et d’évasion.

Me voilà donc à mon premier cours en Allemagne. Mais la terre, ça fait 20 ans que je la travaille, dans des ateliers divers avec des artistes différents. C’est dire si cette réflexion m’a prise au dépourvu. Un peu intimidée, j’étais toute à mon bloc de terre, à me creuser la cervelle avec une pioche pour trouver de l’inspiration. Cette situation inédite envahissait mes sens et me coupait quelque peu l’élan créatif. Travailler la terre en allemand, avec des Allemands (enfin, surtout des Allemandes), et une prof allemande, dans un atelier dont j’avais tout à découvrir du mode de fonctionnement. Je suis arrivée en ayant peur d’être jugée. Alors cette remarque spontanée et sans arrière-pensée a appuyé là où il ne fallait pas. Je sais maintenant qu’elle était juste l’illustration du mode d’expression allemand : direct et sans fioritures.

Les mains sur l’argile fraîche et élastique, je refuse d’écouter la petite voix qui me demande ce que je fais ici. Celle qui me rappelle que je m’étais inscrite à ce cours pour me détendre et me propose de ranger mes outils … pour partir me détendre ailleurs.

La pièce doit être creuse pour sécher de façon homogène et limiter les risques à la cuisson à plus de 1000°C. Deux techniques permettent d’atteindre ce même résultat : modeler un bloc de terre et le creuser à la fin – ce que je fais. Ou monter des pièces creuses à partir de plaques d’argile étalées au rouleau – ce que font les autres ici, dont j’ai découvert peu à peu les superbes créations.

Je suis toujours ce cours, presque un an après. Les participants se connaissent depuis des années. L’ambiance autour des pains de terre de toutes les nuances de l’argile, du verre de Sekt (vin mousseux) et des petits gâteaux, fort sympathique. (Personnellement et contre l’attente de mes collègues allemands qui pensent que les Français boivent du vin à la moindre occasion, je reste au thé). Donc je regarde comment font les autres et j’apprends une autre technique. J’ai bravé ma réaction primaire initiale et je profite de ces différences pour tester des styles de modelage. Et parfois j’entends : « Fais voir comment tu fais… »

Autre mini-choc de cultures autour des médicaments, dont on pourrait penser que le marché européen pré-Brexit est commun. Nous avons découvert que certains, très utilisés en France, n’existent pas en Angleterre, et ne sont pas utilisés en Allemagne, mais disponibles en pharmacie. Ici le paracétamol 1000 mg est sur ordonnance – mais pas le 500 mg (franchement ?!). (Je ne m’étendrai pas ici sur les différences des systèmes médicaux, j’y consacrerai un article, le moment venu).

Côté CV, il a fallu s’adapter en apprenant le grand écart. Le Lebenslauf (littéralement parcours de vie) allemand est très exhaustif. Nom, prénom, âge, nombre et âge des enfants. Limite s’il ne faut pas l’album photo familial et le nom des animaux. En passant la frontière mon CV a doublé en longueur. Une candidature professionnelle prend la forme d’un dossier très complet avec diplômes et appréciations des précédents employeurs. C’est à double tranchant : une appréciation positive peut refléter l’impatience d’une entreprise à se débarrasser de qui ne fait pas l’affaire.

Autre grosse surprise administrative en arrivant : la déclaration de religion. Ce qui en France est strictement interdit, est devenu ici une obligation légale. Lors de notre arrivée dans le pays nous avons dû aller à la mairie nous faire enregistrer à notre nouvelle adresse. Cette démarche (l’Anmeldung) est obligatoire pour toute personne qui déménage, même pour habiter une maison trois numéros plus loin dans sa rue.  « Quelle est votre religion ? Catholique, protestante, autre ? » « Euh, aucune » (et je me retiens d’ajouter : CA NE VOUS REGARDE PAS !). Ouf nous l’avons échappé belle ! Dans le cas contraire on serait passé à la caisse : les croyants payent un impôt religieux.

De même pour inscrire les filles dans leurs écoles (publiques) nous avons dû choisir entre les cours de religion, catholique ou protestante, et éthique. Nous avons coché éthique (pour les non religieux). Personnellement je trouve que les cours sur les religions (ouverts et basés sur l’histoire et les grands principes humains) sont un enrichissement indispensable pour comprendre l’histoire de l’art et le monde. L’éthique devrait les aider à comprendre leur place dans la société. Notre plus jeune travaille en ce moment sur les sentiments et les relations.

Cependant, j’ai eu un moment de gros doute lorsque fraîchement débarquée en terre teutonne, je m’attelais à recouvrir les livres de cours de mes filles. J’en étais encore à penser que la plus grosse différence (la seule ?) avec la vie que je venais de quitter serait la langue (bon d’accord, avec l’alimentation).

Je feuillette le livre d’éthique de ma benjamine et en ouvrant une double page je reste sans voix. A gauche, le titre : « L’évolution » (ou quelque chose d’approchant), annonce un texte qui commence avec « Beaucoup de scientifiques pensent que …. ». En vis-à-vis, sur la page de droite, sous le titre générique : « Comment le monde a été créé », le texte débute avec « Le premier jour, Dieu créa… » et se contente de reproduire un passage de la Bible. Pas d’explications et surtout, surtout, aucune mise en perspective.

Nous élevons nos enfants de façon très scientifique et ils ont été présentés à Monsieur Darwin dès leur plus jeune âge. Mais pour éviter tout malentendu pédagogique j’en ai remis une couche. (Je vous épargnerai le contenu de mes interrogations et mes grommellements). En découpant le scotch : « Tu te souviens sur la Jurassic Coast en Angleterre quand tu as trouvé tous ces fossiles… »

Encore une fois, n’est-ce pas vraiment dans ces tous petits gestes du quotidien que l’on prend la vraie mesure des différences culturelles ?

PS : La sculpture de la photo est en argile rouge ; elle s’appelle Le secret.

Der Advent, l’Avent

Ich wünsche euch einen schönen 1. Advent ! (Je vous souhaite un joyeux premier dimanche de l’Avent !)

Les fêtes en Allemagne sont importantes, et l’avent (der Advent), le mois précédant Noël, est le temps où le charme lumineux du pays fait oublier les jours courts et la grisaille. Cette période est vraiment singulière en Allemagne. Différente de la fête de Noël à proprement parler. Toutes les maisons se parent dès fin novembre, et allument le premier dimanche de l’Avent, une bougie de la couronne du même nom. Chacun des quatre dimanches, les gens se souhaitent ainsi de passer une bonne journée, dans la magie d’une flamme vivante pour compenser les nuits de plus en plus longues.

Ces quatre semaines se passent dans les odeurs de branchages de sapin (Nordmann et Nobilis de ce que j’ai vu) et les parfums d’épices du Glühwein (vin chaud) et des petits biscuits de Noël. Tout se teinte d’une nuance ‘’avent’’, même les magasins rivalisent de ‘’promotions de l’Avent’’.

Le sapin de Noël n’arrivera dans les foyers que bien plus tard, le 24 décembre souvent. Adolescente, au siècle dernier, j’avais eu le privilège de passer les vacances d’hiver chez mon amie allemande à Cologne. La veille de Noël juste avant de se régaler de raclette (oui c’est un repas classique ici le 24 décembre), nous avions décoré le sapin.

Calées sur nos traditions familiales, les filles ont réclamé avec ‘’de grands yeux brillants’’ (c’est leur technique de négociation) de choisir notre sapin de Noël dès le premier décembre. « Allez, maman, daddy, on y va ! Sinon on n’aura pas le temps avant… avant la Saint-Glinglin ! » (Tiens comment dit-on Saint-Glinglin en allemand ?). Pleins d’enthousiasme, et presque convaincus pendant quelques minutes d’être des parents formidables, nous sommes allés à la jardinerie où nous avons nos habitudes, certains aux rayons plantes, d’autres plutôt à l’animalerie… Michael Bublé s’époumone dans la voiture : « It’s beginning to look a lot like Christmas … »

« Whaou ! Tous ces sapins ! Et y’a personne ! On aura plein de choix ! » Nous nous précipitons sur le parking reconverti en forêt de conifères de toutes les tailles. Y’a même des sapins danois. Non, on va rester dans le local hein, pas besoin d’un arbre qui a fait du tourisme dans un camion. J’aime bien le sombre, tout décoiffé, là. Les filles préfèrent l’autre là-bas, bien régulier. Après un conseil familial ardu, nous tombons d’accord sur un troisième (Nordmann, 2 mètres, la flèche un peu tordue en haut pour faire plaisir à maman). Chouette ! nous allons pouvoir le décorer dès cet après-midi ! Nous commandons au monsieur du parking celui qui va faire partie de notre vie pendant un mois. Et nous entrons dans le magasin pour lui acheter un pied pour l’installer.

Sauf que ….  La loi allemande n’autorise le dimanche pour les jardineries que la vente de végétaux (en tous cas en Rheinland-Pfalz). Rien d‘autre. (Déjà bien contents que cette partie-là soit tolérée, en règle générale ici le dimanche c’est franchement tristoune et très fermé). Le magasin est immense, magnifique, tout décoré. Un marché de Noël est même éparpillé dans les rayons : cabane du Père Noël, chalets-snacks pour le vin chaud et les Bratwurst (saucisses), patinoire intérieure, et même deux pistes de curling. Nous sentons notre impatience de Noël frétiller…. A vide. Curieuse impression que de se promener entre des rayons balisés par un cordon (rouge et blanc certes), de contempler un décor de fête aussi calme et froid que le Sahara la nuit en plein hiver (et j’ai le souvenir d’une nuit dehors en décembre par -7°C au sud de l’Algérie). Les pains d’épices nous narguent. Nous avons trouvé près des caisses le support pour le pied du sapin. Nous l’avons regardé, touché et… laissé sur place. Il nous faudra revenir. Et sans doute penser aux gants pour le patin à glace.

Notre beau sapin, roi du jardin, est donc entreposé dehors sur la terrasse en attendant de pouvoir tenir debout. Mais tout n’était pas perdu pour autant côté préparatifs. Mercredi c’était le 4 décembre, la Sainte-Barbara. En Provence, la Sainte-Barbe c’est le jour où on met les lentilles à germer. Une coupelle, du coton, des lentilles, un peu d’eau tous les jours. Les pousses timides se déplient et s’allongent. Entourée d’un ruban rouge, la prairie de poupée décorera la crèche ou la table de Noël. Si elles poussent dru et dense, c’est un bon présage pour les récoltes de l’année suivante. Notre stock de lentilles du Puy était à sec, nous guettons donc le frémissement vert dans les graines brunes et bio allemandes.

J’ai évoqué cette coutume avec des amis allemands qui m’ont raconté une ancienne tradition similaire dans les régions catholiques d’Allemagne. A la Sainte-Barbara (Barbaratag), le 4 décembre donc, les familles coupaient des branches de cerisier et mettaient le bouquet de Barbarazweige (les rameaux de Barbara) dans l’eau à l’intérieur. En fonction des régions c’étaient des branches de prunier, de pommier, de noisetier, de sureau ou même de forsythia. Des fleurs épanouies pour Noël apportaient grâce à la table de Noël et chance à la famille hôte. J’ai recherché ce lien entre la sainte et la renaissance végétale. Selon la légende, Barbara avait été enfermée dans une tour par son père, un empereur païen d’Asie mineure, pour la protéger (!), et se consolait en versant un peu d’eau sur une branche sèche de cerisier qu’elle avait trouvée. Juste avant son martyr sont écloses les premières fleurs.

Retour à notre premier weekend de l’Avent. Faute de pouvoir décorer le sapin, nous avons fait un tour au marché de Noël de notre quartier. Installés pendant deux jours, les stands des clubs et des associations proposent des Plätzchen (biscuits de noël, faits maison), du Glühwein ou du punch chaud pour les enfants. De quoi financer leurs projets dans une ambiance festive. Là une classe du collège de ma grande, qui veut diminuer le coût de son voyage au ski. Plus loin, la cabane de l’école de ma plus jeune, où parents et enfants se relaient à la vente de leurs productions. (Comme partout, ce sont souvent les mêmes qui font, vendent puis achètent les gâteaux pour le sou des écoles). Les stands offrent de l’artisanat vraiment local. Une crèche propose sur le sien une activité Stockbrot (ou pain sur bâton). Comme son nom l’indique, il s’agit de tenir au-dessus des braises, un long bâton sur lequel a été enroulée de la pâte à pain. Ça croustille, ça rougeoie, ça pétille. Et surtout il y fait chaud à côté des mines éblouies des gamins. L’ambiance est familiale et bon-enfant. On croise des têtes et des voix connues. Il fait nuit. Il fait froid. Tout le monde est dehors.

Aujourd’hui 6 décembre c’est la Saint-Nicolas, saint patron des petits chocolats. Ma plus jeune fille vient de brosser ses chaussures pour qu’il puisse y déposer des friandises. Quand je lui dis que côté sucreries avec quatre calendriers de l’avent et son anniversaire à venir, on va peut-être rester sobre, elle m’explique sur un ton péremptoire : ‘’On est en Allemagne, on n’est plus en France !’’. Soit donc. Saint-Nicolas est prié de passer (avec des noix et des clémentines s’il vous plait).

Au collège, cette semaine, un système de petites attentions personnalisées a été mis en place. Les élèves pouvaient payer au cours de la semaine quelques euros pour qu’un Saint-Nicolas en chocolat soit remis à un destinataire de leur choix du même collège ou d’un établissement partenaire. Avec un petit mot. Ma fille est rentrée tout à l’heure avec le cadeau d’une amie et un grand sourire.

Et maintenant il est 16 heures passées. Il fait très froid. La pluie tombe dans les halos des réverbères qui viennent de s’allumer. La roue arrière de mon vélo est crevée depuis ce matin. Nous avons rendez-vous dans une demi-heure avec la classe de ma plus jeune (4. Klasse, des CM1) dans la forêt voisine, à la Grillhütte (une cabane municipale qui abrite un barbecue et que l’on peut louer). Aucune idée de là où elle se trouve. Jusqu’à voilà deux heures je croyais encore que la hutte en question était celle où nous étions allés cet été, dans un parc. A l’aide ! J’écris un message au groupe des parents. Je reçois un lien internet, et un message d’un autre papa qui me dit que le jour où il l’a cherchée, il ne l’a jamais trouvée… Ça promet…

’Allez minette c’est parti ! on s’équipe et on y va !’’.
Grosses bottes, chaussettes chaudes, pulls et vestes empilés, bonnets, lampes électriques, saucisses crues, salade de fruits (notre contribution au buffet), vaisselle en plastique pour 3…. Je regrette de quitter un intérieur douillet pour une hypothétique cabane humide et froide dans la nuit d’une forêt mouillée. « On ne restera pas trop longtemps, hein ? ». Pourtant en septembre, à la réunion des parents d’élèves, l’idée du barbecue de Noël m’avait emballée.

Nous trouvons la cabane, dans un coin plus reculé que nous ne pensions. Plusieurs familles bien emmitouflées sortent des voitures. Vite, à 16h30 tapantes nos enfants vont chanter des chansons de Noël ! A travers les fenêtres de plastique de la hutte, des lumignons et des guirlandes de lumière nous guident. C’est charmant. Des mamans attentionnées ont décoré les murs et les tables en bois qui entourent le grand barbecue central. Le feu crépite déjà.  Les thermos de Glühwein sont disposés d’un côté, ceux de punch chaud pour les enfants d’un autre. (Toujours très bien équipés côté matériel de pique-nique les Allemands, ils ont même des boites en plastique spéciales-gâteaux avec des poignées). Et c’est parti pour des grillades dans la nuit, toutes saucisses alignées sur un mètre carré de grille suspendue au-dessus des braises et sur l’air de Feliz Navidad ! Ca sent la fumée et parfois les yeux piquent ! Extra !

Demain, nous retournerons sans doute au grand marché de Noël de Mainz, au pied de la cathédrale. Dépaysant (pour nous) et gai, surtout de nuit dans ses mille lumières. De quoi oublier les jours bien plus courts qu’à Lyon à la même période. En ce moment l’école commence et finit presque dans le noir.

En Allemagne, l’effeuillage du calendrier de l’Avent nous emmène de lumière en plaisir. Que nous réserve le calendrier de l’après ?

Brume et magie verte

Je frissonne dans la voiture, et recouvre mes jambes de mon écharpe de laine grise. Mon esprit affamé s’embrume. J’ai encore dans l’oreille le final du requiem de Mozart que nous venons d’entendre. Dans les yeux, le chœur tout de noir vêtu et, sur la droite, le visage de mon amie simultanée qui chantait avec le répertoire alto. Chapelle de poche, murs protestants blancs, incurvés vers un sommet arrondi, cocon de musique. En contrebas, un vieux bras du Rhin délaissé par les trains de péniches s’endort, apaisé derrière une île, caressé dans l’ombre par les doigts des saules. La brume s’élève, s’étire, s’effiloche, se dévoile parfois dans les phares des autos ou le cône lumineux des réverbères. « Tiens, tu as vu, on dirait qu’il y a du brouillard ! »

Ce matin j’ai tiré le rideau de la chambre sur des coulisses en aquarelle. Pendant la nuit l’horizon s’est rapproché, il a jeté l’ancre dans mon jardin. « Regarde, on n’y voit rien ! ». La buée du Rhin a enflé et enveloppe mon monde de blanc nacré. L’estompe humide, le dégradé au doigt mouillé du paysage vaporeux dans le cadre de la fenêtre crée une lacune, une fissure que mon imagination s’empresse de combler. Blanche-neige dans les griffes d’encre des arbres. Les trilles du merle gagnent en grâce et magie ce que son perchoir perd en précision. Les pas du promeneur résonnent. L’air sent l’Angleterre. Je le bois la bouche ouverte.

N’est-ce pas ça le charme : l’imprécision, l’hésitation ? L’envoûtement ne naît-il pas des erreurs, des imperfections ? Que reste-t-il de l’humanité quand on prévient toute erreur ? Le flou ouvre les bras à la possibilité d’un malentendu heureux.

Je passe sans les regarder devant les parterres à l’allemande. Ils n’ont de jardin que le nom que leurs propriétaires leur donnent. Ces champs de pierres concassées m’ennuient. Les déserts minéraux ne me captivent qu’au Moyen-Orient, et seulement là où ils n’ont pas de barrières. Parfois, un végétal au garde-à-vous est toléré dans ces plates-bandes. Et même parfois plusieurs. Mais espacés à intervalles réguliers. Sans cohérence, ni lien, à part la coïncidence de fleurir en même temps ou de partager quelques mètres carrés et un même propriétaire. Là une primevère rouge. A 40 centimètres, une touffe de pensées violettes. Aucune surprise, pas de mauvaise herbe. Pas de bonne non plus. Les offrandes apportées par le vent et les oiseaux se cassent la graine sur ce ballast de suie.

Donnez-moi un jardin anglais, la fraîcheur des ombelles blanches et les doigts veloutés des digitales pourpres dans le camaïeu impressionniste des mixed borders. Un sous-bois de bluebells timides et pourtant insolentes de bleu dans la bruine glauque des herbes et les nuages des carottes sauvages. Les champs presque sauvages des grands-parents agriculteurs de notre quartier, qui mélangent légumes et fleurs, cultivées et spontanées, et où je vais me cueillir du bonheur tout l’été (il suffit de tendre le bouquet sous le nez de la dame, elle le regarde longuement, puis annonce le prix : 3,50 €). Donnez-moi un figuier qui pousse dans une jardinière au 6ème étage d’un immeuble trop citadin, juste le jour du « Oh tu sais, j’aimerais beaucoup planter un figuier sur notre terrasse ! ». L’audace essentielle de la saponaire sauvage qui lance ces vrilles minuscules entre les dalles, en bas, devant notre entrée. Prière de ne pas l’écraser, ses petites étoiles roses nous surprendront au printemps.

Préservons les interstices pour accueillir la magie verte, le charme dans le mélange, le spontané, les étourderies, les intervalles. Laissons passer la vie.

Pot-pourri de Noël

Le compte à rebours vers le numéro 1 du calendrier de l’Avent s’accélère. Les bouquets de rameaux de sapin s’accumulent dans les magasins. Les marchés de Noël, les concerts et fêtes arrosées de Glühwein (vin chaud) s’étalent sur les panneaux d’affichage. L’Advent (avent) est une période à part en Allemagne, une parenthèse de lumière. Intense, gourmande, essentielle. Des couronnes de branchages décorées s’invitent dans les foyers, les bureaux, les écoles, sur les portes d’entrée. Celle de la classe de ma fille, grande comme une roue de charrette, portera les espoirs de Noël de tous les enfants. Partout, une main attentive retiendra sa respiration pour allumer chacune des quatre bougies de la couronne, à tour de rôle, pour les quatre dimanches de l’Avent (une pour le premier, deux pour le deuxième etc.). A la Noël, personnages de cire, elles auront chacune une taille différente.

L’an dernier, novices en terre germaine, nous avions attendu la toute fin novembre pour acheter une couronne. Surpris et déçus, nous avions constaté là encore que nos concitoyens anticipent beaucoup leurs achats et que les stocks ne sont pas renouvelés… Nous avions donc fabriqué notre couronne nous-même avec de la verdure glanée et avec grand plaisir. Pleins d’élan, nous en avions tressé deux, une pour la table et une pour la porte d’entrée. Cette année, on ne nous y reprendra pas, nous avons anticipé notre équipement. D’ailleurs les bougies, nous les avons depuis un an. Je viens d’acheter notre couronne au marché de Mainz, avec mon ‘amie simultanée’. Elle m’a expliqué comment y fixer les bougies : avec de petits socles en métal. Je me sens vraiment privilégiée et intégrée à la culture locale de déambuler ainsi dans les préparatifs festifs avec une Allemande.

Notre Noël familial est un peu comme notre mode d’expression : multiculturel. Mon mari et moi avons emprunté leurs traditions à nos Noëls d’enfance pour un mélange personnalisé issu d’habitudes anglaises et provençales. Nous chantons les Christmas carols et écoutons la Pastorale des santons de Provence. Le 4 décembre, nous mettons les lentilles à pousser sur un lit de coton dans une soucoupe. Nous avons perdu le compte des treize desserts aux côtés des marrons glacés de l’Ardèche, du Christmas pudding et de son acolyte fondant le brandy butter (beurre sucré et parfumé au cognac). Surtout depuis que nous y ajoutons le Lebkuchen (pain d’épices) et les Plätzchen (biscuits de Noël). Cette année nous allons découvrir les chants traditionnels du répertoire allemand : je viens d’acheter une nouvelle partition pour piano et flûte. Déjà avec ma fille nous connaissons Kling Glöckchen kling (sonne carillon sonne).

Nous sommes fin Novembre, et depuis quelques temps déjà nous sentons frémir les festivités. Voilà trois semaines, nous avons fait le Christmas cake. Gâteau dense aux fruits confits et aux épices, mûri pendant plusieurs semaines bien emballé sur un coin du plan de travail de notre petite cuisine. La quête aux raisins de Corinthe et au quatre-épices est un rituel familial. Comme de donner, l’un après l’autre, un tour de cuillère dans la pâte avant de la verser dans le moule. Pour porter bonheur sans doute. Ou d’y cacher deux pièces de one pound, fèves de Noël, là aussi de bon augure pour celui qui les trouve. Il est de bon ton de l’arroser régulièrement de cognac, mais nous sautons cette étape. Après l’avoir glacé et décoré d’une branche de houx, nous l’entamerons le 24 décembre avec une tasse de thé.

Bientôt, j’irai faire un peu de spéléologie secrète dans le cagibi pour trouver les décorations de Noël. Avec des chocolats, des toffees et du fudge (anglais) et les papillotes rapportées de Lyon, je fourrerai les petites poches de nos calendriers de l’avent : une guirlande de stockings (grandes chaussettes des Noëls anglo-saxons) pointure 3 et un lutin grandeur nature (il a un grelot au pied pour me prévenir quand ma plus jeune et plus gourmande se servait toute seule du haut de ses trois pommes). Ici mes copines remplissent leurs calendriers de l’Avent de petits cadeaux pour leur famille. Nous réservons les tous petits trésors pour le matin de Noël dans les stockings. Suspendus la veille à l’espoir de leurs propriétaires et à la poignée de la porte de leurs chambres, ils débordent à l’aube du 25 décembre de petits riens charmants (carnets, crayons, jouets, tubes de crème, pièces en chocolat, noix et oranges…).

En Allemagne, les petites friandises remplissent les chaussures des enfants le matin du 6 décembre. S’ils ont été sages. Et si lesdites chaussures ont été bien nettoyées et cirées avant d’être rangées la veille au soir devant la porte de la maison. Nous n’avons pas intégré la tradition chocolatée de la Saint-Nicolas. Notre mois de décembre riche de deux anniversaires et de Noël ne le digèrerait sans doute pas. Le 6 décembre reste donc pour nous celui qu’il a toujours été : l’anniversaire d’une amie d’enfance.

Sur les étagères encombrées de la remise, je dénicherai aussi notre crèche maison, en terre, pliée dans du papier de soie. Elle a été modelée par mon fils enfant. Marie, Joseph, trois rois mages, l’âne et le bœuf, un ou deux moutons et un berger en houppelande. Et bien sûr le petit Jésus, équipé d’un ballon de foot et d’un doudou.

Nous l’installerons au pied du sapin. Un neuf, un de notre nouveau coin. Nous avons emporté celui de Lyon, bien installé dans un pot. Il nous a déjà réjoui deux Noëls. Mais cet été son côté à l’ombre a roussi. Nous l’enguirlanderons donc sur place de lumière.

Et quand notre intérieur et notre jardin seront pomponnés, nous pourrons nous tourner vers les réjouissances extérieures. Les barbecues de Noël des classes de nos filles, dans la nuit du parc (prière d’apporter des vêtements chauds et des lampes de poche) et le marché de Noël de Mainz. Nous réchaufferons nos mains gelées autour d’un Glühwein ou d’une Bratwurst dégoulinante de moutarde, en regardant les angelots, les étoiles en papier et les Nussknacker (casse-noisettes-soldats décoratifs, qui écrasent les noix entre leurs dents). Les préparatifs vont déjà bon train. Les petites maisons en bois recrutent des mains souriantes.

Pour le repas de Noël, nous renoncerons sans doute cette année encore aux escargots, faute de matières premières (dans les magasins). Nous ne mangerons pas de raclette le 24 selon la tradition germaine. Nous ferons cuire la dinde, accompagnée de pigs in blankets (petites saucisses enroulées dans de la poitrine), de bread sauce (sauce blanche au pain, béchamel épaisse), de légumes racines et de choux de Bruxelles (que tout le monde prépare en Angleterre pour Noël, mais que personne n’aime – y’a qu’à les voir bradés dès le 26/12). Au dessert, nous flamberons de bleu le Christmas pudding, après avoir éteint la lumière. Un Christmas pudding de la marque MacLaren, en l’honneur du clan écossais d’origine de mon mari.

Et si nous avons été sages, nous trouverons dans nos souliers, devant la cheminée ou sous le sapin, des cadeaux par milliers.

Die Gemütlichkeit, la dolce vita à l’allemande.

Le magazine DeutschPerfekt est formel : le plus joli mot de la langue allemande est Gemütlichkeit. Ce sont les étudiants germanistes de 46 pays qui l’ont élu. Comme les Danois leur Hygge, les Anglais leur cosiness, les Allemands ont inventé la Gemütlichkeit.

Une impression de chaleur, de confort, de sécurité mâtinée peut-être d’amitié, de calme et d’intimité. Une symbiose momentanée et sensuelle avec un environnement doux. Imaginez un soir d’été, un grand verre d’Apfelschorle givré (mélange de jus de pomme et d’eau gazeuse, très prisé), sous les pommiers, dans un Biergarten, les pieds dans l’herbe, avec une amie qu’on revoit pour la première fois depuis trop longtemps.

L’entrée de l’hiver est une période propice à cette ambiance toute particulière, douce et chaleureuse, un concentré de Gemütlichkeit. La lumière ne vient plus seulement du ciel mais des arbres, des feuilles mordorées envolées dans l’herbe mouillée, dans l’odeur d’humus et de champignon. Les pompons des marguerites d’automne chatouillent les âmes mélancoliques. Un bon bouquin, les jambes sur l’accoudoir d’un fauteuil moelleux, des chaussettes à bouclettes, une tasse de thé fumant, au coin d’une cheminée qui crépite. Le chat qui ronronne. L’éclair jaunâtre et rouge du pic vert qui s’envole dans les pins. Peut-être quelques flocons de neige précoce. Ah, si ça pouvait durer toujours !

Une cousine revenue d’expatriation à Dresde m’avait prévenue avant mon déménagement à Mainz : ‘’Tu verras la vie est douce en Allemagne’’. Je me demandais ce qui pouvait bien faire que la vie y soit plus douce qu’en France. Pourtant, plus d’un an après notre installation ici, force est de constater que oui, la vie y est douce, et cela ne vient pas seulement du fait que nous vivons dans une ville plus petite.

À quoi cela tient-il ? Grâce à quels détails du quotidien, ses aspérités qui nous agacent sont-elles gommées ? Pourrait-on y grapiller des idées pour s’approcher de temps à autre de notre Gemütlichkeit personnelle ?

Le sentiment partagé de sécurité crée une bulle paisible. Les voitures s’arrêtent bien avant les passages piétons, on peut laisser le soir les jouets des enfants ou sa trottinette devant la maison, on les retrouvera demain. Les Allemands sont collectivement des gens respectueux des règles, des autres (en tous cas de ceux qui, comme eux, sont dans les clous…), de la parole donnée. Une atmosphère stable, fiable apaise et donne l’illusion de maîtriser son environnement. La propreté des lieux publics (c’est donc possible !) ôte de son côté quelques irritants.

Le choix du confort, privilégié certes aux dépens du charme parfois, ôte là aussi des causes d’agacement. Peu de pulls qui grattent. Les bonnets des enfants sont en jersey. Vêtements moelleux, intérieurs douillets s’opposent aux rigueurs du climat hivernal.

Le rythme familial régulier contribue à cette douceur de vivre. Pas de course aux heures sup’ (en tous cas dans de nombreux milieux professionnels). Ici la compèt pour rester le plus tard possible au bureau c’est (le mauvais) signe qu’on ne sait pas s’organiser. A éviter donc. Feierabend c’est sacré ! (autre mot intraduisible qui signifie la fin du travail de la journée et la soirée à soi). Le temps partiel (avec des rythmes très variés) est très répandu (certes surtout chez les femmes, et on ne peut qu’espérer qu’il soit choisi). L’école finit au plus tard à 16h, pour les Ganztagsschule (les écoles qui proposent des cours toute la journée). Pour beaucoup d’enfants, les cours se terminent vers 13 ou 14h. Ceux qui vont à l’école l’après-midi disposent de temps pour y faire leurs devoirs, encadrés par un enseignant. Ils peuvent y suivre des activités ‘’extra-scolaires’’ de qualité et variées (ma grande fille joue dans un orchestre, et fait de la danse acrobatique, avec un magnifique spectacle à la clef). J’ai entendu dans la bouche de certains parents d’élèves et de d’une responsable du collège : « Quand même ça fait des grosses journées, de finir à 16h !» (les cours l’après-midi sont une réforme assez récente). Et là je réponds « Ben en fait pour nous c’est super cool ! En France, elles finissaient à 16h30, à l’autre bout de la ville car elles étaient dans une école internationale. Donc à leur arrivée à 18h après une heure de bus scolaire bruyant, elles avaient à peine le choix de l’ordre pour faire les devoirs, leur musique, prendre la douche, manger.
Pas une minute pour traîner !».

Le repas du soir est pris à 18h, rapidement puisque beaucoup de familles mangent ‘’froid’’ le soir. C’est presque un deuxième petit déjeuner : pain, salami, fromage en tranche, ou à tartiner. D’ailleurs ils utilisent volontiers une petite planche en guise d’assiette. Les parents gagnent en temps de préparation et en vaisselle ce que la gastronomie y perd. Ne pas se perdre dans une offre trop variée permet là encore de s’en tenir aux réflexes et de gagner du temps, et donc sur la journée, de limiter les causes de tensions. Si mes protéines c’est cochon ou cochon, forcément, côté courses et recettes ça va être vite plié ! Et comme les Allemands grignotent toute la journée (des batônnets de concombre et de poivron, des pommes en tranches, du pain noir et autres encas de qualité), ils compensent nutritivement le peu de temps passé à table.

À l’occasion, les Allemands apprécient de bien manger (c’est aussi en partie pour cela qu’ils viennent nombreux passer des vacances en France). D’ailleurs leur tradition du Kaffee-Kuchen est un concept central de la Gemütlichkeit. Littéralement : café-gâteau (thé toléré). C’est un goûter dans l’après-midi avec des gens qu’on aime bien, dans une lumière tamisée, à la maison ou dans un café. Les pâtisseries y sont souvent très bonnes. Que diriez-vous d’un Apfelstrudel, ou une tranche de Käsekuchen (genre de cheesecake peu sucré, nature ou avec des fruits) ? Autre activité socialo-alimentaire apaisante pour démarrer une journée libre : les invitations au Frühstück (petit déjeuner, type brunch) – chez soi ou là encore, dans un des nombreux cafés cosy qui proposent la formule (pas chère et copieuse, comme la plupart des restaurants allemands).

Tout ce temps gagné et ce stress économisé au quotidien ouvrent des possibilités pour d’autres activités. La musique, aux si nombreux bienfaits dans nos vies trépidantes, est très répandue. Les tarifs des cours d’instrument sont moins élevés qu’en France et ils sont souvent proposés par les collèges, pour beaucoup équipés d’un orchestre. Du coup, les parents anciens enfants, jouent aussi d’un instrument ou chantent dans une chorale.

Le sport aussi fait partie du quotidien. Les Allemands adorent (adorent !) leur voiture, mais ils circulent beaucoup (tous à un moment de la semaine) à vélo. Les enfants passent en 4ème classe (équivalent du CM1) un permis fort bien fait et fort complet (avec tests de théorie et de pratique) pour circuler à vélo sur la route.

La douceur de vivre allemande c’est aussi et peut-être la passion de la forêt mystérieuse, celle des contes de Grimm, et surtout la proximité de la nature très présente en ville. Elle grimpe à l’assaut de maisons confortables et lumineuses qu’elle enveloppe dans le cycle des saisons. Les potées fleuries se déguisent au goût du jour : primevères et pensées au printemps, suzannes-aux-yeux-noirs et clochettes de pétunias en été, bruyères, citrouilles et coloquintes à l’automne, hellébores et lierres en hiver.

Cette tradition de la décoration chaleureuse trouve son apogée pendant la période de l’Avent et des marchés de Noël : guirlandes lumineuses dedans-dehors, bougies, étoiles (l’étoile lumineuse en pliage comme le petit soldat casse-noisettes sont des spécialités de l’Est de l’Allemagne). Sapins décorés bien sûr, puisque c’est là leur patrie d’origine. Lebkuchen (pains d’épices) parfumés, Plätzchen (petits biscuits fondants) et Glühwein (vin chaud). Et surtout la couronne de l’Avent, une couronne de verdure avec ses quatre grosses bougies, que l’on installe partout, du bureau de la maîtresse à l’école, au comptoir de la banque…. On l’allume petit à petit (ou ‘peu à peu’ comme on dit ici en français), une bougie pour chaque dimanche de l’Avent. Compte à rebours lumineux, comme pour faire durer la Gemütlichkeit toute particulière de cette période.

PS : Et pour ceux qui se demandent, les mots préférés sur les autres places du podium sont der Schmetterling (le papillon) et das Eichhörnchen (l’écureuil).

PPS : Le sac sur la photo joue sur les mots Gemüse (légumes) et Gemütlichkeit. ”Essaie donc avec la Gemütlichkeit / les légumes !”

Probier’s mal mit Gemütlichkeit est la version allemande de la chanson de Baloo dans le film de Disney
Le livre de la Jungle : “Il en faut peu pour être heureux !

L’école (2)

Fin octobre, le collège du quartier a ouvert ses portes aux familles candidates à l’inscription d’un de leurs enfants. Bientôt le CM2 (1ère classe du collège) pour notre dernière : nous avions donc coché ce samedi matin sur l’un des 10 (au moins) calendriers familiaux. Et à 8h30 nous étions assis dans les rangs de chaises du grand réfectoire, entre d’autres familles d’enfants de CM1. On gigote sur sa chaise, on guette une tête connue, on fait des coucous, attentifs, presque intimidés et curieux, pour la première rencontre de la matinée inscrite au programme : l’accueil.

Un accueil en fanfare, littéralement. L’orchestre de cuivres des classes musique a joué deux morceaux de jazz. Puis le club de danse acrobatique (Tanz und Turnen, soit danse et gym), qui rassemble plus de 150 jeunes (dont 149 filles) de tous les âges, nous a présenté un extrait de son spectacle, sur une musique du Greatest showman. Acrobaties sur la scène et dans les allées de l’audience, costumes travaillés. Notre grande était dans la troupe, là-bas vers la baie vitrée. Chorégraphie touchante et artistique, donnant une place à chacun, musique pathétique. J’ai senti des frissons me parcourir.

Comme il se doit dans ce genre d’exercice, le directeur et ses seconds ont prononcé chacun un discours. Rapides, sourires sympas, et regards complices. Puis les candidats de 9/10 ans se sont répartis dans des groupes en fonction de la couleur du bracelet qu’ils avaient choisi à l’arrivée. Chacune correspondait à un parcours de 4 cours d’essai pour la matinée. Emmenés par des lycéens, les petits CM1 pouvaient ainsi visiter le collège et ‘tester’ les cours qui les intéressaient.

Nous en avons profité pour redécouvrir la bibliothèque, le coin lecture (bibliothèque bis, équipée de poufs et canapés moelleux pour les pauses déjeuner), discuter avec des élèves de fin de collège sur les échanges linguistiques avec la France. Nous sommes charmés, même si nous y avons déjà un enfant et connaissons globalement l’établissement. Mon mari me chuchote : « On se croirait dans une ‘public school’ anglaise ! » Oui, sauf qu’ici c’est gratuit. Même les cours des AG (Arbeitsgemeinschaften, les clubs) de l’après-midi, de grande qualité.

Pays fédéral, en Allemagne chaque Land (ou région administrative) dispose de son propre programme scolaire, et il y a donc des Länder où le ‘niveau’ est estimé meilleur que dans d’autres. Globalement, le système des collèges allemands reste assez abscons pour un œil étranger.

Rappelons que les enfants passent quatre ans à la Grundschule, l’école primaire, en soi déjà exigeante. Toutes les matières sont notées, avec une importance égale (sport, musique, art compris). La participation orale, vivement encouragée, fait aussi l’objet d’une évaluation. A la fin du CM1 donc vers 9/10 ans, le système scolaire se différencie de façon complexe à l’issue d’une sélection drastique, impulsée par l’enseignant (qui a eu les enfants depuis 4 ans).

Quand j’ai appris cela mon sang français ascendant révolutionnaire n’a d’abord fait qu’un tour : « Quoi ? Ça se décide à 9 ans si un enfant peut faire des études longues ou non ? Et la majeure part de responsabilité du choix en incombe à une seule personne ? ».

En voyant de plus près comment cela est mis en place (et, il est vrai, une fois rassurée quant à l’intégration de mes filles dans le nouveau pays), je suis revenue sur ma première réaction. Toutes les personnalités ne trouvent elles pas mieux leur place dans une offre variée de pédagogies ?

Un système égalitaire, vertueux dans l’intention, ne devient-il pas presque totalitaire dans l’exécution lorsqu’il s’agit pour chacun de se contorsionner pour entrer dans des cases identiques ? Tout le monde fait pareil et rien ne dépasse, dans aucune direction. Ça écrase un peu non ? Ça concasse ? Tant pis, serrez-vous, et surtout taisez-vous. Pas trop de risque de découvrir des talents inexplorés de peintre ou de musicien, de jardinier, de gymnaste ou d’ébéniste. Si tout le monde doit être bon en maths, et que par nature tout le monde ne l’est pas – puisque tous les enfants sont différents – la solution n’est pas forcément de baisser le niveau d’exigence, mais peut-être plutôt de revoir le postulat. Qu’est-ce que l’égalité des chances ? L’accès à un même système pour tous (et tant pis pour ceux qui débordent des cases ou ne les remplissent pas) ou plutôt la chance d’une égalité de traitement en pouvant découvrir et développer ses talents propres ?

Les Allemands proposent une alternative intéressante au système français.

Pour faire simple, les meilleurs élèves (et les plus adaptés au système) vont au Gymnasium. Le Gymnasium c’est l’équivalent de notre collège et lycée généraux s’ils étaient sélectifs. (Nous avons reçu récemment la liste d’une douzaine de compétences exigées des enfants pour y postuler – hors résultats scolaires : organisation, capacité de concentration…). Si l’école primaire le recommande, il reste à choisir entre le G8 et le G9 (préparation de l’Abitur, équivalent du bac, en 8 ans en journées complètes, ou en 9 ans en demi-journées, comme avant la réforme) et entre les langues ou autres options proposées par les collèges.

Outre le Gymnasium, les élèves peuvent aller à la Gesamtschule, ou à la Realschule, pour des parcours moins élitistes ou plus vite professionnels, ou choisir des méthodes d’enseignement différentes type Waldorf. (J’ai sur mon bureau la liste remise par l’école de dizaines d’établissements rien que pour la ville de Mainz). Les instituteurs et les familles choisissent l’orientation et la pédagogie adaptées à la personnalité de chaque enfant. J’ai été surprise au début de constater que certains parents font des choix d’écoles et/ou de collèges différents pour chacun de leurs gosses. Réflexion faite c’est drôlement malin d’explorer les personnalités et de leur faire confiance (on y revient !). Comme les jeunes, très autonomes, font leurs trajets souvent seuls, la logistique quotidienne reste souple.

Retour à la visite du collège (un Gymnasium). En face de l’exposition sur le parcours ‘bilingue’ français, nous passons devant la salle qui présente le cursus pour enfants surdoués (une des particularités de ce collège). Au tableau défile une présentation muette, avec des courbes de Gauss illustrant la répartition de la population en fonction des résultats aux tests de QI. Un vieux réflexe de pudeur et de chasse aux sorcières franchouillarde me donne envie de fermer la porte de la classe en disant : « Attention, vous allez susciter des jalousies, de l’envie, des jugements, surtout de la part de ceux qui n’y connaissent rien (c’est-à-dire tout le monde). Il ne faut surtout pas montrer la différence ».

Mais dans ce couloir ensoleillé ce samedi matin chacun vaque à son affaire. Ceux qui le souhaitent vont se renseigner. Les autres vont poser des questions ailleurs sur des sujets qui les interpellent : classe musique ? Anglais ou français première langue ?

Après un Kaffee-Kuchen (café, gâteau), nous allons retrouver notre future collégienne au gymnase, qui doit être en pleine découverte du cours de sport. Sa sœur en collants noirs y faisait une démonstration de danse toute la matinée pour les nouveaux. Nous la cherchons des yeux sans la trouver. Mince, où s’est-elle cachée ? Je tends le bras : ‘’Regarde elle est là ! C’est elle là-haut ! ». Sa grande sœur et quatre de ses copines lui font faire un grand écart en altitude, portée à bout de bras. Elle nous lance un coup d’œil rapide et fier.

Et tant pis si le collège ne pratique pas le Hitzefrei (quand il fait très chaud l’été, les écoles renvoient les enfants à la maison en fin de matinée). Les dieux du thermomètre n’auront plus droit à la ‘danse de la chaleur’ de ma fille avec ses copines. Elle a en effet l’air ravie des options proposées par les AG pour ses futurs après-midis de collégienne : danser, escalader, ou faire des expériences. Nous sourions. L’intégration semble bien partie.