L’amitié franco-allemande prend sa source en Espagne

De l’amitié fidèle à distance, et de l’impact de toutes petites actions.

Nos relations sont vivantes, mouvantes et mobiles, calées sur les besoins et envies du moment. On se voit, on échange, on partage. Et puis de matin en matin, on évolue, on change. Peut-être que soi-même on se découvre, enfin, et on se comprend mieux. Les connaissances fluent et refluent en fonction des occupations, des centres d’intérêt.

Nos valeurs s’affirment ou changent radicalement. Nos vies prennent des chemins différents de ceux dont nous avons été proches pendant un temps. Elles s’affranchissent de rails tolérés, se cherchent un sentier humide dans la forêt ou poussiéreux dans la garrigue, peut-être un ruisseau ou un torrent. Nous apprenons à nous connaître, à reconnaître ceux avec qui l’échange peut être le plus vrai après notre nouvelle mue.   

Au fil des métamorphoses, résistent des petits miracles. Les valeurs de certaines personnes progressent en harmonie avec les nôtres. Nous pouvons grandir, changer, et rester proches de cœur et d’âme. Même à distance, ou si la vie s’emmêle.

Le départ à l’étranger impose une distance géographique brutale entre nous et notre cercle de relations du moment : amis, collègues, voisins, copains des enfants et leurs parents. Cet éloignement soudain, gonflé de l’impact émotionnel du changement radical, offre aux relations l’opportunité de se redéfinir.

Certaines légères s’évaporent. D’autres épisodiques jusque-là se précisent. En fait on s’appréciait bien, plus qu’on ne le pensait. Pourquoi ne nous sommes-nous pas plus vus ? Les amitiés vraies se renforcent de cette nouvelle richesse.

Cela se vérifie pour notre famille avec nos amis français, anglais, allemands de France, et par un mouvement de ciseaux, avec mon amie allemande de toujours.

En déménageant en Rhénanie, je me suis rapprochée d’elle. Géographiquement, puis émotionnellement. Cela s’est fait en deux temps, car au début de notre installation, dans ma révolte intime contre un environnement râpeux, j’ai ressenti bien malgré moi, une colère contre cette amitié. Quoi ? L’Allemagne n’est pas cette société moderne, cultivée et férue d’art gai, gourmande des saveurs de Moyen Orient et d’Asie, curieuse, attentionnée, fidèle et discrète ? J’ai appris qu’à envisager un pays à travers le prisme d’une relation particulière, on s’expose à tomber de très haut. En l’espèce, du sommet des tours d’une cathédrale millénaire.

Appelons la Susanne, cette grande amie allemande de Cologne (grande par l’affection que je lui porte, mais elle est aussi plus grande que moi, comme beaucoup d’Allemandes). Elle est le témoin de cette évolution heureuse de l’amitié, en dépit de la distance, et de l’emménagement sans son pays.

Nous nous sommes connues à l’âge de 14 ans en colo en Autriche et malgré les 1000 kilomètres qui nous séparaient, nous sommes restées très liées depuis.

Ados et jeunes adultes nous nous écrivions des lettres. C’était l’époque simple où les fins de matinée étaient tendues vers le passage du facteur. (Tiens regarde c’est mon amoureux. Tu me renvoies la photo s’il te plait, hein ?). Nous étions des Brieffreudinnen (littéralement : amies de lettres, correspondantes) au sens propre, car choisies, pas des correspondantes au sens traditionnel puisque nous n’avions pas été jetées dans les pattes l’une de l’autre par les hasards des jumelages scolaires. Nous nous retrouvions tous les ans, chez l’une ou chez l’autre. Ailleurs, ou plus loin. Nous nous sommes même téléphoné pour les grandes occasions, à l’époque où le téléphone était gris et fixe, trônait en plein milieu du salon et coutait cher.

Et si je suis ici en Allemagne aujourd’hui, c’est grâce à elle et à notre amitié.

Mais si je détricote les tous petits actes et leurs conséquences et que je remonte à la source de cette amitié, c’est à cause de ma mère.

C’est toujours à cause des mères, tous les psys vous le diront (clin d’œil appuyé).  Ou comme le dit avec humour un des personnages de la série des années 90 The golden girls (mamie qui est la mère d’une autre protagoniste) : « I hate psychologists, they blame everything on the mothers ! »*

Reprenons le fil au début de la pelote et de mon histoire d’amitié franco-allemande. Parce que ce n’est pas un club réservé à Emmanuel et Angela.

J’ai 9 ans, un carré coupé maison, des coups de soleil sur les épaules et le bout du nez. Je joue sur la plage aux Baléares, un mois de juillet. Le sable brûle les pieds. Ma grand-mère surveille ses petit-enfants de loin, assise le dos bien droit (mais comment faisait-elle ? je n’arrive déjà plus à rester longtemps assise par terre). A ses côtés trône son sac de plage aux larges bandes bleu marine rayé de blanc, sémaphore de nos explorations.

Je passe l’essentiel de mes journées dans la mer à faire des cabrioles (en avant et en arrière s’il vous plait) avec mon amie anglaise. Ma maman bien intentionnée, passionnée par les rencontres et les autres cultures (ben oui faut bien que ça vienne de quelque part !) concentrait ses efforts pour que ses enfants soient polyglottes au plus jeune âge. A juste titre puisque les langues s’apprennent d’autant mieux et plus facilement quand on est jeune. Elle arpentait la plage pour trouver à son aînée (moi) une camarade de jeu allemande (l’anglaise je l’avais déjà). Et elle avait repéré à quelques serviettes des nôtres une famille germanisante avec deux petites blondinettes bronzées.

Un matin elle me prit par la main et brava ma timidité réticente pour aller aborder la plus grande des deux sœurs en plein pâtés de sable. Elle sortit son plus bel allemand pour lui demander si elle voulait bien d’une compagne de jeu – sérieusement récalcitrante à ce stade.

De coups d’œil furtifs en baignades parallèles, nous avons joué côte à côte puis ensemble. Nous échangions dans notre charabia enfantin fait de mots de français, d’anglais et d’allemand, de mimes et de rires puisque je n’apprenais pas encore vraiment l’allemand, sauf en vacances (autre clin d’œil appuyé) et qu’elle n’avait pas encore de cours de français.

Pour parfaire cet apprentissage estival, et entretenir nos relations naissantes, ma chère maman a organisé des visites. La famille allemande est venue en Ardèche et un voyage a été prévu pour moi à Cologne pour la fin de l’année scolaire de 6ème. J’avais 10 ans.

Je suis donc partie seule en avion pour y passer un mois. Ce fut un désastre. J’y suis restée 10 jours.

J’étais rompue à la séparation d’avec les miens, puisque l’année précédente j’avais passé un trimestre en pension en Angleterre. Ça n’avait pas été facile tous les jours, mais j’en ai gardé d’excellents souvenirs et un amour viscéral du pays. Donc un mois, a priori kein Problem (pas de problème).

C’était sans compter avec ma confrontation aux mœurs allemandes.

J’ai été propulsée dans un environnement rigide (j’ai appris depuis qu’il n’y a rien de pire pour mon équilibre). La maman était sévère, et son idée de la détente était de faire une réussite en fumant une cigarette. Le papa moins strict mais absent. Je me faisais gronder par ma copine de 11 ans quand je traversais la route au mauvais moment (déjà !). Et quand je dormais avec des chaussettes (au mois de juin, oui ; pourquoi ? je n’en sais rien). Elle me rappelait sans cesse à l’ordre : « Nein, Estelle, das darfst du nicht. Nein, das musst du so machen. »** J’étais triste et désemparée. Compter les jours ne les fait pas passer plus vite.

Je l’ai suivie à son collège où je me suis ennuyée à cent deutsche mark de l’heure pendant des matinées interminables, en écoutant mon estomac (manger à 14 heures, non mais franchement !).

Bref, pleurs, angoisse, retour express. Jamais plus je ne remettrai les pieds en Allemagne !

L’été est revenu. Et puis un autre. Avec quelques jeux sur la plage des salines aux Baléares. Des lettres en pointillés et en allemand, puisque je l’apprenais désormais au collège. Nous avons mûri elle et moi.

Deuxième tentative de tâter l’Allemagne en classe de seconde (dans la même famille). J’ai pris le train pour Cologne pour accompagner les filles en colonie en Autriche. La paroisse du quartier organisait un séjour de vacances, cela se fait beaucoup ici. Dans notre cas, nous allions passer trois semaines dans un tout petit village au Tyrol.

Je ne vous cache pas que j’ai eu des états d’âme entre mon arrivée à Cologne et le départ en bus. Les mauvais souvenirs se bousculaient dans ma gorge au moindre échange rigoureux. Mais une fois partis pour le Tyrol, l’échantillon de petits Allemands et donc de copains potentiels avait nettement grandi. J’ai donc pu me rapprocher d’ados avec qui j’avais plus de points communs que celui de s’être croisé un jour sur une plage espagnole.

J’ai rencontré celle qui allait devenir ma grande amie, Susanne. Et sa bande de copains, puisque les jeunes de la colo habitaient tous dans un même quartier. C’était très chouette ! Chaque fois que je suis partie la rejoindre à Cologne, j’y retrouvais toute la clique d’Autriche. Et dans sa famille, qui m’avait accueillie avec une rose sur le quai de la gare lors de ma première visite, je me sentais heureuse et entourée. Une amitié tout en douceur, en Plätzchen (sablés) et raclette à noël, et feux d’artifice sur les pelouses du Rhin à la Saint-Sylvestre, en excursion à Amsterdam (avec capuccino au Café Esprit).

Nous avons fait les 400 coups en France et en Allemagne. Et sommes restées en contact intime malgré les 1000 kilomètres. J’allais régulièrement en Allemagne, et désormais, vraiment pour le plaisir (bon aussi une fois pour un stage, mais ça c’est une autre histoire, pour un autre jour).

C’est grâce à nos échanges que j’ai pu garder un allemand vivant après la fin de mes études (même si les déclinaisons restent ésotériques, et les articles définis der-die-das mystérieux). Et que, lorsque le poste de mon mari a été délocalisé en Rhénanie, nous avons vite dit oui. Si l’un de nous n’avait pas parlé la langue, nous ne serions pas partis dans ces conditions d’intégration complète. 

Donc si je vous écris aujourd’hui depuis mon bureau à Mayence, où la neige tombe enfin en plumes tourbillonnantes, c’est bien grâce à Susanne et à notre amitié fidèle. Et aussi à ma maman qui, sur une plage espagnole dans les jeunes années 80, m’a prise par la main pour aller à la rencontre d’une culture plus différente qu’elle ne le pensait.

Merci à toi Susanne. Merci maman.

*  « Je déteste les psys. Pour eux c’est toujours la faute des mères. »

** « Non Estelle, tu n’as pas le droit de faire cela. Non, ça tu dois le faire comme ça. »

Oups !

Mon ordinateur a fait l’école buissonnière, pardon !

Chers lecteurs,

Un ami vient de me signaler qu’il n’a pas reçu de mail pour la publication de nouveaux articles depuis 3 mois.

Je ne m’en étais pas rendu compte. WordPress a-t-il subrepticement pris l’initiative d’interrompre cette fonctionnalité ? Ou bien peut-être ai-je fait une fausse manip à la suite d’une mise à jour du plug-in (je fais comme si je savais de quoi je causais) ?

J’en suis encore à mes débuts en matière de publications. J’ai souvent l’impression que mon ordinateur s’émancipe et s’élance sur des chemins de traverse, sans même m’informer de son projet d’école buissonnière.

Je cours donc derrière pour le rattraper et teste avec ce message le rétablissement de la fonctionnalité.

Je vous prie de bien vouloir excuser ce bug involontaire.

Vous pourrez constater que j’ai publié de nombreux articles et billets d’humeur depuis votre abonnement ou le dernier avis que vous avez reçu. Je tâche d’en publier au moins deux par semaine.

Bonne lecture,

Je vous souhaite un week-end lumineux et vous remercie pour votre fidélité,

Estelle

Lundi des Roses

Rosenmontag est le point d’orgue de la période de carnaval dans la vallée du Rhin. Cette année c’était le lundi 24 février 2020.

Ça y est c’est le lundi des roses, l’apothéose de Fastnacht (carnaval) ! Jour du Rosenmontagszug, la grande parade à Mainz, comme à Köln et Düsseldorf. Entre la ville nouvelle (Neustadt) et la vieille ville (Altstadt), 138 chars, groupes folkloriques et musiciens vont défiler sur plus de 7 kilomètres.

Un raz de marée jaune-bleu-blanc-rouge a envahi la ville. La foule déguisée (500 000 spectateurs) vibre au son des fanfares, des cris de ralliement. Helau ! Helau ! Helau !

C’est notre deuxième fois. On affiche l’assurance des Meenzer natifs (Mayençais en dialecte local). Objectif : être en ville dans les starting blocks avec les chars pour voir le lancement du cortège à 11 heures 11.

Avant de partir, maquillage et déguisement : ma grande est en Hermione Granger (avec des taches de rousseur qui hésitent entre l’acné juvénile et la varicelle de théâtre), ma benjamine en Cléopâtre (oui, comme l’an dernier, mais sans perruque, elle gratte) et mon grand, qui nous a fait le plaisir d’arriver pour ses vacances, est maquillé par ses sœurs. On dirait qu’il s’est endormi le visage sur un tableau de Mondrian encore frais.  Et moi, j’accompagne tout ce monde, déguisée en maman du lundi.

On s’équipe d’un sac en tissu chacun (hé, hé, cette année, on sait !), et hop direction le tram (attends, on va prendre un parapluie). A l’arrêt, encore peu de monde, c’est le début de la journée, et les festivités sérieuses ont démarré jeudi dernier. La poubelle déborde et témoigne des activités nocturnes, même dans notre quartier endormi. Le gros des troupes de fêtards n’est peut-être pas encore éveillé.

Le tram tient de la roulotte de cirque. Trois clowns emperruqués de plastique rouge frisé discutent avec une coccinelle. Des soldats de pacotille, en costume traditionnel des gardes de carnaval bleu-rouge-jaune-et-blanc (rouge et blanc pour le blason de Mainz) font des selfies. Ils écoutent une chanson stridente que mes filles connaissent. Autour de leur cou les colliers-médailles également traditionnels – rappellent à la fois la bricole souvenir des boutiques de gare et le hochet. Un safari kenyan de girafes en grenouillère tient salon. L’ambiance frétille déjà.

Nous quittons le tram au même arrêt que les gens déguisés en route pour rejoindre leur troupe. Les flots humains nous canalisent sous les platanes. Nous traversons une équipe de Cléopâtre sur le retour (tu crois que ce sont des perruques ? ouah elles sont trop belles !), des gardes avec leur collants blancs, poignets de dentelles, tricornes colorés.

Pour rejoindre notre poste d’observation, au tout tout début du cortège, nous longeons en coulisses, les chars et groupes folkloriques costumés qui attendent leur départ. Tout ça se prépare par équipe en riant, la bière à la main. Le centre-ville est condamné à la circulation. C’est qu’il faut le loger tout ce monde ! Tiens regarde là c’est le canard qui va clôturer le cortège, le numéro 138, die Zugente, un jouet de bord de baignoire dopé aux engrais chimiques, et coiffé du tricorne de Fastnacht.

Les rangs des spectateurs sont encore suffisamment clairsemés.  Nous nous glissons entre une petite fille armée de confetti et un bébé-lion en poussette. C’est un coin familial protégé des débauches sauvages du centre-ville. Les premiers chars sont en place. Mes filles comme les enfants alentour tendent le cou vers la route en serrant dans les mains leur sac vide.

3, 2, 1 PAF ! Le canon-lance-confetti-et-serpentins a envoyé sa charge de papier arc en ciel sur la foule ! Il est 11 heures 11 : c’est parti ! Les chars entament leur longue caravane, navires urbains tirés par les tracteurs des agriculteurs de la région. Les équipages déguisés, armés de bouquets de mimosa (oh comme j’aimerais plonger mon nez dans leurs flocons duveteux) saluent et crient des Helau ! en réponse à la foule. Comme les autres spectateurs nous nous prenons au jeu : c’est à qui saluera le plus fort et attirera l’œil d’un des lanceurs de bonbons.

Les chars, les grosses têtes, les majorettes, les clubs de carnaval, de musique, de sport – Mainz 05 le club de foot, les clubs d’aviron – se succèdent… Ils avancent de quelques pas puis s’arrêtent dans un ballet au ralenti sur une musique de fanfare. Certains bébés en poussette décorée accompagnent leur parents dans le défilé. Des montagnes de munitions en sucre sont rangées sur les chars. Chaque équipe de cortège à pied traine une petite cariole avec de quoi se déshydrater en route. Plusieurs des musiciens ont un gobelet en plastique au bout d’une sangle suspendue à leur cou ou accroché à leur costume. Sait-on jamais quand l’occasion d’une bière peut se présenter ? Des verres pleins moussent en équilibre sur le bord des chars et menacent de chavirer.

Certains chars ont des thèmes politiques. L’an dernier la reine d’Angleterre quittait d’un bond son île pour demander l’asile à l’Europe continentale. Cette année, elle trône, derrière son Premier Ministre qui, tel un gamin en voyage scolaire en bus, lui montre élégamment son postérieur dénudé tout en souriant au Brexit. Hong Kong se fait dévorer par le dragon chinois. Donald Trump siège en empereur Néron devant la Maison Blanche en flammes, la lyre-portable à la main dans un bouquet de tweets.

Nous apercevons le bras articulé de la caméra de la télévision qui va filmer le défilé par le haut pour une retransmission urbi et orbi. Certains habitants déguisés à leur fenêtre profitent également d’une vue plongeante sur le cortège. Tiens regarde, le vampire du 3ème étage là-bas. Il a accroché le manche d’un parapluie à une corde et il le fait descendre à l’envers pour récolter du butin lancé par les chars.

Des gouttes tombent d’un ciel gris. Tous les couvre-chef s’emballent de charlottes en plastique transparent. Les troupes paradent sous cellophane. Ne cherchez pas les sacs aux caisses des magasins. Dans un exode concerté ils se sont tous retrouvé ici, à la fête. Méduses médusées par la foule multicolore. Même certaines clarinettes ont droit à leur protection. Des groupes ont anticipé les gouttes et défilent avec des parapluies aux couleurs de Fastnacht : rouge, jaune, bleu et blanc.

C’est d’ailleurs légitime. La météo grisouille, une bruine froide tombe et mouille. Ma fille – celle qui refuse de mettre sa capuche – s’exclame en regardant les majorettes aux jambes presque nues : « Elle doivent avoir très froid ! ». Nous allons rester jusqu’à ce que nos doigts et nos orteils ne puissent plus trop bouger, mais eux, sur la chaussée, en ont pour de longues heures de piétinement souriant sous la pluie.

Dans un grand élan populaire les habitants de Mainz se laissent aller à fêter Fastnacht. Les spectateurs sont presque tous déguisés (à part moi semble-t-il). Derrière nous deux grappes de raisin (en ballons) discutent appuyés contre le mur. Un monsieur couvert de tickets de caisse (?), un prêtre, des animaux en grenouillère à perte de vue (gros succès la combinaison intégrale, et on le comprend : déguisement express, intégral et chaud). Un agent du FBI marche à côté de deux agents de police (sont-ils vrais ?). Un petit garçon ingénieux a passé une sangle de son sac en tissu autour du cou, pour le remplir comme une poche de kangourou.

Cela m’a surpris l’an dernier : les costumes sont majoritairement made in China. Je m’attendais à une proportion plus importante de déguisements-maison. J’essaie vraiment d’éviter de l’écrire, car je ne veux pas passer pour la rabat-confetti de service, ni m’attirer les foudres des dieux du carnaval, mais qu’est-ce que c’est moche tout ça ! Autant l’enthousiasme partagé est sympa, l’élan collectif boute-en-train attachant (dans son aspect bon enfant, pas dans la version alcoolisée de la médaille) autant l’aspect visuel des défilés laisse penser que la mise en scène a été confiée à un marionnettiste facétieux qui aurait gardé les yeux fermés et bouché ses oreilles.

La pluie se confirme. Mes équipements s’émancipent : mes doigts mouillés et gelés perdent leur dextérité et mon téléphone humide ne prend pas les photos que je souhaite. Allez les enfants on va rentrer !

Non non, regarde, là-bas le char-bateau de Braüse arrive ! La Braüse c’est une poudre blanche acide (inoffensive) dont les gamins raffolent. Conçue comme une limonade en kit, elle est désormais consommée telle quelle, soit en poudre dans de petits sachets aux décors rétros (avec un petit marin à béret à pompon), soit sous forme de bonbons. Les marins du char lancent du butin (Helau !) et des centaines de mains grandes et petites s’agitent en l’air puis vont fouiller les caniveaux mouillés pour récolter ce qui leur a échappé. Aïe ma fille a pris un bonbon-projectile au coin de l’œil.

Après un tiers du cortège, le bout de mon nez a perdu en degrés et en sensibilité. Les enfants aussi ont froid, malgré notre parapluie à fleurs, et le manteau qu’ils ont accepté de mettre sur le déguisement (toujours un dilemme ça : être déguisé et avoir froid ou avoir chaud mais cacher son costume). Les filles renâclent à partir. « Mais maman, regarde, mon sac est presque vide ! »

Nous reprenons le tram en grelottant. Très peu de monde, et seules quelques rares personnes sont déguisées. Le flot général est dans l’autre sens. Des confettis dans les cheveux, je tente en vain de réchauffer mes mains. A l’arrêt où nous descendons, une foule en costume se presse pour descendre en ville. « Regarde maman, le groupe d’animaux, ils sont de mon école ! Eh, discrètement s’il te plaît !»

Rapide passage au supermarché pour un achat de dernière minute. Le visage-Rubik’s cube de mon fils attire l’œil et l’index d’une petite fille. Elle lui dit quelque chose qu’il ne comprend pas. Une employée empile des sachets de raviolis dans un frigo en discutant avec un client. Non, elle n’est pas allée au défilé et n’a pas prévu d’y aller ni plus tard ni demain. C’est pas trop son truc. Elle préfère travailler aujourd’hui. Vu le temps en plus….

Dans ce quartier tranquille, aucun signe de la cavalcade multicolore qui a pris d’assaut la ville. Des indices discrets laissent deviner que quelque chose se trame ailleurs. Les rayons du magasin sont inhabituellement vides à cette heure. Et une caissière-grenouille en grenouillère nous attend à la sortie.

Oui, aujourd’hui est bien le Rosenmontag.

Helau !

Le Rosenmontag est l’apogée de la période de Carnaval. Les étymologies diffèrent. Le dictionnaire Duden propose deux origines au nom de ce jour qui précède Mardi gras et où ont lieu les principaux défilés. La première fait allusion à un verbe de dialecte rhénan : rasen (chahuter, se déchaîner, déborder, se comporter de façon sauvage), déformé par la prononciation en rosen. Rien à voir avec les fleurs. La deuxième interprétation en revanche a un lien direct avec les roses. Depuis le 11ème siècle le dimanche de Laetere (quatre semaines après carnaval) le pape présentait à une personne importante une rose dorée consacrée. Les premiers défilés furent organisés à Köln dans en 1823 (ou 24 selon les sources) par un comité nommé Société des Roses. Par extension, le nom a été attribué à la parade principale de carnaval. Ces défilés organisés furent ensuite répliqués à Düsseldorf puis Mainz.

La tradition populaire a étendu la métaphore des jardins aux autres jours de la semaine de faste : Nelkensamstag (le samedi des œillets) Tulpensonntag (le dimanche des tulipes), Veilchendienstag (mardi des violettes ou mardi gras). Tout un bouquet en quelques jours !

Vous avez demandé l’ouverture d’esprit ?

NEIN !

Un mot prononcé comme on mord, avec toute la force de la mâchoire, des dents acérées qui se resserrent sur une proie démunie et surprise : moi.

Un nein péremptoire qui ne tient pas compte de l’attente et de l’espoir de son interlocutrice et d’une petite fille de 9 ans. Un non sans empathie, sans compréhension, sans accompagnement, sans politesse. 

J’ai pris une claque de bon matin par téléphone interposé. Ça m’apprendra à appeler l’Allemagne quand je suis en vacances en France.

Je voulais juste savoir si ma fille était acceptée au collège à la suite de son entretien. Les courriers devaient être reçus avant les congés. Ma poupée, malade cette semaine-là, avait guetté chaque jour le bruit métallique de la boite aux lettres en vain. Nous sommes partis tôt le samedi, avant le passage du facteur. Pour rejoindre sur la route les cohortes de vacanciers d’Europe du nord, nous avons renoncé à attendre le milieu de matinée. Quelle certitude pouvions-nous avoir que le courrier serait livré ce matin-là plutôt que la semaine suivante ?

Car les copains l’ont reçu le courrier ce samedi. Ils nous ont envoyé des petits messages : c’est bon pour Martin ! C’est OK pour Emma ! Ils sont pris au collège. Et chez vous ? Ah zut, chez nous on ne sait pas. La lettre dort sans doute dans notre boite aux lettres en Allemagne. Nous sommes dans l’Ain quelque part, coincés entre des voitures anglaises. Dans cet exode post-Brexit, il ne doit pas rester un seul habitant outre-Manche. Nous sommes en route pour les Alpes british.

Le GPS nous a fait quitter les bouchons de véhicules néerlandais et allemands à la frontière suisse pour découvrir les forêts du Jura, franchir les cols du Bugey. Dans cette transhumance de vacanciers guidés par un GPS déboussolé, je pense que nous sommes même passés par l’Auvergne et la Bretagne. Et il me semble avoir aperçu un carré bleu de Méditerranée.

Le modèle de diversion du trafic utilisé dans le GPS ne devait pas tenir compte à midi des prévisions de trafic pour l’après-midi. Il nous a fait renoncer à la Suisse à ses sommets chocolatés, ses tunnels et sa vignette, et a rallongé notre trajet de nombreux kilomètres sous prétexte d’éviter de stationner à midi dans un bouchon.

On veut bien lui faire confiance au GPS, on se dit qu’il doit avoir des paillettes d’intelligence artificielle. Ben en fait non. Il ne sait pas ce que sait n’importe quel habitant de la région Rhône-Alpes ou automobiliste féru de sports d’hiver même pas très (bison) futé. Non il ne fait pas bon s’engager sur l’autoroute Lyon-Genève un samedi après-midi de février quand deux zones françaises et toute l’Europe du Nord ont décidé d’aller vérifier par eux-mêmes que la neige ben y’en a pas trop cette année dans les Alpes.

Donc on se retrouve sur de charmantes routes bucoliques à virer dans un sens puis dans l’autre, à la tête d’une caravane tout aussi égarée sur ces chemins de traverse. Le soleil brille. On se dit que la France vraiment c’est beau, que bientôt on va arriver dans un cul de sac, dans la cour d’une ferme, où toute la joyeuse caravane devra faire demi-tour dans deux mètres carrés. Un test grandeur nature de politesse et de savoir-vivre international. Non, il a juste fallu traverser au pas une course à pied dans un village, sous les yeux inquiets des bénévoles en gilets orange qui balisaient le circuit pour les sportifs.

Quittons les troupeaux pressés et revenons à nos moutons noirs.

Le coup de fil impatient du lundi matin, pour savoir, si oui ou non notre fille est prise dans le collège qu’elle convoite – et nous avec elle.

NEIN ! La dame n’a pas le droit de donner l’information à l’oral.

Un petit Email peut-être (ça ne se voit pas là, mais j’ai enguirlandé ma question de fleurs) ? Non elle n’a pas le droit à l’Email non plus. La procédure ne le prévoit pas. Nous n’avions qu’à rester chez nous (à regarder notre boite aux lettres pendant toutes les vacances) ou bien confier notre clef de boite aux lettres à un voisin.

J’hésite à suggérer un pigeon voyageur. Je ne sais pas le dire dans la langue de Goethe (et d’Angela). C’est que l’Allemand tient à son papier, d’où le courrier d’information dans-une-enveloppe-par-la-poste plutôt qu’un Email. Franchement de nos jours, ça fait un peu has been. Et cette manie d’imprimer, est-ce cohérent avec les marches du vendredi pour s’inquiéter de la destruction de la planète ?

Et surtout l’Allemand psychote sur la protection des données. Bien sûr c’est un sujet à prendre au sérieux. Mais n’est-ce pas là exagérer un tant soit peu ? Est-ce un secret d’Etat si un enfant est pris dans un collège ou non ? Il y aura bien un matin où tout le monde (et sa femme, comme disent les Anglais) le verra se diriger dans l’une ou l’autre direction. De mon temps, les résultats du bac étaient affichés devant le lycée. Aujourd’hui ils sont sur internet – sans mot de passe. Ceux des concours aux grandes écoles étaient sur, heu, Minitel. En accès libre. Les résultats des admissions à la Cité scolaire internationale de Lyon sont affichés dans la rue sur les grilles.

Quel est le risque si je ne suis pas la personne que je prétends être au téléphone ? Et surtout quel est le péril à se montrer un peu empathique et à joindre le courrier à un E-mail (puisqu’elle a déjà mon adresse dans le dossier, et qu’on reste dans de l’écrit avec un destinataire précis) ?

Ce sujet dépasse celui de l’impatience légitime. Car le fait de ne pas avoir l’information dès maintenant porte à conséquences.

Si notre fille est acceptée, il semblerait que nous n’ayons rien à confirmer. Mais comment en être sûrs avant de l’avoir lu ce fichu courrier ?  Si elle ne l’est pas, nous allons devoir l’inscrire dans un autre établissement. Et je suppose que les autres collèges fonctionnent sur la base du premier arrivé, premier servi…. Donc, faute d’avoir eu un minimum de compréhension téléphonique (ou d’avoir renoncé à nos vacances mais franchement, n’est-ce pas ridicule en ces temps digitaux ?), nous allons devoir procéder par sécurité à une inscription dans un autre collège. Youpi !

Je n’ai qu’un mot à dire : Dankeschön ! Merci pour la compréhension, pour la collaboration constructive entre êtres humains.

C’est vraiment quelque chose que je ne regretterai pas quand nous quitterons l’Allemagne. Cette incapacité de la majorité à déroger à la règle pour utiliser son intelligence et son bon sens (j’allais ajouter sous le coup de la colère, encore faudrait-il en avoir. Mais comment en être sûr du coup ?).

Suivre aveuglément une procédure dans un contexte ouvert signe la paresse de l’intelligence, l’abdication du libre-arbitre, le flétrissement de l’imagination et le renoncement à exister.

NEIN ! Les négociations sont rompues avant même d’avoir pu commencer. Tout est dit. Veuillez passer votre chemin. Trouver votre voie seule dans les arcanes abscons d’une administration étrangère. Ravaler votre colère, votre frustration, les larmes toutes prêtes. Digérer la claque. Au fait, bonne journée.

Ça révolte hein, cette nécessité de toujours s’adapter, quand on a l’impression de faire trop souvent la totalité du chemin de la compréhension mutuelle. Surtout quand on a une personnalité incompatible avec les murs de béton et qui aborde les échanges humains avec le sourire, de la bonne volonté, des guirlandes de fleurs et l’espoir d’une rencontre.

NEIN !

Tentons ce soir le yoga et la méditation parce que le ski sur des pistes de neige de printemps au milieu de la foule, justement, ça ne défoule pas assez. Car aujourd’hui, comme ma grande fille l’autre jour, triste et frustrée de ne pas toujours se sentir à sa place dans le fameux collège, j’ai envie de crier : « J’en ai marre des Allemands, et de leurs œillères ! »

Vive le jardinage !

Je suis américaine !

Les champions du monde du naturisme *

Vous ne le saviez pas ? Moi non plus. Pourtant ça fait plusieurs fois qu’on me le dit. Quand je partage avec mes nouveaux amis allemands mes surprises et réflexions sur la culture locale et que nous abordons le sujet des loisirs aquatiques. En particulier, celui de la nudité en public à la piscine (dans les douches) ou au spa.

Notre première sortie à la piscine du quartier avait eu lieu lors de nos tous premiers jours en Allemagne (voir article : Help). Canicule, trempette dans l’eau tiédasse d’un bassin bondé, au milieu de corps rouges en surchauffe. Pelouses en apnée et platanes aux feuilles de papier blanchâtre qui crépitent. L’air étouffe.

Lorsque nous en avons eu assez de suffoquer dans cette bouillasse, nous nous sommes dirigées vers les vestiaires. Quelle ne fut pas notre surprise en ouvrant la porte des douches ! Des dames sans maillot occupaient toute la pièce. Des mètres carrés de corps (dés)habillés des seules traces de bronzage, se bousculaient pour se laver. Heu, finalement, nous avions décidé de renoncer à nous doucher sur place, pour préférer notre baignoire et son intimité. C’était notre premier contact avec l’approche au corps humain des Allemands : naturelle et libérée.

Ce premier choc était en grande partie dû au fait que nous n’étions pas prévenues. La découverte passée, la douche collective entre femmes en toute petite tenue (sans aucune tenue en fait) a quelque chose de très humain. Un rappel si besoin que le corps évolue avec l’âge, qu’il vieillit et s’affaisse. Mais qu’il peut encore nager et y prendre du plaisir. Oui tout le monde est pareil, et pourtant différent et unique. On a tous de la chance d’être ici à ce moment-là.

Je partageais l’autre jour avec des amis allemands mon regret de ne pas trouver de hammam à proximité de chez moi. A Lyon je prenais beaucoup de plaisir à mijoter, seule ou avec une amie, dans la vapeur orientale poivrée. Mon corps se détendait dans une bulle humide de pénombre calme. Ici je n’ai pas encore trouvé où aller. C’est un comble dans un pays où les immigrants turcs sont légion. Les Allemands sont férus de sauna – mais pas moi.

On me parle des thermes de Wiesbaden (en face de Mainz, de l’autre côté du Rhin, tout près donc). Je me renseigne. Un bâtiment rétro, piscines, hammams et saunas sur l’emplacement d’anciens thermes romains. Sur le papier, tout pour me plaire. Un p’tit tour sur l’écran : le site web présente le complexe comme sans complexes ou textilfrei (est-il besoin de traduire ? sans textile). Ah, ah. Soit. Cette nouvelle différence culturelle éveille ma curiosité. Ma motivation reste (presque) entière.

Précisons la chose avec des amis. Evitons l’incident diplomatico-aquatique. Il semblerait que le port du maillot de bain soit possible dans la piscine, mais pas ailleurs. Possible ? ça veut dire qu’on fait comme on veut ? Que selon son inspiration du jour on se retrouve tout nu au milieu de gens en textile ou inversement ? Il me semble que ça vaut son pesant de serviette éponge (blanche et moelleuse comme sur les photos du site web). Pour le plaisir de vous relater ici mes aventures, il me semble qu’il faudrait que je fasse violence à mes habitudes et que je teste.

Je fais tout de même part à mes amis de ma réticence spontanée à aller me balader en bord de bassin en tenue d’Eve. Et là j’entends : « Ah tu es comme les Américains ! Je pensais que les Français étaient libérés à la plage. » Oui moi aussi à vrai dire. En y réfléchissant, les Français des années 70 et 80 c’est sûr. Après ça l’est moins.

Donc oui dans un sens, je réagis comme les Américains dont la pruderie extrême m’a toujours semblée déraisonnable. (A tel point qu’adolescente, dans un moment de révolte personnelle secrète, je m’étais baignée nue dans une piscine privée aux Etats-Unis. Toute seule, hein !) Donc une réaction américaine, oui, mais un peu seulement. Je n’en suis pas à courir après mes filles pour enfiler un haut de maillot sur une poitrine d’enfant. (Elles le font toutes seules, mais parce que c’est la mode). C’est intéressant de se voir dans le miroir d’une autre culture.

Les Allemands, surtout ceux de l’Est, apprécient beaucoup le naturisme, la Frei Körper Kultur ou FKK (la culture libre du corps). Enfin la plupart. Car dans un moment d’égarement un été des années 80, j’avais proposé à une amie allemande de passage dans le coin de me retrouver dans un camping naturiste en Corse (une idée de lieu de vacances pour laquelle je n’avais pas eu mon mot à dire). Je ne l’ai jamais retrouvée. Elle était venue jusqu’à l’entrée, avait vu passer des hommes nus sur des vélos, et était repartie (comme elle me l’avait écrit plus tard). Précisons pour l’anecdote, que je n’ai pas tenu longtemps dans cet environnement sans textile 24/7. On ne sait jamais où (ne pas) regarder. Surtout quand on fait les courses à la supérette du camping (une pensée émue pour la caissière…) Donc, Américaine, oui mais juste sur les bords (de la mer).

Lundi je vais aller nager.

Chiche, je me douche comme les autres, sans maillot et en frottant bien pendant de longues minutes dans tous les coins !? Comme à la maison quoi. Ou presque car il y a un panneau qui interdit : de se couper les ongles et les cheveux, de se raser et de se teindre les cheveux. Que font les gens pour que ce soit nécessaire de le préciser ?

Je crois que je vais emporter un peignoir (comme beaucoup de dames ici). Il ne manquera plus qu’un magazine et un thé vert.

Ce sera pour la prochaine baignade, au spa, si je me décide à y aller.

* “Das ist soooo deutsch” : “C’est tellement allemand”. Extrait de la campagne du gouvernement fédéral sur les 30 ans de la réunification du pays. Source : Bundesministerium des Innern für Bau und Heimat, Ministère fédéral de l’Intérieur, du Bâtiment et de la Communauté.

Collège à cocher

Winterlinge jaunes, et perce-neige

Blanc, rose, jaune, blanc encore. Identiques ? Non pas tout à fait. Ah, regarde là en bas, ils ont des numéros. Pourquoi ne pas donner un seul papier et le photocopier ? Et comment les remplir ces formulaires ?

Ils nous ont été remis par l’école primaire avec le bulletin du premier semestre. Nous devons les apporter au collège pour l’entretien de sélection. Charge à nous de mettre quelque part sur ces papiers nos deuxièmes et troisièmes choix. Sans nous tromper sur la stratégie pour que notre benjamine soit acceptée dans un établissement où elle se sente bien. Et de penser à l’extrait de naissance (prends le livret de famille, on ne sait jamais), et à la photo d’identité (tu crois que ça se voit qu’elle a deux ans de moins sur cette photo ? Bienheureuse enfance où l’on grandit sans vieillir.)

Une telle passion de la paperasse on n’avait rarement connu ça avant. Remplir, dater, signer et photocopier, archiver, recommencer. Le tout avec des mots administratifs à rallonge et beaucoup trop de consonnes. Pourtant on s’est donné du mal en changeant de pays ! La semaine dernière nous avons encore dû renvoyer en France un formulaire lié au déménagement (19 mois après notre arrivée). Et quand nous sommes arrivés pour l’inscription à l’école avec les bulletins de deux années avec chacune trois trimestres, le tout en deux langues (français et anglais), on ne savait pas encore qu’on prenait les Allemands à leur propre jeu.

Tout beaux tout propres nous nous rendons au collège avec notre dossier que nous espérons complet (quoi, une tâche sur ta manche !?). C’est la journée d’accueil des candidats, futurs petits nouveaux. Nous avons récupéré notre fille à son école en milieu de matinée. Elle nous a rejoints dans la cour. Bien sûr, la maitresse était prévenue. Et pendant ces journées d’inscriptions, tous les enfants de son niveau s’absentent à tour de rôle pour quelques heures. Les départs et retours se font sous le sceau de la confiance absolue. Pas de portail à ouvrir. Ou de concierge à prévenir. Et, tiens, pas de formulaire à signer.

A l’arrivée au collège nous sommes accueillis par deux dames souriantes, debout derrière une looooongue table couverte de piles de formulaires blancs-roses-jaunes. Peut-être qu’elles vont nous faire un tour de magie ? A moins que ce ne soient les mêmes papiers que ceux que nous avons apportés (partiellement remplis pour compléter sur place avec des conseils avisés) ?

« Vous avez rendez-vous ? » Oui on a fait ça sur internet. La dame plus âgée a l’air d’être la Responsable-paperasses-arc-en-ciel du jour. Elle prend une feuille sur chaque pile et me tend sa récolte. « Tenez, voici des formulaires à remplir ». Encore ? Je jette un œil inquiet à mon mari et un autre à ma montre. Nos quinze minutes d’avance vont-elles suffire ? Pourvu qu’ils se laissent apprivoiser facilement par des étrangers ces formulaires-là. « Vous habitez à plus de X kilomètres ? » Non. Sa main repose les papiers complémentaires qu’elle s’apprêtait à me remettre. Yes ! Ne renonçons pas aux satisfactions minuscules.

Nous trouvons place à une des tables rondes du foyer et sortons nos stylos. Parmi les toutes premières questions auxquelles il faut répondre : pays de naissance et langue(s) parlées à la maison. L’Allemagne a l’habitude d’accueillir des familles immigrées. Nouveau soulagement. On s’en sort. On a nos coordonnées bancaires sur nous. Zut ils veulent deux photos d’identité. Pourquoi ne l’ont-ils pas marqué comme cela sur le document que nous avons ? Tant pis, s’il le faut je reviendrai dans la journée. La prochaine fois j’en prendrai une de plus. Au cas où. La prochaine fois ? Croisons les doigts (serrons les pouces comme on dit ici) très fort pour qu’il n’y en ait pas de sitôt. Suis plus très confiante en ma patience en matière de champs à remplir et de cases à cocher.

L’horloge murale grignote notre attente. Nous regardons discrètement les familles candidates. Ma fille salue d’une main retenue une camarade de classe assise plus loin, dans une parka bleue. Dans le coin, comme à chaque événement dans un établissement scolaire, des mamans tiennent un stand de Kaffee-Kuchen (café-gâteaux). Je suis curieuse de voir les pâtisseries maison. « Tu as faim ? Ou soif ? » Ma fille ne dit jamais non à une gourmandise. Nous allons acheter une part de gâteau au chocolat (avec des Smarties) et un Apfelschorle (jus de pomme additionné d’eau gazeuse), dans une assiette blanche en porcelaine et un verre en verre.

Aussitôt avalés, les lèvres essuyées d’un revers de main, elle est appelée. Nous nous asseyons tous les trois dans le bureau d’un des responsables de l’administration. Il s’adresse à notre minette de neuf ans. « Quelles sont tes matières préférées à l’école ? » Elle sourit, assise sur le dos de ses mains. « La musique, hmmm, l’art et le sport. » Bon… on ne pourra pas l’accuser d’avoir préparé ses réponses. «Tu es arrivée il y a à peine un an et demi en Allemagne et tu t’exprimes déjà aussi bien ? Tu parlais déjà allemand avant de partir, non ? » Non. « Beeindruckend (impressionnant) ! »

Oui impressionnant. D’ailleurs nous aussi sommes impressionnés. Par le talent linguistique de notre fille, mais aussi par ce monsieur et cet entretien. Et par-dessus tout par cette case vide dans le formulaire qu’il nous demande de cocher sur-le-champ. Si votre enfant n’est pas pris dans votre premier choix, souhaitez-vous que le dossier soit transmis à un autre collège G8 (qui prépare le bac en huit ans avec des cours jusqu’à 16 heures) ou faire vous-même la démarche auprès d’un G9 (bac en 9 ans, avec des cours seulement le matin) ?* Autant nous demander de choisir entre une paire de chaussures trop petites et un bonnet qui gratte. C’est que ce collège est le seul avec une section ‘’bilingue’’ française, qu’il est tout près de chez nous, et que la grande sœur y est heureuse.

C’est le moment d’abattre notre atout-passe-partout : “Nous ne sommes pas allemands, et… ” Tentative naïve, sincère et de bonne volonté, de recours à notre ingénuité d’étrangers pour éviter de choisir et de la cocher cette case, là, maintenant. Parce qu’on ne maîtrise pas vraiment l’enjeu des conséquences de cette croix. Peine perdue. Nous échangeons rapidement tous les trois en franglais. Notre fille a un avis tranché (elle a une copine, qui, tu sais…). Il coïncide avec mes recherches. Je coche.

Retour à l’école dans un soleil printanier. Les chapeaux de Pierrot des perce-neige et les joues des minuscules Winterlinge, gonflées au-dessus de leur collerette vinaigrée, éclairent dans un carnaval bon enfant les jardinets de terre noire.

Quinze minutes d’entretien pour une fillette de neuf ans et ses parents gonflés d’un espoir inquiet.

Une ribambelle de formulaires abscons de toutes les couleurs.

Une croix dans une case.

Réponse dans deux semaines.

* C’est la ville de Mainz qui répartit les élèves candidats : d’abord dans les Gymnasium G8, puis dans les G9 et autres types de collèges.

Vous faites quoi en été 2030 ?

L’anticipation, un maître-mot de l’organisation allemande.

« Il me le faut ce nouveau classeur ! Le mien est cassé. J’en veux un, en plastique, rouge dehors, fuchsia dedans !

Pour résister aux transports brusques par tous les temps sur porte-bagage. Pour se distinguer (un peu) de celui des copines.

« Et un jean bleu ».

Pour se fondre dans la faune du collège.

Ces choses à faire facultatives remontent à la surface toutes les semaines, comme des bulles dans une mare. Elles éclatent en urgences avant de s’évaporer dans le quotidien. En raison des conseils de classe de fin janvier, ma grande fille dispose de deux après-midi libres. Descendons en ville, nous libérer de ces achats. Armées d’un sac en tissu (ne jamais l’oublier !) et – pour moi – de la résolution de ne pas traîner.

Mainz compte deux magasins majeurs d’articles de papeterie. Centraux, au pied des bus, regorgeant de bricoles multicolores, ils sont le lieu de rendez-vous fétiche des petites jeunes filles mayençaises. Leurs entrées se frôlent presque.

Nous commençons par le grand magasin où nous trouvons le classeur (vert, pas de rouge/fuchsia). Nous longeons avec gourmandise les étalages du commerce spécialisé en beaux-arts. Nous irons flâner, la main curieuse, sur chacun des trois étages, c’est sûr. La porte automatique s’ouvre entre les tourniquets de cartes postales. Et là, stupéfaction, l’ilot central présente des cartables et des Schultüten (les cornets-de-papier-pochettes-surprises pour les écoliers tout neufs, voir article : L’école 1). Plein de cartables, colorés, équipés de réflecteurs et hypersolides. Des poches pour les cahiers, les classeurs, la gourde, la boite à gouter, le téléphone et ses accessoires, le sac léger pour les affaires de sport….

Prix moyen : beaucoup de trop de centaines d’euros (centaines d’euros !). On pourrait tenter la face nord de l’Everest avec. Le parent avisé se dit que tant mieux la marchandise durera longtemps, résistera aux intempéries et aux atterrissages dans la poussière. Que le cartable fera tous les enfants et même les futures générations. C’est sans compter avec le fait que le sac d’un grand écolier se mue en accessoire de mode. Et que comme tel, il doit être régulièrement assorti aux nouveaux goûts péremptoires de la rue, des copains et donc de son propriétaire.

Ça faisait quelques semaines que je n’étais pas entrée dans ce magasin. Je peux donc juste assumer que les articles de rentrée scolaire ont remplacé sans transition les cadeaux de noël mis en valeur dans l’entrée. De janvier à mi-août, il n’y a qu’un pas, celui de l’AN-TI-CI-PA-TION.

C’est une seconde nature ici, peut-être même la première (ex-aequo avec la rigueur et la ponctualité). Quand je pense qu’en France, il m’est arrivé d’entendre et de soupirer ‘’Déjà…’’ quand les articles scolaires fleurissaient dans les rayons au mois de juin. Même pour déjeuner avec une amie, il est préférable de s’y prendre bien bien à l’avance. Rappelez-vous les restaurants sont complets très tôt.

Mais le pire ce sont les vacances.

Elles sont prises très au sérieux, car précieuses at valorisées. Les Allemands n’éprouvent pas cette culpabilité malsaine à se reposer et à profiter de leur temps libre (et ne cherchent pas à condamner leurs voisins). Il n’est pas rare ici de réserver son voyage 12 voire 18 mois à l’avance.

En bons étrangers, nous avons prévu nos vacances de février courant janvier. Notre semaine de Pâques est encore (en février) ouverte à plein de possibilités chocolatées. Les congés d’été hésitent. Pendant ce temps nos copains teutons finalisent leurs vacances d’automne. Mi-janvier au yoga, la prof affichait des propositions de retraite pour fin octobre. Et le collège organisait une réunion avec pour objet un voyage scolaire en Angleterre prévu lui aussi en octobre (donc dans la classe supérieure).

Vous vous demandiez peut-être pourquoi nous sommes allés deux fois dans les Vosges du nord au cours des derniers mois ? Pour avoir parfois l’illusion d’être en France, certes (illusion seulement, car en raison de la vigueur du dialecte alsacien, la langue par défaut y est plus l’allemand que le français). Pour bien manger. Pour retrouver un peu du charme de l’approximation qui fait défaut au confort allemand. Mais aussi parce que, malgré la liberté de circulation des biens et des personnes et la grande mobilité (en grosse voiture ronflante et rutilante) des Allemands, il reste un tout petit peu plus facile de trouver une chambre à la dernière minute côté sud de la frontière.

Dans notre famille nous ne sommes pas des champions de l’anticipation – mais pas des nuls non plus, attention. En France on était dans une bonne moyenne. Nous laissons mûrir notre envie avant de décider. Et nous aimons nous offrir un dépaysement (au propre comme au figuré) au pied levé. Ici la spontanéité nous a été confisquée. Même pour trouver un carré d’herbe pour planter sa tente (voir article : Vacances en Allemagne). Changer d’avis ? Ecouter un désir neuf ? Nein. Pas de place pour l’impro ou le p’tit coup de folie.

Nous devons choquer bien malgré nous. « Les prochaines vacances ? On ne sait pas encore, on verra ». Après analyses intimes du cœur de chacun et négociations collectives. Et puis nous ferons ce que les enfants souhaitent. On pourrait court-circuiter ces réflexions sinueuses. Mais ça fait du bien de rêver.

Nous avons vu arriver et passer les dates des réservations pour les colos de printemps et d’été. Merci aux mamans qui nous les ont transmises et à leur fidélité malgré notre manque de réactivité. Car nos filles aussi rechignent à anticiper leurs vacances à ce point. Sauf que… si elles veulent partir avec les copines faire du cheval, il va falloir se plier à la coutume locale. Nous avons donc réservé début janvier une colo (et une semaine de calme) pour le mois d’octobre.

Nous apprenons peu à peu à intégrer ce phénomène culturel à notre vie. L’anticipation collective excessive a pour conséquence que les articles de saison disparaissent bien avant le début de ladite saison. Si on attend la dernière minute ce sera pour l’année suivante. Tout le monde s’est équipé depuis longtemps et les commerces sont passés à la saison d’après. Acheter du pain d’épices de noël au mois de décembre ? Vous n’y pensez pas ! (Je le sais, j’ai essayé). Oui prends-les ces bulbes de dahlias. On les plantera dans deux mois, mais si on attend notre prochaine visite à la jardinerie, ils auront sorti les décos d’automne.

A quoi tient ce besoin d’anticipation aussi fort ? On peut être organisé et rigoureux sans vivre à ce point dans le futur. Est-ce un besoin viscéral de faire comme si l’avenir se laissait contrôler ? Pour saisir les meilleures opportunités ? Au meilleur prix ? Pour se rassurer et nier l’incertitude ? S’offrir une garantie sur l’illusion d’être toujours là pour étendre sa serviette à l’été 2030 sur le sable brûlant de la Costa del Sol – parce qu’on a RE-SER-VE ?

Personnellement si je lâche la bride à mon côté anxieux (à vos abris !), il me demandera d’attendre la dernière minute pour choisir et payer mes vacances. Justement pour être sûre d’être toujours là, en forme et surtout d’en avoir envie et besoin de ce voyage précis, à ce moment-là de ma vie.

Avec ma créativité parfois désordonnée et ma spontanéité tempérée de lassitude, ils s’entendent bien tous les trois pour laisser toute latitude aux enfants qui décident alors de nos prochaines vacances.

Alors, mes chéris, on va où cet été ?

Carnaval ou la 5ème saison

Mainz organise l’un des plus célèbres carnavals rhénans

A vos marques, prêts…. Déguisez-vous, maquillez-vous, riez, sautez, chantez, dansez ! En bleu, blanc, rouge et jaune ou ce que vous voulez. Lâchez (presque) tout !

Dès début janvier le carnaval frappe à la porte de Mainz dans une harmonie de couleurs primaires. Les serpentins impatients chassent les guirlandes de noël des rues et des magasins, et même des fenêtres de certaines maisons. Les beignets ronds (Berliner) conquièrent les boulangeries. Déjà en automne, en vertu de la (trop) grande anticipation des Allemands, le maquillage de fête et les bombes à paillettes s’étaient immiscés dans les rayons entre les Lebkuchen (pains d’épices) et les bougies. Confettis, visages et personnages de clowns de rigueur. Le carnaval est une fête de la débauche prise très au sérieux.

Il s’organise pendant de longs mois. Toute l’année pour les plus fanatiques du sujet, les membres des clubs de carnaval. J’en ai compté plus de 20 à Mainz. Pour le reste de la population, Fastnacht est lancé en grande pompe le 11 novembre à 11 heures 11 (vous vous souvenez ? voir article : Décalage horaire). Il fait une trêve pour les fêtes et reprend dès le 1er janvier pour s’achever le mercredi des Cendres (26 février cette année). Car à Mainz, un des fiefs de la fête, le carnaval s’appelle Fastnacht (de Fast : le jeûne, le Carême, et Nacht : la nuit). Ne PAS confondre avec Karneval, ça n’a RIEN à VOIR. Karneval c’est à Köln (Cologne), où le cri de ralliement n’y est pas Helau ! mais Alaaf !. Düsseldorf aussi est prise de folie en février. Chaque ville a ses chants spécifiques que tout le monde entonne. Le carnaval des villes rhénanes est une institution.

Comme ils le disent eux-mêmes, les Mayençais ont les confettis dans le sang. Dans les rues on peut croiser des sculptures de carnaval : le tricorne traditionnel sur un réverbère, un ours déguisé, un arlequin qui danse. L’imposante fontaine des fous, habillée de dizaines de petits personnages déguisés, préside sur la Schillerplatz à l’endroit même où est déclarée ouverte la période de Fastnacht, la cinquième saison.

Fastnachtsbrunnen, la fontaine des fous sur la Schillerplatz

Dès janvier, les Sitzungen commencent. Ce sont des spectacles extrêmement colorés organisés par les clubs de carnaval. Ils tiennent du cabaret et du café-théâtre où politique et rivalités de clochers ont la part belle, avec un fort ancrage local et souvent en dialecte. Un maître de cérémonie, des majorettes en goguette et une fanfare se chargent de l’ambiance. Le Moulin rouge rencontre la Fête de la bière dans un cirque. En patois rhénan. Autant dire que c’est difficile pour un étranger d’apprécier l’ambiance de ces soirées (surtout si on ne boit pas d’alcool). Et les places s’arrachent dès leur mise en vente, le 11.11.

Les clubs de carnaval décorent les chars, organisent les défilés. Pour financer la fête ils organisent des événements toute l’année, donnent des cours, tiennent une buvette à l’une ou l’autre fête, des fraises ou du vin. Leurs membres paradent souvent en costumes authentiques (pas des déguisements) faits main qui peuvent aller chercher des sommes folles. Des parodies d’uniformes militaires des temps napoléoniens. Dès septembre, ils organisent les sélections pour les Sitzungen.

Ces séances investissent tous les lieux d’une certaine capacité. Les grandes salles bien sûr : Palais des Princes Electeurs ou Rheingoldhalle (salle des spectacles) sur les quais du Rhin, mais aussi gymnases, réfectoires. Partout, plusieurs fois par jour. Un peu, à une autre échelle, comme le festival au mois de juillet envahit Avignon.

La cantine du collège a accueilli une soirée. La halle des sports de ma plus jeune est transformée en salle de spectacle depuis début janvier, avec scène, coulisses et décorations sur tous les murs. Les minettes en justaucorps ou legging font de la poutre sous un filet suspendu plein de ballons bleus, blancs, rouges et jaunes. Des organisateurs affairés entrent et sortent du gymnase pendant le cours pour s’assurer que l’ensemble fonctionne. Ils ont un air important et pénétré. Tout est prêt avec plusieurs semaines d’avance. Bien sûr une ou deux séances de gym vont sauter. On ne rigole pas avec les Sitzungen.

Les enfants sont (heureusement) très associés à la fête. Mainz organise le Jugendmaskenzug (défilé des enfants) auxquels participent les écoles et clubs de jeunes. Le plus grand du genre en Europe si on en croit l’office de tourisme. Départ à 14h11 (natürlich) le samedi 8 février dans la vieille ville. Pour ceux qui n’ont pas oublié de rendre leur formulaire au collège et se sont inscrits à temps (suivez mon regard – en même temps c’était avant Noël, et ma fille avait alors d’autres priorités entre autres culinaires ; voir article Gâteaux à gogo).  Donc notre grande aurait pu participer à des séances bricolage pour fabriquer son costume et défiler avec son collège. Notre benjamine peut encore choisir. A son dernier cours de gym, on lui a remis un petit formulaire pour préparer le défilé du coin. Venir avec des ciseaux et du scotch double-face pour créer le plus beaux des déguisements.

Le corso de Mombach (auquel se joint la gym) défile le Mardi Gras. Il clôt les festivités. Car chaque quartier de Mainz a son corso, un jour bien particulier. Gonsenheim ouvre le bal le samedi, suivent Finthen et Bretzenheim le dimanche. Le Lundi des roses (Rosenmontag), la parade des centaines de chars, grosses têtes et groupes folkloriques, point d’orgue de Fastnacht, défile pendant des heures (des heures !) dans le centre-ville de Mainz. Les participants, les Narren (les fous) s’interpellent à coup de Helau ! Helau ! Helau ! et se précipitent pour attraper les bonbons envoyés.

Seul Mardi gras est officiellement férié, mais carnaval commence le jeudi précédent avec le Weiberfastnacht, carnaval des femmes où elles ont le droit de couper les cravates des messieurs … A vos ciseaux mesdames ! La période intensive de déguisements et festivités déborde sur presque deux semaines. Fastnacht, la plus grosse fête dans la vallée du Rhin, est, comme Noël, fêté un peu partout : à l’école, dans tous les clubs de sport, de musique.

Nos amis mayençais ont ressorti leurs caisses de déguisements et perruques de toutes les couleurs, de toutes les tailles (et de tous les goûts) accumulés au fil des années. L’an dernier, nous n’avions rien à la taille des filles. Après réflexion concertée et sondage des copines, elles avaient jeté leur dévolu sur l’Egypte.

J’étais allée, novice, arpenter les allées du principal magasin de carnaval du centre de Mainz. TARATATA, TSOIN-TSOIN, TRIIIIIIT, ZIM BOUMBOUM, POUEEEETTT ! A peine entrée, les couleurs criardes et la musique de foire tapageuse m’avaient tétanisée. Comment trouver Cléopâtre parmi les centaines de déguisements présentés serré-serré sur ce qui semble des kilomètres de tringles sur deux niveaux et sur deux étages ?

Intimidée et un peu dégoutée par la caresse froide et froissée du plastique des emballages et les tissus en vrai synthétique qui me hérissent les cheveux, j’avais plongé les bras entre des tenues de pompiers, d’extra-terrestres et de lions…. Les flonflons m’arrachaient les oreilles. J’aurais eu besoin de passer en noir en blanc et en mode silencieux. Ne fallait pas que ça dure trop longtemps cette spéléologie dissonante, sous peine de repartir avec la migraine…

Cette année mes filles n’ont pas encore choisi leur déguisement phare. Ça ne saurait tarder : j’ai découvert par hasard sur la tablette des recherches d’idées secrètes. Je sens que bientôt je repartirai en croisade au temple de Mardi Gras.

A suivre très bientôt…

Un p’tit avant-goût de Fastnacht à la maison ? Il suffit de cliquer sur l’image des confettis (Konfettitaste) sur cette page . Pas besoin de sortir le balai. HELAU! (hé-la-ou !)

Bruxelles alors !

Week end à Bruxelles avec une amie allemande et tâtonnements culturels avec les Belges rencontrés.

Ce matin je pense en allemand. Et quand je parle, les mots ne me viennent pas non plus en français ou en anglais. C’est compréhensible. Ce week-end j’étais à Bruxelles. Avec mon amie d’enfance allemande. Ça faisait plusieurs années qu’on ne s’était pas évadées rien que toutes les deux. La dernière fois c’était un été à Bâle voilà trop longtemps. Nous avions plein de choses à nous raconter. Donc globalement pendant 48 heures, nous avons passé notre temps éveillé à parler.

Une bulle d’amitié, de rire et de découverte, de balade et d’art. Avec des moules et puis des frites. Finalement à part le mal au dos, les (quelques, oups) cheveux gris, les kilos de plus (où ça ?), de nouvelles cibles pour nos angoisses, nous n’avons presque pas changé depuis nos 14 ans.  En tout cas on fait comme si, et on s’entend toujours aussi bien.

Donc vendredi départ de Mainz pour Bruxelles avec retrouvailles à mi-chemin à Köln dans le train. Hôtel convivial entre les églises Sainte-Catherine et du Béguinage. Chambre bruyante au rez-de-chaussée. Tant pis. On s’habituera. Le monsieur de l’accueil, passionné de voile, est sympa comme tout. Balades de Grand place en Musée des Beaux-arts, de Magritte à Tintin. Oh regarde une boutique de fringues fran-çai-ses, en solde en plus. Faire des courses avec le regard d’une amie m’ouvre des possibilités que je ne m’autorise pas seule. Et hop, pas un mais deux pulls ! Et là bientôt un Wagamama comme à Londres.  Regarde la marchande du stand d’antiquités aux Sablons elle a une dégaine extra avec son bonnet turquoise, son regard charbonneux et ses lèvres fuchsia, au-dessus d’une pelisse en fourrure d’ours (sans doute provenant de Sibérie via l’étalage voisin qui en a plein le portant). On a envie d’aller discuter avec elle. Zut elle est occupée. Et un café-fleuriste pour boire un thé vert au milieu de plantes. Tu crois qu’ils ont des gaufres ?

Outre les Bruegel et les Rubens (et le chocolat), le plus intéressant et le plus intrigant de notre évasion c’étaient nos interactions avec les Belges. Bien sûr à Bruxelles, les gens parlent français, à quelques nonantes ou septantes près. Et comme c’est une ville bilingue, les plaques de rue et autres pancartes ou menus s’affichent en français et en flamand. Qui de loin ressemble à l’allemand. Et puis ce n’était pas, ni pour l’une ni pour l’autre, notre première visite à la capitale belge. Donc nous étions toutes les deux en territoire sinon familier, du moins connu.

Peut-être est-ce un hasard, peut-être une coïncidence, mais les échanges que nous avons eus avec les gens locaux nous ont laissés perplexes. Toutes les deux. Alors soit je me suis plus germanisée que prévu (et parfois, je me demande quand je m’entends dire : ‘’Pouah c’est plutôt sale comme ville !’’, que je me regarde prêter de l’argent liquide à ma copine allemande qui n’a que sa carte, ou quand devant le premier tableau du musée des beaux-arts je m’exclame ‘’Oh les couleurs de Fastnacht* !’’). Soit c’est un rappel que la communication passe par bien autre chose que des mots. Ou les deux.

Mais les conversations surprenantes que nous avons eues en français m’auraient moins déroutées si ç’avait été dans une langue que je ne maitrise pas. (Cela dit, mon amie allemande était aussi surprise, peut-être car elle aussi partait du postulat qu’avec son interprète perso elle aurait des échanges fluides avec l’habitant). Même avec un vocabulaire commun, le serveur belge et la touriste française ne pensent pas de la même façon. Ils ne se comprennent pas forcément. La culture et les habitudes sociales parlent plus fort que la langue.

Samedi soir au restaurant asiatique. Elle s’approche de notre table. Elle porte des cheveux courts et un T-shirt noir, uniforme de l’établissement. Des baskets à la mode. Belle jeune femme à la peau marron, comme disent mes filles, avec stylo dans une main et bloc de commande dans l’autre. Les codes du repas au restau semblent les mêmes que ceux auxquels nous sommes habituées. Tout va bien. On a faim. Elle nous demande ce que nous souhaitons. « Un ramen s’il vous plait, avec en plus… (et je lâche son regard pour lire dans la liste intitulée extra toppings) : du porc, du wakame, du bambou fermenté ».

Silence.

Elle me montre la photo sur la carte d’un ramen bien garni : ‘’Mais y’a déjà beaucoup de choses dedans’’. Perplexe la cliente. Les restaurateurs belges auraient-ils à cœur de me préserver de ma gourmandise et de limiter mes dépenses (souviens-toi, Estelle DEUX pulls !) ? Je tente une nouvelle question : « Oui mais y a-t-il du porc dans le ramen (intitulé sur la carte : ramen végétarien) ? » Offusquée la serveuse : « Du porc ? Dans le ramen végétarien ? Oh non. » (Elle comprend rien la cliente ou quoi ?). Bon on progresse. « Alors est-ce possible de rajouter du porc, du wakamé et du bambou dans un ramen ? » Oui ? Ah bon. Tant mieux. Merci. On en voudrait bien un autre s’il vous plait. Le même mais sans wakamé.

Les deux bols reçus sont identiques. Nous rions. Nous renonçons à rappeler notre commande au jeune homme qui nous les apporte. Pas question de se retrouver privées de glace au thé vert.  

C’était la fin de la journée et nous avions déjà été confrontés aux malentendus et quiproquos. Nous venions de nous faire refuser dans un restaurant de poche au coin de la rue. Je pensais y avoir réservé une table puisque je leur avais laissé un message téléphonique. Mais non puisqu’ils ne fonctionnent pas avec les messages, de toutes façons ils ne l’ont pas eu et ils sont complets depuis le roi Hérode, et tout le monde comprend que si on n’a pas été rappelé c’est qu’aucune table n’a été réservée et en plus ça fait au moins douze générations qu’ils font comme ça.

Tout le monde sauf moi apparemment. Pour être tout à fait honnête j’avais ressenti une légère incertitude en raccrochant. J’ai essayé de leur donner des conseils (gratos), du feed-back comme on dit : expliquez votre fonctionnement sur votre répondeur, tout le monde n’est pas un client fidèle depuis votre ouverture et n’habite pas à Bruxelles depuis sa première frite.

Mais ce qui nous a surtout surpris c’est cette attitude fermée dans une ville doublement capitale, belge et européenne, qui brasse toutes les nationalités dans tous les coins.

Encore plus tôt, en fin d’après-midi, échanges également surprenants avec le serveur du café de la Galerie Saint-Hubert. Comme l’écrit mon écrivain fétiche Bill Bryson, c’est une loi fondamentale et internationale : on ne peut pas forcer un serveur à nous voir avant qu’il l’ait décidé**. Cependant, après avoir essayé en vain de croiser son regard ou son éponge pendant un quart d’heure, quand je l’ai relancé pour notre capuccino et notre jus de pomme chaud (délicieux), j’ai entendu : « Ah bon, on ne vous l’a pas apporté ? »

On ? (comme disait ma tante institutrice : pronom imbécile mis pour celui qui l’emploie). Il n’y avait qu’un seul serveur à l’étage et c’était lui.

Pourtant nous avions été vaccinés à Berlin. Nous avions même quitté assoiffés le café d’un musée. « Mademoiselle, bonjour, est-ce possible de commander à boire ?» Réponse du menton pointé vers l’autre bout de la longue salle, sous une bouche sans sourire : « C’est pas moi c’est elle ». Ah bon. Mais elle n’a pas daigné répondre à nos signes et se rapprocher. On nous avait prévenus : ‘’Vous allez à Berlin ? C’est spécial là-bas. Si un Berlinois ne te tue pas c’est qu’il t’aime bien’’. Les Berlinois sont réputés pour être peu avenants, comme le rappelle l’expression : die berliner Schnauze (la tronche de Berlin). Pourtant à part cet épisode isolé, nos échanges sur place se sont très bien passés. Nous sommes rentrés vivants.

A Bruxelles toujours, dans l’après-midi au musée, la dame de l’accueil préposée à la gestion de la foule, a essayé de nous faire circuler sous le détecteur de métaux alors qu’on n’avait pas décidé où aller. Vous entrez oui ? Euh non on ne sait pas si on veut faire la queue. Le groupe ? Non c’est pas nous. Elle est longue la queue ? Non on ne sait pas ce qu’ils font. Notre échange tenait du surréalisme (fort à propos dans les couloirs du musée Magritte). Le décalage culturel se faisait sentir. Sensation déroutante et inattendue. On comprend sans comprendre. On a du mal à s’expliquer. En français.

Chez le pâtissier du marché en revanche pas de problème. « Des éclairs au chocolat s’il vous plait ! » Aurait-il compris si on avait demandé des beignets ? Je vois sur un petit écriteau qu’en Belgique ils s’appellent des boules de Berlin. Comme en Allemagne où l’on dit Berliner (Berlinois) – sauf à Berlin, nous y revoilà, où l’on dit Pfannekuchen (ce qui ailleurs désigne un type de crêpe).

Nous sommes reparties dimanche matin le sourire aux lèvres, du chocolat plein la valise. Avec un peu mal aux pieds et de nouvelles interrogations sur la possibilité de rencontre vraie entre êtres humains, dès que le langage s’emmêle, pardon, s’en mêle.

Et sur ce je vous dis à bientôt, car ces gourmandises m’ont ouvert l’appétit ! Je suis sûre que vous avez envie d’un petit beignet, non ?

* Fastnacht : carnaval de Mainz. Bientôt un article sur le sujet. La date approche ! Les couleurs : bleu, rouge et jaune.

** “I once joked in a book that there are three things you can’t do in life. You can’t beat the phone company, you can’t make a waiter see you until he’s ready to see you and you can’t go home again.” Bill Bryson in Notes from a Big Country (and probably another book).

Bleu Chagall

Ce matin, l’hiver a pris ses quartiers de printemps. Alors je profite d’être descendue en ville pour m’offrir une promenade sur la colline. Ça monte le long de la Gaustrasse. Le centre-ville de Mainz niché au bord du Rhin est plutôt plat. Mais il est entouré de quartiers légèrement vallonnés et là je me rends à son (modeste) point culminant, la colline sur laquelle a été construite voilà 1000 ans, l’église Sankt-Stephan (Saint-Etienne).

Le tram sinue au milieu de la rue. Nous sommes un matin de semaine. Le quartier s’éveille doucement. Peu de voitures. Encore moins de piétons. Il y a encore quelques années, ce coin n’était parait-il guère avenant et peu couru. Aujourd’hui la rue est bordée de commerces attrayants. A droite, la vitrine d’une petite librairie donne envie de pousser la porte. Je m‘arrête quelques instants pour regarder les titres. Une boutique pour enfants d’articles (utiles et colorés) faits main, des restaus de différents coins du monde (Japon, Ethiopie…), des coiffeurs (voir article : Au cheveu près), des cafés branchés, un magasin de déco trendy qui propose quelques plantes sur le trottoir. J’hésite à entrer. Non, un autre jour. Mon souffle s’accélère légèrement. Je m’enfonce à gauche dans une petite rue. Elle débouche au pied d’un mur en pierres sombres, en contrebas d’une place triangulaire plantée de vieux tilleuls.

La rue monte et longe le mur qui s’abaisse dans un jeu de ciseaux. Quelques larges marches (un pas d’âne ?) emmènent sur la placette. L’entrée de l’église est juste là. Elle s’ouvre dans un mur latéral, entre les troncs tout en branches noires. De la route elle semble presque timide, par rapport à la taille du bâtiment. En s’approchant, elle se fait métallique, cuivrée et prend de l’assurance. Elle devient imposante et force à lever la tête. A sa droite, les horaires des visites autorisées canalisent les curieux. Ils se pressent souvent dans le coin : cette église, pourtant quelque peu excentrée est un point clef du parcours touristique de Mainz. Elle abrite en effet des vitraux de Marc Chagall.

A la demande du curé de la cathédrale de Mainz, l’artiste, âgé alors de plus de 90 ans a réalisé lui-même huit vitraux à la fin des années 1970. Un symbole de l’amitié franco-allemande, de l’attachement judéo-chrétien et de l’entente entre les peuples.

Je pousse le battant droit de la porte. Il résiste, je dois me pencher un peu pour utiliser mon poids. La poignée en métal, en forme de poisson, luit d’avoir accueilli tant de mains. Je franchis le seuil. La porte se referme lourdement.

D’un coup je me retrouve au fond de l’océan. Les longs vitraux bleus inondent d’une lumière sous-marine la pénombre de l’église. Le soleil outremer joue sur les piliers sombres et les murs blancs, dans un kaléidoscope de reflets mouvants. L’oeil est attiré par les couleurs intenses des vitraux dans le chœur. Elles chantent l’espoir, la joie de vivre, la gaieté. Des personnages en mouvement flottent dans un ciel lapis lazuli, et content des histoires de la Bible : le paradis, la Création… Le regard espiègle de Marc Chagall séduit, sa poésie pétille.

Les vitraux latéraux abstraits, sobres, évoquent des forêts d’algues sous-marines. Créés par un maître verrier ami de Chagall, Charles Marq, ils complètent et mettent en valeur les œuvres du chœur. Leur camaïeu de bleus vaporeux guide mes pas vers les vitraux centraux. Le nez en l’air, la bouche et les yeux grands ouverts, je marche au fond de la mer et regarde onduler les laminaires laiteuses. Le grand bleu sans se mouiller.

Je m’assieds un instant et hume le calme solennel. Il irradie, visible, palpable. Une lame de plancher craque sous un pas. Le son résonne fort, longtemps et emplit tout le volume de l’église. Il amplifie l’impression d’habiter un instant un monde autre.

Je m’approche d’une table où sont proposées des cartes postales, des dépliants. Tout y bleu, bleu Chagall. Voilà plusieurs fois que j’entre ici, sans avoir jamais pris le temps de me documenter. J’achète un petit guide (en français) pour répondre à mes questions. Le monsieur qui me le glisse dans une pochette en papier me demande si j’ai vu le cloitre. Euh non, pas aujourd’hui. Et je ne me souviens pas de son accès.  Là en face : poussez les portes, et la lumière sera.

Je m’exécute. Je passe une porte de verre, puis celle en bois, très lourde elle aussi. Et je suis éblouie. Le soleil de janvier est tout entier concentré dans ce jardin de poche, au milieu d’un cloitre. Un puits antique, de l’herbe, quelques rosiers nus. Je lis dans mon guide qu’il s’agit du ‘’plus beau cloitre de la Rhénanie-Palatinat, joyau par excellence du gothique tardif à Mayence’’ (j’ai bien fait de l’acheter en français). Je longe lentement le carré de l’allée couverte, toute en voûtes et croisées d’ogives ocres et blanches. Les plafonds sont émaillés d’armoiries et de symboles dorés et colorés. Là encore la lumière tient le rôle principal au milieu de ce décor de pierres. Les ombres des piliers, des porches sculptés jouent à cache-cache, répondent aux ouvertures où la lumière méridionale entre à flots.

J’ai l’impression d’avoir découvert un refuge, petit concentré replié de paix et de beauté. Comme le jardin du musée des Beaux-Arts à Lyon où j’allais parfois manger un sandwich sur un banc en regardant les oiseaux picorer.

Je quitte le cloitre à regret. A peine la double porte passée, le contraste me saisit à nouveau entre la lumière solaire extérieure et la pénombre liquide mystérieuse, les rayons outremer de l’intérieur du vaisseau de pierre.

Je m’assoie un petit moment sur un banc pour boire la beauté de la lumière de Monsieur Chagall. Je repense à ce film documentaire sur sa vie vu dans le musée de Nice. La Côte qui n’avait d’azur que le nom dégoulinait de toutes parts. C’était la mousson de printemps. Nous avions échoué en ville pour une parenthèse-plaisir d’art. Assis dans un amphithéâtre, nous avions découvert Marc Chagall en noir et blanc comme nous ne l’avions encore jamais vu : vivant. Avec son regard espiègle, son rire, son intelligence malicieuse.

C’est le moment de retrouver mon quotidien. A droite de la porte en sortant, un coquillage : les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle peuvent ici recevoir un tampon dans leur carnet. Je fais encore quelques pas sur la petite place Sankt Stephan, et jette un coup d’œil plongeant sur les premiers toits de la vieille vielle (Altstadt).

Monsieur Chagall a capturé la lumière du ciel. Prévoir de se ménager un sas avant de redescendre sur terre.